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Cour fédérale

 

Federal Court

Date : 20091117


Dossier : IMM‑2116‑09

Référence : 2009 CF 1167

[TRADUCTION FRANÇAISE]

 

ENTRE :

LEMLEM YIREFU BEGASHAW

demanderesse

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

 ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

 

LA JUGE HENEGHAN

Introduction

  • [1] Mme Lemlem Yirefu Begashaw (la « demanderesse ») demande le contrôle judiciaire de la décision du 23 mars 2009 par laquelle l’agente d’examen des risques avant renvoi, Mme Campbell (« l’agente »), a rejeté la demande de la demanderesse d'être déclarée personne à protéger, en vertu de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la « Loi »).

 

Faits

  • [2] La demanderesse, une ressortissante éthiopienne, est arrivée au Canada en 2004, suite à une période de résidence aux États-Unis d'Amérique.En 1995, elle avait été admise aux États-Unis en vertu du programme de visa loterie pour la diversité, et on lui a délivré une « carte verte ».Elle est retournée en Éthiopie en 1998 parce qu’elle était malade et avait le mal du pays.Pendant son séjour en Éthiopie, on a diagnostiqué chez la demanderesse un trouble dépressif.

 

  • [3] La demanderesse est retournée aux États-Unis en octobre 2000. En février 2002, elle a perdu son statut aux États-Unis, mais elle y a demeuré jusqu'à son entrée au Canada en janvier 2004. Elle a immédiatement demandé l'asile.

 

  • [4] L’audience de la demande de la demanderesse a été tenue le 20 octobre 2004. Sa demande a été rejetée dans une décision datée du 27 octobre 2004, au motif que la Commission ne croyait pas que les membres de la famille de la demanderesse étaient membres de l’Organisation de tous les peuples de l’Amhara (« AAPO ») en Éthiopie ni que les membres de sa famille étaient poursuivis en raison de leurs activités politiques.La Commission a également conclu que le retour de la demanderesse en Éthiopie en 1998 et le fait d’avoir reçu des visas de sortie à deux reprises du gouvernement éthiopien montrent qu'elle n’a pas de crainte subjective de retourner en Éthiopie.La demanderesse a demandé l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Commission, mais l'autorisation a été rejetée le 11 janvier 2005.

 

  • [5] Lorsqu’elle a déposé sa demande d’examen des risques avant renvoi, la demanderesse a de nouveau allégué que des membres de sa famille étaient politiquement actifs avec l’AAPO, que sa mère et son frère étaient détenus en prison, et qu’un autre frère était mort en raison de la persécution pour des motifs politiques.Elle a également allégué qu’elle-même avait été persécutée pour avoir prétendument offert un soutien financier à l’AAPO.

 

  • [6] La demanderesse a également présenté des éléments de preuve concernant sa santé, en particulier sa santé mentale au moment où elle a comparu devant la Commission pour que sa demande d’asile soit entendue.Les éléments de preuve médicaux comprenaient un rapport du Dr Lo, un psychiatre qui a évalué la demanderesse en 2006, une lettre du DrChisvin, un psychiatre qui a commencé à traiter la demanderesse en octobre 2004; et une déclaration de Mme Khadija Abdi, une travailleuse sociale spécialisée en santé mentale dans un centre communautaire à Toronto.L’idée de ces éléments de preuve médicaux était que la demanderesse souffrait de troubles mentaux au moment de l’audition de sa demande d’asile et qu’elle avait par la suite retrouvé des souvenirs d’emprisonnement et de viol lorsqu’elle était détenue en Éthiopie, faits qui n’étaient pas présentés lors de l'audition de sa demande d'asile ni dans son formulaire de renseignements personnels (« FRP »).

 

  • [7] Les observations écrites, qui ont été déposées par l'avocat de la demanderesse à l’appui de la demande d’ERAR, qualifiaient les rapports médicaux et la déclaration de Mme Abdi de [traduction] « nouveaux éléments de preuve », qui [traduction] « vraisemblablement » appuieraient les souvenirs retrouvés tardivement d'avoir été détenue et agressée sexuellement en Éthiopie.

 

  • [8] L’agente d’ERAR a décidé que la demanderesse ne serait pas exposée à un risque de persécution pour ses activités politiques si elle devait retourner en Éthiopie.L’agente a également conclu que la demanderesse n’avait pas présenté de preuve objective pour montrer qu’elle avait le profil d’une personne à risque en Éthiopie.

 

  • [9] En outre, l’agente a accordé peu de poids aux éléments de preuve concernant la santé mentale de la demanderesse, soulignant que la demanderesse était elle-même la source des renseignements sur lesquels les psychiatres et la travailleuse en santé mentale avaient fondé leurs opinions.

  • [10] La demanderesse soulève plusieurs questions en litige dans sa demande de contrôle judiciaire, et elle le fait comme suit :

  1. L’agente a-t-elle commis une erreur en omettant de tenir une audience orale?

  2. L’agente a-t-elle commis une erreur dans son traitement des éléments de preuve médicaux?

  3. L’agente a-t-elle commis une erreur dans son examen de l’exception en vertu du paragraphe 108(4) de la Loi?

 

Analyse et décision

  • [11] La première question qui doit être abordée est la norme de contrôle applicable, en tenant compte de la décision de la Cour suprême dans Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick [2008] 1 R.C.S. 190. Les questions de droit et d’équité procédurale sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte et les questions de fait, les questions mixtes de fait et de droit, et celles de l’exercice du pouvoir discrétionnaire sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable.

 

  • [12] La demanderesse soutient que l’agente a tiré des conclusions sur la crédibilité en rejetant la demande d’ERAR.S’appuyant sur le paragraphe 113(b) de la Loi et l’article 167 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le « Règlement »), elle soutient qu’elle avait le droit à une audience orale lorsque sa crédibilité était en question.

 

  • [13] Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le « défendeur ») adopte la thèse selon laquelle la demanderesse n’avait pas le droit à une audience orale étant donné que l’agente a fondé sa décision sur l’insuffisance des éléments de preuve, et non sur la crédibilité de la demanderesse.

 

  • [14] Le paragraphe 113(b) de la Loi et l’article 167 du Règlement précisent ce qui suit :

113. Il est disposé de la demande comme il suit:

 

 

 

 

b) une audience peut être tenue si le ministre l’estime requis compte tenu des facteurs réglementaires;

 

113. Consideration of an application for protection shall be as follows:

 

 

 (b) a hearing may be held if the Minister, on the basis of prescribed factors, is of the opinion that a hearing is required;

 

 

167. Pour l’application de l’alinéa 113b) de la Loi, les facteurs ci-après servent à décider si la tenue d’une audience est requise :

a) l’existence d’éléments de preuve relatifs aux éléments mentionnés aux articles 96 et 97 de la Loi qui soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur;

b) l’importance de ces éléments de preuve pour la prise de la décision relative à la demande de protection;

c) la question de savoir si ces éléments de preuve, à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que soit accordée la protection.

167. For the purpose of determining whether a hearing is required under paragraph 113(b) of the Act, the factors are the following:

(a) whether there is evidence that raises a serious issue of the applicant's credibility and is related to the factors set out in sections 96 and 97 of the Act;

(b) whether the evidence is central to the decision with respect to the application for protection; and

(c) whether the evidence, if accepted, would justify allowing the application for protection.

  • [15] Le libellé du paragraphe 113(b) indique clairement, à mon avis, que la disponibilité d’une audience orale dans le contexte de l’ERAR relève uniquement du pouvoir discrétionnaire du défendeur, compte tenu des « facteurs réglementaires » qui sont énoncés à l’article 167 du Règlement. Le fait que ces facteurs réglementaires existent dans une affaire donnée ne mène pas inévitablement à la conclusion qu’une audience orale doit être tenue.À cet égard, je m’éloigne avec respect de l’approche adoptée dans la décision dans Tekie c. canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 50 Imm.L.R. (3d) 306 (C.F.).

 

  • [16] Je suis consciente que le principe de la courtoisie judiciaire doit être pris en considération lorsqu’un juge de la Cour prétend s’éloigner d’une décision antérieure de la Cour. À cet égard, je renvoie à la décision dans Almrei c. Canada (Citoyenneté et Immigration) (2007), 316 F.T.R. 49, aux paragraphes61 et 62, où le juge Lemieux a affirmé ce qui suit concernant la courtoisie judiciaire :

(3) Le principe de courtoisie judiciaire

 

61  Le principe de courtoisie judiciaire est bien reconnu par la magistrature canadienne. Appliqué dans des décisions rendues par les juges de la Cour fédérale, ce principe signifie qu’une décision essentiellement semblable qui est rendue par un juge de notre Cour devrait être adoptée dans l’intérêt de favoriser la certitude du droit. Je cite les causes suivantes :

 

 Haghighi c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), [2006] F.C.J. no 470, 2006 CF 372;

 

- Benitez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) [2006] F.C.J. no 631, 2006 CF 461;

 

Pfizer Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), [2007] F.C.J. no 596, 2007 CF 446;

 

Aventis Pharma Inc. c. Apotex Inc.,[2005] F.C.J. no 1559 2005 CF 1283;

 

Singh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] A.C.F. no 1008;

 

Ahani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] A.C.F. no 1005;

 

Eli Lilly & Co. c. Novopharm Ltd. (1996), 67 C.P.R. (3d) 377;

 

Bell c. Cessna Aircraft Co., [1983] 149 D.L.R. (3d) 509 (C.A. C.-B.)

 

- Glaxco Group Ltd. et autre c. Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social et al. 64 C.P.R. (3d) 65;

 

-Steamship Lines Ltd. c. M.R.N., [1966] R. C. de l’É. 972.

 

62  Il y a plusieurs exceptions au principe de courtoisie judiciaire qui est exposé ci-dessus; ce sont les suivants :

 

Les cas où l’ensemble de faits ou les éléments de preuve ne sont pas les mêmes pour les deux causes;

2.  Les cas où la question à trancher est différente;

3.  Les cas où la décision antérieure n’a pas examiné la loi ou la jurisprudence qui auraient donné lieu à un résultat différent, c’est-à-dire lorsque la décision était manifestement erronée;

4. Les cas où la décision suivie créerait une injustice.

 

 

  • [17] À mon avis, la troisième exception relevée par la Cour dans Almrei, s'applique ici.

 

  • [18] Dans Tekie, le juge Phelan s'est concentré sur le libellé de l'article 167 du Règlement et non sur le libellé du paragraphe 113(b) de la Loi en concluant qu’une audience orale était nécessaire. Il semble également que, dans Almrei, une audience orale avait été demandée.Ce n’est pas le cas en l’espèce.

 

  • [19] Le libellé du paragraphe 113(b), avec les termes « peut » et « estime » me laisse entendre que la disponibilité d’une audience sera toujours une question de pouvoir discrétionnaire, pas une question de droit. La demanderesse n’était pas privée d’un droit, et elle n’a pas non plus été victime d’un manquement à l’équité procédurale lorsqu'elle n’a pas eu une audience orale devant l’agente.Je souligne que l'avocat qui a déposé les observations dans le cadre de l’ERAR n’avait pas demandé une audience orale.

 

  • [20] Toutefois, la manière dont l’agente a prétendu rejeter la demande de la demanderesse au motif de l’insuffisance des éléments de preuve pose problème. Je souscris à l’observation de la demanderesse que l’agente a en fait pris sa décision se fondant sur des motifs de crédibilité, mais n'a pas divulgué ni déterminé ces motifs.Bref, l’agente n'a pas cru les éléments de preuve présentés par la demanderesse, mais elle n'a pas exprimé son incrédulité.L’agente a prétendu rejeter la demande d’ERAR pour un motif, l’insuffisance des éléments de preuve, mais en réalité, elle a rejeté la demande en raison de préoccupations à l’égard de la crédibilité.

 

  • [21] Assurément, cela n’est pas approprié, et à mon avis, constitue un manquement à l’obligation de fournir des motifs adéquats pour la décision. « Motifs adéquats » signifie les « véritables » motifs d’une décision.À cet égard, je renvoie à la décision dans Hilo c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 15 Imm.L.R. (2d) 199 (C.A.F.), dans laquelle la Cour d’appel fédérale a affirmé que les conclusions sur la crédibilité doivent être énoncées « de façon claire et explicite ».Le problème en l‘espèce est que l’agente a en fait dissimulé ses préoccupations quant à la crédibilité en termes d'insuffisance d'éléments de preuve.Ce qui n’est pas conforme aux exigences juridiques.

 

  • [22] En outre, l’agente n’a pas tenu compte des éléments de preuve médicaux qui avaient été présentés, leur accordant peu de poids parce que la source des antécédents médicaux de la demanderesse était la demanderesse elle-même.

 

  • [23] À mon avis, cette conclusion était déraisonnable de la part de l’agent. Les deux psychiatres se sont penchés sur la question de la santé mentale de la demanderesse.Il était tout à fait raisonnable et approprié qu’ils s'appuient sur le contexte factuel fourni par la demanderesse, dans la mesure où ces antécédents fournissaient un cadre pour que les médecins donnent leur avis concernant l’existence de troubles de la santé mentale et leurs avis concernant les soins appropriés.

 

  • [24] L’agente a commis une erreur dans son traitement des éléments de preuve médicaux.

 

  • [25] Il n’est pas nécessaire de me pencher sur les arguments de la demanderesse concernant le paragraphe 108(4) de la Loi.

 

  • [26] La demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de l’agente d’ERAR est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.

 

  • [27] L’avocat peut présenter une question proposée aux fins de certification d’ici lundi 23 novembre 2009. L’ordonnance sera rendue ensuite.

 

 

« E. Heneghan »

Juge


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

DOSSIER :   IMM‑2116‑09

 

INTITULÉ :  LEMLEM YIREFU BEGASHAW c.

  LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :  Toronto (Ontario)

 

DATE DE L'AUDIENCE :  12 novembre 2009

 

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :  LA JUGE HENEGHAN

 

DATE DES MOTIFS :  17 novembre 2009

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Eugenia Cappellaro Zavaleta

 

POUR LA DEMANDERESSE

Me Judy Michaely

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Jackman and Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

John H. Sims, C.R.

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

 

 

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