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Federal Court

 

 

 

 

 

 

 

 

Cour fédérale


Date : 20091023

Dossiers : T-533-08

T-1017-08

 

Référence : 2009 CF 1071

Ottawa (Ontario), le 23 octobre 2009

En présence de monsieur le juge Martineau

Dossier : T-533-08

ENTRE :

PATRICK MERCIER

 

demandeur

 

et

 

SERVICE CORRECTIONNEL DU CANADA

(représenté par le Procureur général du Canada)

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeurs

 

 Dossier : T-1017-08

ET ENTRE :

STÉPHANE LINTEAU

JEAN-PIERRE DUCLOS

PIERRE THÉRIAULT

RAYMOND LANDRY

GÉRALD MATTICKS

DENIS THIBAULT

JEAN RAUZON

REGIS LABBEE

RICHARD DION

DANIEL PATRY

DANIEL LÉVESQUE

CLAUDE RANGER

JEAN DESCHÊNES

GAÉTAN ST-GERMAIN

STÉPHANE FORTIN

FRANÇOIS LANDCOP

BENOIT GUIMOND

PATRICK ROCHEFORT

DANIEL DUSSEAULT

 

demandeurs

et

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

           

[1]               Les demandeurs, tous détenus dans des établissements correctionnels fédéraux (pénitenciers) au moment de l’institution des présentes procédures en contrôle judiciaire, contestent la légalité de la Directive no 259 – Exposition à la fumée secondaire, établie par le commissaire du Service correctionnel du Canada (SCC) sous l’autorité présumée des articles 97 et 98 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, c. 20 (la Loi) et publiée le 5 mai 2008 (la nouvelle directive 259).

 

[2]               La nouvelle directive 259 interdit l’usage du tabac et la possession d’articles de fumeur dans le périmètre des pénitenciers, y compris les centres correctionnels communautaires (CCC), exception faite du tabac et des sources d’allumage nécessaires aux pratiques spirituelles autochtones ou religieuses célébrées isolément dans une cellule ou une pièce, ou encore en groupe s’il n’y a pas de contraintes de sécurité (l’exception religieuse).

[3]               Rappelons à cet égard qu’afin de s’adresser au problème de la fumée secondaire dans les pénitenciers, une interdiction de fumer à l’intérieur des bâtiments du SCC a été implantée en date du 31 janvier 2006. L’interdiction n’était pas totale et les détenus pouvaient alors continuer de fumer dans les secteurs extérieurs (directive du commissaire no 259 – ancienne version).

 

[4]               Aujourd’hui, les demandeurs qui ne peuvent se prévaloir de l’exception religieuse, demandent à la Cour de déclarer la nouvelle directive 259 nulle, inconstitutionnelle ou déraisonnable, en totalité ou en partie.

 

[5]               Les défendeurs, le Procureur général du Canada ainsi que le SCC, s’opposent à la présente demande.

 

[6]               La demande est accueillie pour les motifs qui suivent.  

 

[7]               Les moyens de droit administratif soulevés par les demandeurs sont déterminants en l’espèce.

 

[8]               S’agissant de l’exercice d’un vaste pouvoir normatif délégué par le législateur fédéral au commissaire et pouvant affecter considérablement les conditions de détention et de vie des délinquants purgeant une peine d’emprisonnement dans un pénitencier, la légalité de toute règle ou directive visée aux articles 97 et 98 de la Loi demeure subordonnée au respect des principes fondamentaux mentionnés aux articles 3 et 4 de la Loi.

[9]               En effet, qu’il s’agisse d’un droit ou d’un privilège, même détenu, le délinquant continue à jouir des droits et privilèges reconnus à tout citoyen, sauf ceux dont la suppression ou restriction est une conséquence nécessaire de la peine qui lui est infligée, ainsi que le prescrit l’alinéa 4 e) de la Loi.

 

[10]           De plus, même si l’article 70 de la Loi permet au SCC de prendre toutes mesures utiles pour que le milieu de vie et de travail des détenus et les conditions de travail des agents soient sains et sécuritaires, encore faut-il, tel que le stipule l’alinéa 4 d) de la Loi, que de telles mesures soient le moins restrictives possible.

 

[11]           Dans cette cause, il n’est pas contesté que la fumée secondaire du tabac soit nocive pour la santé d’autrui.

 

[12]           Aussi, l’amélioration de la santé et le bien-être des détenus et des agents peut certainement justifier la suppression du droit ou du privilège de fumer à l’intérieur des bâtiments, y compris les cellules : Boucher c. Canada (Procureur général), 2007 CF 893.

 

[13]           N’empêche, selon la preuve au dossier, le fait de fumer à l’extérieur ne cause à autrui aucun risque de santé.

 

 

[14]           En l’espèce, selon la preuve au dossier, l’interdiction aux détenus de fumer à l’extérieur des bâtiments du SCC n’a aucun lien rationnel avec le droit des non-fumeurs de ne pas être exposés à la fumée secondaire.

 

[15]           Dans notre société libre et démocratique, aucune interdiction générale de fumer et de posséder du tabac et des articles de fumeur n’a été décrétée par les législateurs aux fins de protéger la santé des non-fumeurs exposés à la fumée secondaire.

 

[16]           Dans le cas où la Loi sur la santé des non-fumeurs, L.R.C. 1985, c. 15 (4e suppl.) (LSNF) s’applique, l’interdiction de fumer faite aux citoyens – travailleurs, visiteurs, passants – est limitée à l’intérieur des édifices fédéraux ou directement en bordure desdits édifices.

 

[17]           D’autre part, il n’existe non plus aucun impératif de sécurité pour interdire aux détenus le fumage à l’extérieur des bâtiments au sein du périmètre des pénitenciers. C’est d’ailleurs la situation qui prévalait avant que n’entre en vigueur la nouvelle directive 259.

 

[18]           La possession de tabac et d’articles de fumeur n’est pas interdite par la Loi.

 

[19]           Au demeurant, sont expressément exclus de la définition de « substance intoxicante » que l’on retrouve au paragraphe 2 (1) de la Loi, la caféine et la nicotine, de sorte que les produits du tabac ne sont pas visés par la définition d’ « objets interdits », laquelle inclut les « substances intoxicantes » ainsi que « toutes autres choses possédées sans autorisation et susceptibles de mettre en danger la sécurité d’une personne ou du pénitencier ».

 

[20]           La nouvelle directive 259 va simplement trop loin.

 

[21]           Une prohibition totale de fumer à l’intérieur et à l’extérieur des bâtiments du SCC va à l’encontre de la Loi, en plus d’être injustifiable et déraisonnable dans les circonstances.

 

[22]           Durant nombre d’années, détenus et agents de sécurité ont pu librement fumer dans les secteurs extérieurs, à l’intérieur même du périmètre de sécurité des pénitenciers. D’ailleurs, il continue d’être permis au personnel carcéral de fumer sur la réserve pénitentiaire, c’est-à-dire à des endroits qui se trouvent sur la propriété du SCC, mais où les détenus incarcérés n’ont pas accès (par exemple le stationnement d’un établissement).

 

[23]           À la lumière de la preuve au dossier, je ne suis pas satisfait que les difficultés passées ou entrevues par les autorités carcérales de faire respecter une interdiction de fumer à l’intérieur des bâtiments permettent aujourd’hui au commissaire d’interdire le fumage à l’extérieur des bâtiments.

 

[24]           Du côté des défendeurs, on a plaidé avec force que la seule façon d’éliminer la fumée secondaire à l’intérieur des bâtiments, c’est d’en éliminer la source. Cet argument n’est pas convaincant de l’avis de la Cour.

[25]           D’une part, les détenus bénéficiant de l’exception religieuse continuent d’avoir le droit de fumer et de posséder certains articles de fumeur.

 

[26]           D’autre part, tout près de 75% des détenus sont des fumeurs, ce qui crée une demande interne considérable pour un produit qui est légalement vendu à l’extérieur des pénitenciers.

 

[27]           Bien entendu, la suppression ou la restriction du droit ou du privilège de fumer reconnu à tout citoyen n’est pas une conséquence nécessaire de la peine infligée aux délinquants qui sont emprisonnées dans un pénitencier.

 

[28]           En pratique, si l’on considère les inconvénients d’ordre administratif, l’interdiction totale de fumer ou de posséder des articles de fumeur signifie seulement que des mesures de contrôle supplémentaires (dont l’efficacité reste douteuse et n’a pas été démontrée à la Cour), doivent maintenant être prises par les autorités carcérales pour enrayer la contrebande de cigarettes ou de produits du tabac qui sont toujours légalement vendus à l’extérieur des pénitenciers et aisément accessibles à l’ensemble des citoyens ordinaires.

 

[29]           Le fait est que si un citoyen ordinaire fume à l’intérieur d’un édifice fédéral en contravention de la LSNF ou d’un règlement d’application, celui-ci commet une infraction et est passible d’être condamné au paiement d’une amende si trouvé coupable.

 

[30]           Dans le cas d’un délinquant détenu dans un pénitencier, la transgression délibérée d’une règle écrite régissant la conduite des détenus, ce qui peut inclure la contravention à une interdiction de fumer à l’intérieur des bâtiments, constitue une infraction disciplinaire, rendant le détenu déclaré coupable d’une telle infraction passible d’une ou de plusieurs des peines suivantes :

a)                  avertissement ou réprimande;

 

b)                  perte de privilèges;

 

c)                  ordre de restitution;

 

d)                  amende;

 

e)                  travaux supplémentaires;

 

f)                    isolement pour un maximum de trente jours, dans le cas d’une infraction disciplinaire grave.

 

Le recouvrement de l’amende et la restitution s’effectuent selon les modalités réglementaires (voir les articles 40 à 44 de la Loi).

 

 

[31]           Faut-il le rappeler, le régime disciplinaire établi par les articles 40 à 44 de la Loi et les règlements est un système éprouvé qui respecte la règle de droit et qui vise à encourager chez les détenus un comportement favorisant l’ordre et la bonne marche du pénitencier, tout en contribuant à leur réadaptation et à leur réinsertion sociale (article 38 de la Loi).

 

[32]           Comme on peut le constater, le régime disciplinaire actuel permet la gradation des sanctions selon la gravité des infractions commises, ce qui est conforme à l’ordre et la bonne marche du pénitencier.

[33]           Les mesures nécessaires à la protection des non-fumeurs exposés à la fumée secondaire dans les pénitenciers doivent être le moins restrictives possible.

 

[34]           En l’espèce, considérant le but avoué du système correctionnel et les principes de fonctionnement que l’on retrouve aux articles 3 et 4 de la Loi, la preuve au dossier ne permet pas à la Cour de conclure que l’interdiction de fumer à l’extérieur des bâtiments soit une mesure préventive pouvant être justifiée de façon objective et rationnelle par le commissaire et les autorités carcérales qui ont plein pouvoir en vertu de la Loi et du Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92-620, de faire respecter l’interdiction de fumer à l’intérieur des bâtiments fédéraux sous leur contrôle.

 

[35]           Ayant considéré les preuves et les arguments soumis par les parties, les demandeurs ont droit à un jugement déclaratoire à l’effet que l’interdiction aux détenus de fumer à l’extérieur des bâtiments au sein du périmètre des pénitenciers, y compris les CCC, est nulle, contraire à la Loi et sans effet. La nouvelle directive 259 du commissaire est déclarée invalide dans la mesure où une interdiction complète de fumer et de posséder du tabac et des articles de fumeur est contraire à la Loi et au présent jugement.

 

[36]           Compte tenu de cette conclusion, il n’est pas nécessaire de se prononcer sur la portée ou l’application des articles 7, 12 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés qu’invoquent en l’espèce subsidiairement les demandeurs.

 

[37]           Dans l’hypothèse où la Cour prononcerait une déclaration d’invalidité, ce qui est le cas en l’espèce, les représentants du Procureur général du Canada ont demandé à la Cour de suspendre l’effet de toute telle déclaration afin de permettre au commissaire de revoir sa politique concernant la fumée secondaire et de modifier le cas échéant la directive déclarée invalide pour la rendre conforme à la Loi et au jugement de la Cour. Un délai de 90 jours à partir du jugement final de la Cour m’apparait raisonnable dans les circonstances.

 

[38]           Compte tenu du résultat, les demandeurs auront droit aux dépens.


JUGEMENT

 

LA COUR DÉCLARE, ORDONNE ET ADJUGE :

1.                  La demande est accueillie;

2.                  L’interdiction aux détenus de fumer à l’extérieur des bâtiments au sein du périmètre des pénitenciers, y compris les CCC, est nulle, contraire à la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition (la Loi) et sans effet. La Directive no 259 – Exposition à la fumée secondaire, établie par le commissaire du Service correctionnel du Canada et publiée le 5 mai 2008, est invalide dans la mesure où une interdiction complète de fumer et de posséder du tabac et des articles de fumeur est contraire à la Loi et au présent jugement;

3.                  L’effet de la déclaration mentionnée au paragraphe précédent est suspendu pour une période de 90 jours suivant le jugement final de la Cour;

4.                  Les demandeurs ont droit aux dépens.

 

 

« Luc Martineau »

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                          T-533-08

 

INTITULÉ :                                         PATRICK MERCIER

                                                              c. SERVICE CORRECTIONNEL DU CANADA

(représenté par le Procureur général du Canada)

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

DOSSIER :                                          T-1017-08

 

STÉPHANE LINTEAU

JEAN-PIERRE DUCLOS

PIERRE THÉRIAULT

RAYMOND LANDRY

GÉRALD MATTICKS

DENIS THIBAULT

JEAN RAUZON

REGIS LABBEE

RICHARD DION

DANIEL PATRY

DANIEL LÉVESQUE

CLAUDE RANGER

JEAN DESCHÊNES

GAÉTAN ST-GERMAIN

STÉPHANE FORTIN

FRANÇOIS LANDCOP

BENOIT GUIMOND

PATRICK ROCHEFORT

DANIEL DUSSEAULT

c.

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                  MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                 LE 14 OCTOBRE 2009

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                               LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                        LE 23 OCTOBRE 2009

 

COMPARUTIONS :

 

Me Julius H. Grey

Me Isabelle Turgeon

 

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Me Marc Ribeiro

Me Eric Lafrenière

 

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIERS :

 

Grey Casgrain

Montréal (Québec)

 

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

 

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

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