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Federal Court

 

Cour fédérale

 


 

Date : 20091127

Dossier : IMM-1689-09

Référence : 2009 CF 1219

Ottawa (Ontario), le 27 novembre 2009

En présence de monsieur le juge Harrington

 

ENTRE :

ESTHER LADOUCE JONAN

partie demanderesse

 

 

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

 

partie défenderesse

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               François N’gonga, chef du village de Bangou dans la République du Cameroun, un homme de plus de 80 ans, aurait décidé en novembre 2004 que Rosette Chakoba, alors agée de 20 ans, serait sa 22e épouse. Il ordonna son arrestation, ce qui fut un choc pour madame Esther Ladouce Jonan, la mère de Rosette.

 

[2]               Avec l’aide de quelques notables du village ayant connu son défunt époux, Mme Jonan a réussi à amener sa fille dans une autre partie du pays, à partir de laquelle Rosette s’est enfuie au Gabon. Le chef N’gonga a donc fait parvenir un communiqué dans toutes les communautés de Bangou du Cameroun pour retrouver Rosette. Pour certains villageois, Mme Jonan avait déshonoré le chef du village et faisait honte à la tradition. Elle aurait été menacée de mort, et sa maison, détruite. Elle aurait été battue, mais aurait pu s’enfuir. En août 2006, quelques membres de la communauté auraient fait irruption chez la sœur aînée de Mme Jonan où celle-ci se cachait. Elle aurait été violemment agressée et conduite à l’hôpital où elle aurait passé trois semaines. Suite à d’autres mésaventures, elle arrive au Canada et dépose une demande d’asile.

 

[3]               La Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a conclu que Mme Jonan n’avait ni la qualité de « réfugiée » au sens de l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés ni celle de « personne à protéger » au sens de l’article 97 de la Loi, rejetant par conséquent sa demande d’asile en trouvant celle-ci non-crédible. Il s’agit d’un contrôle judiciaire de cette décision.

 

[4]               La principale conclusion du tribunal, conclusion sans laquelle sa décision n’aurait pu être prise, concerne le statut du chef de Bangou, M. N’gonga. Mme Jonan dit que M. N’gonga est chef de Bangou depuis au moins 40 ans. Malgré le fait que Mme Jonan alléguait avoir demeuré à Bangou toute sa vie et qu’elle avait à l’époque plus de 50 ans, le tribunal a préféré la preuve documentaire. Il semble y avoir une hiérarchie de chefferie au Cameroun. Bangou est une chefferie de 2e degré constituée de 29 quartiers ayant chacun à leur tête une chefferie de 3e degré. Mme Jonan n’était pas en mesure de confirmer si François N’gonga avait des sous-chefs. Le tribunal en a conclu que M. N’gonga doit être un chef de 3e degré. Le tribunal a mentionné au paragraphe 14 de sa décision :

Le tribunal rejette le témoignage de la demandeure comme étant non crédible. La preuve documentaire, de sources fiables et bien informées, nous enseigne que Bangou est situé à 350 kilomètres de Yaoundé et compte environ 12 000 habitants. On y relate :

Dirigé traditionnellement par une chefferie de 2ème degré, Bangou est constitué de 29 quartiers ayant à leur tête chacun une chefferie de 3ème degré. (…) Les différents chefs ayant gouverné Bangou à ce jour sont les suivants : Nkouangong, Nguiesseu, Kepseu, Yepjouo, Knouankep, Njosseu, Nguiesseu II, Taleani, Djomo I, Tayho I, Sinkep Charles, Kemayou Paul Bernard, Djomo Christo, Tayo Marcel depuis 1979.

 

[5]               Si M. N’gonga était un simple chef d’un des 29 quartiers composant un village de 12 000 habitants, « il est complètement invraisemblable que ce dernier ait autant de pouvoir sur l’ensemble du territoire du Cameroun. Le tribunal estime qu’il peut tirer une conclusion négative quant à la crédibilité de la demandeure ».

 

[6]               La dite preuve documentaire de « sources fiables et bien informées » provient d’un blogue intitulé « La chefferie du Bangou en Bamileke », Yahoo! 360o, France. Les auteurs ne sont pas identifiés, mais si on se fie aux photos accompagnatrices, il pourrait s’agir de deux jeunes touristes français. Le texte porte le sous-titre « VOYAGE A BANGOU DANS L’OUEST CAMEROUN EN TERRE BAMILEKE » et commence par « Encore une fois de plus je découvre un nouveau village dans l’Ouest du Cameroun en terre Bamiléké …Vous allez me dire pourquoi Bangou? ». Cette preuve documentaire n’est certainement pas du type de preuve documentaire sur laquelle un tribunal fonde habituellement sa décision tels les rapports de divers pays qui observent et s’informent sur la situation qui règne dans un pays visé ou même d’ONG réputées. Il semble s’agir tout simplement d’un carnet de voyage qu’un touriste partage sur un blogue quelconque.

 

[7]               D’un coté, on a le témoignage clair d’une femme qui a passé toute sa vie au Bangou. De l’autre côté, on a un rapport d’origine incertaine qui dit que Marcel Tayo est chef depuis 1979 et que Bangou est une chefferie de 2e degré. Ceci mène à la conclusion que François N’gonga doit être un chef de 3e degré.

 

[8]               Comment est-ce que le tribunal a pu conclure qu’un chef de 3e degré n’aurait aucune influence en dehors de son quartier, alors qu’un chef de 2e degré aurait influence auprès d’expatriés Bangous dans tout le Cameroun?

 

[9]               Ici, l’appréciation de la preuve est complètement déraisonnable (Dunsmuir c. Nouveau Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190). De plus, il n’y avait aucun fondement pour conclure que le chef N’gonga n’exerce aucune influence en dehors de son propre quartier. Comme M. le juge McGuigan a écrit dans l’arrêt Canada (Ministre de l’emploi et de l’immigration) c. Satiacum (1989), 99 N.R. 171 (C.A.F.):

La différence entre une déduction justifiée et une simple hypothèse est reconnue depuis longtemps en common law. Lord Macmillan fait la distinction suivante dans l'arrêt Jones v. Great Western Railway Co. (1930), 47 T.L.R. 39, à la p. 45, 144 L.T. 194, à la p. 202 (H.L.):

 

[TRADUCTION] Il est souvent très difficile de faire la distinction entre une hypothèse et une déduction. Une hypothèse peut être plausible mais elle n'a aucune valeur en droit puisqu'il s'agit d'une simple supposition. Par contre, une déduction au sens juridique est une déduction tirée de la preuve et si elle est justifiée, elle pourra avoir une valeur probante. J'estime que le lien établi entre un fait et une cause relève toujours de la déduction.


 

ORDONNANCE

 

            POUR CES MOTIFS;

LA COUR ORDONNE que :

1.                  La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2.                  L’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour un nouvel examen.

3.                  Il n’y a aucune question sérieuse d’importance générale à certifier.

 

 

 

« Sean Harrington »

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-1689-09

 

INTITULÉ :                                       ESTHER LADOUCE JONAN

                                                            et LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               le 19 novembre 2009

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              Le juge Harrington

 

DATE DES MOTIFS :                      le 27 novembre 2009

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Luciano Mascaro

 

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Me Mireille-Anne Rainville

 

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

ARPIN, MASCARO & ASSOCIÉS

Montréal (Québec)

 

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

John H. Sims

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

 

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