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Cour fédérale

Federal Court

Date : 20100106

Dossier : IMM-525-09

Référence : 2010 CF 17

Ottawa (Ontario), ce 6e jour de janvier 2010

En présence de l’honorable juge Pinard

ENTRE :

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

Demandeur

 

et

Ibrahim HABIMANA

Défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]          Il s’agit ici d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (le tribunal) présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. (2001), ch. 27 (la Loi). Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le ministre) conteste la reconnaissance à Ibrahim Habimana (le défendeur) de qualité de personne à protéger par le tribunal dans une décision rendue le 4 décembre 2008.

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[2]          Le défendeur est un citoyen rwandais d’origine hutue.

 

[3]          Il affirme avoir dénoncé des génocidaires hutus membres de la milice interahamwe à un tribunal traditionnel appelé Gacaca. Il aurait refusé de témoigner lorsque convoqué pour une seconde fois par ce tribunal, par crainte de vengeance de la part de miliciens relâchés, et s’est rendu au Canada. Le tribunal a trouvé le témoignage du défendeur sur ce point « direct et vraisemblable ».

 

[4]          Après qu’il eut présenté sa demande d’asile, des agents de la Gendarmerie royale du Canada (« GRC ») se sont rendus au Rwanda pour se renseigner au sujet du défendeur. Ayant contacté les membres du Gacaca, ils ont conclu que le document prouvant sa convocation est un faux.

 

[5]          Le défendeur semble avoir expliqué que les documents prouvant les convocations seraient préfabriqués et échangés entre les différents tribunaux en cas de besoin, si bien que les sceaux et les signatures qui se retrouvent sur un document délivré à la personne convoquée ne correspondent pas toujours à son district de résidence.

 

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[6]          Le tribunal a identifié la vengeance des Interahamwes comme le motif de la crainte du défendeur. Or, la vengeance n’étant pas un motif de persécution reconnu par la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés (la Convention), le tribunal a conclu que l’article 96 de la Loi ne s’appliquait pas au défendeur et a examiné sa demande sur la base de l’alinéa 97(1)b).

 

[7]          Sur la question de la crédibilité du défendeur, le tribunal s’est dit « d’avis que ces explications son [sic] raisonnables si l’on tient compte de la culture locale telle qu’elle est dépeinte par la preuve documentaire où l’on voit qu’il existe une suspicion mutuelle entre les ethnies ». Bien qu’il ne l’ait pas dit expressément, il semble donc avoir cru le défendeur et rejeté les représentations du ministre à l’effet que la preuve soumise par celui-ci était falsifiée.

 

[8]          De plus, le tribunal a conclu que le défendeur est un « réfugié sur place », et donc une personne à protéger, à cause des actions des enquêteurs de la GRC. Ceux-ci ont « parlé du demandeur en montrant l’avis de convocation litigieux à celui que le demandeur considère comme l’agent persécuteur ».

 

[9]          Se fondant sur la preuve documentaire sur le Rwanda, le tribunal a noté que les droits de la personne ne sont pas toujours respectés dans ce pays, que des citoyens peuvent être victimes d’arrestations arbitraires et que le gouvernement tente d’influencer les tribunaux, et particulièrement le Gacaca.

 

[10]      Le tribunal a conclu « qu’il est raisonnable de penser que les autorités s’en prendraient au demandeur qui ternit l’image du régime à l’étranger avec des documents douteux. Il [était] d’avis que sa situation serait aggravée par le fait qu’il est un Hutu face à un régime politique Tutsi répressif ». C’est pourquoi « il n’est pas déraisonnable de penser qu’il serait persécuté pour opinion politique imputée par l’État et que dans ce contexte, le tribunal est d’avis qu’en considérant la prépondérance des probabilités, il existe une possibilité raisonnable de persécution » du défendeur au Rwanda.

 

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[11]      Le ministre reproche au tribunal d’avoir bâclé son processus décisionnel et d’avoir ainsi enfreint les exigences de l’équité procédurale en rendant une décision piètrement motivée, incohérente, inintelligible et non fondée sur la preuve.

 

[12]      À mon avis, la décision du tribunal est insuffisamment motivée pour pouvoir être considérée raisonnable, tant en ce qui concerne le motif principal qu’en ce qui concerne le motif subsidiaire.

 

[13]      Concernant le motif principal, soit la crainte des miliciens interahamwes, la conclusion du tribunal que le témoignage du défendeur était « direct et vraisemblable » est difficilement intelligible, vu la brièveté de ce témoignage. Interrogé sur ce qu’il craignait au Rwanda, le défendeur a seulement déclaré avoir « peur qu’on puisse [l’]emprisonner et [le] tuer ». Il a affirmé ne pas connaître le nom de gens qui le menaçaient, mais a dit que « ce sont des gens des gatchatchas, les paysans et les gens contre lesquels j’ai témoigné ». Il a, ensuite, relaté les problèmes vécus par sa femme depuis la visite des agents de la GRC, mais ces faits ne sont pas pertinents à la crainte que le défendeur aurait des miliciens.

 

[14]      Bien qu’il appartienne au tribunal d’évaluer le témoignage du défendeur, cette évaluation doit tout de même être transparente et intelligible (voir Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 47). Le témoignage du défendeur était vague au point où il ne savait même pas s’il était menacé par les miliciens contre qui il allait témoigner, comme l’a conclu le tribunal, ou par « des gens des gatchatchas [ou] les paysans ». Dans ce contexte, l’affirmation du tribunal que le témoignage du défendeur au sujet de sa crainte était « direct » ne me paraît guère transparente et n’est pas intelligible.

 

[15]      De plus, le tribunal n’a pas expliqué de façon intelligible pourquoi il a rejeté en bloc toutes les allégations du rapport de la GRC au sujet de la convocation au Gacaca mise en preuve par le défendeur. La seule explication donnée par le tribunal est que les allégations du défendeur à l’effet que les membres du Gacaca auraient menti aux agents canadiens « son [sic] raisonnables » dans le contexte de la « suspicion mutuelle entre les ethnies » au Rwanda. Or, non seulement le tribunal devait décider non pas si ces allégations étaient « raisonnables » mais si elles étaient, selon la prépondérance des probabilités, vraies, mais aussi, il n’a pas expliqué comment la suspicion ethnique motiverait le Gacaca à calomnier le défendeur. En effet, bien que celui-ci soit un Hutu, il devait, à ce qu’il dit, témoigner contre des miliciens génocidaires hutus eux aussi. Il semble logique de supposer que les membres du tribunal, des Tutsis, ne lui seraient pas hostiles.

 

[16]      Quant au motif subsidiaire de la décision, soit la possibilité que le défendeur soit devenu un « réfugié sur place », je conviens avec le ministre que l’utilisation par le tribunal de la notion de « réfugié sur place » pour accorder une protection en vertu de l’article 97 de la Loi n’était pas, strictement parlant, appropriée, puisque cette notion est intimement liée à la notion de réfugié au sens de la Convention. La référence, au paragraphe 96 du Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés, à la « crainte fondée de persécution », qui justifie la reconnaissance du statut de « réfugié sur place » à un demandeur le confirme.

 

[17]      Cependant, l’article 97 de la Loi ne dispose pas que les événements qui font croire qu’un demandeur d’asile serait exposé à une menace à sa vie ou à sa sécurité en cas de renvoi dans son pays d’origine doivent être survenus avant qu’il n’ait quitté ce pays. C’est pourquoi, à mon avis, le débat sur la notion de « réfugié sur place » n’est d’aucune conséquence pratique en l’espèce.

 

[18]      Le tribunal pouvait, s’il concluait que le défendeur serait exposé à une menace à sa vie ou à sa sécurité en cas de renvoi au Rwanda, lui reconnaître le statut de personne à protéger.

 

[19]      Cependant, pour le faire, le tribunal devait, comme le soutient le ministre, étudier attentivement le dossier et bien motiver sa décision. Il ne l’a pas fait.

 

[20]      L’analyse du tribunal sur l’impact de l’enquête menée par les agents de la GRC est sommaire. Le seul fait retenu par le tribunal dans ses motifs est que les agents ont révélé l’identité du défendeur « à celui que [le défendeur] considère comme l’agent persécuteur ». Comme le soutient le ministre, le raisonnement du tribunal est bâclé, puisqu’il avait affirmé plus haut dans ses motifs que c’est la persécution de miliciens hutus, et non des autorités rwandaises, que craignait le défendeur.

 

[21]      Mais il y a plus. Le tribunal ne dit pas si les autorités étaient déjà au courant de la situation du défendeur ou si les agents ont révélé le fait que celui-ci a présenté une demande d’asile au Canada. Or, une analyse de ces facteurs est déterminante pour la décision si le défendeur a été ou non mis en danger par les actions de la GRC (voir Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration c. Mbouko, 2005 CF 126, aux paragraphes 31 à 33).

 

[22]      De plus, le tribunal n’a pas conclu que les demandeurs d’asile renvoyés au Rwanda étaient plus susceptibles d’être poursuivis en justice ou menacés que les citoyens rwandais ordinaires. En fait, il ne s’est même pas posé la question.

 

[23]      Le tribunal ne pouvait donc pas conclure que le défendeur serait exposé au Rwanda à un risque « alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas », comme le requiert le sous-alinéa 97(1)b)(ii) de la Loi. Les motifs du tribunal ne démontrent aucunement que cette exigence législative est remplie dans le cas du défendeur. La « conclusion » du tribunal à cet effet est purement spéculative.

 

[24]      Ainsi, la décision du tribunal que le défendeur est une personne à protéger n’est pas transparente et intelligible. La Cour ne peut donc pas conclure qu’elle est raisonnable (voir Dunsmuir, ci-dessus, au paragraphe 47).

 

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[25]      Je suis donc d’avis, pour les motifs qui précèdent, d’accueillir la demande de contrôle judiciaire et d’ordonner qu’un tribunal différemment constitué procède à une nouvelle étude complète du dossier du défendeur. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

JUGEMENT

 

            La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision rendue par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (le tribunal) le 4 décembre 2008 est annulée et l’affaire est retournée à un tribunal différemment constitué pour nouvelle décision.

 

 

« Yvon Pinard »

Juge

 

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-525-09

 

INTITULÉ :                                       MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE  L’IMMIGRATION c. Ibrahim HABIMANA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 25 novembre 2009

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              Le juge Pinard

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 6 janvier 2010

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Jocelyne Murphy                           POUR LE DEMANDEUR

 

Me Stéphanie Valois                            POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

John H. Sims, c.r.                                                         POUR LE DEMANDEUR

Sous-procureur général du Canada

 

Stéphanie Valois                                                           POUR LE DÉFENDEUR

Montréal (Québec)

 

 

 

 

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