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Federal Court

 

Cour fédérale

 


Date : 20091204

Dossier : T‑89‑09

Référence : 2009 CF 1246

Ottawa (Ontario), le 4 décembre 2009

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE SNIDER

 

 

ENTRE :

MARTHA KAHNAPACE

demanderesse

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

 

I.          Introduction

 

[1]               La demanderesse, Mme Martha Kahnapace purge une peine d’emprisonnement à perpétuité (25 ans) pour une première infraction fédérale, sans admissibilité à la libération conditionnelle pendant dix ans, pour meurtre au deuxième degré. Depuis le début de sa peine, soit le 27 septembre 2007, elle est détenue dans un établissement à sécurité maximale. Malgré deux recommandations de la transférer dans un établissement à sécurité moyenne, la sous-commissaire régionale (la SCR) au Service correctionnel du Canada (le Service) a rendu le 4 mars 2008 une décision finale lui assignant la cote de sécurité maximale. La demanderesse a contesté cette décision jusque devant la dernière instance de règlement des griefs. Par décision en date du 14 novembre 2008 (la décision de troisième palier sur le grief), la commissaire adjointe intérimaire, Politiques et recherches au Service, a rejeté le grief de la demanderesse et confirmé la décision de la SCR.

 

[2]               Mme Kahnapace demande le contrôle judiciaire de la décision de troisième palier sur le grief. Plus précisément, elle sollicite les mesures de redressement suivantes :

 

·                    une ordonnance frappant de nullité, au motif de l’incompétence, le Bulletin politique 107 (dont le contenu est exposé ci‑dessous) et son application;

 

·                    une ordonnance déclarant le Bulletin politique 107 et son application contraires aux articles 7 et 9 de la Charte canadienne des droits et libertés, Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.‑U.), 1982, ch. 11 (la Charte);

 

·                    une ordonnance annulant la décision de troisième palier sur le grief;

 

·                    une ordonnance de mandamus enjoignant au Service de la placer dans un milieu à sécurité moyenne;

 

·                    une ordonnance d’adjudication des dépens.

 

II.        Les questions en litige

 

[3]               La présente demande met en litige les questions suivantes :

 

1.                  L’exercice de pouvoir discrétionnaire par lequel le commissaire a modifié l’Échelle de classement par niveau de sécurité (examinée ci‑dessous) au moyen du Bulletin politique 107 et établi une procédure de mise en œuvre de celui‑ci est‑il justiciable?

 

2.                  Le Bulletin politique 107 est‑il illégal au motif qu’il ne serait pas conforme aux dispositions législatives régissant le Service?

 

3.                  Le Bulletin politique 107, qui modifie l’Échelle de classement par niveau de sécurité, et sa mise en œuvre portent-ils atteinte aux droits que garantissent à Mme Kahnapace les articles 7 et 9 de la Charte?

 

4.                  La décision de troisième palier sur le grief est-elle raisonnable?

 

[4]               Comme je l’explique dans les motifs dont l’exposé suit, je souscris au moyen selon lequel le Bulletin politique 107 est justiciable. Cependant, je rejetterai les moyens avancés par Mme Kahanapace sur toutes les autres questions.

 

III.       Le contexte

 

[5]               La présente demande met en jeu un certain nombre de dispositions législatives, de politiques et de directives que le Service doit suivre ou appliquer pour classer les détenus dans le système pénitentiaire. Pour évaluer le bien-fondé de cette demande, il faut comprendre les modalités d’application et les interactions de ces diverses lois, politiques et directives.

 

A.        Les dispositions législatives applicables

 

[6]               L’article 3 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20 (la LSCMLC), dispose ce qui suit :

3.         Le système correctionnel vise à contribuer au maintien d’une société juste, vivant en paix et en sécurité, d’une part, en assurant l’exécution des peines par des mesures de garde et de surveillance sécuritaires et humaines, et d’autre part, en aidant au moyen de programmes appropriés dans les pénitenciers ou dans la collectivité, à la réadaptation des délinquants et à leur réinsertion sociale à titre de citoyens respectueux des lois.

3.         The purpose of the federal correctional system is to contribute to the maintenance of a just, peaceful and safe society by:

 

(a)        carrying out sentences imposed by courts through the safe and humane custody and supervision of offenders; and

 

(b)        assisting the rehabilitation of offenders and their  reintegration into the community as law-abiding citizens through the provision of programs in penitentiaries and in the community

 

[7]               Le législateur prescrit au Service de remplir les objectifs définis à l’article 3 en se conformant aux principes énoncés à l’article 4. Deux de ces principes se révèlent particulièrement pertinents pour l’examen de la présente demande :

4.         Le Service est guidé, dans l’exécution de ce mandat, par les principes qui suivent :

 

 

a)         la protection de la société est le critère prépondérant lors de l’application du processus correctionnel;

 

. . .

 

d)         les mesures nécessaires à la protection du public, des agents et des délinquants doivent être le moins restrictives possible;

 

4.         The principles that shall guide the Service in achieving the purpose referred to in section 3 are

 

(a)        that the protection of society be the paramount consideration in the corrections process;

 

 

. . .

 

(d)        that the Service use the least restrictive measures consistent with the protection of the public, staff members and offenders;

 

 

[8]               Le principe des mesures « le moins restrictives possible » se retrouve à l’article 28 de la LSCMLC, exprimé cette fois sous une forme impérative :

28.       Le Service doit s’assurer, dans la mesure du possible, que le pénitencier dans lequel est incarcéré le détenu constitue le milieu le moins restrictif possible, compte tenu des éléments suivants :

 

 

a) le degré de garde et de surveillance nécessaire à la sécurité du public, à celle du pénitencier, des personnes qui s’y trouvent et du détenu;

 

 

b) la facilité d’accès à la collectivité à laquelle il appartient, à sa famille et à un milieu culturel et linguistique compatible;

 

c) l’existence de programmes et services qui lui conviennent et sa volonté d’y participer.

 

28.       Where a person is, or is to be, confined in a penitentiary, the Service shall take all reasonable steps to ensure that the penitentiary in which the person is confined is one that provides the least restrictive environment for that person, taking into account

 

(a)        the degree and kind of custody and control necessary for

(i)                  the safety of the public,

 

 

(ii)the safety of that person and other persons in the penitentiary, and

 

(iii)               the security of the penitentiary;

 

(b)        accessibility to

(i)                  the person’s home community and family,

 

(ii)a compatible cultural environment, and

 

(iii)               a compatible linguistic environment; and

 

(c)        the availability of appropriate programs and services and the person’s willingness to participate in those programs.

 

[9]               L’article 30 prescrit au Service d’assigner une cote de sécurité maximale, moyenne ou minimale à chaque détenu conformément aux règlements d’application.

 

[10]           Le législateur prévoit dans la LSCMLC une considérable délégation de ses pouvoirs pour ce qui concerne le placement des détenus et l’élaboration des procédures opérationnelles importantes, les pouvoirs ainsi délégués s’exerçant par deux voies, soit la réglementation, et les règles et directives du commissaire.

 

[11]           L’alinéa 96d) de la LSCMLC dispose que le gouverneur en conseil peut prendre des règlements « concernant l’incarcération des détenus conformément à l’article 28 ». C’est en vertu de cette disposition qu’a été promulgué le Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92‑620 (le Règlement). Les articles 17 et 18 du Règlement, dont le texte suit, se révèlent particulièrement pertinents pour ce qui concerne le placement des détenus :

17.       Le Service détermine la cote de sécurité à assigner à chaque détenu conformément à l’article 30 de la Loi en tenant compte des facteurs suivants :

 

 

a)      la gravité de l’infraction commise par le détenu;

 

 

b)      toute accusation en instance contre lui;

 

c)      son rendement et sa conduite pendant qu’il purge sa peine;

 

d)      ses antécédents sociaux et criminels, y compris ses antécédents comme jeune contrevenant s’ils sont disponibles et le fait qu’il a été déclaré délinquant dangereux en application du Code criminel;

 

e)      toute maladie physique ou mentale ou tout trouble mental dont il souffre;

 

f)       sa propension à la violence;

 

g)      son implication continue dans des activités criminelles.

 

 

 

 

18. Pour l’application de l’article 30 de la Loi, le détenu reçoit, selon le cas :

 

a)      la cote de sécurité maximale, si l’évaluation du Service montre que le détenu :

 

(i)                  soit présente un risque élevé d’évasion et, en cas d’évasion, constituerait une grande menace pour la sécurité du public,

 

(ii)                soit exige un degré élevé de surveillance et de contrôle à l’intérieur du pénitencier;

 

b)      la cote de sécurité moyenne, si l’évaluation du Service montre que le détenu :

 

(i)                  soit présente un risque d’évasion de faible à moyen et, en cas d’évasion, constituerait une menace moyenne pour la sécurité du public,

 

(ii)                soit exige un degré moyen de surveillance et de contrôle à l’intérieur du pénitencier;

 

 

 

 

 

 

c)      la cote de sécurité minimale, si l’évaluation du Service montre que le détenu :

 

(i)                  soit présente un faible risque d’évasion et, en cas d’évasion, constituerait une faible menace pour la sécurité du public,

 

(ii)                soit exige un faible degré de surveillance et de contrôle à l’intérieur du pénitencier.

 

17.       The Service shall take the following factors into consideration in determining the security classification to be assigned to an inmate pursuant to section 30 of the Act:

 

(a)   the seriousness of the offence committed by the inmate;

 

(b)   any outstanding charges against the inmate;

 

(c)    the inmate’s performance and behaviour while under sentence;

 

(d)   the inmate’s social, criminal and, if available, young-offender history and any dangerous offender designation under the Criminal Code;

 

 

 

(e)    any physical or mental illness or disorder suffered by the inmate;

 

(f)     the inmate’s potential for violent behaviour; and

 

(g)   the inmate’s continued involvement in criminal activities.

 

 

 

 

 

18.       For the purposes of section 30 of the Act, an inmate shall be classified as

 

(a)   maximum security where the inmate is assessed by the Service as

 

 

(i)                  presenting a high probability of escape and a high risk to the safety of the public in the event of escape, or

 

(ii)                requiring a high degree of supervision and control within the penitentiary;

 

 

(b)   medium security where the inmate is assessed by the Service as

 

 

(i)                  presenting a low to moderate probability of escape and a moderate risk to the safety of the public in the event of escape, or

 

 

(ii)                requiring a moderate degree of supervision and control within the penitentiary; and

 

 

 

 

 

(c)    minimum security where the inmate is assessed by the Service as

 

 

(i)                  presenting a low probability of escape and a low risk to the safety of the public in the event of escape, and

 

 

(ii)                requiring a low degree of supervision and control within the penitentiary

 

[12]           Le second mode d’exercice des pouvoirs étendus délégués par le législateur consiste dans les règles et directives du commissaire. Le paragraphe 6(1) de la LSCMLC dispose que le gouverneur en conseil nomme le commissaire, qui a, sous la direction du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, « toute autorité sur le Service et tout ce qui s’y rattache ». En vertu de l’article 97 de la même loi, le commissaire peut établir des règles concernant : a) la gestion du Service, b) les questions énumérées à l’article 4, et c) toute autre mesure d’application de la LSCMLC et du Règlement. Sous le régime de l’article 98 de la LSCMLC, les règles établies en application de l’article 97 peuvent faire l’objet de « directives du commissaire ». La directive du commissaire qui nous intéresse principalement dans le contexte de la présente demande est la DC 705‑7, intitulée « Cote de sécurité et placement pénitentiaire ».

 

B.        L’évaluation initiale aux fins de l’assignation d’une cote de sécurité et du placement pénitentiaire (DC 705‑7)

 

[13]           Les membres du personnel du Service, dès que le détenu est mis sous garde fédérale, procèdent à une évaluation initiale en vue de lui assigner une cote de sécurité et de le placer dans un établissement de la catégorie voulue. Ils sont guidés dans ce travail de classement initial par deux directives du commissaire : la DC 705‑7 (« Cote de sécurité et placement pénitentiaire ») et la DC 705 (« Processus d’évaluation initiale »).

 

[14]           L’une des premières étapes du processus d’évaluation initiale consiste à remplir l’Échelle de classement par niveau de sécurité (ci‑après dénommée « l’Échelle » ou « l’ECNS »), tâche qui incombe à l’agent de libération conditionnelle du détenu ou à son intervenant de première ligne (DC 705‑7, paragraphes 16 et 17). Les paragraphes 35 à 41 de la DC 705‑7 exposent le rôle de l’Échelle dans les évaluations, et l’annexe A de la même directive décrit l’utilisation de cet instrument de manière très détaillée.

 

[15]           L’Échelle est un outil fondé sur les résultats de recherches, qui produit des notes numériques censées mesurer à la fois les possibilités d’adaptation du détenu à l’établissement et le risque qu’il présente pour la sécurité. Elle a été conçue pour rendre le classement des détenus plus objectif et plus transparent. La sous-échelle de l’adaptation à l’établissement attribue des notes à cinq facteurs, et la sous-échelle du risque pour la sécurité en attribue à sept autres, dont deux qui intéressent plus particulièrement la présente demande, soit la durée de la peine et la gravité de l’infraction qui est à l’origine de la peine actuelle. L’Échelle ne laisse guère de marge d’appréciation, voire aucune, à ceux qui l’administrent. Ce caractère garantit l’uniformité de signification des notes totales à la grandeur du système pénitentiaire.

 

[16]           Plus les notes sont élevées, plus la cote de sécurité du délinquant le sera. On a fixé au préalable des valeurs limites correspondant aux trois cotes de sécurité : minimale, moyenne et maximale (DC 705‑7, paragraphe 37). La valeur limite pour la sécurité maximale est de 95 dans la sous-échelle de l’adaptation à l’établissement, et de 134 dans la sous-échelle du risque pour la sécurité.

 

[17]           Une fois qu’on a obtenu le résultat actuariel total, on s’en sert pour établir le placement final du délinquant. Citons à ce sujet le paragraphe 40 de la DC 705‑7 :

L’évaluation finale doit tenir compte de l’échelle actuarielle ainsi que des facteurs cliniques. Dans l’évaluation globale du risque, le jugement clinique s’appuiera normalement sur les résultats du délinquant à l’ECNS. En cas de divergence (c.‑à‑d. si la mesure actuarielle ne concorde pas avec l’évaluation clinique), il est important d’en fournir une explication. L’évaluation finale respectera l’article 17 du RSCMLC en formulant l’analyse sous les trois rubriques suivantes : adaptation à l’établissement, risque d’évasion et risque pour la sécurité du public. [Non souligné dans l’original.]

 

 

[18]           Autrement dit, le résultat obtenu à l’Échelle est le point de départ de l’évaluation en vue du classement. Une fois l’Échelle remplie, les appréciations psychologiques et le jugement clinique de spécialistes expérimentés du personnel deviennent importants pour établir si le résultat de l’évaluation actuarielle devrait être maintenu.

 

[19]           Selon le paragraphe 34 de la DC 705‑7, il faut prendre en considération les facteurs suivants pour établir quel est le milieu le moins restrictif possible pour le délinquant :

 

a)                  la sécurité du public, du délinquant et des autres personnes se trouvant dans le pénitencier;

 

b)                  la cote de sécurité du délinquant;

 

c)                  le niveau de sécurité de l’établissement;

 

d)                  la facilité d’accès à la collectivité et à la famille du délinquant;

 

e)                  le milieu culturel et linguistique qui convient le mieux au délinquant;

 

f)                    la disponibilité de programmes et de services répondant aux besoins du délinquant;

 

g)                  le point de savoir si le délinquant souhaite participer à des programmes.

 


[20]           En outre, aux fins de la détermination de la cote de sécurité des délinquants autochtones, le personnel est invité à respecter l’esprit et l’objet de l’arrêt R. c. Gladue, [1999] 1 R.C.S. 688, et à tenir compte des facteurs suivants :

 

a)                  les antécédents d’éclatement familial, par exemple le placement du délinquant dans un pensionnat, ou les antécédents familiaux de placement dans des pensionnats;

 

b)                  le chômage attribuable au manque de possibilités;

 

c)                  le manque d’instruction ou d’utilité de l’instruction reçue;

 

d)                  les antécédents de toxicomanie;

e)                  la discrimination systémique et directe antérieurement subie;

 

f)                    la participation antérieure à des programmes de justice réparatrice ou les antécédents de sanctions communautaires;

 

g)                  la participation antérieure à des initiations, cérémonies et autres activités traditionnelles autochtones;

 

h)                  les antécédents de vie en réserve ou hors réserve.

 

C.        Le Bulletin politique 107

 

[21]           Le document particulier attaqué par Mme Kahnapace est le Bulletin politique 107, émis par le commissaire le 23 février 2001. Ce bulletin s’applique seulement au classement de sécurité des délinquants purgeant une peine à perpétuité minimale pour meurtre au premier ou au deuxième degré. J’y relèverai d’abord le passage suivant :

Étant donné que les meurtres au premier et au deuxième degré sont les infractions les plus graves qui peuvent être commises au Canada, et qu’elles sont punissables au moyen des sanctions les plus rigoureuses en vertu du Code criminel, les politiques et procédures du SCC doivent raffermir plus clairement cet aspect de notre système de justice pénale. Par conséquent, les délinquants purgeant une peine à perpétuité minimale pour meurtre au premier ou au deuxième degré seront classés au niveau de sécurité maximal pendant au moins les deux premières années de leur peine fédérale, ce qui concorde avec les raisons pour lesquelles ils ont été condamnés.

 

[22]           Le Bulletin politique 107 était en fait l’annonce ou l’avis de changements à l’Échelle de classement par niveau de sécurité, motivés comme suit :

L’Échelle de classement par niveau de sécurité a été modifiée pour tenir compte de la gravité de la peine. Ainsi, les délinquants purgeant une peine à perpétuité minimale pour meurtre au premier ou au deuxième degré seront classés au niveau de sécurité maximal.

 

[23]           En quoi le Bulletin politique 107 a‑t‑il changé l’échelle actuarielle? À compter de la date de publication de ce bulletin, soit le 23 février 2001, l’élément no 4 de la sous-échelle du risque pour la sécurité – la durée de la peine – a été modifié. On y a ajouté une catégorie : « peine à perpétuité minimale – meurtre au premier ou au deuxième degré », à laquelle on a attribué une note fixée au préalable de 98 points. Une fois qu’on aurait ajouté la valeur préexistante de 36 points établie pour la « gravité de l’infraction à l’origine de la peine actuelle » à celle de la durée de la peine, la note du délinquant devait nécessairement atteindre la valeur limite de 134 points fixée pour la sécurité maximale.

 

[24]           L’Échelle a été de nouveau modifiée le 18 septembre 2007. On a alors retranché la catégorie « peine à perpétuité minimale – premier ou deuxième degré » de l’élément no 4 de la sous-échelle du risque pour la sécurité, obtenant ainsi une valeur de 65 points pour les peines de plus de 24 ans. Le deuxième changement touchait l’élément no 3, « gravité de l’infraction à l’origine de la peine actuelle », où l’on a ajouté la catégorie « extrême », applicable au meurtre au premier ou au deuxième degré, à laquelle on a attribué une valeur de 69 points. L’effet conjugué des éléments nos 3 et 4 était l’assignation, dans la sous-échelle du risque pour la sécurité, d’une note totale de 134 points à tout délinquant déclaré coupable de meurtre au premier ou au deuxième degré. Là encore, la note de tout délinquant de cette catégorie, sans exception, atteint la valeur limite correspondant à la sécurité maximale.

 

[25]           Il est à noter que le Bulletin politique 107 n’a pas supprimé le processus d’évaluation initiale, avec son appréciation clinique susceptible d’entraîner pour le délinquant pris individuellement un placement final différent de celui qui aurait résulté du seul calcul actuariel. Il n’a pas supprimé non plus les examens du classement. Le Bulletin politique 107 prévoit la possibilité de dérogations au classement en sécurité maximale qui est nécessairement attribué selon l’Échelle aux délinquants déclarés coupables de meurtre au premier ou au deuxième degré


et condamnés à une peine d’emprisonnement de 24 ans ou plus. On peut en effet y lire ce qui suit :

La décision initiale relative à la cote de sécurité des délinquants purgeant une peine à perpétuité minimale pour meurtre au premier ou au deuxième degré doit être déterminée par le résultat de l’Échelle de classement par niveau de sécurité. Toute dérogation au résultat de l’Échelle pour ce groupe doit être exceptionnelle et être approuvée par le commissaire adjoint, Opérations et programmes correctionnels. [Non souligné dans l’original.]

 

Dans le cas des délinquants purgeant une peine à perpétuité minimale pour meurtre au premier ou au deuxième degré, les examens de la cote de sécurité, ou l’application de l’Échelle de réévaluation de la cote de sécurité, auront lieu tous les deux ans pendant la durée de la période d’incarcération.

 

[26]           Le commissaire adjoint, Opérations et programmes correctionnels (le CAOPC), a émis le 10 décembre 2007 une note de service concernant la DC 705‑7 et le Bulletin politique 107. Il y exprimait ses préoccupations touchant « les sensibles différences régionales et les problèmes de qualité » liés aux évaluations individualisées et à l’application de la dérogation que prévoit le Bulletin politique 107. On pouvait en outre y lire ce qui suit :

Parallèlement à l’élaboration d’une stratégie globale sur la gestion des délinquants qui purgent une peine d’emprisonnement à perpétuité pour meurtre au premier ou au deuxième degré, il a été décidé de remettre le pouvoir de décision concernant les « exceptions » ou le placement initial dans un établissement à sécurité moyenne au CAOPC [...]

 

Le processus de prise de décisions concernant les « exceptions » sera désormais le suivant :

 

1)         l’agent de libération conditionnelle en établissement prépare l’évaluation en vue d’une décision;

 


2)         le directeur de l’établissement de l’évaluation initiale détermine si une exception est justifiée, et envoie sa recommandation à son SCR;

 

3)         le SRC effectue le contrôle de qualité et de conformité à tous les aspects de la politique, et il envoie sa recommandation d’« exception » et les documents y afférents au CAOPC, pour examen et décision;

 

4)         le CAOPC informe le SCR de sa décision. 

 

D.        L’application des règles au cas de Mme Kahnapace

 

[27]           J’examinerai maintenant les diverses règles appliquées au cas particulier de Mme Kahnapace. Une fois qu’elle eut été mise sous garde fédérale, on a lancé le processus d’évaluation initiale afin de lui assigner une cote de sécurité et de la placer dans l’établissement voulu. L’application de l’Échelle à son cas a donné une note de 139 points dans la sous-échelle du risque pour la sécurité. Comme cette note était supérieure à 134 points, son classement initial correspondait au niveau de la sécurité maximale. Son évaluation individualisée devait donc « s’appuyer » sur ce résultat.

 

[28]           Son cas a ensuite été soumis au processus d’évaluation clinique exposé dans la note de service du 10 décembre. Le 14 janvier 2008, son agent de libération conditionnelle en établissement et son équipe de gestion des cas (EGC) ont tous deux recommandé qu’elle soit placée dans un établissement à sécurité moyenne. Le directeur de l’établissement a lui aussi recommandé son placement dans un établissement de cette catégorie. À l’étape du contrôle, cependant, la SCR a décidé que Mme Kahnapace devait être placée dans un établissement à sécurité maximale pour deux ans. Il n’était pas nécessaire que cette décision reçoive l’approbation du CAOPC, étant donné que la SCR n’avait pas établi qu’une dérogation se justifiait.

 

[29]           On trouvera plus loin dans le présent exposé un examen plus détaillé des étapes et des décisions ayant mené au placement de Mme Kahnapace.

[30]           Si je comprends bien les principaux moyens de Mme Kahnapace, elle conteste l’application du Bulletin politique 107 à son cas pour les raisons suivantes :

 

1.                  l’attribution automatique d’une note de 134 points dans la sous-échelle du risque pour la sécurité est arbitraire et n’est pas conforme aux dispositions de la LSCMLC ni à celles du Règlement;

 

2.                  le Bulletin politique 107 enfreint les articles 7 et 9 de la Charte;

 

3.                  la SCR a refusé de manière injustifiée d’exercer son pouvoir discrétionnaire, ou a omis de tenir compte d’éléments d’appréciation dont elle disposait, en rejetant les recommandations du psychologue, de l’EGC et du directeur d’établissement de la demanderesse comme quoi il convenait de la placer dans un établissement à sécurité moyenne.

 


[31]           Mme Kahnapace paraît aussi contester le fait qu’elle ne soit pas admissible au bénéfice d’un réexamen de son classement pendant deux ans, alors que les délinquants non déclarés coupables de meurtre au premier ou au deuxième degré ont droit à des réexamens plus fréquents. Cependant, elle n’a pas fait valoir sérieusement cette prétention, que ce soit dans ses conclusions écrites ou dans ses conclusions orales.

 

[32]           Le contexte étant ainsi délimité, j’analyserai maintenant les questions mises en litige dans la présente espèce.

 

IV.       La norme de contrôle

 

[33]           Les parties paraissent d’accord sur la norme de contrôle applicable à la présente demande.

[34]           La décision qui fait précisément l’objet du présent contrôle est la décision de troisième palier sur le grief, laquelle contrôlait elle-même la décision de la SCR. Ces deux décisions portaient sur le point de savoir s’il y avait lieu de déroger au Bulletin politique 107 dans le cas de Mme Kahnapace. Il s’agit là principalement d’une question de fait, qui commande l’application de la norme de la décision raisonnable. La Cour suprême du Canada a posé le principe au paragraphe 47 de Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, que la cour de révision doit s’abstenir d’intervenir si la décision contrôlée appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

 

[35]           La présente demande soulève des questions qui vont au‑delà des conclusions de fait ou discrétionnaires auxquelles sont arrivés la SCR et l’auteur de la décision de troisième palier sur le grief. Or la Cour suprême a aussi déclaré dans Dunsmuir (précité, paragraphes 58 et 59) que les questions touchant véritablement à la constitutionnalité ou à la compétence (c’est‑à‑dire qui se rapportent aux pouvoirs conférés par le législateur) relèvent de la norme de la décision correcte. Par conséquent, les questions relatives à la légalité et à la mise en œuvre des modifications apportées à l’Échelle par le Bulletin politique 107, ainsi que les points concernant la Charte, commandent l’application de la norme de la décision correcte.

 

V.        La justiciabilité du Bulletin politique 107

 

[36]           Le défendeur soutient, comme moyen préjudiciel, que le Bulletin politique 107 n’est pas justiciable. Aux fins de la présente instance, je souscris plutôt à la thèse que ce document est bel et bien susceptible de contrôle judiciaire.

 

VI.       La légalité du Bulletin politique 107

 

[37]           Mme Kahnapace soutient que les modifications apportées à l’Échelle par le Bulletin politique 107 sont nulles et de nul effet au motif qu’elles sont en contradiction directe avec les articles 3, 4, 28 et 30 de la LSCMLC, et avec les articles 17 et 18 du Règlement. Elle fait valoir que l’application du Bulletin politique 107 est incompatible avec les dispositions législatives portant que le classement et le placement des délinquants doivent être décidés suivant le critère du « milieu le moins restrictif possible » et compte tenu des facteurs énumérés à l’article 17 du Règlement. Le Service, en appliquant à son cas l’Échelle modifiée par le Bulletin politique 107, affirme Mme Kahnapace, lui assigne un milieu d’incarcération plus restrictif qu’il n’est nécessaire, comme en témoignent les recommandations de son EGC, du directeur de l’établissement et du psychologue.

 

[38]           Ce moyen de la demanderesse devra être rejeté pour deux raisons. Premièrement, la preuve dont je dispose établit l’existence d’un lien rationnel entre, d’une part, les sous-échelles de la gravité de l’infraction et de la durée de la peine, et d’autre part la notion générale de sécurité du public. Deuxièmement, contrairement aux affirmations de Mme Kahnapace, le Bulletin politique 107 ne supprime pas la nécessité d’une évaluation de la situation individuelle de chaque délinquant. Autrement dit, le Bulletin politique 107 n’entraîne pas le placement arbitraire des personnes déclarées coupables de meurtre au premier ou au deuxième degré dans un établissement à sécurité maximale.

 

[39]           Le placement des délinquants exige la prise en considération de nombreux facteurs. Une bonne part de ces facteurs se rapportent directement au délinquant. Cependant, ces facteurs relatifs au délinquant doivent être examinés en regard de ceux qui concernent le critère prépondérant de la protection de la société [LSCMLC, alinéa 4a)]. Il est donc raisonnable – et c’est peu dire – que le Service tienne compte de facteurs tels que le risque d’évasion et l’aptitude du délinquant à s’adapter au milieu carcéral. L’article 17 du Règlement prescrit au Service de tenir compte, entre autres, de la gravité de l’infraction commise par le détenu et de sa conduite pendant qu’il purge sa peine; et sous le régime de son article 18, le détenu doit recevoir la cote de sécurité maximale s’il exige un degré élevé de surveillance et de contrôle à l’intérieur du pénitencier.

 

[40]           C’est dans ce contexte qu’il faut lire l’article 28 de la LSCMLC. Comme on l’a vu plus haut, cet article prescrit au Service de s’assurer dans la mesure du possible que le pénitencier dans lequel est incarcéré le détenu constitue « le milieu le moins restrictif possible » pour lui. À cette fin, le Service doit tenir compte de nombreux facteurs, concernant notamment la sécurité du public, celle du pénitencier, ainsi que celle du détenu lui-même et des autres personnes qui se trouvent dans l’établissement.

 

[41]           Je constate d’abord que n’ont été présentés à la Cour ni éléments de preuve ni conclusions comme quoi le Bulletin politique 107 aurait été mis en œuvre de mauvaise foi. À partir de là, la question se réduit au point de savoir s’il existe une raison défendable d’attribuer dans l’Échelle des valeurs plus élevées aux peines de longue durée et aux crimes violents. 

 

[42]           Concernant les questions relatives au placement des détenus, ainsi qu’à l’application de l’Échelle et du Bulletin politique 107, le défendeur a produit en preuve un affidavit de M. Larry Motiuk, directeur général, Programmes et réinsertion sociale des délinquants, au Service. M. Motiuk a beaucoup travaillé dans le domaine de la recherche correctionnelle en tant qu’employé du Service depuis 20 ans. Selon lui, on a élaboré l’Échelle afin de rendre uniformes et prévisibles les décisions de placement des détenus. Dans son affidavit, il définit l’Échelle


comme un [TRADUCTION] « instrument actuariel d’évaluation des risques », et formule les observations suivantes, particulièrement pertinentes aux fins de la présente espèce :

[TRADUCTION] La recherche sur le classement a démontré que la durée de la peine prononcée par le tribunal, les antécédents de violence, le degré de cette violence, le tort causé, l’utilisation d’une arme et le rôle du détenu dans le ou les délits en question sont autant de facteurs qui font augmenter les risques pour la sécurité de l’établissement et du public. En outre, l’élargissement de la possibilité d’observer le comportement du sujet sur la durée accroît la capacité de l’observateur à prévoir son comportement futur et à répondre à ses besoins.

 

[43]           Bien qu’elle ait sévèrement critiqué le témoignage de M. Motiuk, ainsi que l’Échelle et les modifications qu’y a apportées le Bulletin politique 107, Mme Kahnapace n’a cité aucun témoin expert devant notre Cour pour étayer ses jugements défavorables. Elle se réfère plutôt à des articles et à des rapports critiquant l’Échelle et le Bulletin politique 107. Cependant, le fait qu’une politique soit attaquée et impopulaire ne permet pas de trancher la question de sa légalité. C’est en produisant une preuve d’expert par affidavit arguant valablement dans le sens du rejet de la preuve présentée par le défendeur que Mme Kahnapace aurait pu étayer ses prétentions.

 

[44]           Le contre-interrogatoire approfondi auquel M. Motiuk a été soumis n’a pas sensiblement affaibli la crédibilité de ses opinions.

 

[45]           Me fondant sur la preuve de M. Motiuk, je suis d’avis que l’utilisation de l’Échelle, modifiée par le Bulletin politique 107, est rationnellement liée aux prescriptions de la LSCMLC et du Règlement.

 

[46]           Le problème suivant que pose selon moi la position de Mme Kahnapace est qu’elle semble se méprendre sur le caractère du Bulletin politique et de son application. Contrairement à ses affirmations, l’application du Bulletin politique 107 n’est pas arbitraire. Autrement dit, le placement de la demanderesse dans un établissement à sécurité maximale n’avait rien d’arbitraire. Une dérogation de la nature prévue par le Bulletin politique 107 restait possible dans son cas.

 

[47]           En outre, la preuve déposée devant moi démontre qu’il est déjà arrivé qu’on fasse, à l’évidence, des exceptions, sur le fondement de l’évaluation individualisée du délinquant. En effet, entre 2001 et 2008, environ 30 % des délinquantes déclarées coupables de meurtre au premier ou au deuxième degré ont été placées dans des établissements à sécurité moyenne. Mme Kahnapace met en doute les statistiques présentées par M. Motiuk, mais ne propose aucun élément de preuve propre à convaincre qu’elles soient le moindrement erronées.

 

[48]           Pour conclure sur cette question, je dirai que l’on ne m’a pas persuadée que le Bulletin politique 107, qui a modifié l’Échelle, ou la directive émise ultérieurement sur la mise en œuvre dudit Bulletin enfreignent les dispositions de la LSCMLC ou du Règlement.

 

VII.     L’atteinte supposée aux droits garantis par les articles 7 et 9 de la Charte

 

[49]           Mme Kahnapace soutient que la continuation de son incarcération dans un établissement à sécurité maximale en application du Bulletin politique 107 porte atteinte aux droits que lui garantissent les articles 7 et 9 de la Charte.

 

[50]           Les dispositions applicables de la Charte sont ainsi libellées :

7.         Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

 

9.         Chacun a droit à la protection contre la détention ou l’emprisonnement arbitraires.

7.         Everyone has the right to life, liberty and security of the person and the right not to be deprived thereof except in accordance with the principles of fundamental justice.

 

9.         Everyone has the right not to be arbitrarily detained or imprisoned.

 

[51]           Je commencerai par examiner l’application de l’article 7 de la Charte. Selon la jurisprudence pertinente, il faut répondre à un certain nombre de questions avant de décider ce point :

 

1.                  A‑t‑il été porté atteinte au droit à la liberté de Mme Kahnapace?

 

2.                  Dans l’affirmative, cette atteinte est-elle d’une gravité suffisante pour justifier la protection de la Charte?

 

3.                  Dans l’affirmative, a‑t‑il été porté atteinte au droit en question en conformité avec les principes de justice fondamentale?

 

[52]           La première question est celle de savoir si le classement initial d’un délinquant au niveau de la sécurité maximale porte atteinte à son droit à la liberté sous le régime de l’article 7 de la Charte.

 

[53]           L’affaire ayant donné lieu à l’arrêt May c. Établissement Ferndale, 2005 CSC 82, [2005] 3 R.C.S. 809, ressemble sous certains rapports à la présente instance. Dans cette affaire, plusieurs détenus avaient été transférés dans un établissement plus restrictif. Ces transfèrements découlaient d’une directive du commissaire prescrivant la révision de la cote de sécurité de tous les détenus purgeant une peine d’emprisonnement à perpétuité dans un établissement à sécurité minimale qui n’avaient pas suivi en totalité le programme de traitement des délinquants violents. Le Service s’était aidé de l’Échelle dans le processus de révision des cotes de sécurité. Les appelants ont attaqué le processus décisionnel ayant mené à leur transfèrement. Selon eux, celui‑ci résultait seulement d’un changement de politique général effectué par une directive qui prescrivait la révision, au moyen d’instruments de classement déterminés, de la cote de sécurité des délinquants purgeant une peine d’emprisonnement à perpétuité à l’Établissement Ferndale. Ils soutenaient que les transfèrements étaient arbitraires, et qu’ils avaient été décidés sans « nouvelle » inconduite de leur part et sans qu’il soit tenu compte des circonstances de chaque cas. Bien qu’elle s préoccupait surtout de savoir s’il était permis aux détenus de recourir en habeas corpus devant les cours supérieures provinciales, la Cour suprême a formulé dans May des observations utiles sur l’application de l’article 7 de la Charte.

[54]           Dans May, précité, la majorité de la Cour suprême a fait observer que la décision de transférer un détenu dans un établissement plus restrictif constitue une privation de « liberté résiduelle » (paragraphe 76) et qu’il ne peut être porté atteinte à la liberté des détenus qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale, comme le prescrit l’article 7 de la Charte (paragraphe 77).

[55]           Le délinquant se voit d’abord priver de sa « liberté » par la déclaration de culpabilité et la sentence dont il fait l’objet. Cependant, la jurisprudence enseigne que, après la déclaration de culpabilité du détenu, l’article 7 peut s’appliquer aux mesures qui influent sur sa « liberté résiduelle ». Je citerai ici à ce propos le paragraphe 11 de l’arrêt de la Cour suprême Dumas c. Centre de détention Leclerc, [1986] 2 R.C.S. 459 :

Dans le contexte du droit correctionnel, il existe trois sortes de privation de liberté : la privation initiale de liberté, une modification importante des conditions d’incarcération qui équivaut à une nouvelle privation de liberté et la continuation de la privation de liberté.

 

 

[56]           Mme Kahnapace se trouve dans une situation semblable – encore que non identique – à celle des appelants de May. La décision de la SCR de la placer dans un établissement à sécurité maximale et la décision de troisième palier sur le grief influent sur sa « liberté résiduelle ». Par conséquent, j’estime que Mme Kahnapace, aux fins de la présente demande, s’est acquittée de la charge d’établir l’existence d’une privation de liberté, de sorte que l’article 7 de la Charte est applicable à son cas.

 


[57]           Mais cette conclusion ne met pas fin à l’analyse. Il faut ensuite se demander si cette privation de liberté est suffisamment grave pour justifier la protection de la Charte. En effet, comme le dit le paragraphe 15 de Cunningham c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 143, « [l]a Charte n’assure pas une protection contre les restrictions insignifiantes ou "négligeables" à l’égard des droits ». Ici encore, je suis disposée à admettre, sans trancher la question, que la décision de placer Mme Kahnapace dans un établissement à sécurité maximale plutôt que dans un établissement à sécurité moyenne est d’importance suffisante pour appeler la protection de l’article 7.

 

[58]           J’examinerai enfin la question de savoir si Mme Kahnapace a été privée de sa liberté résiduelle en conformité avec les principes de justice fondamentale.

 

[59]           La récapitulation de la jurisprudence relative à des contextes analogues révèle que cette question comprend deux éléments. Je reprends ici à mon compte les observations formulées par la juge McLachlin (avant qu’elle ne devienne juge en chef) au paragraphe 17 de l’arrêt Cunningham, précité :

[Les principes de justice fondamentale] touchent non seulement au droit de la personne qui soutient que sa liberté a été limitée, mais également à la protection de la société. La justice fondamentale exige un juste équilibre entre ces droits, tant du point de vue du fond que de celui de la forme [...]

 

[60]           Donc, aux fins du présent examen, je dois me poser deux questions :

 

a)         Du point de vue du fond, est‑ce que le Bulletin politique 107 réalise un juste équilibre entre les droits du délinquant et ceux de la société?

b)         A‑t‑on prévu des « sauvegardes » pour prévenir l’incarcération arbitraire et injustifiée de détenus dans des établissements à sécurité maximale?

 

[61]           Pour ce qui concerne la première question, l’arrêt May, précité, se révèle particulièrement utile. La majorité de la Cour suprême a formulé les observations suivantes au paragraphe 84 de cet arrêt :

À notre avis, la nouvelle politique établit un juste équilibre entre ces deux intérêts. Elle vise à protéger la société. La protection du public constitue un facteur important dont le SCC doit tenir compte lorsqu’il prend des décisions en matière de placement et de transfèrement des détenus : art. 28 de la LSCMLC. Il importe également de signaler que cette politique exige que le transfèrement de détenus dans des établissements à sécurité plus élevée ne s’effectue qu’après examen individualisé du dossier.

 

[62]           Il est à noter que le pourvoi a été accueilli dans May, au motif qu’il n’y avait pas eu entière communication de la matrice de notation applicable. Mais cette question ne se pose pas dans la présente espèce, puisque le Service – encore que tardivement – a communiqué l’Échelle à Mme Kahnapace.

 

[63]           Comme on l’a vu aux paragraphes 42 à 45 ci‑dessus, le défendeur a présenté une justification de l’augmentation des valeurs de l’Échelle au titre des condamnations pour meurtre au premier et au deuxième degré. L’affidavit de M. Motiuk expose cette justification.

 

[64]           Mme Kahnapace soutient qu’aucune preuve n’étaye la conclusion que les dispositions du Bulletin politique 107 – qu’il s’agisse de l’assignation initiale de la cote de sécurité maximale au délinquant ou du réexamen du classement initial seulement après deux ans – servent les intérêts de la société. L’ennui avec ces affirmations est qu’elles reposent sur un certain nombre de sources qu’il n’est pas possible de mettre à l’épreuve. Mme Kahnapace n’a pas cité de témoin expert pour contredire les opinions de M. Motiuk. Faute d’éléments de preuve dignes de foi qui établiraient l’absence de lien entre les crimes violents et la difficulté à s’adapter au milieu carcéral, je dois me fonder sur l’opinion non contredite de M. Motiuk comme quoi il existe un tel lien.

 

[65]           Mme Kahnapace conteste aussi la règle du placement initial pour deux ans des délinquants déclarés coupables de meurtre au premier ou au deuxième degré. Les délinquants de cette catégorie resteront dans le système pénitentiaire au moins dix ans. Il me paraît conforme à la logique et au sens commun que le Service estime important de prendre le temps nécessaire pour évaluer le comportement du détenu dans son milieu carcéral. Au moyen de l’observation et d’un aiguillage attentif du détenu vers les programmes qui lui conviennent, le Service peut faire en sorte de satisfaire, sur la durée de sa longue peine, aux besoins de ce détenu lui-même aussi bien qu’à ceux du reste de la population carcérale. Faut‑il deux ans pour ce faire? On ne m’a présenté aucun élément de preuve donnant à penser qu’un délai moindre suffirait. De tels éléments existent peut-être, mais ils n’ont pas été produits devant notre Cour. Ne disposant pas d’une telle preuve, cette dernière ne me paraît pas mieux placée que le Service pour évaluer les besoins du système pénitentiaire. Autrement dit, il n’appartient pas à la Cour de microgérer le Service.

 

[66]           Me fondant sur le dossier dont je dispose, j’estime donc que le Bulletin politique 107 établit un juste équilibre entre les deux impératifs de la sécurité du public et des droits individuels des délinquants sur le sort desquels ses dispositions peuvent influer.

[67]           Enfin, je constate qu’il existe des « sauvegardes » pour prévenir l’incarcération arbitraire et injustifiée de délinquants dans des établissements à sécurité maximale. Autrement dit, le processus qui a abouti à l’assignation de la cote de sécurité maximale à Mme Kahnapace remplit la condition de l’équité procédurale. Les modifications en question ont été apportées à l’Échelle suivant une directive du commissaire, conformément aux articles 97 et 98 de la LSCMLC. Le Bulletin politique 107 ne supprime pas la nécessité d’une évaluation individualisée ni la possibilité de dérogations aux résultats de l’Échelle. Tout au long du processus, il a été permis à Mme Kahnapace de communiquer des observations et de se faire représenter par un avocat. La décision finale de la SCR pouvait être contestée par voie de grief. En outre, les possibilités du contrôle judiciaire et du recours en habeas corpus sont toutes deux ouvertes à Mme Kahnapace (voir May, précité). Ces conditions constituent des sauvegardes contre les décisions arbitraires et injustifiées, et garantissent que la « liberté résiduelle » de la demanderesse ne sera restreinte qu’une fois ses intérêts pris en considération.

 

[68]           Mme Kahnapace met en question l’efficacité de la procédure de règlement des griefs. Elle renvoie à cet égard au paragraphe 9 de l’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario Spindler c. Millhaven Institution (1993), 175 OAC 251, [2003] O.J. no 3449, où le juge Doherty fait observer que [TRADUCTION] « [l]est procédures de règlement des griefs n’ont guère de valeur pratique, étant donné que le classement initial est opéré suivant une politique déterminée mise en place par le commissaire ». Les juges Lebel et Fish, écrivant au nom de la Cour suprême, ont fait état au paragraphe 63 de May, précité, d’insuffisances analogues de la procédure de règlement des griefs :

[...] la procédure interne de grief prévue par la LSCMLC prescrit l’examen de décisions d’autorités carcérales par d’autres autorités carcérales. Ainsi, dans le cas de contestation de la légalité d’une politique établie par le commissaire, on ne peut raisonnablement s’attendre à ce que le décideur, un subordonné du commissaire, rende une décision juste et impartiale. Il convient également de signaler que ni la LSCMLC ni son règlement d’application ne prévoient de recours, pas plus qu’ils n’énoncent des motifs d’examen des griefs. Enfin, les décisions rendues sur les griefs n’ont pas force exécutoire.

 

[69]           Je reconnais que le recours à la procédure de règlement des griefs pourrait ne pas être en l’occurrence une manière efficace ou pratique de régler toutes les questions soulevées par la demanderesse relativement à la décision de la SCR. Il est peu probable que le décideur en matière de griefs puisse examiner en toute impartialité la légalité de la décision de la SCR ou les arguments fondés sur la Charte. Cependant, Mme Kahnapace ne se trouve pas ainsi privée de tout recours. Il lui était loisible, comme elle l’a fait, de déposer une demande de contrôle judiciaire dans le cadre de laquelle ces questions puissent être examinées. En outre, comme la Cour suprême l’a décidé dans May, la demanderesse peut exercer un recours en habeas corpus devant une cour supérieure provinciale.

 

[70]           Qui plus est, je ne suis pas convaincue que la procédure de règlement des griefs, dont Mme Kahnapace s’est prévalue, soit entièrement dénuée d’effet pratique. Si cette dernière avait démontré que la SCR avait rendu sa décision sans tenir compte de certains des éléments d’appréciation, ou si elle avait présenté avec son grief des éléments de preuve qui auraient sérieusement mis en cause l’application à son cas de la politique attaquée, ou encore si elle avait établi une atteinte à son droit à l’équité procédurale, le décideur du troisième palier aurait dû examiner ces questions. Il n’aurait peut-être pas été permis à ce décideur de placer Mme Kahapace dans un établissement à sécurité moyenne, mais il aurait pu renvoyer la décision à la SCR pour réexamen.

 

[71]           Mme Kahnapace soutient également que la procédure de dérogation est inéquitable au motif que la SCR n’est pas en mesure d’effectuer une évaluation individualisée de la situation du délinquant dont elle décide le placement. Selon la demanderesse, seuls les psychiatres, les psychologues et les agents de terrain du Service sont en mesure de faire une évaluation individualisée. Je ne puis souscrire à ce moyen. Il est évident que la SCR ne peut pas ne pas tenir compte des recommandations formulées par l’équipe chargée de l’évaluation initiale du délinquant et par le directeur de l’établissement. Cependant, la SCR a pour mission de trouver un équilibre entre les droits du délinquant pris individuellement et la nécessité de protéger l’ensemble de la société. Il est important que la prise de décisions revête un caractère uniforme. Le Service a établi que seuls la SCR, et le CAOPC dans certains cas, peuvent assurer la réalisation uniforme de l’équilibre voulu. Il est donc clair que la SCR doit tenir compte de tous les renseignements concernant le délinquant pris individuellement.

 

[72]           Mme Kahnapace affirme que ni la SCR ni le CAOPC [TRADUCTION] « n’ont la formation nécessaire pour analyser les risques de manière plus exacte » que le personnel de terrain. Cependant, lorsqu’on a interrogé M. Motiuk au sujet des qualités professionnelles de la SCR, il a répondu dans les termes suivants :

[TRADUCTION] Ce que je sais, c’est que la sous‑commissaire régionale dont il s’agit ici dispose d’une formation considérable, ayant été tour à tour : agente de probation; agente de gestion des cas en établissement; coordonnatrice de la gestion des cas; chef de la Section de préparation des cas en milieu communautaire; chef d’unité d’établissement; sous-directrice d’établissement; directrice, Opérations institutionnelles; directrice générale, Programmes pour délinquants et réinsertion sociale; commissaire adjointe intérimaire, Opérations et programmes correctionnels; et sous‑commissaire pour les femmes.

 

[73]           L’expérience de la SCR se rapporte directement, à mon sens, aux décisions qu’elle est chargée de prendre. En outre, la décision qu’elle a prise dans le cas qui nous occupe témoigne d’une compréhension approfondie du dossier dont elle était saisie. Si la SCR omettait de prendre en considération la totalité des éléments d’appréciation dont elle dispose ou ne tenait compte que de la note obtenue à l’Échelle, je pense qu’elle outrepasserait son mandat. Mais tel n’est pas le cas dans la présente espèce.

 

[74]           Je conclus que Mme Kahnapace n’a pas établi que le Bulletin politique 107 porte atteinte à son droit à la liberté de manière non conforme aux principes de justice fondamentale. Comme il n’a pas été établi de violation de l’article 7 de la Charte, il n’est pas nécessaire d’examiner les moyens relatifs à son article premier.

 

[75]           Mme Kahnapace soutient aussi que l’article 9 de la Charte a été enfreint dans son cas, mais elle n’a pas avancé d’arguments qui se rapporteraient directement à cette prétention. Cependant, je ferai observer que l’analyse de l’article 7 comprend un examen du point de savoir si le Bulletin politique 107 est arbitraire. Par conséquent, dans le contexte factuel de la présente espèce, l’analyse relative à l’article 9 donnerait presque certainement le même résultat. En conséquence, je rejette aussi l’argument voulant que le Bulletin politique 107 enfreigne l’article 9 de la Charte.

 

VIII.    La décision de troisième palier sur le grief

 

[76]           Ayant conclu que le Bulletin politique 107 n’est pas illégal et qu’il n’a pas été porté atteinte aux droits que la Charte garantit à Mme Kahnapace, j’examinerai maintenant la décision qui est précisément à l’origine de la présente demande de contrôle judiciaire, soit la décision de troisième palier sur le grief. Cependant, il n’est pas possible d’étudier cette décision sans tenir compte de celle de la SCR.

 

[77]           Quoique la légalité du Bulletin politique 107 forme l’objet principal de son attaque, Mme Kahnapace soutient aussi que la décision de la SCR et la décision de troisième palier sur le grief, qui l’a confirmée, sont déraisonnables. La demanderesse a obtenu une note de 22 points à la sous-échelle de l’adaptation à l’établissement; or cette note correspond au niveau de la sécurité minimale. Mme Kahnapace fait aussi valoir que la décision par laquelle la SCR lui a refusé la dérogation qui lui aurait permis d’éviter le placement en établissement à sécurité maximale n’est pas fondée sur des facteurs explicitement prévus par les dispositions applicables ni sur les recommandations du personnel de terrain du Service. La SCR et la commissaire adjointe intérimaire, Politiques et recherches (la CAI), auraient écarté des faits pertinents, par exemple la conclusion du psychologue voulant que Mme Kahnapace soit une détenue modèle et qu’il y avait lieu d’examiner la possibilité de la classer en sécurité moyenne.

 

[78]           Pour bien comprendre la décision contrôlée dans la présente espèce, soit la décision de troisième palier sur le grief, il est nécessaire d’étudier les recommandations et décisions qui y ont conduit.

[79]           Mme Kahnapace a commencé à purger sa peine le 27 septembre 2007. Conformément à la directive applicable du commissaire (dont il a été question plus haut), le Service a alors mis en branle le processus d’évaluation initiale de la délinquante.

 

[80]           Comme on l’a vu plus haut, l’application de l’Échelle a donné lieu à un classement initial en sécurité maximale.

 

A.        Le rapport du psychologue

 

[81]           Le 1er décembre 2007, un psychologue du Service a effectué une évaluation psychologique initiale de la demanderesse. Il a relevé de nombreux facteurs positifs. Il a par exemple noté que Mme Kahnapace était une détenue modèle depuis son arrivée à l’Établissement Fraser Valley le 9 octobre 2007 et qu’elle n’avait démontré aucun signe de violence en établissement. Cependant, il a aussi noté un certain nombre de facteurs négatifs : les antécédents de toxicomanie de la demanderesse, ses antécédents de victime aussi bien que d’auteur de violences, le caractère insatisfaisant de son comportement en liberté sous caution et son refus d’assumer la responsabilité de son crime. La lecture du rapport du psychologue ne permet pas d’établir avec certitude le poids qu’il a attribué à ces facteurs négatifs ni même s’il les a soumis à une évaluation comparative. Ce que nous savons, c’est que le psychologue a formulé la conclusion suivante :

[TRADUCTION] Mme Kahnapace n’a manifesté aucune violence en établissement, que ce soit en détention provisoire ou à l’Établissement Fraser Valley. Elle est actuellement incarcérée dans l’unité de garde en milieu fermé et est considérée comme une détenue modèle depuis son arrivée à l’EFV. Étant donné la capacité de Mme Kahnapace à gérer son comportement en milieu carcéral, on pourrait envisager la possibilité de la faire passer de la sécurité maximale à la sécurité moyenne.

 

B.         Le rapport de l’EGC

 

[82]           L’EGC chargée du cas de la demanderesse a pris en considération le rapport du psychologue. Dans un rapport en date du 14 janvier 2008, elle fait référence à la conclusion du psychologue citée plus haut et à certains des facteurs – positifs aussi bien que négatifs – qui y sont relevés. Elle a aussi tenu compte du fait que Mme Kahnapace est une femme autochtone. Elle a conclu que le [TRADUCTION]  « résultat global de l’évaluation » de la demanderesse était l’attribution d’une cote de « sécurité moyenne ».

 

C.        La recommandation du directeur de l’établissement

 

[83]           Une note en date du 6 mars 2008 (soit deux jours après la décision de la SCR) versée au dossier de Mme Kahnapace nous apprend que le directeur de son établissement a souscrit à la conclusion de l’EGC.

 

D.        La décision de la SCR

 

[84]           Conformément à la note de service en date du 10 décembre 2007, le dossier de la demanderesse a été transmis à la SCR, la décision finale sur son placement appartenant à celle‑ci plutôt qu’à l’EGC ou au directeur de l’établissement. Par décision en date du 4 mars 2008, la SCR a conclu que Mme Kahnapace devait être classée en sécurité maximale, malgré les recommandations favorables inscrites à son dossier.

 

[85]           La SCR a pris en considération les rapports du psychologue aussi bien que de l’EGC. Elle n’a écarté aucun des éléments d’appréciation dont elle disposait. Son exposé des motifs nous apprend qu’elle a attribué plus de poids que le psychologue ou l’EGC à un certain nombre des facteurs négatifs caractérisant la situation de Mme Kahnapace. La SRC a par exemple noté que la demanderesse avait été déclarée coupable d’une infraction extrêmement violente, qu’elle avait des antécédents de violence paraconjugale et de toxicomanie, qu’elle avait admis s’être déjà évadée d’un établissement de détention pour adolescents et qu’elle refusait actuellement de parler de son crime. En outre, la SCR a constaté que Mme Kahnapace avait besoin de suivre un certain nombre de programmes d’intensité élevée pour apprendre à gérer les facteurs qui avaient contribué à son infraction. La SCR a pris en considération le fait que l’EGC et le directeur d’établissement de la demanderesse avaient recommandé son placement en sécurité moyenne, mais elle n’a pas souscrit à ces recommandations. Elle a conclu que, étant donné les facteurs négatifs en question, il n’était pas déraisonnable de placer Mme Kahnapace dans un établissement à sécurité maximale durant les deux premières années de sa peine.

 

E.         La décision de troisième palier sur le grief

[86]           Le 9 juillet 2008, Mme Kahnapace a présenté un grief au premier palier pour enclencher la procédure interne de règlement des griefs que prévoient pour les délinquants la LSCMLC et le Règlement. Le 17 juillet 2008, la demanderesse est passée directement au troisième palier de cette procédure.

 

[87]           La CAI a rejeté le grief par décision en date du 14 novembre 2008, soit la décision de troisième palier sur le grief. Elle y déclare avoir examiné tous les documents pertinents, le dossier de Mme Kahnapace et les observations de son avocate. La CAI expose dans les termes suivants les motifs de son rejet du grief :

[TRADUCTION]

 

La [SCR] a exprimé en termes nets les raisons pour lesquelles elle vous a classée, sous le régime du [Règlement], respectivement aux niveaux élevé, moyen et moyen pour ce qui concerne l’adaptation à l’établissement, le risque d’évasion et le risque pour la sécurité publique.

 

[...]

 

Le dossier montre que la violence joue depuis longtemps et sous de nombreux rapports un rôle dans votre vie, mais que vous refusez d’admettre avoir des tendances de cette nature. [Votre] feuille de décision de renvoi indique que vous avez récemment été déclarée coupable d’une infraction extrêmement violente, soit d’un meurtre au deuxième degré. Votre plan correctionnel prévoit plusieurs programmes à intensité élevée, mais vous continuez à minimiser vos antécédents de violence et refusez de parler de l’infraction qui est à l’origine de votre peine. Nous notons également que vous n’êtes pas disposée à essayer de gérer certains des facteurs qui ont contribué à cette infraction. Pour ces raisons, la SCR vous a classée au niveau élevé au titre de l’adaptation à l’établissement.

 

[...]

 

Se fondant sur les résultats de [l’Échelle] et ayant pris en considération les facteurs cliniques, la SCR a conclu que se justifierait dans votre cas un placement d’une durée de deux ans dans un milieu à sécurité maximale, où le personnel pourrait vous évaluer et vous aider dans la phase d’adaptation à votre peine d’emprisonnement à perpétuité. Pendant ces deux années, vous pourrez participer aux programmes correctionnels et travailler avec l’aîné autochtone de l’établissement. La SCR ne pense pas qu’il soit actuellement possible de gérer votre cas dans un milieu à sécurité moyenne.

 

Conformément aux articles 17 et 18 du [Règlement], la SCR a pris en considération tous les facteurs pertinents pour déterminer votre cote de sécurité. Elle a motivé en termes clairs sa décision de vous assigner la cote de sécurité maximale. Enfin, elle a pris cette décision conformément aux dispositions législatives et réglementaires et aux politiques applicables. Pour ces motifs, votre grief est rejeté.

 

F.         Analyse

 

[88]           Je commencerai par analyser la décision de troisième palier sur le grief en examinant les observations présentées par Mme Kahnapace et son avocate. C’est là un point important, parce que la CAI aurait commis une erreur si elle avait omis de prendre en considération les nouveaux éléments d’appréciation ou arguments présentés par la demanderesse.

 

[89]           Par envoi en date du 17 septembre 2008, Mme Kahnapace a produit les observations de son avocate accompagnées d’une courte note manuscrite. En résumé, Mme Kahnapace a invoqué par l’intermédiaire de son avocate deux motifs d’annuler la décision de la SCR. Ces motifs étaient les suivants :

 

1.                  la décision de la maintenir dans un établissement à sécurité maximale [TRADUCTION] « n’est étayée par aucun élément d’information provenant des évaluations effectuées par [le Service] »;

 

2.                  cette décision [TRADUCTION] « enfreint les dispositions législatives régissant [le Service] ».

 

[90]           Dans le cadre du grief, l’avocate de Mme Kahnapace a demandé une prorogation du délai de présentation des observations jusqu’à ce qu’elle ait reçu les résultats de l’ECNS concernant sa cliente. Par la suite, l’avocate a adressé à la CAI une lettre (en date du 10 octobre 2008) où elle déclarait que sa demande de renseignements ne devait pas suspendre le processus de décision; [TRADUCTION] « je présume, y écrivait‑elle, que vous poursuivrez maintenant la procédure et rendrez votre décision, et j’espère recevoir bientôt votre réponse ». Il est raisonnable de supposer, sur le fondement de cette lettre, que Mme Kahnapace était disposée à aller de l’avant sans avoir reçu le complément de renseignements demandé sur les résultats de l’Échelle.

 

[91]           Mis à part les arguments selon lesquels le processus utilisé pour le classement de Mme Kahnapace était illégal, il n’a pas été présenté de nouveaux éléments d’appréciation ni de nouvelles observations.

 

[92]           Pour ce qui concerne le fond de la décision de la SCR, Mme Kahnapace a essentiellement fait valoir que cette décision n’était pas fondée sur les éléments d’appréciation dont disposait la SCR. Selon le mémoire présenté par la demanderesse, la SCR aurait dû adopter les recommandations du psychologue, de l’EGC et du directeur de l’établissement. Dans la présente demande, Mme Kahnapace avance le même argument à propos de la décision de troisième palier sur le grief.

 

[93]           Comme je le disais plus haut, cette partie de la décision de la CAI est à contrôler suivant la norme de la décision raisonnable. Or Mme Kahnapace ne m’a convaincue du caractère déraisonnable ni de la décision de la CAI ni de celle de la SCR. La CAI fait observer avec raison que la SCR disposait d’éléments d’appréciation qui étayaient sa conclusion. S’il est vrai que certains facteurs militaient peut-être en faveur du placement de la demanderesse dans un établissement à sécurité moyenne, d’autres laissaient prévoir la possibilité de difficultés dans un milieu moins restrictif que la sécurité maximale. La SCR est arrivée à sa décision après avoir abondamment fait référence aux conclusions du psychologue et de l’EGC. Contrairement à l’affirmation de Mme Kahnapace, la SCR aussi bien que la CAI ont tenu compte de l’opinion du psychologue voulant qu’elle soit une détenue modèle et qu’il y avait lieu d’envisager pour elle la possibilité du classement en sécurité moyenne. Il se trouve tout simplement que la SCR a évalué les éléments d’appréciation concernant la demanderesse d’une autre manière que le psychologue, l’EGC et le directeur de l’établissement. 

 

[94]           On ne m’a pas convaincue non plus que la SCR ou la CAI aient refusé de manière injustifiée d’exercer leur pouvoir discrétionnaire en limitant leur décision à une application mécanique du Bulletin politique 107. L’examen des décisions en question révèle que l’une aussi bien que l’autre étaient tout à fait conscientes de la possibilité de déroger à l’application de l’Échelle révisée.

 


[95]           Mme Kahnapace soutient en fait que la SCR était liée par les recommandations du psychologue, de l’EGC et du directeur de l’établissement. C’est là une interprétation erronée de la procédure décisionnelle. La décision finale relevait de la SCR, et non du psychologue, de l’EGC ou du directeur de l’établissement.

 

[96]           Je ne vois pas comment, sur la base de ce dossier et étant donné qu’il n’avait pas été présenté de nouveaux éléments d’appréciation, la CAI aurait pu trouver à redire à la décision de la SCR sur le fond. Je n’aurais peut-être pas évalué de la même manière que celle‑ci les éléments d’appréciation dont elle disposait, mais je dois conclure que sa décision n’est pas déraisonnable. Il s’ensuit que la décision rendue par la CAI au troisième palier  de la procédure de règlement des griefs est raisonnable elle aussi.

[97]           La décision de troisième palier sur le grief est entachée d’un défaut : la CAI n’a pas suffisamment, voire pas du tout, examiné les arguments de Mme Kahnapace comme quoi la SCR n’avait pas rendu sa décision conformément aux principes de la LSCMLC ni du Règlement. Cependant, s’il est vrai que cela pourrait constituer une erreur donnant lieu à révision, j’ai analysé plus haut précisément cette question, pour conclure que ni le Bulletin politique 107 ni le processus de mise en œuvre de l’Échelle révisée ne sont illégaux ou n’enfreignent la Charte. Par conséquent, si la CAI a commis une erreur en omettant de prendre ces arguments en considération, elle est dénuée d’importance.

 

IX.       Conclusion

 

[98]           Vu le dossier dont je dispose et l’exposé qui précède, je conclus que la présente demande de contrôle judiciaire devra être rejetée pour les motifs suivants :

 

·                    Le Bulletin politique 107 n’est pas illégal.

 

·                    Ni le Bulletin politique 107 ni sa mise en œuvre n’ont porté atteinte aux droits que garantissent à Mme Kahnapace les articles 7 et 9 de la Charte.

 

·                    La décision de troisième palier sur le grief n’est pas déraisonnable.

 

[99]           À bien des égards, l’issue de la présente instance me laisse insatisfaite. Un bon nombre de personnes qui connaissent bien les services correctionnels ont vivement critiqué le Bulletin politique 107 et sa mise en œuvre. La pratique actuelle paraît sévère – en particulier pour les femmes –, et un supplément de recherche permettrait peut-être de l’améliorer. Si le dossier de la demanderesse avait été plus complet – s’il avait notamment comporté une preuve d’expert mettant en question la validité et la fiabilité de l’Échelle de classement par niveau de sécurité –, ses arguments y auraient peut-être gagné en force.  

 

[100]       J’exercerai mon pouvoir discrétionnaire de ne pas adjuger de dépens.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE COMME SUIT :

 

1.                  La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

2.                  Il n’est pas adjugé de dépens.

 

 

 

« Judith A. Snider »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    T‑89‑09

 

INTITULÉ :                                                   MARTHA KAHNAPACE

                                                                        c.

                                                                        LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET AL.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Vancouver (Colombie-Britannique)

                                                                       

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 5 novembre 2009

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LA JUGE SNIDER

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 4 décembre 2009

 

COMPARUTIONS :

 

Sarah Rauch

 

POUR LA DEMANDERESSE

Curtis Workun

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Sarah Rauch

Avocate

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

 

POUR LA DEMANDERESSE

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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