Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

Cour fédérale

 

Federal Court

 

Date : 20100219

Dossier : IMM-424-09

Référence : 2010 CF 187

Ottawa (Ontario), le 19 février 2010

En présence de monsieur le juge Boivin

 

 

ENTRE :

VITALIY CHERNYAK

demandeur

 

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

 

[1]               Le demandeur sollicite, en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), le contrôle judiciaire de la décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission), en date du 8 janvier 2009, qui lui a refusé la qualité de réfugié au sens de la Convention et celle de personne à protéger.

 

Le contexte factuel

[2]               Le demandeur, un Ukrainien, dit qu’il est un homosexuel dans un pays homophobe et que sa vie est menacée en Ukraine. Il affirme que, l’homosexualité en Ukraine n’est plus une infraction criminelle, mais l’attitude de la population envers les homosexuels est extrêmement homophobe et négative.

 

[3]               Le demandeur craindrait les skinheads et les membres de la société ukrainienne qui sont homophobes. Il dit que, les autorités ne l’admettraient jamais, mais les homosexuels sont persécutés et harcelés par les gens ainsi que les autorités partout dans le pays.

 

[4]               Le demandeur a eu sa première relation homosexuelle à l’Université de Kiev, de 1995 à 1997. Ses collègues de classe avaient des doutes sur son orientation sexuelle, et ils lui adressaient des injures.

 

[5]               Le demandeur et son partenaire ont été battus le 14 février 2006 dans un café d’une petite ville appelée Novodnestrovsk, en Ukraine, située à environ 400 kilomètres au sud-ouest de Kiev. Ils ont été attaqués par quatre jeunes hommes habillés en uniformes paramilitaires qui avaient appris que le demandeur était homosexuel.

 

[6]               Le demandeur et son partenaire se sont alors rendus dans un hôpital pour se faire soigner et les médecins ont communiqué avec la police, qui a pris note des circonstances de l’agression. Le demandeur croit que la police ne souhaitait pas lui venir en aide, parce qu’il était homosexuel. La police a dit qu’elle communiquerait avec le demandeur si d’autres renseignements étaient nécessaires.

 

[7]               Le demandeur a communiqué avec la police environ cinq mois plus tard, en juillet 2006, pour savoir où en était l’enquête. On lui a répondu que l’affaire était classée, parce que la preuve ne permettait pas de trouver ses agresseurs.

 

[8]               Le demandeur affirme qu’il a tenté une deuxième fois d’obtenir de l’État une protection en septembre 2006. Les médecins de l’hôpital avaient appelé la police, qui était venue rendre visite au demandeur après qu’il fut agressé une nouvelle fois par trois homophobes le 25 septembre 2006.

 

[9]               Le demandeur est arrivé au Canada le 27 janvier 2007. Il a demandé l’asile le 8 février 2007. Une audience a eu lieu le 2 décembre 2008.

 

La décision contestée

[10]           La Commission a conclu que le demandeur n’était pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger. Sa demande d’asile a été rejetée. La Commission a admis que le demandeur était un homosexuel, mais, selon elle, il n’avait pas réfuté la présomption d’existence d’une protection de l’État en apportant une preuve claire et convaincante qu’il n’obtiendrait pas de protection.

 

[11]           La question essentielle, pour la Commission, était celle de la protection de l’État. Cette question concerne l’élément objectif du critère de la crainte de persécution (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Olah, 2002 CFPI 595, 219 F.T.R. 152). Il est présumé que tout État est en mesure de protéger ses citoyens, à moins qu’il ne soit incapable de le faire en raison d’un effondrement complet de l’appareil étatique. Cependant, un demandeur peut réfuter cette présomption en apportant une preuve claire et convaincante qu’il n’obtiendrait aucune protection. En l’espèce, la Commission a jugé que le demandeur n’avait pas prouvé de manière convaincante que la police ukrainienne n’était pas disposée ni apte à le protéger.

 

[12]           La Commission a fait observer que l’homosexualité n’est plus une infraction en Ukraine, ce qui est admis par le demandeur. L’attitude manifestée en Ukraine à l’égard des homosexuels est hostile, mais, selon la Commission, la preuve documentaire ne permettait pas de dire que, en cas de besoin, une protection ne pourrait pas raisonnablement être assurée au demandeur.

 

[13]           La police avait recueilli les déclarations du demandeur et de son partenaire à propos de l’agression et leur avait dit qu’elle communiquerait avec le demandeur si d’autres renseignements étaient nécessaires. La police s’est donc efforcée de trouver les auteurs de l’agression. La Commission note que la police n’a pas manqué à son engagement envers le demandeur et son partenaire. Elle a conclu que le demandeur avait l’obligation de communiquer à nouveau avec la police, une fois les dépositions recueillies, pour voir si d’autres renseignements étaient nécessaires. Ce n’est qu’environ cinq mois plus tard, en juillet 2006, que le demandeur est allé voir la police pour savoir où en était l’enquête. C’est alors qu’il a appris que la police avait classé l’affaire, parce qu’elle ne disposait pas de renseignements suffisants pour trouver les agresseurs.

 

[14]           La Commission s’est référée à des preuves documentaires telles que la réponse à la demande d’information UKR102897F, datée du 25 août 2008, et conclu que rien ne permettait d’affirmer que la police n’aurait pas apporté sa protection au demandeur en accusant les agresseurs de l’infraction criminelle pertinente si les preuves recueillies le lui avaient permis.

 

[15]           En l’espèce, le demandeur avait recherché la protection de la police et la Commission a estimé que la police avait réagi selon les règles. La police n’a pas refusé de dresser un constat, mais les preuves recueillies ne lui permettaient pas de procéder à des arrestations. La Commission écrivait que la protection obtenue de l’État n’avait pas à être parfaite et qu’un État ne serait pas en mesure de protéger ses citoyens en tout temps (Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Villafranca, (1992), 150 N.R. 232, 37 A.C.W.S. (3d) 1259 (C.A.F.)). La Commission a jugé que, en cas de retour en Ukraine, le demandeur ne serait pas vraisemblablement exposé à un risque de persécution fondée sur un motif prévu par la Convention.

 

La question en litige

La seule question que doit examiner la Cour est de savoir si la Commission a commis une erreur en concluant à l’existence d’une protection de l’État.

 

Analyse

[16]           À la lumière de l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, aux paragraphes 55, 57, 62 et 64, les conclusions de la Commission relatives à l’existence d’une protection de l’État sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Hinzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 171, 362 N.R. 1, paragraphe 38; Huerta c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 721, 167 A.C.W.S. (3d) 968, paragraphe 14; Chagoya c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 721, [2008] A.C.F. n° 908 (QL)). Les facteurs à prendre en compte sont la justification, la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel, et l’issue doit pouvoir se justifier au regard des faits et du droit (arrêt Dunsmuir, paragraphe 47).

 

[17]           C’est au demandeur qu’il appartient de réfuter la présomption d’existence d’une protection de l’État (Sanchez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 134, 165 A.C.W.S. (3d) 336) et, pour réfuter cette présomption, le demandeur doit produire une preuve convaincante, pertinente et digne de foi montrant que, selon toute probabilité, la protection de l’État est déficiente (Carrillo).

 

[18]           Dans l’arrêt N.K. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1996), 206 N.R. 272, 68 A.C.W.S. (3d) 334 (l’arrêt Kadenko), la Cour d’appel fédérale écrivait qu’un demandeur d’asile ne peut pas automatiquement conclure qu’un État démocratique n’est pas en mesure de protéger l’un de ses citoyens du seul fait qu’un policier a refusé d’intervenir. En l’espèce, la preuve montre que le demandeur a bien tenté d’obtenir de son pays une protection avant de venir au Canada, et il a produit une preuve claire et convaincante propre à réfuter la présomption selon laquelle l’État ukrainien pouvait le protéger.

 

[19]           La Commission a conclu que, si le demandeur disposait d’autres renseignements ou éléments de preuve de nature à faire avancer l’enquête, alors il lui appartenait de les transmettre à la police. Si la police n’a pas communiqué avec le demandeur, c’est que, de son côté, elle n’avait pas obtenu d’autres renseignements sur l’agression et qu’elle a finalement décidé de classer l’affaire. La Commission a conclu que la police n’avait pas refusé de protéger le demandeur, mais qu’elle n’avait tout simplement pas suffisamment d’éléments de preuve pour arrêter les agresseurs.

 

[20]           Cependant, dans la transcription de l’audience tenue devant la Commission (à la page 185 du dossier du tribunal), le demandeur explique au commissaire qu’il avait pu trouver l’adresse de ses agresseurs avec l’aide des parents de son partenaire. Le demandeur expliquait que ce renseignement avait été communiqué à la police. Cependant, en dépit de cela, il semble que l’enquête sur l’agression n’a pas été menée plus loin. La transcription confirme que c’est à peine si la Commission a évoqué cet important renseignement avec le demandeur, et elle n’a pas non plus interrogé le demandeur sur les autres mesures prises par la police après qu’il avait obtenu cette adresse.

 

[21]           La Cour relève que la Commission n’a tiré aucune conclusion défavorable quant à la crédibilité du demandeur. Ce renseignement communiqué durant l’audience de la Commission aurait dû être exploré davantage. Dans ses motifs, la Commission n’a pas expliqué pourquoi elle admettait le fait que la police avait classé l’affaire alors qu’il existait un autre élément, à savoir l’adresse des agresseurs, qui justifiait la poursuite de l’enquête.

 

[22]           La Cour reconnaît qu’il faut présumer que la Commission a pris en compte l’ensemble des preuves qu’elle avait devant elle. Cependant, lorsqu’il existe un élément qui va à l’encontre des conclusions de la Commission sur la question essentielle, en l’occurrence l’existence d’une protection de l’État, la Commission a l’obligation d’analyser cet élément et d’expliquer pourquoi elle ne l’accepte pas, ou pourquoi elle lui préfère un autre élément (Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 F.T.R. 35, 83 A.C.W.S. (3d) 264, paragraphes 14 à 17). En l’espèce, la Commission aurait dû expliquer pourquoi elle laissait de côté la preuve du demandeur contenue dans son Formulaire de renseignements personnels (FRP) et dans son témoignage produit à l’audience.

 

[23]           La Cour relève aussi que la Commission n’a pas tenu compte des allégations du demandeur selon lesquelles les policiers étaient devenus indifférents, froids, et même hostiles en apprenant qu’il était homosexuel. D’ailleurs, lorsque le demandeur était allé au poste de police en juillet 2006 pour savoir où en était l’enquête sur la première agression, un policier lui avait dit que, le jour où il réexaminerait son [traduction] « mode de vie », les gens le traiteraient différemment. Ces allégations essentielles auraient dû être examinées et analysées par la Commission, car il lui incombe d’expliquer pourquoi, selon elle, une preuve n’est jugée ni pertinente ni digne de foi (Simpson c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 970, 150 A.C.W.S. (3d) 457, au paragraphe 44; Salguero c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 486, [2009] A.C.F. n° 594 (QL)).

 

[24]           La Commission a également commis une erreur dans l’appréciation du cas du demandeur, parce qu’elle a fait abstraction d’une autre agression dont le demandeur avait été victime en septembre 2006. Dans son exposé circonstancié, qui figure dans son FRP (aux pages 20 et 21 du dossier du tribunal), le demandeur évoque cette agression, commise le 25 septembre 2006. Il expliquait que, alors qu’il se rendait chez lui vers 21 heures, il fut agressé par trois hommes à proximité de son domicile. Par chance, les agresseurs avaient pris la fuite à l’arrivée de plusieurs passants, qui avaient appelé une ambulance. Le demandeur fut hospitalisé durant deux jours et on diagnostiqua qu’il souffrait de contusions multiples, d’une luxation du bras droit et de deux fractures aux côtes. Les médecins avaient appelé la police, qui une fois encore s’était rendue auprès du demandeur à l’hôpital, mais le demandeur dit que la police a semblé devenir indifférente après avoir appris que l’agression était motivée par l’orientation sexuelle du demandeur. Cette deuxième agression n’a pas du tout été mentionnée au cours de l’audition du demandeur ni dans les motifs de la Commission.

 

[25]           La Commission a laissé de côté des faits qui étaient essentiels pour la demande d’asile, car ce constat d’une deuxième agression est tout à fait à même ici de réfuter la conclusion de la Commission sur l’existence d’une protection de l’État. Cette omission a pour effet de vicier la décision de la Commission (Gill c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 656, 129 A.C.W.S. (3d) 783, paragraphe 17). La police n’a pas apporté son aide ni montré d’intérêt, et le demandeur n’avait pas été victime d’une agression unique, commise au hasard : cela montre ici qu’il n’aurait pas pu obtenir de l’État une protection en Ukraine.

 

[26]           La Cour juge déraisonnable la décision de la Commission. Celle-ci n’a pas fait une appréciation complète de la preuve, à savoir le témoignage du demandeur et la totalité de la preuve documentaire versée au dossier. La preuve montre que le demandeur a bien cherché d’autres moyens d’obtenir de l’État une protection, et il a prouvé, vu la remarque du policier et l’absence de suivi dans l’enquête postérieure à la deuxième agression, qu’il ne pouvait pas raisonnablement compter obtenir de l’État une protection en Ukraine. La décision de la Commission n’était donc pas raisonnable et l’intervention de la Cour est justifiée. La demande de contrôle judiciaire sera donc accueillie.

 

[27]           Il n’a pas été proposé qu’une question soit certifiée, et aucune n’est certifiée ici.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision est annulée et renvoyée à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour instruction par un autre commissaire. Aucune question n’est certifiée.

 

« Richard Boivin »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Christian Laroche, LL.B.

Réviseur


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-424-09

 

INTITULÉ :                                       VITALIY CHERNYAK c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 9 FÉVRIER 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            LE JUGE BOIVIN

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                       LE 19 FÉVRIER 2010

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Arthur I. Yallen

 

POUR LE DEMANDEUR

Manuel Mendelzon

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Yallen et Associés

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.