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Cour fédérale

 

Federal Court


 

Date : 20100924

Dossier : T-707-10

Référence : 2010 CF 958

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 24 septembre 2010

En présence de monsieur le juge Near

 

 

ENTRE :

DWAYNE GRANT

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire concernant une nouvelle décision par laquelle le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (le ministre) a rejeté la requête du demandeur en vue d’obtenir son transfèrement en vertu de la Loi sur le transfèrement international des délinquants, L.C. 2004, ch. 21 (la LTID). La nouvelle décision du ministre, qui est datée du 19 avril 2010, faisait suite à une ordonnance datée du 4 mars 2010 par laquelle la Cour fédérale avait infirmé la décision antérieure du ministre, datée du 19 juillet 2009, et donné à ce dernier un délai de 45 jours pour rendre une nouvelle décision.

 

[2]               Pour les motifs exposés ci-après, la demande est rejetée.

 

I.          Le contexte

 

[3]               Le demandeur, Dwayne Grant, est un citoyen canadien âgé de 27 ans qui purge actuellement une peine d’emprisonnement de sept ans à l’établissement pénitentiaire de San Rafael, au Costa Rica, pour des infractions liées au trafic de drogue international.

 

[4]               Le demandeur, ainsi que ses cinq compagnons de voyage, a été appréhendé par les autorités costaricaines à l’aéroport de Liberia le 20 mai 2007. Le groupe, formé du demandeur, de sa tante Gwendolyn Lawrence et de quatre autres personnes (Delores Buchanan, Mercedes Shaina, Nicole Gayle et Gevon Attzs), était en partance pour Toronto après, selon l’allégation du demandeur, des vacances d’une semaine. Les autorités ont découvert 5,79 kilogrammes de cocaïne dans les structures de la valise du demandeur. Elles ont également trouvé de la cocaïne dans les valises de ses compagnons de voyage, et ont saisi en tout plus de 34 kilogrammes de cocaïne auprès du groupe.

 

[5]               Le demandeur et les autres voyageurs ont plaidé coupables à une accusation de trafic de drogue international le 19 novembre 2007 et ont été chacun condamnés à sept ans d’emprisonnement.

 

[6]               Le 28 novembre 2007, le demandeur a présenté une demande de transfèrement au Service correctionnel du Canada (le SCC) en vue d’être transféré au Canada en vertu de l’article 7 de la LTID.

 

[7]               Le SCC a reçu la demande du demandeur le 5 février 2008, en même temps que des demandes semblables des autres citoyens canadiens du groupe, soit Mme Lawrence, Mme  Shaina et M. Attzs. Les quatre ont reçu du SCC un accusé de réception disant que la demande serait traitée dans un délai de six à neuf mois.

 

[8]               Les autorités costaricaines ont accepté à titre préliminaire le transfèrement du demandeur le 24 janvier 2008 et ils ont approuvé sa demande en novembre 2008.

 

[9]               La demande de transfèrement de Mme Shaina a été approuvée en novembre 2008 et cette dernière est rentrée au Canada en mars 2009. La demande de transfèrement de Mme Laurence a été approuvée en décembre 2008 et elle est rentrée au Canada en mars 2009. Quant à M. Attzs, l’état de sa demande de transfèrement n’est pas connu.

 

A.        La première décision

 

[10]           La demande de transfèrement du demandeur a été refusée le 6 juillet 2009 par le ministre (à l’époque, il s’agissait de M. Peter Van Loan), qui s’est dit convaincu que le demandeur [traduction] « pourrait, après son transfèrement, commettre une infraction d’organisation criminelle ». (Non souligné dans l’original.)

 

[11]           La décision et les quatre paragraphes de motifs l’expliquant ne faisaient qu’une page seulement. La décision du ministre était contraire aux conclusions formulées par le SCC dans un sommaire, à savoir que [traduction] « les informations obtenues à ce jour n’amènent pas à croire que [le demandeur], après son transfèrement, commettrait […] une infraction d’organisation criminelle » (dossier du demandeur, page 87).

 

B.         Le contrôle judiciaire de la première décision

 

[12]           Le demandeur a présenté une demande de contrôle judiciaire au sujet de la première décision. Le 4 mars 2010, le juge Robert Barnes, de la Cour fédérale, a infirmé la décision du ministre et lui a renvoyé l’affaire pour nouvelle décision. La Cour a conclu que les raisons du ministre étaient « tout à fait insuffisantes » et que, de ce fait, la décision était déraisonnable car elle manquait de transparence et d’intelligibilité.

 

[13]           Au paragraphe 2 de la décision Grant c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), [2010] A.C.F. no 386 (CF) (QL), le juge Barnes a conclu ce qui suit :

[…] dans une affaire comme en l’espèce, où le ministre décide de ne pas suivre les conseils, il a l’obligation de donner des explications et d’identifier clairement les raisons qui l’ont poussé à rendre une décision contraire aux conseils reçus. […]

 

[14]           Le juge Barnes a également fait remarquer, au paragraphe 5 :

La conclusion défavorable du ministre était que M. Grant pourrait commettre, après son transfèrement, une infraction d’organisation criminelle au sens de l’article 2 du Code criminel [...] Cette conclusion est évidemment contraire au libellé de l’alinéa 10(2)a) de la Loi, qui exige que le ministre soit d’avis que le délinquant commettra, après son transfèrement, une infraction d’organisation criminelle.

 

(Souligné dans l’original.)

 

[15]           Le juge Barnes a donné au ministre un délai de 45 jours pour réexaminer la demande.

 

[16]           Le 18 mars 2010, le demandeur a produit d’autres observations à l’appui de sa demande de transfèrement, et le SCC a présenté une évaluation à jour du dossier du demandeur.

 

C.        La nouvelle décision – La décision faisant l’objet du présent contrôle

 

[17]           Le 19 avril 2010, le ministre a refusé une fois de plus la demande de transfèrement du demandeur. Sa décision comptait six pages, et le refus était fondé sur les motifs suivants : 1) le demandeur présente un risque important de commettre une infraction d’organisation criminelle et 2) il demeure une menace pour la sécurité du Canada.

 

II.         Les questions en litige

 

[18]           Le demandeur soulève les questions suivantes :

1)         Faut-il infirmer la décision du 19 avril 2010 du ministre parce qu’elle comporte des erreurs susceptibles de contrôle?

2)         La nouvelle décision du ministre viole-t-elle de façon injustifiable les droits que l’article 6 de la Charte confère au demandeur?

3)         Dans le cas d’une réponse affirmative aux questions 1) ou 2), quelle est la réparation appropriée?

 

III.       Analyse

 

A.        Le cadre légal

 

[19]           Suivant la LTID, un citoyen canadien incarcéré à l’étranger peut présenter une demande pour purger au Canada le reste de la peine d’emprisonnement qui lui a été imposée à l’étranger. Le consentement de la personne en question et l’accord du pays étranger et du Canada sont exigés.

 

[20]           L’article 10 de la LTID énumère les facteurs dont un ministre doit tenir compte au moment d’accueillir une demande ou de la rejeter :

 

 

Facteurs à prendre en compte : délinquant canadien

 

10. (1) Le ministre tient compte des facteurs ci-après pour décider s'il consent au transfèrement du délinquant canadien :

 

a) le retour au Canada du délinquant peut constituer une menace pour la sécurité du Canada;

 

b) le délinquant a quitté le Canada ou est demeuré à l'étranger avec l'intention de ne plus considérer le Canada comme le lieu de sa résidence permanente;

 

c) le délinquant a des liens sociaux ou familiaux au Canada;

 

d) l'entité étrangère ou son système carcéral constitue une menace sérieuse pour la sécurité du délinquant ou ses droits de la personne.

 

Facteurs à prendre en compte : délinquant canadien ou étranger

 

(2) Il tient compte des facteurs ci-après pour décider s'il consent au transfèrement du délinquant canadien ou étranger :

 

a) à son avis, le délinquant commettra, après son transfèrement, une infraction de terrorisme ou une infraction d'organisation criminelle, au sens de l'article 2 du Code criminel;

 

 

b) le délinquant a déjà été transféré en vertu de la présente loi ou de la Loi sur le transfèrement des délinquants, chapitre T-15 des Lois révisées du Canada (1985).

 

Factors — Canadian offenders

 

 

10. (1) In determining whether to consent to the transfer of a Canadian offender, the Minister shall consider the following factors:

 

(a) whether the offender's return to Canada would constitute a threat to the security of Canada;

 

(b) whether the offender left or remained outside Canada with the intention of abandoning Canada as their place of permanent residence;

 

(c) whether the offender has social or family ties in Canada; and

 

(d) whether the foreign entity or its prison system presents a serious threat to the offender's security or human rights.

 

Factors — Canadian and foreign offenders

 

(2) In determining whether to consent to the transfer of a Canadian or foreign offender, the Minister shall consider the following factors:

 

(a) whether, in the Minister's opinion, the offender will, after the transfer, commit a terrorism offence or criminal organization offence within the meaning of section 2 of the Criminal Code; and

 

(b) whether the offender was previously transferred under this Act or the Transfer of Offenders Act, chapter T-15 of the Revised Statutes of Canada, 1985.

 

 

[21]           L’objet de la LTID est énoncé à l’article 3 :

Objet

 

3. La présente loi a pour objet de faciliter l'administration de la justice et la réadaptation et la réinsertion sociale des délinquants en permettant à ceux-ci de purger leur peine dans le pays dont ils sont citoyens ou nationaux.

Purpose

 

3. The purpose of this Act is to contribute to the administration of justice and the rehabilitation of offenders and their reintegration into the community by enabling offenders to serve their sentences in the country of which they are citizens or nationals.

 

 

[22]           En l’espèce, le ministre dit clairement dans ses motifs qu’il souscrit à l’évaluation du SCC selon laquelle :

•           M. Grant n’avait l’intention de quitter le Canada que pour une semaine et il n’a donc pas renoncé au Canada comme lieu de résidence permanente;

•           M. Grant a des liens à la fois familiaux et sociaux au Canada, c’est-à-dire ses parents, sa conjointe de fait et leur fille âgée de deux ans, et le soutien de ces derniers et son propre souhait de poursuivre ses études au Canada font qu’un transfèrement faciliterait sa réinsertion et sa réadaptation au sein de la collectivité;

•           Le système carcéral costaricain ne présente pas de menace sérieuse pour la sécurité ou les droits de la personne de M. Grant, même si les conditions ne sont pas du même niveau que celles d’un établissement canadien;

•           M. Grant n’a jamais fait l’objet d’un transfèrement en vertu de la LTID.

 

[23]           Dans le rapport établi pour le ministre au sujet de cette demande, le SCC a également conclu ce qui suit :

•           Les informations que le SCC a obtenues [traduction] « n’amènent pas à croire que le retour au Canada de M. Grant serait une menace pour la sécurité du Canada »; (dossier du défendeur, page 12)

 

•           Les informations que le SCC a obtenues [traduction] « n’amènent pas à croire que [M. Grant] commettrait, après son transfèrement, une infraction d’organisation criminelle au sens de l’article 2 du Code criminel ». (dossier du défendeur, page 13)

 

[24]           C’est en rapport avec ces deux dernières observations que le ministre est arrivé à la conclusion opposée, sur laquelle il fonde sa décision de rejeter la demande.

 

B.         La norme de contrôle applicable

 

[25]           Le demandeur et le défendeur font tous deux valoir que la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer aux décisions que rend le ministre en vertu de la LTID est la raisonnabilité. Cependant, le demandeur soutient en outre que l’interprétation que fait le ministre de la LTID, et plus précisément des alinéas 10(2)a) et 10(1)a), est une question de droit, laquelle est susceptible de contrôle selon la décision correcte. Le demandeur ne fait qu’énoncer cette affirmation, sans l’étayer.

 

[26]           Conformément à l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, la Cour a conclu que les décisions que rend le ministre en vertu de la LTID sont de nature discrétionnaire, qu’elles commandent un degré de retenue élevé et qu’elles sont donc susceptibles de contrôle selon la raisonnabilité (voir également la décision Getkate c. Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, 2008 CF 965, 298 D.L.R. (4th) 558, au paragraphe 11, DiVito c. Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, 2009 CF 983, au paragraphe 19, ainsi que la décision Grant, précitée).

 

[27]           Dans la décision Kozarov c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 866, [2008] 2 R.C.F. 377, une affaire de contrôle d’une décision rendue en vertu de la LTID avant l’arrêt Dunsmuir, le juge Sean Harrington a déclaré ce qui suit : « [c]ependant, pour ce qui est de l’interprétation de la loi, je suis d’avis que la norme de contrôle est celle de la décision correcte. La Cour n’a pas à faire preuve de retenue à l’égard de la décision du ministre » (au paragraphe 15). Les questions d’interprétation de la loi sont donc considérées en général comme étant des questions de droit pour lesquelles la Cour procédera à sa propre analyse de la question, sans faire preuve de retenue à l’égard du raisonnement du décideur.

 

[28]           Bien que ce soit habituellement le cas, l’arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 54, établit la présomption selon laquelle l’interprétation que fait un tribunal administratif de sa loi constitutive – une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie – est habituellement contrôlable selon la norme de raisonnabilité. Une décision discrétionnaire que rend le ministre en vertu d’une loi qui fait appel à son expertise et à son rôle en matière de politique commandera de la même façon un degré élevé de retenue et militera en faveur de l’application de la norme de raisonnabilité pour certaines questions relatives à l’interprétation de la loi.

 

[29]           En l’espèce, le demandeur soutient que le ministre a commis une erreur de droit en considérant que le mot « commettra », à l’alinéa 10(2)a), signifie qu’il doit décider si, à son avis, il existe ou non un [traduction] « risque important » que le demandeur commettra une infraction d’organisation criminelle. Le demandeur soutient aussi que le ministre a commis une erreur de droit en considérant que l’alinéa 10(1)a) englobe une menace de criminalité pour déterminer si le retour du délinquant au Canada constituerait une menace pour la sécurité du pays. L’interprétation que fait le ministre est différente de la jurisprudence actuelle de la Cour, laquelle est énoncée dans la décision Getkate, précitée, au paragraphe 41.

 

[30]           Ceci étant dit avec égards, je ne souscris pas à l’observation du demandeur selon laquelle l’interprétation que fait le ministre de l’article 10 est une question de droit. Le législateur a nommé le ministre pour qu’il soit le gardien du régime de transfèrement international des délinquants. En cette qualité, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile est particulièrement bien placé pour examiner les éléments de preuve qui lui sont soumis et mettre convenablement en balance les droits de réinsertion du demandeur et les préoccupations relatives à l’administration de la justice au Canada. Dans le cas présent, le ministre n’a pas interprété des dispositions qui revêtent une importance primordiale pour le système juridique dans son ensemble, mais il a plutôt situé en contexte un processus de raisonnement à fort contenu factuel, en vue de produire des motifs transparents et intelligibles, en accord avec la décision que le juge Barnes a rendue le 4 mars 2010.

 

[31]           Les tribunaux devraient s’abstenir de modifier trop promptement une décision ministérielle discrétionnaire qui commande le degré de retenue le plus élevé (Kozarov, précité, au paragraphe 14) et, en accord avec la jurisprudence de la Cour qui est énoncée dans les décisions Getkate, Kozarov et DiVito, précitées, c’est la norme de raisonnabilité que j’appliquerai.

 

[32]           La norme de raisonnabilité a trait « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, précité). En l’espèce, je ne peux donc pas demander s’il aurait été raisonnable que le ministre consente au transfèrement de M. Grant, mais plutôt, comme l’a dit le juge Harrington dans la décision DiVito, précitée, au paragraphe 22 : « [l]a question, cependant, est de savoir s’il était déraisonnable de refuser le transfert ».

 

IV.       La question no 1

 

A.        La conclusion que le ministre a tirée en vertu de l’alinéa 10(2)a) est raisonnable

 

1)         Le ministre a appliqué la norme juridique appropriée

 

[33]           Aux termes de l’alinéa 10(2)a), le ministre doit examiner si, à son avis, « le délinquant commettra, après son transfèrement, une infraction de terrorisme ou une infraction d’organisation criminelle, au sens de l’article 2 du Code criminel ». (Non souligné dans l’original.)

 

[34]           Dans sa nouvelle décision, le ministre explique qu’il interprète cette disposition comme l’obligeant [traduction] « à déterminer s’il y a un risque important que M. Grand commettra une infraction d’organisation criminelle, ce qui n’est pas la même chose que le fait de savoir s’il est certain dans l’avenir que l’individu commettra quelque chose ». (Non souligné dans l’original.) Le demandeur soutient que ce n’est pas la norme juridique à appliquer.

 

[35]           Je ne suis pas convaincu par le demandeur que le fait d’appliquer comme critère le [traduction] « risque important » dilue déraisonnablement le degré de certitude demandé par le législateur et abaisse le seuil à un niveau inférieur à celui d’une décision fondée sur la prépondérance de la preuve. Même si le demandeur illustre son argument par une analyse axée sur l’expression [traduction] « risque élevé », je signale que les mots exacts qu’emploie le ministre sont [traduction] « risque important ».

 

[36]           Un risque important doit représenter quelque chose de plus qu’une simple possibilité – en droit criminel, un « risque important » doit être à la fois véritable et grave (Winko c. Colombie-Britannique (Forensic Psychiatric Institute), [1999] 2 R.C.S. 625, 175 D.L.R. (4th) 193, au paragraphe 57). Dans une affaire de drogue survenue en Saskatchewan, la jurisprudence du droit du travail a servi à définir qu’une chose importante est une chose [traduction] « portant à conséquence, notable, considérable, importante, matérielle, significative, profonde ou substantielle » (R. c. Dupuis (1998), 174 Sask.R. 17, 130 C.C.C. (3d) 426 (BR), au paragraphe 17). À l’évidence, un « risque important » est une norme nettement plus stricte que celle de perpétration éventuelle d’une infraction (« pourrait […] commettre ») que le juge Barnes a qualifiée de lacunaire au stade du premier contrôle judiciaire.

 

[37]           Quoi qu’il en soit, le législateur n’ayant pu vouloir que le ministre soit clairvoyant, le mot « commettra » est tempéré par les mots suivants : « à son avis ». Selon moi, ces trois mots l’emportent sur le besoin de poursuivre un débat théorique sur le sens exact, dans la disposition, du mot « commettra », qu’il s’agisse d’un risque important ou élevé d’une action future. Une formulation plus utile de la question en litige est la suivante : si, de l’avis du ministre, il existe une preuve qui l’amène à conclure raisonnablement que le demandeur, après son transfèrement, commettra une infraction d’organisation criminelle.

 

2)         Il existe un fondement de preuve suffisant pour que le ministre invoque raisonnablement l’alinéa 10(2)a)

 

[38]           La véritable question à laquelle il faut répondre consiste donc à savoir s’il existe une preuve suffisante pour que le ministre conclue de bonne foi que le demandeur présente le risque important de commettre une infraction d’organisation criminelle après son transfèrement au Canada. À mon avis, le ministre a agi de manière raisonnable en concluant qu’une telle preuve existe.

 

[39]           Dans ses motifs, à la page 5, le ministre reconnaît ce qui suit :

[traduction] Je n’ai reçu aucun document qui soutienne la conclusion selon laquelle M. Grant commettra des infractions de terrorisme ou d’organisation criminelle, au sens où ces expressions sont définies dans le Code criminel, ou qu’il présente une menace pour la sécurité du Canada.

 

[40]           Le ministre a toutefois conclu qu’il y avait un risque important que le demandeur commette une infraction d’organisation criminelle dont il est question à l’article 2 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46, s’il était transféré au Canada car : 1) l’infraction était fort grave, 2) l’infraction était préméditée, car elle était d’une nature qui avait nécessité une planification importante et un financement considérable, 3) le demandeur a refusé de reconnaître sa responsabilité et a continué d’affirmer qu’il se trouvait au Costa Rica en vacances, 4) il n’y a aucune preuve que le demandeur a collaboré avec les autorités en vue d’identifier ou de poursuivre d’autres individus potentiellement impliqués dans l’infraction qu’il a commise et 5) il n’y a aucune preuve de rupture des liens, quels qu’ils soient, que le demandeur a pu avoir avec des conspirateurs.

 

[41]           En appliquant les critères énumérés, le ministre a expliqué pourquoi il ne souscrivait pas au rapport du SCC, en tenant compte de facteurs liés à la question de savoir si le transfèrement répondrait aux fins de la LTID. Le demandeur sait donc, d’après la décision écrite, quels sont les facteurs que le ministre a pris en considération, ce que le ministre a conclu en rapport avec chacun de ces facteurs, et pourquoi sa demande a finalement été refusée. J’ai eu l’avantage de lire les décisions Dudas c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2010 CF 942, et Curtis c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2010 CF 943, et, même si chacune de ces affaires se distingue de la présente par ses faits, je conviens qu’il incombe au ministre, quand il prend une décision d’une telle importance pour le demandeur, de l’expliquer en détail. Dans le cas présent, le ministre dit clairement qu’il est d’avis, en raison des conclusions énumérées, que le retour de M. Grant au Canada ne faciliterait pas l’administration de la justice.

 

[42]           Les conclusions ne sont pas de simples extrapolations qui reposent uniquement sur la déclaration de culpabilité du demandeur; elles sont étayées par la preuve qui figure dans le dossier. Dans l’évaluation communautaire qu’il a établie (dossier du demandeur, page 137), le SCC note ce qui suit :

[traduction] Les parents du délinquant sont des personnes positives et sociables, qui ont à l’esprit l’intérêt du délinquant. Il convient de signaler que les contacts ne semblent pas être tout à fait au courant des circonstances entourant l’infraction que M. Grant a commise. Le délinquant a nettement minimisé la quantité de cocaïne qu’il avait en sa possession et ils ne savent nullement de quelle manière il a mis la main sur une telle quantité de drogue. Le fait que les cinq personnes déclarées coupables en même temps que M. Grant avaient en leur possession des quantités aussi importantes de drogue dénote leur implication dans un réseau de trafic de drogue international à grande échelle. D’après les renseignements fournis par les contacts, il semble que le délinquant n’était pas au courant de son implication et qu’il a participé à l’infraction à son insu. L’auteur estime qu’en raison de l’implication de sept personnes et de la présence de 34 kilogrammes et 495 grammes de cocaïne, il y a fort peu de chance que M. Grant n’ait eu aucunement connaissance qu’il prenait part à une activité criminelle. Cependant, vu l’information selon laquelle M. Grant a été ajouté à la dernière minute au groupe formé par sa tante pour se rendre au Costa Rica, il est également tout aussi peu vraisemblable que M. Grant ait joué un rôle de premier plan dans la conspiration organisée pour faire le trafic de cocaïne.

 

[43]           La norme de raisonnabilité exige uniquement que le ministre, après avoir pris en considération la totalité des éléments de preuve soumis, rende une décision intelligible, cohérente et défendable. Il lui est loisible de soupeser la preuve comme bon lui semble et, ainsi que le fait valoir le défendeur, il n’est pas tenu de suivre les conseils ou les recommandations des agents du SCC.

 

[44]           Les deux parties citent la décision DiVito, précitée, prétendant qu’elle étaye leurs positions respectives. Cette décision confirmait la décision du ministre de ne pas approuver le transfèrement d’un délinquant, malgré un sommaire dans lequel le SCC affirmait que le délinquant n’était pas une menace pour la sécurité du Canada. Les faits dont il est question dans DiVito se distinguent de ceux dont il est question en l’espèce; toutefois, dans DiVito, la Cour affirmait que le ministre doit examiner et soupeser des preuves de sources diverses et prendre divers facteurs en considération avant de rendre sa décision, comme l’objectif d’éviter que des membres d’une organisation criminelle exercent leur influence au sein de la collectivité.

 

[45]           Par ailleurs, comme l’a déclaré le juge Harrington dans la décision Kozarov, précitée, au paragraphe 22 : « [l’]article 10 n’est pas exhaustif, ni n’exige que le ministre accorde son consentement ou le refuse selon qu’il y a eu respect ou non des facteurs qui y sont énumérés.

 

[46]           Le demandeur a plaidé coupable au chef de trafic de drogue international – un crime fort grave qui, pourrait-on raisonnablement conclure, a nécessité un financement, une planification et d’autres éléments logistiques souvent associés au crime organisé. Compte tenu de la totalité de la preuve et du pouvoir discrétionnaire dont bénéficie le ministre pour rendre sa décision, sa conclusion selon laquelle le demandeur commettra une infraction d’organisation criminelle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

 

B.         L’absence d’un fondement juridique obligeant le ministre à expliquer d’autres décisions

 

[47]           L’avocat du demandeur a reconnu à l’audience que si les coaccusés de M. Grant s’étaient vu refuser leur demande de transfèrement, il aurait été malvenu de conclure qu’il fallait également rejeter celle de M. Grant. L’avocat a convenu que le ministre doit se prononcer sur chaque cas de façon individuelle, eu égard à son bien-fondé et au dossier de preuve.

 

[48]           En pratique, le fait que les demandes de transfèrement de deux des coaccusés de M. Grant ont été approuvées est peut-être frappant, mais, en droit, la théorie des attentes légitimes se limite à l’équité procédurale. Dans l’arrêt Centre hospitalier Mont Sinaï c. Québec (Ministre de la Santé et des Services sociaux), [2001] 2 R.C.S. 281, 200 D.L.R. (4th) 193, le juge Ian Binnie confirme que cette théorie est restreinte à la réparation procédurale. De plus, au paragraphe 35, il souligne que même si, dans certaines situations, il peut être difficile de différencier ce qui est de nature procédurale et ce qui est de nature substantielle, « [i]l vaut mieux poser la question sous l’angle du principe sous-jacent mentionné précédemment, à savoir que l’établissement des politiques générales d’intérêt public relève d’abord et avant tout du ministre et non pas des tribunaux ». Nous n’avons aucune idée des conditions auxquelles étaient soumis les coaccusés dans les prisons costaricaines ou quelles étaient leurs situations personnelles, et il est déraisonnable et inutile de s’attendre à ce que le ministre les décrive comme moyen de justifier l’issue de la présente demande.

 

C.        Une conclusion axée sur l’alinéa 10(1)a) n’est pas nécessaire comme fondement de la décision du ministre

 

[49]           Bien que j’aie tendance à souscrire à l’observation de la Cour sur le sens des mots « menace pour la sécurité du Canada » dans Getkate, précitée, comme le soutient le défendeur, cela n’est pas fatal pour la décision du ministre dans son ensemble.

 

[50]           La décision du ministre de refuser le transfèrement demeure justifiée, compte tenu de sa conclusion concernant l’alinéa 10(2)a).

 

V.        La question no 2

 

A.        Le ministre n’a pas violé de façon injustifiable les droits que confère l’article 6 de la Charte au demandeur

 

[51]           Comme j’ai décidé que la décision du ministre est un exercice raisonnable du pouvoir discrétionnaire que lui confère la LTID, il n’est nul besoin que j’analyse la question relative à la Charte.

 

[52]           En l’espèce, les motifs énoncés par le ministre concordent avec une appréciation de la totalité de la preuve et une compréhension de l’objet de la LTID. Le ministre explique les éléments de preuve qu’il a évalués ainsi que la façon dont il a procédé. La décision est justifiée par les faits et le droit, et intelligible. La demande de contrôle judiciaire est de ce fait rejetée


 

JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE : la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

 

«  D. G. Near »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER:                                         T-707-10

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :            DWAYNE GRANT c. MSPPC

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 OTTAWA

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 13 SEPTEMBRE 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE NEAR

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 24 SEPTEMBRE 2010

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Yavar Hameed

 

 

POUR LE DEMANDEUR

Catherine Lawrence

 

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Yavar Hameed

Hameed et Farrokhzad

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Myles Kirvan

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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