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Cour fédérale

 

Federal Court


Date : 20100122

Dossier : T-1420-09

Référence : 2010 CF 78

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 22 janvier 2010

En présence de madame la juge Tremblay-Lamer

 

 

ENTRE :

Toyota Tsusho America inc.

demanderesse

et

 

AGENCE DES SERVICES FRONTALIERS DU CANADA

et le PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

défendeurs

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une requête présentée par l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) et par le procureur général du Canada (ensemble, les défendeurs) sollicitant la radiation de l’avis de demande de contrôle judiciaire présenté par Toyota Tsusho America Inc. (la demanderesse) visant une prétendue décision de l’ASFC.

 

[2]               Le 25 septembre 2008, la demanderesse, par l’intermédiaire de son avocat, a communiqué avec l’ASFC afin de connaître la position de celle-ci sur la question de savoir si des tôles d’acier contenant du bore provenant de Chine étaient assujetties à l’ordonnance antidumping sur les tôles d’acier provenant de Chine rendue par le Tribunal canadien du commerce extérieur (l’ordonnance du TCCE) et, par conséquent, si des droits antidumping seraient perçus si des tôles d’acier contenant du bore étaient importées au Canada.

 

[3]               Un directeur de l’ASFC a informé la demanderesse de vive voix que les tôles d’acier contenant du bore ne seraient pas considérées comme visées par l’ordonnance du TCCE. Peu après, la demanderesse a demandé par télécopieur à l’ASFC de confirmer par écrit cette position. L’ASFC n’a jamais reçu la télécopie et la demanderesse a plus tard réitéré sa demande par courrier électronique, le 25 novembre 2008.

 

[4]               Il semble que, à la mi-novembre, certains producteurs d’acier canadiens aient également demandé à l’ASFC de faire connaître sa position sur l’applicabilité de l’ordonnance du TCCE aux tôles d’acier contenant du bore, soutenant que l’ordonnance du TCCE était applicable.

 

[5]               Sans avoir obtenu réponse à sa demande, la demanderesse a expédié une certaine quantité de tôles d’acier contenant du bore au Canada, en [traduction] « s’appuyant », comme elle le dit, sur l’avis donné par l’ASFC le 25 septembre 2008.

 

[6]               Cependant, sans avertir la demanderesse qu’elle pensait changer la position qu’elle avait adoptée auparavant, l’ASFC a rendu, le 28 juillet 2009, une décision établissant que les tôles d’acier contenant du bore seraient assujetties à l’ordonnance du TCCE et, par conséquent, à des droits antidumping (la décision de l’ASFC).

 

[7]               Le 9 novembre 2009, l’ASFC a délivré des relevés détaillés de rajustement imposant des droits antidumping sur les importations par la demanderesse de tôles d’acier contenant du bore.

 

[8]               La demanderesse a déposé un avis de contrôle judiciaire visant la décision de l’ASFC. La principale réparation demandée est [traduction] « une ordonnance annulant » la décision de l’ASFC. À titre subsidiaire, la demanderesse souhaite obtenir une ordonnance empêchant l’ASFC de [traduction] « faire exécuter » la décision de l’ASFC et de rendre ou de faire exécuter une nouvelle décision concernant les tôles d’acier contenant du bore.

 

[9]               La demanderesse fonde sa demande sur diverses allégations de manquement à l’obligation de l’AFSC d’agir équitablement à son endroit, comme l’omission de l’avertir qu’elle pensait changer la position qu’elle aurait prise lors de la première conversation avec l’avocat de la demanderesse le 25 septembre 2008, l’omission de la consulter avant de rendre sa décision et l’omission d’agir avec diligence. Ces allégations de la demanderesse en sous-tendent d’autres, c’est-à-dire que la demanderesse s’est appuyée sur les déclarations faites à son avocat le 25 septembre 2008, que l’ASFC savait que la demanderesse s’appuyait sur ces déclarations et que l’ASFC est par conséquent responsable des frais engagés par la demanderesse du fait de ces déclarations.

 

[10]           Les défendeurs veulent maintenant faire radier l’avis de demande en question.

 

[11]           La Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt David Bull Laboratories (Canada) Inc. c. Pharmacia Inc., [1995] 1 C.F. 588, [1994] A.C.F. n1629, au paragraphe 15, a statué que la Cour d’appel fédérale (et la Cour) avait compétence pour radier un avis de demande de contrôle judiciaire « qui est manifestement irrégulier au point de n’avoir aucune chance d’être accueilli ». Du même souffle, cependant, elle précise que les cas où ils convient d’agir ainsi « doivent demeurer très exceptionnels ».

 

[12]           Comme la Cour d’appel l’a expliqué au paragraphe 10 de son arrêt, l’absence de règles quant à la précision des plaidoiries semblables à celles applicables aux actions fait en sorte qu’il y a plus de risques inhérents à la radiation d’un avis de demande qu’à la radiation d’une plaidoirie dans le cadre d’une action. En outre, bien que la radiation d’une plaidoirie puisse faire économiser aux parties et à la cour beaucoup de ressources qui seraient sinon gaspillées à une communication de la preuve et à un procès inutiles, étant donné que les demandes de contrôle judiciaires sont régies par une procédure sommaire, ces économies ne se font pas par la radiation de l’avis d’une telle demande. En effet, comme l’a souligné la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Addison & Leyen Ltd. c. Canada, 2006 CAF 107, [2006] 4 R.C.F. 532 (infirmé pour d’autres motifs par Canada c. Addison & Leyen Ltd., 2007 CSC 33, [2007] 2 R.C.S. 793), au paragraphe 5, « il est habituellement plus efficace pour la Cour de traiter des arguments préliminaires à l’audition de la demande plutôt que sur requête ».

 

[13]           En outre, dans le cadre d’une requête en radiation d’une déclaration ou d’un moyen de défense, « il faut tenir pour avérés les faits allégués par le demandeur » (Addison & Leyen, précité, au paragraphe 6). En outre, la juge Anne Mactavish a statué dans Amnistie internationale Canada c. Canada (Défense nationale), 2007 CF 1147, 287 D.L.R. (4th) 35, en faisant l’analogie avec la règle énoncée par la Cour suprême (dans Operation Dismantle c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 441, à la page 451) s’appliquant aux requêtes en radiation d’une plaidoirie, « il convient d’interpréter l’avis de demande de manière aussi libérale que possible, d’une façon qui remédie à tout vice de forme imputable à une carence rédactionnelle qui aurait pu se glisser dans les allégations ».

 

[14]           Les défendeurs invoquent trois motifs à l’appui de leur requête en radiation : il n’y a pas de « décision » pouvant faire l’objet d’un contrôle judiciaire; à titre subsidiaire, la Cour n’a pas compétence pour contrôler la décision de l’ASFC; également à titre subsidiaire, la Cour devrait refuser d’exercer sa compétence parce que la demanderesse dispose d’un autre recours. Sans affirmer que la décision de l’ASFC est une mesure administrative pouvant faire l’objet d’un contrôle judiciaire, je suis d’avis, pour les motifs qui suivent, que la Cour n’a pas compétence pour en faire le contrôle judiciaire.

 

[15]           Les défendeurs soutiennent que la Cour n’a pas compétence pour trancher la demande parce que celle-ci ne respecte pas le mécanisme de réparation institué par la Loi sur les mesures spéciales d’importation, L.R.C. 1985, ch. S‑15 (LMSI). Ce mécanisme permet à l’importateur de marchandises de même description que des marchandises faisant l’objet d’une ordonnance imposant des droits antidumping de demander une révision de la décision, dans la mesure où il a payé les droits exigibles sur la marchandises (alinéas 56(1)a) et 56(1.01)a)). Il peut ensuite demander que le président de l’ASFC procède à un réexamen (alinéa 58(1.1)a)). La décision du président peut être portée en appel au Tribunal canadien du commerce extérieur (TCCE) (article 61). Enfin, on peut faire appel de la décision du TCCE, sur une question de droit, à la Cour d’appel fédérale (article 62).

 

[16]           Les défendeurs s’appuient sur la décision rendue par la Cour dans Abbott Laboratories Ltd. c. Canada (Ministre du Revenu national), 2004 CF 140, (2004) 12 Admin. L.R. (4th) 20, qui portait sur un mécanisme législatif de révision semblable à celui en l’espèce. La demanderesse avait tenté de faire annuler une décision selon laquelle certains produits ne satisfaisaient pas aux règles d’origine de l’ALENA et, par conséquent, ne pouvaient pas bénéficier d’un tarif préférentiel. Le juge François Lemieux a conclu, aux paragraphes 39 et 40, que « [l]e législateur voulait que les intéressés utilisent les recours administratifs, quasi judiciaires et judiciaires à l’exclusion de toute autre voie de révision ou d’appel » et que « le législateur avait clairement l’intention d’écarter le contrôle judiciaire exercé par la Cour fédérale aux termes de l’article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale ».

 

[17]           La Cour d’appel fédérale a récemment approuvé cette décision dans Canada c. Fritz Marketing Inc., 2009 CAF 62, (2009) 387 N.R. 331, en infirmant une décision de la Cour annulant certains relevés détaillés de rajustement parce qu’ils étaient fondés sur des renseignements obtenus en violation des droits garantis à la demanderesse par la Charte. Bien que ces affaires aient été tranchées en vertu de la Loi sur les douanes, L.R.C. 1985, ch. 1 (2e suppl.), la similarité entre le mécanisme d’appel prévu dans cette loi et celui institué par la LMSI les rend applicables en l’espèce.

 

[18]           Le demandeur soutient que la Cour a compétence pour juger sa demande de contrôle judiciaire parce qu’elle ne vise pas la décision de l’ASFC comme telle, mais plutôt l’iniquité du [traduction] « processus suivi par l’ASFC ». Selon la demanderesse, les questions relatives à l’équité procédurale ne peuvent pas être examinées dans le cadre de la procédure d’appel instituée par la LMSI et, par conséquent, peuvent faire l’objet d’un contrôle judiciaire. À l’appui de cette affirmation, elle renvoie à la décision rendue par la Cour dans Toshiba International Corp. c. Canada (Sous‑ministre du Revenu national, Douanes et Accise) (1994), 81 F.T.R. 161, [1994] A.C.F. n998.

 

[19]           Les précédents sur lesquels les défendeurs s’appuient ne sont pas applicables, parce que le mécanisme d’appel institué par la Loi sur les douanes diffère de celui prévu à la LMSI dans la mesure où le libellé de la disposition privative de la première loi est beaucoup plus explicite que celle de la seconde, ce qui donne à penser que le législateur n’avait pas l’intention de retirer à la Cour sa compétence pour contrôler des décisions en vertu de cette seconde loi.

 

[20]           Je ne suis pas d’accord. À mon avis, le mécanisme de révision et d’appel prévu à la LMSI est complet et, en l’adoptant, le législateur a clairement exprimé son intention de retirer à la Cour sa compétence pour contrôler les décisions prises en vertu de cette loi. Ce mécanisme est semblable à celui institué par la Loi sur les douanes et les différences entre le libellé des dispositions privatives des deux lois ne sont pas importantes. Les dispositions privatives de la LMSI (paragraphes 56(1) et 58(1)), qui prévoient que les décisions des agents des douanes sont « définitives » sont suffisamment claires. La seule façon de faire « annuler » une telle décision est suivre la procédure énoncée dans la LMSI même.

 

[21]           Par conséquent, le raisonnement de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Fritz Marketing, précité, s’applique en l’espèce. La Cour ne peut pas annuler une décision pouvant faire l’objet d’un appel selon le mécanisme législatif « pour quelque motif que ce soit » (Fritz Marketing, précité, au paragraphe 33; non souligné dans l’original). La Cour d’appel fédérale a expressément rejeté l’argument selon lequel la décision en cause était susceptible de contrôle par la Cour fédérale parce qu’elle n’était pas contestée sur le fond, mais en raison de violations aux droits à l’équité procédurale (Fritz Marketing, précité, au paragraphe 37). Cet arrêt infirme donc implicitement la décision Toshiba International, sur laquelle la demanderesse s’appuie.

 

[22]           Compte tenu du langage catégorique tenu par la Cour d’appel fédérale dans Fritz Marketing, précité, et de la similitude essentielle des mécanismes législatifs applicables dans cette affaire et en l’espèce, les arguments de la demanderesse n’ont aucune chance d’être accueillis.  

 

[23]           Enfin, j’ajouterais que la demanderesse a tort de prétendre que les mécanismes législatifs d’appel l’empêcheraient de présenter les arguments sur l’équité procédurale qu’elle se proposait de soulever en contrôle judiciaire. Ces arguments sont tous fondés sur les allégations voulant que l’ASFC ait omis de lui donner un avis ainsi que de la consulter même si elle consultait ses compétiteurs et que l’ASFC ait pu ne pas être impartiale. Toutefois, avancer un argument n’est pas une fin en soi, ce n’est qu’un moyen d’obtenir une réparation. Et le remède auquel les arguments de la demanderesse mèneront, s’ils sont accueillis, serait naturellement une nouvelle décision, prise après consultation par un décideur impartial. Il s’agit d’une situation semblable à celle dans l’arrêt Harelkin c. Université de Regina, [1979] 2 R.C.S. 561, où un étudiant mécontent d’une décision prise sans audience par l’Université a demandé un bref de certiorari plutôt que de suivre le processus d’appel auprès du sénat de l’Université dont il pouvait se prévaloir. La majorité de la Cour suprême a statué, à la page 582, que, selon un « principe général », le bref de prérogative ne serait pas rendu afin d’annuler une décision administrative prise en violation des principes de justice naturelle si cette décision aurait pu faire l’objet d’un appel et si le déni de justice naturelle pouvait être corrigé en appel.

 

[24]           À mon avis, l’élément essentiel que la demanderesse ne voit pas est que, comme dans l’arrêt Harelkin, la réparation qu’elle recherche est exactement celle que prévoit déjà le mécanisme législatif. Un réexamen par le président de l’ASFC et ensuite un appel auprès du TCCE feraient en sorte les deux fois que l’affaire serait entendue de novo, ce qui permettrait à la demanderesse de présenter aux nouveaux décideurs les observations que, selon elle, l’ASFC aurait dû lui demander de fournir. En fait, la demande de contrôle judiciaire, si elle était examinée et accueillie, ne serait qu’un chemin tortueux menant au même résultat : la décision de l’ASFC serait annulée, comme le sollicite la demanderesse dans son avis de demande, puis il faudrait, d’une façon ou d’une autre, qu’une nouvelle décision soit prise par un autre décideur au sein de l’ASFC, décision qui serait assujettie au même mécanisme législatif de révision dont la demanderesse cherche à éviter l’application.     

 

[25]           Pour les motifs qui précèdent, la requête est accueillie et la demande de contrôle judiciaire de la demanderesse est rejetée, avec dépens selon la colonne III du tarif B.

JUGEMENT

LA COUR ORDONNE :

 

La requête en radiation est accueillie et la demande de contrôle judiciaire de la demanderesse est rejetée, avec dépens selon la colonne III du tarif B.

 

 

                                                                                    « Danièle Tremblay-Lamer »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Elisabeth Ross, traductrice

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    T-1420-09

 

INTITULÉ :                                                  TOYOTA TSUSHO AMERICA INC. c. AGENCE DES SERVICES FRONTALIERS DU CANADA ET AL.

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                          MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L'AUDIENCE :                         LE 20 JANVIER 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                        LA JUGE TREMBLAY-LAMER

 

DATE DES MOTIFS :                                 LE 22 JANVIER 2010

 

COMPARUTIONS :

 

Gordon Lafortune

 

POUR LA DEMANDERESSE

Alexandre Kaufman

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

SOLICITORS OF RECORD:

 

Gottlieb & Associates

Montréal (Québec)

 

POUR LA DEMANDERESSE

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LES DÉFENDEURS

 

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