Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

Date : 20091123

Dossier : T-1191-08

Référence : 2009 CF 1202

Toronto (Ontario), le 23 novembre 2009

EN PRÉSENCE DE Me KEVIN R. AALTO, PROTONOTAIRE

 

ENTRE :

FRANK CHAUVIN O.C.

demandeur

 

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

et LE CONSEIL CONSULTATIF DE L’ORDRE DU CANADA

défendeurs

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

I.          Introduction

 

[1]               Une nomination à l’Ordre du Canada par le gouverneur général compte parmi les distinctions civiles les plus prestigieuses au Canada. Elle est conférée aux Canadiens qui sont des exemples pour leurs contemporains et qui ont rendu des services insignes à une collectivité, un groupe ou un domaine d’activité.

 

[2]               Le demandeur, M. Frank Chauvin (M. Chauvin), est membre de l’Ordre du Canada. Il a été ainsi honoré pour sa contribution à la société canadienne, pour l’œuvre charitable éminente à laquelle il s’est dévoué.

 

[3]               Cependant, M. Chauvin est très ennuyé d’apprendre que le Dr Henry Morgentaler a été nommé à l’Ordre du Canada par la gouverneure générale. Le Dr Morgentaler a été nommé à l’Ordre du Canada « pour avoir donné aux femmes diverses options concernant leurs soins de santé, pour sa détermination à influencer les politiques publiques canadiennes et son rôle de chef de file au sein d’organisations humanistes et civiles ».

 

[4]               M. Chauvin sollicite le contrôle judiciaire du processus de nomination du Dr Morgentaler à l’Ordre du Canada car il ne trouve guère à propos qu’il obtienne cette distinction, vu que le Dr Morgentaler a passé sa vie à faire l’apologie de l’avortement et à le rendre accessible aux femmes. L’ordonnance qui le nomme a été revêtue de la signature et du sceau de la gouverneure générale le 10 avril 2008, et la cérémonie de remise de l’insigne au Dr Morgentaler a eu lieu le 10 octobre 2008.

 

[5]               Par la présente demande de contrôle judiciaire, M. Chauvin ne conteste pas la nomination du Dr Morgentaler en tant que telle, mais plutôt la manière selon laquelle le Conseil consultatif de l’Ordre du Canada (le Conseil consultatif) a soumis le nom du Dr Morgentaler à la gouverneure générale.

 

II.         L’historique de la procédure

 

[6]               L’avis initial de demande a été déposé par M. Chauvin le 31 juillet 2008. Par la suite, M. Chauvin a demandé l’autorisation de le modifier. Sous réserve qu’il s’agisse de changements mineurs, l’autorisation a été accordée. Dans l’avis modifié de demande, M. Chauvin prie notamment la Cour de rendre :

 

a)                un jugement déclaratoire disant que les délibérations du Conseil consultatif peuvent faire l’objet d’une procédure de contrôle judiciaire;

 

b)                un jugement déclaratoire disant que les délibérations portant sur les personnes nommées, y compris sur le Dr Henry Morgentaler, doivent être suffisamment divulguées;

 

c)                un jugement déclaratoire disant que l’avis du Conseil consultatif recommandant la nomination du Dr Henry Morgentaler à l’Ordre du Canada était inéquitable, invalide et illégal sur le plan de la procédure et qu’il devrait être annulé;

 

d)                subsidiairement, un jugement déclaratoire disant que le Conseil consultatif, dans sa recommandation, a outrepassé les critères prévus ou n’en a pas tenu compte;

 

e)                une ordonnance disant que la décision de nommer le Dr Henry Morgentaler à l’Ordre du Canada doit être renvoyée pour nouvelle décision conforme aux directives que la Cour jugera à propos.

 

[7]               En application de l’article 317 des Règles des Cours fédérales, M. Chauvin a prié la Cour d’ordonner la production du dossier de nomination du Dr Morgentaler que le Conseil consultatif avait devant lui. Le défendeur s’est opposé à la production du dossier. Cependant, avant que ce point n’ait pu être décidé, le défendeur a déposé la présente requête en radiation de la demande de contrôle judiciaire.

 

[8]               En janvier 2009, la Cour a soulevé la question préliminaire de savoir si le Dr Morgentaler devrait être ajouté comme défendeur en application de l’article 303 des Règles des Cours fédérales, à titre de personne directement touchée par l’ordonnance recherchée. Le 23 janvier 2009, après examen des conclusions écrites et orales des parties, la Cour a ordonné que la question de savoir si le Dr Morgentaler devrait être ajouté comme partie défenderesse dans la procédure soit différée jusqu’à la décision finale sur la requête en radiation.

 

[9]               Le défendeur voudrait que soit rendue une ordonnance radiant l’avis de demande de M. Chauvin. Il affirme qu’il est manifeste et évident que la demande est vouée à l’échec, pour les raisons suivantes :

 

a)                la demande revient à contester l’exercice de la prérogative en matière de distinctions honorifiques;

 

b)                le redressement sollicité est théorique;

 

c)                un autre recours est possible;

 

d)                M. Chauvin est lié par la jurisprudence;

 

e)                la prérogative royale en matière de distinctions honorifiques échappe à tout contrôle judiciaire;

 

f)                  l’attribution de distinctions honorifiques ne relève pas de la compétence des cours de justice;

 

g)                M. Chauvin n’a pas qualité pour agir.

 

[10]           Les divers moyens invoqués sont examinés en détail ci-après. Selon moi, pour les motifs qui suivent, l’avis de demande doit être radié car il est manifeste et évident que la demande est vouée à l’échec.

 

III.       Le cadre de l’Ordre du Canada

 

[11]           L’Ordre du Canada a été établi en 1967, l’année du centenaire du Canada. Les nominations à l’Ordre du Canada sont régies par la Constitution de l’Ordre du Canada (C.P. 1967-389 et ses modifications ultérieures, ci-après la Constitution). La Constitution prévoit l’établissement d’un Conseil consultatif. Le Conseil consultatif dresse une liste des candidats qui sont « les plus méritants » et présente la liste au gouverneur général. C’est le gouverneur général qui fait la nomination. Les nominations sont faites « en reconnaissance de services distingués rendus à l’égard d’une collectivité, d’un groupe ou d’un domaine d’activité en particulier ». L’article 18 de la Constitution prévoit ce qui suit :

 

18.  Les nominations à titre de membre et de membre honoraire sont faites en reconnaissance de services distingués rendus à l’égard d’une collectivité, d’un groupe ou d’un domaine d’activité en particulier.

 

Par ailleurs, tout citoyen canadien peut être nommé, comme le mentionne l’article 9 :

 

9. (1) Tout citoyen canadien peut être nommé compagnon, officier ou membre.

(2) Toute personne qui n’est pas un citoyen canadien peut être nommé compagnon, officier ou membre honoraire.

(3) Une personne n’appartient pas à l’Ordre du seul fait qu’elle est membre du Conseil.

 

[12]           La procédure de mise en candidature prévoit que toute personne ou organisation peut proposer la candidature d’un citoyen canadien en communiquant avec le secrétaire général de l’Ordre, lequel établit la liste à l’intention du Conseil consultatif. L’article 10 est ainsi formulé :

 

10. (1) Toute personne ou organisation peut soumettre au secrétaire général, pour examen par le Conseil, la candidature d’un citoyen canadien en vue de sa nomination à titre de compagnon, d’officier ou de membre, ou d’une personne qui n’est pas citoyen canadien en vue de sa nomination à titre de compagnon, d’officier ou de membre honoraire.

 

(2) Le gouverneur général peut nommer à titre de compagnons, d’officiers et de membres honoraires au plus cinq personnes par année.

 

Le Conseil consultatif

 

[13]           Le Conseil consultatif se compose de 11 personnalités éminentes, dont le juge en chef du Canada (qui est également le président du Conseil consultatif), le greffier du Conseil privé, le sous-ministre du ministère du Patrimoine canadien, le président du Conseil des arts du Canada, le président de la Société royale du Canada et le président du conseil d’administration de l’Association des universités et collèges du Canada, ainsi que cinq autre personnes nommées par le gouverneur général.

 

[14]           Le Conseil consultatif a pour mandat d’examiner les mises en candidature qui lui ont été remises, puis de dresser la liste des candidats et de la présenter au gouverneur général. L’article 8 prévoit ce qui suit :

 

8. Le Conseil :

 

a) examine les mises en candidature visées à l’alinéa 5c) que lui a remises le secrétaire général;

 

b) dresse la liste des candidats à titre de compagnons, d’officiers, de membres et de compagnons, d’officiers et de membres honoraires qui sont les plus méritants et la soumet au gouverneur général;

 

c) présente des recommandations au gouverneur général relativement aux questions que ce dernier lui a soumises.

 

[15]           Après que la liste a été soumise au gouverneur général, c’est le gouverneur général qui procède alors à la nomination au moyen d’un « acte signé par le gouverneur général et revêtu du sceau de l’Ordre » (paragraphe 20(1) de la Constitution).

 

[16]           À noter que la nomination entre en vigueur à la date d’apposition du sceau sur l’acte de nomination (paragraphe 20(2) de la Constitution).

 

Durée et révocation d’une nomination

 

[17]           Les nominations à l’Ordre du Canada sont des nominations à vie et ne sont pas héréditaires. Une personne cesse d’appartenir à l’Ordre lorsqu’elle décède ou démissionne ou lorsque le gouverneur général prend une ordonnance de révocation de sa nomination.

 

[18]           La Constitution prévoit un mécanisme détaillé de révision ou de révocation d’une nomination à l’Ordre du Canada. La révocation par ordonnance est régie par la Politique et procédure de révocation d’une nomination à l’Ordre du Canada (la Politique). Selon la Politique, une nomination est révoquée sur la recommandation du Conseil consultatif présentée au gouverneur général, à la suite d’une procédure en onze étapes. Cette procédure est fondée sur la preuve soumise au Conseil consultatif et elle est guidée par les principes d’équité. Le Conseil consultatif vérifie les faits avant de présenter sa recommandation (voir l’article 2 de la Politique).

 

[19]           La demande d’examen de la révocation d’une nomination à l’Ordre du Canada peut être présentée par toute personne au sous-secrétaire, et elle doit l’être par écrit.

 

[20]           Une nomination peut être révoquée pour une diversité de raisons. L’intéressé a été reconnu coupable d’une infraction criminelle, ou bien il a commis un grave écart de conduite, ou encore une mesure disciplinaire lui a été imposée par un organisme professionnel. L’article 3 de la Politique est ainsi formulé :

 

3. Le Conseil consultatif envisage la révocation dans l’un ou l’autre des cas suivants :

 

a)  la personne fait l’objet d’une condamnation au criminel;

 

b)  la conduite de la personne, selon le cas :

            (i)  constitue un écart de conduite grave et est considérée comme une atteinte à la réputation, à l’intégrité ou à la valeur de l’Ordre ou ternit les motifs de la nomination de la personne à l’Ordre;

 

            (ii) a fait l’objet d’une sanction officielle, telle une amende ou un blâme, par un organe d’arbitrage, une association professionnelle ou toute autre organisation.

 

[21]           C’est sur cette toile de fond de la procédure de nomination et de révocation que la requête en radiation doit être tranchée.

 

IV.       Le critère d’une requête en radiation

 

[22]           Il est bien établi en droit qu’une requête en radiation doit être rejetée à moins qu’il ne soit manifeste et évident que la procédure introduite est vouée à l’échec et qu’elle est irrégulière au point de n’avoir aucune chance d’être accueillie (voir l’arrêt La Reine c. Chiasson, 2003 CAF 155, au paragraphe 6; David Bull Laboratories (Canada) Inc. c. Pharmacia Inc., [1994] A.C.F. n° 1629). La partie requérante, en l’occurrence le procureur général, doit satisfaire à cette norme pour que la procédure soit radiée (voir la décision Amnesty International Canada c. Canada (Forces canadiennes), 2007 CF 1147, la juge Mactavish, au paragraphe 28).

 

[23]           Dans la décision Amnesty International Canada c. Canada (Forces canadiennes), la juge Mactavish a passé en revue les règles régissant les requêtes en radiation, telles que les a résumées plus tard la juge Dawson dans la décision League for Human Rights of B’nai Brith Canada c. Canada, 2008 CF 732. Au paragraphe 29, la juge Mactavish examinait les raisons pour lesquelles les conditions d’une requête en radiation sont rigoureuses. Elle s’exprimait ainsi :

 

29.  La raison pour laquelle le critère est si rigoureux, c’est qu’il est habituellement plus commode pour la Cour de se prononcer sur un argument préliminaire au moment de l’audition de la demande elle-même de contrôle judiciaire plutôt que sur requête préliminaire : voir les observations de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Addison & Leyen, au paragraphe 5.

 

 

 

[24]           Je relève que, dans la présente affaire, le défendeur a déposé la présente requête en radiation au tout début de l’instance. La présente affaire n’a pas été mise au rôle pour audition au fond, et plusieurs étapes procédurales doivent encore être franchies avant que l’on arrive à celle des contre-interrogatoires. Il faut notamment examiner la question de la production du dossier soumis au Conseil consultatif et la question de l’ajout du Dr Morgentaler comme partie à la procédure. Par conséquent, il ne serait pas moins commode pour la Cour de radier la requête à ce stade que d’aller de l’avant dans l’audition de la demande au fond, et une radiation épargnerait les ressources de la Cour.

 

V.        Questions préliminaires

 

[25]           La présente requête soulève les questions suivantes : caractère théorique de l’instance, qualité pour agir, existence d’un autre recours, prérogative de la Couronne et justiciabilité.

 

[26]           Avant d’examiner la question du caractère théorique de l’instance, celle de la qualité pour agir, celle de l’existence d’un autre recours et celle de la prérogative de la Couronne, il importe d’examiner d’abord la question de la preuve par affidavit supplémentaire déposée par M. Chauvin dans la présente requête, et la question de savoir si le différend est justiciable. La question de l’affidavit supplémentaire concerne la preuve qu’il est nécessaire de produire dans une requête en radiation d’une demande. La question de la justiciabilité devrait être étudiée en priorité – si l’affaire n’est pas justiciable, alors il ne sera pas nécessaire d’étudier les autres questions.

 

La preuve par affidavit dans une requête en radiation

 

[27]           M. Chauvin a établi sous serment un affidavit le 23 septembre 2008 et un affidavit supplémentaire le 21 décembre 2009. L’affidavit supplémentaire a été déposé dans la présente requête en radiation. M. Chauvin soulevait, entre autre, deux questions dans l’affidavit supplémentaire. D’abord, la Chancellerie des distinctions honorifiques avait sollicité son opinion sur la nomination d’un candidat (il ne s’agissait pas du Dr Morgentaler). Deuxièmement, M. Chauvin joignait des références à un débat public relayé par les médias, qui avait eu lieu après la cérémonie de remise de l’insigne au Dr Morgentaler. Il fait valoir que ce deuxième affidavit règle la question du caractère théorique de l’instance.

 

[28]           En règle générale, aucune preuve ne peut être produite dans une requête en radiation d’un avis de demande. L’une des exceptions à la règle concerne le cas où la requête en radiation est fondée sur le fait que la question est devenue théorique. Dans la décision Amnesty International Canada, précitée, la juge Mactavish écrivait que cette exception est applicable lorsqu’un élément nouveau survient dans les faits à l’origine de la demande (paragraphe 30 et paragraphes 126-127).

 

[29]           M. Chauvin fait valoir que, dans la présente affaire, l’élément nouveau a été la cérémonie de remise de l’insigne au Dr Morgentaler, le 10 octobre 2008. Cependant, comme je l’écrivais plus haut, le paragraphe 20(2) de la Constitution prévoit que la nomination prend effet lorsque l’acte de nomination est revêtu de la signature et du sceau du gouverneur général. L’apposition de la signature et du sceau a eu lieu le 10 avril 2008, bien avant le dépôt de l’avis de demande.

 

[30]           Par conséquent, puisque l’acte de nomination a été revêtu de la signature et du sceau de la gouverneure générale le 10 avril 2008, il n’est pas survenu d’élément nouveau dans les faits à l’origine de la demande. L’affidavit supplémentaire de M. Chauvin, établi sous serment le 21 décembre 2008, n’a donc pas été pris en compte dans l’examen de la requête, et il est radié.

 

Justiciabilité

 

[31]           La nomination du Dr Morgentaler à l’Ordre du Canada par la gouverneure générale est‑elle une question justiciable? Pour être justiciable, une question doit pouvoir se prêter au contrôle d’une cour de justice. Comme l’écrivait le juge Barnes dans la décision Ami(e)s de la Terre c. Canada (Gouverneur en Conseil), 2008 CF 1183, la question de la justiciabilité est une question de droit préliminaire qui ne se prête pas à une analyse relative à la norme de contrôle. Dans ses propos sur la justiciabilité, le juge Barnes faisait observer ce qui suit :

 

[24]      Les parties ne sont pas en désaccord sur les principes de justiciabilité, mais uniquement sur la manière de les appliquer à la présente instance. Elles admettent par exemple qu’une question essentiellement politique pourrait même être soumise à l’examen des tribunaux si cette question « présente un aspect suffisamment juridique pour justifier qu’une cour y réponde » : voir le Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.‑B.), [1991] 2 R.C.S. 525, paragraphe 27, 83 D.L.R. (4th) 297. Le désaccord ici porte sur ce qui suit : les questions soulevées par ces demandes contiennent‑elles un aspect suffisamment juridique pour autoriser un contrôle judiciaire? Le problème naturellement est que [traduction] « il est difficile d’établir un consensus sur la ligne de démarcation entre les questions politiques et les questions juridiques » : voir Lorne M. Sossin, Boundaries of Judicial Review: The Law of Justiciability in Canada (Scarborough : Carswell, 1999), page 133.

 

[25]      L’un des principes directeurs de la justiciabilité est celui selon lequel chacune des branches du gouvernement doit être attentive à la séparation des fonctions au sein de la matrice constitutionnelle du Canada, afin d’éviter toute intrusion mal à propos dans les pouvoirs réservés aux autres branches : voir l’arrêt Doucet‑Boudreau c. Nouvelle‑Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3, paragraphes 33 à 36, et la décision S.C.F.P. c. Canada (Ministre de la Santé), 2004 CF 1334, paragraphe 39, 244 D.L.R. (4th) 175. En général, une cour de justice s’abstiendra de revoir les actes ou décisions du pouvoir exécutif ou du pouvoir législatif lorsque l’objet du différend ne se prête pas à l’intervention des tribunaux ou lorsque le tribunal n’a pas les ressources nécessaires pour trancher la question. Ces préoccupations sont bien exprimées dans l’ouvrage cité plus haut, Boundaries of Judicial Review: The Law of Justiciability in Canada, pages 4 et 5 :

[traduction]

L’à‑propos d’une intervention judiciaire non seulement englobe des éléments normatifs et positifs, mais également reflète une compréhension à la fois des attributs et de la légitimité des décisions judiciaires. Tom Cromwell (aujourd’hui juge à la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse) a résumé dans les termes suivants cette manière de voir la justiciabilité :

 

La justiciabilité d’une affaire s’entend de son aptitude à être soumise à une cour de justice. La justiciabilité concerne l’objet de la question posée, son mode de présentation et l’à‑propos d’une décision judiciaire compte tenu de tels facteurs. Cet à‑propos peut être déterminé selon des normes à la fois institutionnelles et constitutionnelles. Il fait intervenir à la fois la question de l’aptitude de l’appareil judiciaire à accomplir la tâche, et la question de la légitimité du recours à l’appareil judiciaire.

 

Il est utile d’élaborer les critères permettant de conclure ou non à la justiciabilité d’une affaire, notamment des facteurs tels que la capacité institutionnelle et la légitimité institutionnelle, mais il convient de ne pas définir d’une manière catégorique le contenu de la justiciabilité. Il est impossible d’exposer toutes les raisons pour lesquelles une affaire pourrait ne pas relever des tribunaux. La justiciabilité renfermera une série de questions diverses et changeantes, mais, en définitive, tout ce que l’on puisse dire avec certitude, c’est qu’il y aura toujours, et qu’il devrait toujours y avoir, une ligne de démarcation entre ce qui relève des tribunaux et ce qui n’en relève pas, et aussi que cette ligne de démarcation devrait correspondre à des principes prévisibles et cohérents. Comme le dit Galligan, « la non‑justiciabilité signifie ni plus ni moins qu’une affaire ne se prête pas à une décision judiciaire ».

 

[Renvois omis.] [Souligné dans l’original.]

 

[26]      Les cours de justice exercent un rôle évident dans l’interprétation et l’exécution des obligations prévues par les lois, mais le législateur peut, dans les limites de la Constitution, garder pour lui‑même le rôle d’exécution : voir l’arrêt Canada (Vérificateur général) c. Canada (Ministre de l’Énergie, des Mines et des Ressources), [1989] 2 R.C.S. 49, [1989] A.C.S. n° 80, paragraphes 68 à 70. Une telle intention du législateur doit résulter d’une interprétation des dispositions légales en cause – une tâche qui peut être facilitée notamment par un examen de l’à‑propos d’une décision judiciaire dans le contexte de choix stratégiques ou de prédictions scientifiques antagonistes.

 

[32]           Le défendeur fait valoir que les points soulevés dans la présente demande ne sont pas justiciables parce qu’il n’y a pas de critères juridiques objectifs à appliquer ni de faits à apprécier pour trancher la question (voir l’arrêt La Reine c. Chiasson, 2003 CAF 155, au paragraphe 8). Qui plus est, l’attribution de distinctions honorifiques est un pouvoir discrétionnaire du souverain et cette fonction échappe donc au champ du contrôle judiciaire. Il existe une abondante jurisprudence en ce sens. Par exemple, Lord Fraser of Tulleybutton, un membre de la Chambre des lords, faisait l’observation suivante dans l’arrêt Council of Civil Service Unions c. Minister for the Civil Service [1985] 1 A.C. 374 (H.L.) :

 

[traduction]

[...] les pouvoirs liés à la prérogative sont des pouvoirs discrétionnaires, c’est-à-dire qu’ils peuvent être exercés au gré du souverain (agissant sur avis, conformément à la pratique constitutionnelle moderne) et la manière dont ils sont exercés n’est pas susceptible de contrôle de la part des tribunaux;

[...]

Je présume donc, sans trancher la question, que sa première proposition est juste et que tous les pouvoirs exercés directement en vertu de la prérogative sont à l’abri de toute contestation devant les tribunaux; (pages 397 – 398)

 

 

[33]           Par ailleurs, dans l’arrêt Black v. Canada (2001) 54 O.R. (3rd) 215, la Cour d’appel de l’Ontario a jugé que l’exercice de la prérogative royale portant sur l’attribution du titre de pair au Royaume-Uni n’était pas justiciable. Dans cette affaire, M. Conrad Black souhaitait être élevé à la pairie au Royaume-Uni, pour pouvoir ainsi siéger à la Chambre des lords. Il affirmait que le premier ministre de l’époque, M. Jean Chrétien, s’était ingéré dans le processus pour faire obstacle à sa nomination et que, sans cette ingérence, il aurait obtenu sa pairie. M. Black a alors assigné le premier ministre pour, entre autres, abus de pouvoir et faute dans l’exercice de fonctions officielles. Le défendeur a demandé le rejet de l’action, affirmant que le redressement sollicité n’était pas justiciable.

 

[34]           Dans ses motifs, le juge Laskin a fait une analyse approfondie de la notion de justiciabilité. Il écrivait :

 

[traduction]

[36]      Sans aucun doute, l’attribution de distinctions honorifiques est la prérogative de la Couronne. Le monarque est « la fontaine, la source et le pourvoyeur des honneurs, dignités, privilèges et franchises ». Joseph Chitty, A Treatise on the Law of the Prerogatives of the Crown:  And the Relative Duties and Rights of the Subject (Londres : Butterworths and Son, 1820), page 6. Comme aucune loi au Canada ne régit l’attribution de distinctions honorifiques, cette prérogative n’a pas été supplantée par le droit fédéral. Elle n’a pas non plus été restreinte par la common law. Comme le font observer Hogg et Monahan, précités, aux pages 18 et 19, les nominations et distinctions constituent un domaine dans lequel la prérogative « conserve tout son sens ». Leur vue s’accorde avec l’opinion exprimée par lord Roskill dans un important arrêt de la Chambre des lords, Council of Civil Service Unions v. Minister for the Civil Service, [1985] 1 A.C. 374. Dans l’avis qu’il a rédigé, lord Roskill écrivait, à la page 418, que l’exercice moderne de la prérogative comprend « la conclusion de traités, la défense du royaume, le droit de grâce, l’attribution de distinctions, la dissolution du Parlement et la nomination des ministres, ainsi que d’autres […] » [Non souligné dans l’original.]

 

[35]           Puis le juge Laskin analysait ensuite comme il suit la notion de justiciabilité :

 

[traduction]

[50]      Au coeur du critère de l’objet réside la notion de justiciabilité. Cette notion concerne le point de savoir s’il est à propos que les cours de justice décident un point donné ou plutôt défèrent à d’autres organes décisionnels tels que le Parlement. Voir l’arrêt Canada (Vérificateur général) c. Canada (Ministre de l’Énergie, des Mines et des Ressources), [1989] 2 R.C.S. 49; Thorne’s Hardware Limited c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 106. Seuls sont susceptibles de contrôle judiciaire les exercices de la prérogative qui sont justiciables. La Cour doit donc décider « si la question qu’on lui a soumise revêt un caractère purement politique et devrait, en conséquence, être tranchée dans une autre tribune ou si elle présente un aspect suffisamment juridique pour justifier l’intervention du pouvoir judiciaire ». Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.-B.), [1991] 2 R.C.S. 525, page 545.

 

[51]      D’après le critère énoncé par la Chambre des lords, l’exercice de la prérogative sera justiciable, ou susceptible d’une action en justice, si son objet porte atteinte aux droits ou aux attentes légitimes d’une personne. Lorsqu’il est porté atteinte aux droits ou aux attentes légitimes d’une personne, la Cour est à la fois compétente et qualifiée pour procéder à un contrôle judiciaire de l’exercice de la prérogative.

 

[52]      Ainsi, la question fondamentale soulevée dans la présente affaire est de savoir si l’exercice par le premier ministre de la prérogative en matière de distinctions honorifiques a porté atteinte à un droit ou à une attente légitime de M. Black et si cet exercice est par conséquent susceptible d’un contrôle judiciaire. Pour mettre cette question dans son contexte, j’examinerai brièvement les pouvoirs liés à la prérogative qui se situent aux deux extrémités du registre des questions susceptibles de contrôle judiciaire. À une extrémité du registre se trouvent les décisions exécutives de signer un traité ou de déclarer la guerre. Ce sont là des questions de « haute politique ». R. v. Secretary of State for Foreign and Commonwealth Affairs, ex parte Everett, [1989] 1 All E.R. 655, page 660, le juge Taylor. Dans les affaires de haute politique, les considérations touchant la politique publique et l’intérêt public l’emportent largement sur les droits ou les attentes légitimes d’une personne. Selon moi, hormis les prétentions fondées sur la Charte, ces décisions ne sont pas susceptibles de contrôle judiciaire.

 

[53]      À l’autre extrémité du registre se trouvent les décisions telles que le refus de délivrance d’un passeport ou l’exercice du droit de grâce. Le pouvoir de délivrer un passeport ou de ne pas le délivrer demeure un pouvoir lié à la prérogative. Tout passeport est la propriété du gouvernement du Canada, et, à strictement parler, nul n’a en tant que tel le droit à un passeport. Cependant, le bon sens fait que le refus de délivrer un passeport pour de mauvaises raisons ou sans accorder au demandeur l’équité procédurale devrait être susceptible d’un contrôle judiciaire.

[…] [Non souligné dans l’original.]

 

[36]           La Cour d’appel de l’Ontario a confirmé la décision du juge de première instance de radier l’action de M. Black au motif que le premier ministre exerçait une prérogative qui n’était pas justiciable. Cependant, l’espèce Black se distingue de la présente espèce. Il n’y était pas question d’instrument régissant ou restreignant le pouvoir exercé par le premier ministre. Ici, il existe des critères précis énoncés dans les articles 8, 9 et 18 de la Constitution : le candidat doit compter parmi les plus méritants; il doit pouvoir justifier de services distingués rendus à l’égard d’une collectivité, d’un groupe ou d’un domaine d’activité en particulier; et il doit être citoyen canadien. Comme le faisait observer le juge Strayer dans l’arrêt Chiasson :

 

Contrairement à l’affaire Black, dans laquelle il n’y avait pas d’instruments écrits régissant le pouvoir exercé par le premier ministre, il est certes possible de soutenir en l’espèce que le Règlement, une fois adopté, constitue un ensemble de règles qui prévoient des critères permettant à un tribunal judiciaire de déterminer si la procédure qui y est prescrite a été suivie et si le Conseil a exercé la compétence qui lui a été attribuée. Le fait que le Règlement lui-même a été promulgué en vertu de la prérogative royale ne fait pas des questions de conformité avec la procédure qu’il prescrit des questions qui ne relèvent clairement pas du contrôle judiciaire. (paragraphe 8)

 

[37]           Si l’on applique ce critère à la requête en radiation dont il s’agit ici, on peut donc soutenir qu’il n’est pas manifeste et évident que les points soulevés par M. Chauvin ne sont pas justiciables. Cependant, l’analyse ne s’arrête pas là car d’autres moyens avancés par le défendeur permettent de conclure qu’il est manifeste et évident que la demande n’a aucune chance d’aboutir et qu’elle doit être radiée.

 

VI.       Caractère théorique de l’instance

 

[38]           Ayant conclu que la question répond au critère de la justiciabilité, nous devons maintenant nous poser la question suivante : étant donné que la nomination du Dr Morgentaler a déjà pris effet, la demande de contrôle judiciaire est-elle théorique? Le critère du caractère théorique d’une instance a été énoncé par la Cour suprême dans l’arrêt Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342. Aux paragraphes 15 et 16, le juge Sopinka, s’exprimant pour la Cour suprême, écrivait que le principe du caractère théorique d’une instance s’applique lorsque la décision du tribunal n’aura pas pour effet de résoudre un litige. Le critère comporte les deux étapes décrites ci-après :

 

15.  La doctrine relative au caractère théorique est un des aspects du principe ou de la pratique générale voulant qu’un tribunal peut refuser de juger une affaire qui ne soulève qu’une question hypothétique ou abstraite. Le principe général s’applique quand la décision du tribunal n’aura pas pour effet de résoudre un litige qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties. Si la décision du tribunal ne doit avoir aucun effet pratique sur ces droits, le tribunal refuse de juger l’affaire. Cet élément essentiel doit être présent non seulement quand l’action ou les procédures sont engagées, mais aussi au moment où le tribunal doit rendre une décision. En conséquence, si, après l’introduction de l’action ou des procédures, surviennent des événements qui modifient les rapports des parties entre elles de sorte qu’il ne reste plus de litige actuel qui puisse modifier les droits des parties, la cause est considérée comme théorique. Le principe ou la pratique général s’applique aux litiges devenus théoriques à moins que le tribunal n’exerce son pouvoir discrétionnaire de ne pas l’appliquer. J’examinerai plus loin les facteurs dont le tribunal tient compte pour décider d’exercer ou non ce pouvoir discrétionnaire.

 

16.  La démarche suivie dans des affaires récentes comporte une analyse en deux temps. En premier, il faut se demander si le différend concret et tangible a disparu et si la question est devenue purement théorique. En deuxième lieu, si la réponse à la première question est affirmative, le tribunal décide s’il doit exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre l’affaire. La jurisprudence n’indique pas toujours très clairement si le mot « théorique » (moot) s’applique aux affaires qui ne comportent pas de litige concret ou s’il s’applique seulement à celles de ces affaires que le tribunal refuse d’entendre. Pour être précis, je considère qu’une affaire est « théorique » si elle ne répond pas au critère du « litige actuel ». Un tribunal peut de toute façon choisir de juger une question théorique s’il estime que les circonstances le justifient.

 

[39]           Le juge Sopinka faisait aussi observer que, dans la deuxième partie de l’analyse, qui concerne l’opportunité pour le tribunal d’exercer son pouvoir discrétionnaire et d’entendre l’affaire, le tribunal devrait prendre en compte l’existence d’un système contradictoire, l’économie des ressources judiciaires et la nécessité pour le tribunal de prendre conscience de sa fonction véritable (voir les paragraphes 26 à 42).

 

[40]           Le défendeur est d’avis que le redressement recherché est théorique parce que la gouverneure générale a déjà attribué la distinction au Dr Morgentaler. Il fait aussi valoir que M. Chauvin ne peut pas défaire la recommandation du Conseil consultatif sans contester la nomination effective faite par la gouverneure générale.

 

[41]           M. Chauvin fait valoir qu’il subsiste un litige actuel entre lui-même et le Conseil consultatif. Selon lui, le litige est un litige entre lui-même en sa qualité de membre de l’Ordre du Canada et le Conseil consultatif, et non un litige portant sur la nomination faite par la gouverneure générale ou sur la cérémonie de remise de l’insigne au Dr Morgentaler.

 

[42]           Cependant, l’argument avancé par M. Chauvin ne saurait modifier le fait que le Dr Morgentaler s’est vu remettre l’insigne de l’Ordre du Canada. Tout différend tangible portant sur la remise de l’insigne a donc disparu et il ne servirait à rien de déclarer que la recommandation du Conseil consultatif devrait être annulée ou renvoyée pour nouvel examen. Puisque la nomination a eu lieu, l’affaire est maintenant théorique.

 

[43]           Quoi qu’il en soit, M. Chauvin n’est pas privé de recours, pour autant qu’il décide de l’exercer, puisque la Constitution prévoit explicitement un autre recours, examiné ci-après.

 

VII.      Autre recours

 

[44]           La Cour n’examinera en général une décision que si toutes les autres voies de recours sont épuisées. Le défendeur fait valoir que M. Chauvin peut, en vertu de l’article 25 de la Constitution, engager une procédure de révocation de l’appartenance à l’Ordre. Cette disposition prévoit qu’une personne cesse d’appartenir à l’Ordre lorsqu’elle décède, lorsqu’elle démissionne ou lorsque le gouverneur général prend une ordonnance de révocation de sa nomination. En application de cette disposition, une « Politique et procédure de révocation d’une nomination à l’Ordre du Canada » (la Politique de révocation) énonce la procédure par laquelle l’appartenance d’une personne à l’Ordre peut être révoquée. L’article 2 de la Politique de révocation prévoit ce qui suit :

 

2.  Le gouverneur général ne procède à la révocation que sur la recommandation du Conseil consultatif, celle-ci étant fondée sur des éléments de preuve, après vérification des faits en cause et compte tenu du principe de l’équité.

[…]

 

[45]           La Politique de révocation est un code complet qui décrit, dans une procédure détaillée comportant onze étapes, toutes les formalités à accomplir pour obtenir la révocation d’une nomination à l’Ordre du Canada. Aucune de ces formalités n’a été accomplie par M. Chauvin.

 

[46]           M. Chauvin fait valoir qu’il ne s’agit là nullement d’un « autre recours » puisque [traduction] « le demandeur ne plaide pas pour la révocation de la distinction conférée au Dr Morgentaler. Il plaide pour la révision de la recommandation du Conseil consultatif […] [et] le redressement qu’il sollicite n’est pas prévu par la Constitution de l’Ordre du Canada ».

 

[47]           Cependant, deux des moyens de droit invoqués par M. Chauvin auraient pour effet la cessation effective ou prévisible de l’appartenance du Dr Morgentaler à l’Ordre du Canada. S’agissant du premier moyen, M. Chauvin voudrait que la Cour annule la recommandation relative au Dr Morgentaler. S’agissant de l’autre, il lui demande de renvoyer la recommandation pour nouvel examen. Dans les deux cas, la nomination du Dr Morgentaler serait compromise.

 

[48]           La procédure de l’article 25 de la Constitution est un autre recours offert à M. Chauvin pour tenter d’obtenir la révocation de la nomination du Dr Morgentaler à l’Ordre du Canada. Cet autre moyen confirme donc qu’il est manifeste et évident que les recours exercés par M. Chauvin sont voués à l’échec.

 

VIII.     Qualité pour agir

 

[49]           Le défendeur conteste aussi la qualité pour agir de M. Chauvin dans le dépôt de sa demande.

 

[50]           Il y a deux moyens par lesquels un demandeur peut établir sa qualité pour agir dans une demande de contrôle judiciaire présentée à la Cour. Le paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, permet à « quiconque est directement touché par l’objet de la demande » de présenter une telle demande. Le paragraphe 18.1(1) est d’ailleurs assez large pour autoriser la reconnaissance d’une qualité pour agir, que M. Chauvin soit ou non « directement touché », lorsque les conditions de la qualité pour agir dans l’intérêt public sont remplies. Cette règle s’applique aux demandes de jugement déclaratoire (voir l’arrêt Finlay c. Canada (Ministre des Finances), [1986] 2 R.C.S. 607).

 

[51]           Le défendeur soutient que M. Chauvin n’a pas un intérêt direct dans l’affaire ni l’intérêt public requis pour lui donner qualité pour agir et que, sur ces seuls moyens, la demande devrait donc être radiée.

 

La qualité pour agir fondée sur un intérêt direct

 

[52]           M. Chauvin a-t-il un intérêt direct? Le défendeur est d’avis que les droits formels de M. Chauvin ne sont pas directement touchés et qu’il n’a donc pas directement qualité pour agir. Comme on peut le lire dans la décision Sanofi-Aventis Canada Inc. c. Ministre de la Santé et al., 2007 CF 1156, au paragraphe 9, pour qu’un demandeur soit directement touché, il doit s’agir d’une affaire qui touche les droits du demandeur, qui lui impose une obligation juridique ou qui lui porte atteinte directement.

 

[53]           M. Chauvin fait valoir que la nomination du Dr Morgentaler à l’Ordre du Canada, combinée aux irrégularités qui ont entaché le processus, amoindrit la récompense qui lui a été décernée à lui. Les prétendues irrégularités sont vagues et non étayées. Pour autant, l’impression de M. Chauvin selon laquelle l’Ordre du Canada est amoindri par la nomination du Dr Morgentaler ne lui confère pas directement la qualité pour agir. Lui-même n’est que l’un de nombreux membres de l’Ordre du Canada, dont certains ne partagent pas nécessairement son point de vue. Par analogie, un acte qui peut être vu comme irrespectueux, ce qui se rapproche de l’argument de M. Chauvin, ne suffit pas à établir que l’on subit un préjudice direct au point que l’on soit fondé à invoquer l’application du paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales. Le juge Rouleau s’est exprimé ainsi sur cet aspect dans la décision Williams c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), (2003) CFPI 30, confirmé par 2003 CAF 484 :

 

12.  En outre, le demandeur déclare dans son affidavit que le permis autorise la société défenderesse à détruire des phoques et que c’est là [TRADUCTION] « manquer de respect » envers sa culture et la culture des tribus et envers son mode de vie et le mode de vie des tribus. Le fait qu’une activité peut « manquer de respect » envers le mode de vie d’une personne ne suffit pas pour établir que cette personne subit un préjudice direct par suite de l’activité en question, de sorte qu’elle est visée par les dispositions du paragraphe 18.1(1) de la Loi sur la Cour fédérale. De nombreuses décisions gouvernementales pourraient être considérées par un groupe ou un autre comme manquant de respect ou comme offensant sa culture ou ses caractéristiques personnelles. Si les demandeurs étaient autorisés à surcharger les tribunaux de travail par suite de la prolifération inutile de poursuites frivoles engagées par des particuliers, si bien intentionnés soient-ils, cela nuirait à notre système judiciaire et pourrait même l’anéantir. En outre, les tribunaux seraient alors saisis de questions non justiciables. À coup sûr, telle n’était pas l’intention du législateur lorsqu’il a inclus les mots « directement touché » au paragraphe 18.1(1) de la Loi sur la Cour fédérale.

 

[54]           La cérémonie de remise de l’insigne au Dr Morgentaler n’a aucun effet direct sur les droits individuels de M. Chauvin, contrairement à ce qu’il affirme, et elle ne lui porte pas atteinte directement. Selon moi, il n’a donc aucun intérêt direct lui conférant la qualité pour agir. Ma conclusion sur ce point est renforcée par l’analyse faite par le juge Laskin dans la décision Black, précitée, où il s’exprime ainsi, au paragraphe 60 :

 

[traduction] Le refus de décerner une distinction est sans rapport avec le refus de délivrer un passeport ou d’accorder un pardon, situations où d’importants intérêts individuels sont en jeu. Contrairement au refus d’attribuer une pairie, un refus de passeport ou de pardon entraîne un réel préjudice pour la personne touchée. Ici, aucun intérêt individuel important n’est en jeu.

 

Pareillement, l’attribution d’une distinction est bien loin de toucher aux intérêts individuels de M. Chauvin.

 

La qualité pour agir dans l’intérêt public

 

[55]           Si M. Chauvin n’a pas la qualité pour agir en raison d’un intérêt direct, a-t-il la qualité pour agir dans l’intérêt public? Le défendeur soutient que M. Chauvin ne peut pas répondre au critère de la qualité pour agir dans l’intérêt public tel que ce critère a été exposé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Conseil canadien des Églises c. Canada, [1992] 1 R.C.S. 236. Pour satisfaire au critère, un demandeur doit remplir les trois conditions suivantes :

 

a.                   il doit soulever une question sérieuse à trancher;

 

b.                  il doit démontrer un intérêt véritable dans ladite question;

 

c.                   il ne doit y avoir aucun autre moyen raisonnable et efficace de soumettre la question aux tribunaux.

 

[56]           Dans la décision Conseil canadien des Églises, précitée, le juge Cory, examinant le principe de la qualité pour agir dans l’intérêt public, a reconnu que la qualité pour agir dans l’intérêt public était un moyen de permettre aux justiciables de s’adresser aux tribunaux, compte tenu de l’intervention croissante de l’État et de la nécessité de faire appliquer la Charte.

 

[57]           La question de la qualité pour agir ne devrait pas être sommairement décidée à la faveur d’une requête en radiation déposée dans le cours ordinaire. Dans la décision Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances), [1999] 2 C.F. 211 (1re inst.), le juge Evans écrivait, au paragraphe 39, qu’il fallait se garder de trancher, dans le cadre d’une requête préliminaire, la question de la qualité pour agir. La raison de cette mise en garde, c’est qu’un dossier renfermant une preuve complète pourrait laisser voir des aspects qui conféreront la qualité pour agir. Cependant, en l’espèce, la question peut être tranchée au vu du dossier, et tout ce qui pourrait être ajouté à la position de M. Chauvin n’aurait aucune incidence sur cette question au cours d’une audience en règle.

 

[58]           La qualité pour agir, ou plus exactement la qualité pour agir dans l’intérêt public, a été examinée de nombreuses fois par les Cours fédérales, par exemple la Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Moresby Explorers Ltd. c. Canada (Procureur général), 2006 CAF 144, au paragraphe 18. Le juge Pelletier s’est référé à l’ouvrage de T.A. Cromwell, aujourd’hui juge de la Cour suprême du Canada, au paragraphe 12 de l’arrêt Canada (Procureur général) c. Succession Vincent, 2005 CAF 272 :

 

[12] Dans son livre intitulé Locus Standi: A Commentary on the law of Standing in Canada (Locus standi : Commentaires sur les règles relatives à la qualité pour agir au Canada) (Carswell, Toronto, 1986), T.A. Cromwell (aujourd’hui juge de la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse) recense un certain nombre d’acceptions du terme « standing » (« qualité pour agir »). Dans certains cas, cette expression est utilisée pour faire référence au bien-fondé d’une demande. Dans d’autres, la qualité pour agir fait référence à la capacité d’ester. Plus couramment, la question de la qualité pour agir appelle une analyse [traduction] « de la nature et de l’étendue requise de ‘l’intérêt’ des demandeurs dans la question soumise au tribunal ». (Cromwell, à la page 4). L’expression « qualité pour agir » a été également utilisée dans les arrêts comme Thorson c. P. G. Canada (1974), 43 D.L.R. (3d) 1 (C.S.C.) dans laquelle elle fait référence à la [traduction] « justiciabilité de la question posée par le demandeur ». (Cromwell, à la page 6). Aux fins de son analyse, Cromwell définit la qualité pour agir comme étant [traduction] « le droit de demander une réparation aux tribunaux séparément des questions du bien-fondé de la demande et de la capacité juridique du demandeur ». (Cromwell, à la page 7).

 

[59]           Cependant, on ne saurait dire que toutes les parties intéressées de près ou de loin par une question puissent prétendre avoir qualité pour agir dans l’intérêt public : il faut trouver le juste milieu entre la nécessité de garantir l’accès aux tribunaux et la nécessité de préserver les ressources judiciaires. Dans l’arrêt Conseil canadien des Églises c. Canada, le juge Cory écrivait ce qui suit :

 

35La reconnaissance grandissante de l’importance des droits publics dans notre société vient confirmer la nécessité d’élargir la reconnaissance du droit à la qualité pour agir par rapport à la tradition de droit privé qui reconnaissait qualité pour agir aux personnes possédant un intérêt privé. En outre, un élargissement de la qualité pour agir au delà des parties traditionnelles est compatible avec les dispositions de la Loi constitutionnelle de 1982. Toutefois, je tiens à souligner que la reconnaissance de la nécessité d’accorder qualité pour agir dans l’intérêt public dans certaines circonstances ne signifie pas que l’on reconnaîtra pour autant qualité pour agir à toutes les personnes qui désirent intenter une poursuite sur une question donnée. Il est essentiel d’établir un équilibre entre l’accès aux tribunaux et la nécessité d’économiser les ressources judiciaires. Ce serait désastreux si les tribunaux devenaient complètement submergés en raison d’une prolifération inutile de poursuites insignifiantes ou redondantes intentées par des organismes bien intentionnés dans le cadre de la réalisation de leurs objectifs, convaincus que leur cause est fort importante. Cela serait préjudiciable, voire accablant, pour notre système de justice et injuste pour les particuliers.

 

36.  La reconnaissance de la qualité pour agir a pour objet d’empêcher que la loi ou les actes publics soient à l’abri des contestations. Il n’est pas nécessaire de reconnaître qualité pour agir dans l’intérêt public lorsque, selon une prépondérance des probabilités, on peut établir qu’un particulier contestera la mesure. Il n’est pas nécessaire d’élargir les principes régissant la reconnaissance de la qualité pour agir dans l’intérêt public établis par notre Cour. La décision d’accorder la qualité pour agir relève d’un pouvoir discrétionnaire avec tout ce que cette désignation implique. Les demandes sans mérite peuvent donc être rejetées. Néanmoins, dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire, il faut interpréter les principes applicables d’une façon libérale et souple. [Non souligné dans l’original.]

 

[60]           Les tribunaux canadiens reconnaissent que la qualité pour agir est un mécanisme employé pour dissuader les « ingéreurs officieux » de recourir à la procédure (voir les propos du juge Pelletier dans l’arrêt Moresby Explorers, précité, au paragraphe 17). Par ailleurs, dans l’arrêt Finlay c. Canada, [1986] 2 R.C.S. 607, la Cour suprême avait reconnu, au paragraphe 32, la nécessité d’éviter la dissipation de ressources judiciaires comptées, et la nécessité d’écarter les « trouble-fête », deux considérations que règlent les premier et deuxième volets du critère exposé dans l’arrêt Conseil canadien des Églises c. Canada.

 

[61]           S’agissant de l’application à M. Chauvin du triple critère énoncé dans l’arrêt Conseil canadien des Églises, il est impossible de dire que M. Chauvin satisfait aux trois volets du critère.

 

[62]           S’agissant du premier volet, qui requiert l’existence d’une question sérieuse à trancher, il est manifeste et évident que M. Chauvin ne peut pas remplir cette condition. Les recours exercés par M. Chauvin sont de deux ordres. Il y a d’abord les recours purement théoriques (l’annulation de la nomination du Dr Morgentaler et le renvoi de la nomination pour nouvel examen); il y a ensuite les jugements déclaratoires concernant la conduite du Conseil consultatif, lesquels à ce stade ne servent aucune fin.

 

[63]           Il est clair qu’un jugement déclaratoire devrait servir une fin. Dans l’arrêt Terrasses Zarolega Inc. c. R.I.O., [1981] 1 R.C.S. 94, à la page 106, la Cour suprême du Canada écrivait qu’un jugement déclaratoire ne devrait pas être rendu s’il est à prévoir qu’il aura peu ou pas d’utilité. Dans cette affaire, une partie à un arbitrage avait, avant la mise sur pied du comité d’arbitrage, demandé un jugement déclaratoire sur sept questions liées à l’arbitrage. La Cour suprême du Canada a jugé que, s’agissant de la question II, aucune réponse ne devrait être donnée. Elle écrivait ce qui suit, à la page 106 :

 

Comme la Cour l’a signalé aux procureurs des appelants lors de l’audition, le jugement déclaratoire recherché en l’espèce ne saurait être dans les circonstances que d’une utilité limitée. La question II est ainsi formulée que la déclaration ne pourrait être qu’à l’effet que le mot «comprend» dans l’art. 27 de la Loi concernant le village olympique n’est pas limitatif. Le débat resterait entier quant à chacun des chefs de réclamation individuellement que les appelants pourraient désirer faire valoir devant le conseil d’arbitrage de sorte que la procédure déclaratoire pourrait être à recommencer sur chacun d’eux.

 

[64]           Il convient de souligner que, même si un demandeur qui agit dans l’intérêt public n’a pas à prouver que la prétendue illégalité d’une décision ou d’un acte administratif a causé un préjudice, il existe des précédents selon lesquels la Cour doit considérer la solidité globale des prétentions du demandeur ( décision Williams c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), précitée, aux paragraphes 16 et 17).

 

[65]           Dans la présente affaire, M. Chauvin fait valoir qu’il existe une question sérieuse à trancher, en raison de l’importance de la distinction qui lui a été décernée, et qu’il a le droit de veiller à ce que cette distinction adhère à son objet historique. Il s’agit là de questions qui concernent la qualité pour agir à titre individuel et non la qualité pour agir dans l’intérêt public. Lors de l’audition concernant la requête en radiation, l’avocat de M. Chauvin a fait valoir que son client pourrait se satisfaire d’un jugement déclaratoire disant que le Conseil consultatif a commis une irrégularité. Je reconnais que le respect et l’intégrité du système canadien des distinctions honorifiques ont leur importance, mais j’oppose à cela le fait que le seul recours que puisse obtenir M. Chauvin est un jugement déclaratoire qui ne modifierait absolument pas le cours des événements passés. Je ne crois pas que, dans ces conditions, une audience sur la question posée soit conforme à une bonne utilisation des ressources judiciaires.

 

[66]           Certes, M. Chauvin croit que la nomination du Dr Morgentaler à l’Ordre du Canada amoindrit sa propre récompense, mais, si l’on suit le raisonnement appliqué dans la décision Williams c. Canada (Ministère des Pêches et des Océans), précitée, qui concerne la qualité pour agir résultant d’un intérêt direct, un déshonneur ne suffit pas à remplir la première condition du critère de la qualité pour agir dans l’intérêt public.

 

[67]           Le défendeur soutient aussi que M. Chauvin ne répond pas à la condition de l’« intérêt véritable », qui est le deuxième volet du critère. Selon lui, M. Chauvin n’a pas démontré un intérêt réel et constant pour l’Ordre du Canada, mais exprime simplement son dépit devant la nomination du Dr Morgentaler. Il fait valoir que l’intérêt de M. Chauvin réside uniquement dans le fait qu’il se sent atteint dans son propre honneur. L’amertume provoquée par telle ou telle loi ou mesure gouvernementale ne suffit pas à remplir cette condition du critère de la qualité pour agir dans l’intérêt public. Le défendeur invoque sur ce point trois précédents : Marchand c. Ontario (2006), 81 O.R. (3d) 172 (C.S.J.), confirmé par la Cour d’appel de l’Ontario : [2007] O.J. No. 4440; Talbot c. Northwest Territories (Commissioner), [1997] N.W.T.J. 78; et League for Human Rights of B’nai Brith Canada c. Canada, 2008 CF 732.

 

[68]           Dans l’arrêt Marchand, au paragraphe 14, la Cour d’appel de l’Ontario a reconnu que le demandeur dans cette affaire n’était pas directement touché par la législation, puisqu’il ne répondait pas aux conditions préalables fixées dans la législation. Dans la décision Talbot, la Cour suprême des Territoires du Nord-Ouest écrivait que le demandeur dans cette affaire ne pouvait prétendre avoir qualité pour agir dans l’intérêt public puisqu’il n’avait pas subi de dommages et qu’il existait d’autres moyens de porter l’affaire devant la justice. Finalement, dans la décision League for Human Rights of B’nai Brith Canada, la juge Dawson a estimé qu’il n’était pas nécessaire dans cette affaire-là de trancher à titre préliminaire la question de la qualité pour agir dans l’intérêt public et que cette question devrait être laissée au juge de fond qui instruirait la demande de contrôle judiciaire. Ces trois précédents peuvent être distingués de la présente affaire, mais, comme le soutient le défendeur, ils confirment le principe général selon lequel le dégoût provoqué par des mesures gouvernementales ne répond pas au critère de la qualité pour agir dans l’intérêt public. Il est donc impossible de dire que M. Chauvin a, dans la question posée, un intérêt véritable allant au-delà de son propre désenchantement devant la nomination du Dr Morgentaler. Même dans une requête préliminaire comme celle-ci, M. Chauvin n’a pas apporté une preuve suffisante pour remplir la deuxième condition du critère.

 

[69]           Finalement, sur la question de savoir s’il existe un autre moyen raisonnable et efficace de porter l’affaire devant la justice, il n’est pas nécessaire de considérer cette condition, puisque M. Chauvin ne répond pas aux deux premières conditions du critère. En tout état de cause, M. Chauvin peut tenter d’obtenir satisfaction en invoquant les dispositions de la Constitution qui concernent la révocation de la nomination.

 

[70]           En conclusion, un demandeur qui prétend avoir qualité pour agir dans l’intérêt public doit convaincre la Cour, suivant la prépondérance de la preuve, qu’il remplit chacune des conditions du critère. Comme on peut le lire dans la décision Sierra Club du Canada, lorsque la qualité pour agir d’un demandeur est mise en doute dans une requête préliminaire, c’est à la partie requérante, en l’occurrence ici le défendeur, qu’il revient d’établir que le demandeur n’a pas la qualité pour agir (voir le paragraphe 24). S’agissant de la présente affaire, je suis d’avis que le défendeur s’est acquitté, selon toute vraisemblance, de son obligation de démontrer que M. Chauvin n’a pas la qualité pour agir dans l’intérêt public.

 

IX.       Statut du Conseil consultatif

 

[71]           Durant les plaidoiries, s’est posée la question de savoir si le Conseil consultatif constitue un office fédéral au sens de l’article 2 de la Loi sur les Cours fédérales. Il n’est pas nécessaire de décider ce point d’une manière définitive dans cette requête, mais c’est un point qui constitue un obstacle supplémentaire sur le chemin emprunté par M. Chauvin dans sa demande. Qu’il suffise de dire que le Conseil consultatif fait ce que son nom indique – il soumet au gouverneur général une liste de candidats dans les catégories prescrites. La Constitution ne contient pas de dispositions obligeant le gouverneur général à accepter telle ou telle candidature, et seul le gouverneur général décide des nominations.

 

[72]           Il existe une jurisprudence permettant d’affirmer que les recommandations d’un organisme constitué pour présenter de telles recommandations sont à l’abri de tout contrôle judiciaire. Dans l’arrêt Jada Fishing Co. c. Canada (Ministère des Pêches et des Océans), [2002] A.C.F. n° 436, la Cour d’appel fédérale a conclu que l’office fédéral, dans cette affaire-là, n’était pas susceptible d’un contrôle judiciaire selon l’article 18.1, dans la mesure où il exerçait des fonctions consultatives. Dans cette affaire-là, un comité avait été mis sur pied pour présenter des recommandations, que le ministère des Pêches et des Océans était libre d’accepter ou de rejeter (le juge Malone, paragraphe 12).

 

[73]           D’autres précédents permettent également d’affirmer qu’une procédure de contrôle judiciaire ne devrait être engagée qu’à l’encontre de décisions administratives définitive (voir par exemple Rothmans, Benson & Hedges Inc. c. Canada (Ministre du Revenu national), [1998] A.C.F. n° 79, et Sanofi-Aventis Canada Inc. c. Canada, [2007] CF 1156)).

 

[74]           Ici, le Conseil consultatif, d’après les dispositions de la Constitution, est établi exclusivement pour donner des avis non contraignants. Par conséquent, M. Chauvin ne peut pas indirectement remettre en cause le travail du Conseil consultatif par un réexamen de la décision de la gouverneure générale. Conformément à la prérogative royale, la décision de la gouverneure générale n’est pas susceptible de contrôle. On peut donc prétendre que le Conseil consultatif de Son Excellence n’est pas susceptible de contrôle.

 

X.        Application de l’arrêt La Reine c. Chiasson

 

[75]           Finalement, M. Chauvin fait valoir que l’arrêt La Reine c. Chiasson, rendu par la Cour d’appel fédérale, s’accorde parfaitement avec la présente affaire et qu’il détermine donc l’issue de la requête du défendeur. Plusieurs aspects de ce précédent présentent des similitudes avec la présente affaire, mais, selon moi, les circonstances de l’espèce Chiasson doivent être distinguées des circonstances de la présente affaire.

 

[76]           Dans l’affaire Chiasson, la principale question à laquelle devait répondre la Cour était de savoir si une décision du Conseil consultatif des décorations canadiennes et de la Direction des distinctions honorifiques équivalait à un exercice de la prérogative royale et échappait par conséquent à tout contrôle judiciaire.

 

[77]           En bref, un fils avait présenté la candidature de son père à une décoration canadienne pour acte de bravoure, et la candidature avait été rejetée. Le rejet était fondé sur la pratique du Conseil, lequel ne prenait pas en considération les événements qui étaient survenus plus de deux ans avant la date de présentation de la candidature. La source des pouvoirs du Conseil était des lettres patentes délivrées le 28 janvier 1997, où il était écrit que l’attribution de décorations canadiennes pour actes de bravoure était régie par le Règlement sur les décorations canadiennes pour actes de bravoure (1996). Le Règlement ne prévoyait aucun délai à l’intérieur duquel une proposition de candidature devait être faite à la suite de l’acte de bravoure. La défenderesse appelante avait déposé une requête en radiation de la procédure. La Cour fédérale avait rejeté la requête en radiation, et finalement la Cour d’appel fédérale a conclu que l’action ne pouvait pas être rejetée dans une requête en radiation parce qu’il n’était pas manifeste et évident que les objets de la demande n’étaient pas justiciables.

 

[78]           La question de la qualité pour agir n’a jamais été abordée dans l’arrêt Chiasson. En première instance, devant la protonotaire Aronovitch, la Couronne avait invoqué trois moyens à l’appui de sa requête en radiation : l’attribution de distinctions honorifiques relevait d’une prérogative royale et n’était donc pas justiciable; l’action était dénuée d’intérêt pratique parce que le demandeur avait déjà obtenu la réparation qu’il sollicitait; enfin la Cour n’avait pas compétence pour statuer sur une requête en mandamus, recours qui ne peut être accordé que dans le cadre d’un contrôle judiciaire (voir la décision Chiasson c. Canada, 2001 CFPI 511, au paragraphe 10).

 

[79]           Dans l’arrêt de la Cour d’appel fédérale, le juge Strayer écrivait ce qui suit, au paragraphe 9 :

 

Toutefois, il est à mon avis possible de soutenir que lorsqu’une procédure a été établie par une autorité publique, soit en l’espèce au moyen d’un règlement publié dans la Gazette du Canada, au sujet de la façon dont un conseil précis, soit un autre organisme public, doit étudier la candidature soumise par un citoyen et de la base sur laquelle il doit le faire, une attente légitime est alors créée, à savoir que la procédure prescrite sera suivie aux fins de l’examen préalable des candidatures avant la présentation au gouverneur général d’une liste de candidats aux fins de l’exercice de la prérogative royale.

 

[80]           Selon le juge Strayer, le Règlement avait préséance sur la règle informelle (deux ans), établie et appliquée par le Conseil. La règle des deux ans semblait d’ailleurs aller à l’encontre de l’ensemble du Règlement et elle fut donc considérée comme une règle qui n’était pas évidemment et manifestement exécutoire.

 

[81]           En l’espèce, les règles publiées dans la Constitution précisent que le rôle du Conseil consultatif est uniquement de considérer les mises en candidature, de dresser une liste de candidats qui sont les plus méritants et de soumettre la liste au gouverneur général. Le défendeur a fait valoir que la Constitution ne précise pas la manière selon laquelle les mises en candidature seront recueillies, ni la manière selon laquelle le Conseil consultatif devrait fonctionner. Voilà pour le mandat du Conseil consultatif. Celui-ci pourra, au besoin, établir ses propres règles informelles, mais, suite à l’arrêt Chiasson, toute règle informelle établie par le Conseil consultatif, par exemple la nécessité d’un consensus ou l’obligation de ne pas considérer un candidat une deuxième fois, sera secondaire, voire inutile. Ces règles informelles, si elles existent, ne créent pas, contrairement à l’espèce Chiasson, d’attentes légitimes quant à l’attitude que devra adopter le Conseil consultatif.

 

XI.       Dispositif

 

[82]           M. Chauvin soutient que sa demande de contrôle judiciaire est inédite et que la Cour devrait donc l’autoriser à aller de l’avant. Cependant, ce n’est pas parce qu’un argument est inédit qu’il éclipse le critère de la radiation d’une demande. Quel que soit le moyen considéré parmi ceux qui sont examinés ci-dessus (à l’exception peut-être de la justiciabilité), la demande n’a, selon moi, aucune chance d’aboutir et elle est donc radiée. M. Chauvin a déjà modifié son avis de demande. Vu les conclusions auxquelles je suis arrivé en ce qui concerne le caractère théorique de l’instance et la qualité pour agir, M. Chauvin n’est pas autorisé à modifier une nouvelle fois la demande. Cependant, en raison du caractère inédit des aspects de la demande, il ne sera pas adjugé de dépens.

 

 

 


 

ORDONNANCE

 

            LA COUR ORDONNE :

 

1.                  La requête en radiation déposée par le défendeur est accueillie, et la demande est radiée, sans autorisation de la modifier.

 

2.                  Il ne sera pas adjugé de dépens.

 

 

« Kevin R. Aalto »

Protonotaire

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-1191-08

 

INTITULÉ :                                       FRANK CHAUVIN O.C.

                                                            c.

                                                            LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 27 MARS 2009

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :  LE PROTONOTAIRE AALTO

 

DATE DES MOTIFS

ET DE L’ORDONNANCE :             LE 23 NOVEMBRE 2009

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Philip Horgan

 

POUR LE DEMANDEUR

Peter Hajacek

Roy Lee

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Philip Horgan Law Office

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.