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Cour fédérale

 

Federal Court

Date : 20101112

Dossiers : T-1016-09, T-1025-09

Référence : 2010 CF 1135

Ottawa (Ontario), le 12 novembre 2010

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE KELEN

 

ENTRE :

T-1016-09

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

demanderesse

et

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

(REPRÉSENTANT DÉVELOPPEMENT SOCIAL CANADA,

CONSEIL DU TRÉSOR DU CANADA,

AGENCE DE GESTION DES RESSOURCES HUMAINES DE LA FONCTION PUBLIQUE DU CANADA) ET RUTH WALDEN ET AL

défendeurs

 

ET ENTRE :

T-1025-09

RUTH WALDEN et al

demandeurs

et

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE,

ANN BOYLAN CURRIE, LOUISE DUNCAN, CHARLENE DYKSTRA,

DZIDRA GOOR (décédée), CARRIE GRONAU, JEAN HALPENNY, MARLENE HARRISON, MARY LOU KIGHTLEY, SUZANNE MATAIS, MARGARET MEESTER, ANNE NOLET, SUSAN PETTERSONE, JAMES (JIM) ROBERTS, ANDREA TAYLOR, MICHELLE WATSON et ANNETTE WETHERLY

 

défendeurs

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

 

INTRODUCTION

[1]               Les deux présentes demandes de contrôle judiciaire portent sur une décision que le Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal) a rendue le 25 mai 2009 au sujet des mesures de redressement à accorder en application de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6 (la Loi), à un groupe d’environ 413 évaluateurs médicaux[1] qui travaillent pour le Programme de prestations d’invalidité du Régime de pensions du Canada (RPC). Les évaluateurs médicaux sont un groupe d’infirmiers et d’infirmières majoritairement composé de femmes qui travaillent aux côtés de conseillers médicaux, soit un groupe de médecins composé majoritairement d’hommes, pour déterminer l’admissibilité aux prestations d’invalidité du RPC.

 

[2]               Dans une décision datée du 13 décembre 2007, que Madame la juge Mactavish, de la Cour fédérale, a confirmée le 4 mai 2010 lors du contrôle judiciaire s’y rapportant, le Tribunal avait conclu que les 413 évaluateurs médicaux (les plaignants) avaient été victimes de discrimination fondée sur le sexe en ce qui a trait à la classification de leurs postes, contrairement aux articles 7 et 10 de la Loi.

 

[3]               Dans la décision sous examen, le Tribunal a conclu que, malgré la discrimination dont les 413 évaluateurs médicaux ont été victimes, les plaignants n’avaient pas établi de perte de salaire selon la prépondérance des probabilités ni n’avaient présenté d’éléments de preuve sur le préjudice moral subi pour la majorité d’entre eux. En conséquence, le Tribunal a refusé d’ordonner le paiement d’une indemnité au titre de la perte de salaire découlant de la discrimination et n’a accordé des dommages-intérêts pour le préjudice moral subi qu’à deux des 413 plaignants.

 

[4]               Le Tribunal a également rendu une décision sur les dépens à l’égard de laquelle le procureur général du Canada a présenté une demande de contrôle judiciaire distincte. La protonotaire Aronovitch a suspendu l’examen de cette demande suivant le consentement des parties jusqu’à l’issue d’une affaire pertinente, à savoir un appel interjeté devant la Cour suprême du Canada contre le jugement Canada (Procureur général) c. Mowat, 2009 CAF 309 (autorisation d’interjeter appel devant la CSC accordée le 22 avril 2010),.

 

[5]               La Cour est saisie en l’espèce de deux demandes de contrôle judiciaire, soit une demande des plaignants et une demande distincte de la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission), qui ont été réunies (ainsi que la troisième demande du gouvernement qui a été suspendue depuis) par ordonnance de la protonotaire Aronovitch en date du 17 décembre 2009. Devant la Cour, la Commission et les plaignants ont fait valoir essentiellement la même position.

 

LES FAITS

Les procédures antérieures

[6]               La décision du Tribunal au sujet des mesures de redressement contestées en l’espèce fait suite à une décision pertinente sur la responsabilité, à une décision provisoire du Tribunal et à un jugement de la Cour fédérale.

1)                 Le 13 décembre 2007, dans Walden c. Canada (Développement social), 2007 TCDP 56 (la décision du Tribunal sur la responsabilité), le Tribunal a conclu que Développement social Canada, le Conseil du Trésor du Canada et l’Agence de gestion des ressources humaines de la fonction publique du Canada (ensemble, le gouvernement) avaient fait preuve de discrimination fondée sur le sexe envers les plaignants, contrairement aux articles 7 et 10 de la Loi. Le Tribunal a reporté à une date ultérieure sa décision sur les mesures de redressement.

2)                 Le 6 juin 2008, dans Walden c. Canada (Développement social), 2008 TCDP 21 (la décision provisoire du Tribunal), le Tribunal a autorisé les parties, dans une décision provisoire qu’il a rendue au sujet de la requête du procureur général du Canada, à présenter une preuve concernant les mesures de redressement proposées pour mettre fin à l’acte discriminatoire ainsi que le calcul de l’indemnité relative aux pertes de salaire et au préjudice moral que les plaignants ont subis.

3)                 Le 4 mai 2010, dans Canada (Procureur général) c. Walden, 2010 CF 490, Madame la juge Mactavish, de la Cour fédérale, a confirmé la décision du Tribunal sur la responsabilité lors du contrôle judiciaire s’y rapportant.

 

[7]               Avant d’examiner le bien-fondé de la présente demande, la Cour décrira la décision du Tribunal sur la responsabilité et le jugement que Madame la juge Mactavish a rendu lors du contrôle judiciaire de cette décision.

 

La décision du Tribunal sur la responsabilité

[8]               Dans sa décision sur la responsabilité, le Tribunal a conclu que les plaignants avaient été victimes de discrimination fondée sur le sexe, contrairement aux articles 7 et 10 de la Loi. Voici le libellé de l’article 7 :

7. Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects :  

. . .

 

b) de le défavoriser en cours d’emploi.

7. It is a discriminatory practice, directly or indirectly,  

. . .

 

 

 

 

(b) in the course of employment, to differentiate adversely in relation to an employee,  on a prohibited ground of discrimination.

 

[9]               L’article 10 de la Loi prévoit ce qui suit :

10. Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite et s’il est susceptible d’annihiler les chances d’emploi ou d’avancement d’un individu ou d’une catégorie d’individus, le fait, pour l’employeur, l’association patronale ou l’organisation syndicale :  

 

a) de fixer ou d’appliquer des lignes de conduite; 

 

b) de conclure des ententes touchant le recrutement, les mises en rapport, l’engagement, les promotions, la formation, l’apprentissage, les mutations ou tout autre aspect d’un emploi présent ou éventuel.

10. It is a discriminatory practice for an employer, employee organization or employer organization  

 

 

 

 

 

 

 

 

(a) to establish or pursue a policy or practice, or 

 

(b) to enter into an agreement affecting recruitment, referral, hiring, promotion, training, apprenticeship, transfer or any other matter relating to employment or prospective employment,  that deprives or tends to deprive an individual or class of individuals of any employment opportunities on a prohibited ground of discrimination.

 

[10]           Les plaignants sont un groupe d’infirmières et d’infirmiers autorisés qui travaillent en qualité d’« évaluateurs médicaux » pour le Programme de prestations d’invalidité du Régime de pensions du Canada. Les « évaluateurs médicaux » sont classifiés comme « administrateurs de programme » dans le groupe Service des programmes et de l’administration de la fonction publique.

 

[11]           Les plaignants ont soutenu que leurs tâches étaient identiques à celles des « conseillers médicaux » du Programme de prestations d’invalidité du Régime de pensions du Canada. Le Tribunal a estimé que, malgré certaines différences touchant les responsabilités, les tâches accomplies par les deux groupes étaient sensiblement les mêmes. Au paragraphe 11 de sa décision sur la responsabilité, le Tribunal a tiré la conclusion suivante :

11.       Cependant, les différences ne sont pas assez importantes pour expliquer la grande différence de traitement et, en particulier, elles n’expliquent pas pourquoi les conseillers sont reconnus comme étant des professionnels de la santé et que les évaluateurs ne le sont pas. La tâche principale des deux postes est d’appliquer leurs connaissances professionnelles pour déterminer l’admissibilité d’une personne aux prestations d’invalidité du RPC. . . .

 

[12]           Cependant, les « conseillers médicaux » sont classifiés comme « professionnels de la santé » dans le groupe Services de santé du régime de classification de la fonction publique. Tandis que les évaluateurs médicaux sont des infirmiers et infirmières autorisés, les conseillers médicaux sont des médecins. Il appert de la preuve que 95 p. 100 des évaluateurs médicaux sont des femmes, tandis que 80 p. 100 des conseillers médicaux sont des hommes.

 

[13]           Étant donné que la tâche principale des deux groupes est sensiblement la même, soit appliquer leurs connaissances professionnelles pour déterminer l’admissibilité d’une personne aux prestations d’invalidité du RPC, le Tribunal a conclu que la différence de classification entre les deux postes est discriminatoire et va à l’encontre des articles 7 et 10 de la Loi. La comparaison pertinente a été faite entre les évaluateurs médicaux et les conseillers médicaux au regard des deux dispositions. Le Tribunal a conclu à un traitement discriminatoire envers les évaluateurs médicaux en ce qui a trait : (1) à la reconnaissance à titre de professionnels de la santé; (2) à la rémunération et aux avantages sociaux; (3) au paiement des droits professionnels et aux offres de possibilités d’éducation et de formation et (4) aux possibilités d’avancement de carrière pour les postes nécessitant de l’expérience dans le domaine des services de santé.

 

[14]           Après avoir conclu que les plaignants avaient été victimes de discrimination contrairement à la Loi, le Tribunal a ordonné, conformément à l’alinéa 53(2)a), la cessation de l’acte discriminatoire. Cependant, il n’a pas précisé les mesures à prendre pour corriger l’acte discriminatoire, afin de permettre aux parties de négocier cet aspect. Le Tribunal a réservé sa compétence sur cette question et a décidé que, si les parties ne parvenaient pas à un règlement, elles pourraient retourner devant lui pour présenter des éléments de preuve et des arguments à ce sujet, au besoin.

 

[15]           Plus précisément, le Tribunal a réservé sa compétence sur trois aspects :

1)                 les mesures de redressement à prendre conformément à l’alinéa 53(2a) pour mettre fin à l’acte discriminatoire;

2)                 l’indemnité à accorder en application de l’alinéa 53(2)c) de la Loi afin de dédommager les victimes des pertes de salaire découlant de l’acte discriminatoire;

3)                 l’indemnité à accorder au titre du préjudice moral conformément à l’alinéa 53(2)e) de la Loi.

 

[16]           Le Tribunal a conclu que la discrimination n’était pas délibérée et a refusé d’accorder une indemnité en application du paragraphe 53(3) de la Loi, qui autorise le Tribunal à ordonner au gouvernement de verser une indemnité lorsque l’acte discriminatoire a été délibéré ou inconsidéré.

 

Le jugement de la Cour lors du contrôle judiciaire de la décision du Tribunal sur la responsabilité

 

[17]           le 4 mai 2010, la Cour fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire que le gouvernement avait présentée à l’égard de la décision du Tribunal sur la responsabilité. Madame la juge Mactavish a confirmé le choix qu’avait fait le Tribunal du groupe des conseillers médicaux comme groupe de référence à utiliser aux fins de l comparaison avec les évaluateurs médicaux. Aux paragraphes 83 à 85 de son jugement, elle s’est exprimée comme suit :

83.       Je ne partage pas l’avis du gouvernement pour qui le fait qu’il puisse y avoir des différences dans certaines des obligations et responsabilités quotidiennes respectives des conseillers médicaux et des évaluateurs médicaux signifie nécessairement que le groupe des conseillers médicaux ne peut pas être le groupe de référence à retenir pour l’analyse du Tribunal portant sur la discrimination.

84.       Selon la preuve soumise au Tribunal, les postes sont attribués à un groupe professionnel d’après la fonction première du poste en cause. Selon Mme Power, les postes appartenant au groupe Services de santé requièrent l’application d’une connaissance approfondie de spécialités professionnelles dans les domaines de la médecine ou des soins infirmiers à la sécurité et au bien-être physique et mental des personnes. L’examen de la nature fondamentale ou de la fonction première ou « principale » des tâches accomplies par les évaluateurs médicaux et par les conseillers médicaux était donc légitime.

85.       Le gouvernement pouvait fort bien soumettre au Tribunal la preuve des différences entre les tâches accomplies par les évaluateurs médicaux et celles accomplies par les conseillers médicaux, et c’est ce qu’il a fait. Une preuve de cette nature pourrait, si le Tribunal la jugeait recevable, constituer une explication raisonnable et non discriminatoire des différences de traitement entre les deux groupes. Elle ne signifie pas cependant que les conseillers médicaux ne pourraient pas être le groupe de référence à retenir aux fins de l’analyse du Tribunal portant sur la discrimination.

 

[18]           Bien qu’elle ait reconnu que les données statistiques attestant l’existence d’une ségrégation professionnelle (dans la présente affaire, par exemple, où la preuve a démontré que la majeure partie des infirmiers et des infirmières autorisés étaient des femmes) ne constituaient pas en soi une preuve prima facie de discrimination fondée sur le sexe au sens des articles 7 et 10 de la Loi, Madame la juge Mactavish a confirmé la valeur de ces données dans la découverte d’une discrimination préjudiciable. En l’espèce, Madame la juge Mactavish a conclu que le Tribunal s’était fondé sur une preuve supplémentaire abondante pour juger discriminatoire le régime de classification des postes, y compris « un volume considérable de données portant sur les similitudes dans la nature des tâches accomplies par les évaluateurs médicaux et les conseillers médicaux » : décision sur le contrôle judiciaire, au paragraphe 118.

 

[19]           La Cour a également reconnu que le gouvernement n’avait pas contesté les autres conclusions du Tribunal, soit que la fonction principale exercée par les deux groupes était la même, qu’un groupe était reconnu comme groupe de professionnels de la santé tandis que l’autre ne l’était pas, que les avantages et la rémunération reçus par l’un étaient nettement supérieurs à ceux de l’autre et que le Tribunal s’était fondé sur l’ensemble de cette preuve pour conclure que le régime de classification était discriminatoire. La Cour a donné une description utile de l’acte discriminatoire aux paragraphes 146 et 147 :

146.     Les évaluateurs médicaux sont classifiés comme gestionnaires de programme/administrateurs de programme, une classification qui ne reconnaît pas leur statut d’infirmiers autorisés. Ils sont donc moins rémunérés et n’ont pas autant d’avantages que les autres infirmières et infirmiers travaillant pour le gouvernement fédéral, et les possibilités de perfectionnement professionnel qui leur sont offertes sont également moindres. La preuve soumise au Tribunal montrait d’ailleurs que les évaluateurs médicaux gagnent entre 10 000 $ et 13 000 $ de moins que les infirmières et infirmiers cliniciens travaillant pour le gouvernement, et environ la moitié de ce que touchent les conseillers médicaux. La classification des évaluateurs médicaux comme gestionnaires de programme/administrateurs de programme signifie aussi qu’ils n’ont pas les avantages sociaux dont bénéficient les conseillers médicaux.

 

147.     Selon la preuve soumise au Tribunal, les postes sont classés dans les groupes professionnels d’après la fonction première du poste, et non d’après les compétences professionnelles des titulaires. Le groupe Services de santé se compose de postes qui concernent principalement l’application de connaissances approfondies des spécialités professionnelles dans les domaines de la médecine et des soins infirmiers (entre autres) à la sécurité et à la santé physique et mentale des personnes. Ni les conseillers médicaux ni les évaluateurs médicaux n’administrent des soins directement aux patients. Néanmoins, les conseillers médicaux sont compris dans le groupe Services de santé, et les évaluateurs médicaux ne le sont pas.

 

 

[20]           Madame la juge Mactavish a décidé qu’en raison de la classification discriminatoire des évaluateurs médicaux comme gestionnaires de programme plutôt que comme infirmiers ou infirmières, la rémunération et les avantages sociaux qu’ils reçoivent sont inférieurs à ceux qu’ils auraient reçus par ailleurs. Au paragraphe 146 de son jugement, Madame la juge Mactavish arrive à la conclusion suivante :

1.         Les évaluateurs médicaux gagnent entre 10 000 $ et 13 000 $ de moins que les infirmières et infirmiers cliniciens travaillant pour le gouvernement, et environ la moitié de ce que touchent les conseillers médicaux.

2.         La classification des évaluateurs médicaux comme gestionnaires de programme [...] signifie aussi qu’ils n’ont pas les avantages sociaux dont bénéficient les conseillers médicaux.

 

 

[21]           À mon avis, Madame la juge Mactavish a conclu implicitement que les évaluateurs médicaux avaient subi une perte de revenu et d’avantages en raison de l’acte discriminatoire.

 

[22]           La Cour a confirmé la conclusion du Tribunal selon laquelle, malgré certaines différences touchant les tâches accomplies par les conseillers médicaux et les évaluateurs médicaux, ces différences n’étaient pas suffisamment importantes pour expliquer la forte disparité de traitement entre eux, laquelle disparité était visée par les articles 7 et 10 plutôt que l’article 11 de la Loi. Le noeud du litige ne résidait pas dans les salaires disproportionnés entre les deux groupes, mais plutôt dans le traitement discriminatoire plus général par suite duquel les évaluateurs médicaux s’étaient vu refuser la reconnaissance professionnelle en tant que professionnels de la santé. Aux paragraphes 153 à 155, Madame la juge Mactavish a expliqué qu’il était raisonnable de la part du Tribunal de juger que les postes d’évaluateur médical et de conseiller médical étaient différents, tout en concluant que le régime de classification était discriminatoire :

153.     Il n’y a pas non plus de contradiction entre la conclusion du Tribunal selon laquelle le travail accompli par les deux groupes était essentiellement le même, et sa conclusion que les différences entre les responsabilités et tâches des deux groupes pouvaient néanmoins justifier quelques-uns des écarts de salaire et d’avantages sociaux et pouvaient aussi expliquer pourquoi les postes de conseiller médical et d’évaluateur médical n’occupaient pas nécessairement le même niveau au sein d’une norme de classification du groupe Services de santé.

 

154      Plus exactement, le Tribunal a estimé que le fait que les conseillers médicaux exercent parfois un rôle de supervision et de consultation pouvait justifier pour eux une meilleure rémunération et de meilleurs avantages que pour les évaluateurs médicaux. Cela n’enlève rien cependant à la conclusion du Tribunal selon laquelle le travail accompli par les deux groupes était essentiellement le même.

 

155.     Les différences entre les responsabilités et tâches quotidiennes des deux groupes n’expliquent pas non plus pourquoi il se fait que, selon les mots employés dans la plainte de Mme Walden, [traduction] « lorsqu’un médecin du RPC se prononce sur une invalidité, il accomplit un acte médical, tandis que, lorsqu’une infirmière du RPC se prononce sur une invalidité, elle applique un programme ».

 

 

[23]           Ainsi, la Cour a souligné, au paragraphe 163, que le Tribunal ne prétendait pas imposer aux employeurs l’obligation de verser une rémunération égale pour un travail égal, mais qu’il était plutôt préoccupé par le « refus, au moyen du processus de classification, d’une reconnaissance professionnelle pour des postes dont les titulaires exerçaient la même ‘fonction principale’ (et exécutaient bon nombre des mêmes tâches) ». Cependant, la Cour a reconnu que la question de la classification était nécessairement liée de près à celle de la rémunération :

164.     Il est vrai que les niveaux de rémunération au sein de la fonction publique fédérale sont largement déterminés par la classification des postes au sein d’un groupe ou sous-groupe professionnel, et par le niveau des postes au sein du sous-groupe pertinent. Ainsi que le gouvernement l’a admis au cours de l’audience tenue devant moi, les questions de rémunération et de classification sont très imbriquées, et il est difficile de dissocier l’une de l’autre.

 

[24]           Enfin, la Cour a confirmé la conclusion du Tribunal selon laquelle la responsabilité éventuelle du gouvernement à l’égard de l’acte discriminatoire devait être évaluée à partir de mars 1978, date d’entrée en vigueur de la Loi. La Cour a reconnu que le délai de prescription d’un an prévu à l’alinéa 41(1)e) de la Loi n’était pas absolu et que, dans la présente affaire, la Commission avait exercé son pouvoir discrétionnaire d’accepter des plaintes portant sur des actes discriminatoires qui se seraient produits plus d’un an avant le dépôt de la plainte. Cela étant dit, la Cour a reconnu que le Tribunal avait conservé sa compétence pour examiner les arguments du gouvernement au sujet des raisons pour lesquelles il ne devrait pas être tenu responsable des pertes de salaire remontant à 1978, y compris le fait qu’il n’était pas au courant de la discrimination, afin de déterminer la mesure de redressement qui convenait en l’espèce.

 

La décision sous examen du Tribunal au sujet des mesures de redressement

[25]           Le 25 mai 2009, le Tribunal a rendu sa décision au sujet des mesures de redressement à prendre à l’égard de l’acte discriminatoire établi dans sa décision sur la responsabilité. C’est cette décision sur les mesures de redressement qui fait l’objet des présentes demandes de contrôle judiciaire.

 

[26]           Dans la décision sur les mesures de redressement, le Tribunal a examiné quatre questions :

(1) la bonne façon de mettre fin à l’acte discriminatoire au moyen d’une classification appropriée;

            (2) l’indemnité pour les pertes de salaire;

            (3) les réparations pour préjudice moral;

            (4) les frais juridiques.

 

Les parties ont soulevé les deuxième et troisième questions devant la Cour. Tel qu’il est mentionné plus haut, le contrôle judiciaire relatif à la question de l’octroi de dépens a été suspendu jusqu’à l’issue de l’appel interjeté devant la Cour suprême du Canada à l’égard du jugement que la Cour d’appel fédérale a rendu dans Mowat (précité). Les parties n’ont pas contesté la décision du Tribunal au sujet de la première question, soit la bonne façon de mettre fin à l’acte discriminatoire au moyen d’une classification appropriée.

 

[27]           Lorsqu’il a examiné la première question, soit la bonne façon de mettre fin à l’acte discriminatoire, le Tribunal a analysé en détail les régimes de classification que les parties ont proposés. Le Tribunal a souligné que les plaignants s’étaient finalement montrés ambivalents au sujet de la mesure de redressement. Dans le passé, les évaluateurs médicaux avaient demandé de faire partie du même groupe professionnel que les conseillers médicaux, soit le groupe Services de santé, mais sous une classification différente, soit la classification Sciences infirmières par opposition à la classification Médecine. Cependant, devant le Tribunal, les plaignants ont d’abord proposé la création d’une nouvelle classification englobant tant les conseillers médicaux que les évaluateurs médicaux. Lors de la décision sur les mesures de redressement, les plaignants sont revenus à la classification dans un sous-groupe existant au sein de la classification Sciences infirmières du groupe Services de santé, parce qu’ils estimaient que cette façon de procéder permettrait d’éviter les délais et les inefficiences administratives qu’entraînerait inévitablement la création d’une toute nouvelle classification. Contrairement aux plaignants, la Commission a constamment soutenu que la seule mesure de redressement appropriée serait la mise en place d’une nouvelle classification ou d’un nouveau groupe professionnel pour les conseillers médicaux et les évaluateurs médicaux. La Commission a fait valoir que, étant donné que la classification des postes à la fonction publique repose sur la fonction principale du poste plutôt que sur les qualifications de son titulaire, dès lors qu’il est reconnu que la fonction principale des évaluateurs médicaux et des conseillers médicaux est la même, leur classification devrait également être la même, indépendamment de leurs qualifications différentes à titre d’infirmières et d’infirmiers et de médecins.

 

[28]           Au cours de l’audience relative à la décision sur les mesures de redressement, le gouvernement a proposé de classer les évaluateurs médicaux dans un nouveau sous-groupe au sein de la classification Sciences infirmières du groupe professionnel Services de santé. De l’avis du gouvernement, cette solution comportait trois avantages. D’abord, elle permettrait de répondre aux questions concernant la classification discriminatoire qui avait été constatée dans la décision du Tribunal sur la responsabilité. Plus précisément, cette solution

1)      aurait pour effet d’accorder aux évaluateurs médicaux une reconnaissance professionnelle comme membres du groupe professionnel Services de santé, du fait qu’ils utilisent leurs connaissances en soins infirmiers dans l’exécution de leurs tâches;

2)      aurait vraisemblablement pour effet d’attribuer aux évaluateurs médicaux le même agent négociateur que celui de toutes les autres spécialités, y compris les conseillers médicaux, du groupe professionnel Services de santé, ce qui les placerait en position de négocier une rémunération correspondant à leur classification comme infirmières et infirmiers;

3)      donnerait lieu à la création d’un poste distinct dans le budget pour le paiement des droits de permis, comme c’est le cas pour les conseillers médicaux;

4)      aurait pour effet de reconnaître la formation et le développement professionnel de la même façon qu’ils sont reconnus pour les autres professionnels de la santé.

 

[29]           En deuxième lieu, le gouvernement a soutenu que la création du nouveau sous‑groupe permettrait d’éviter l’élaboration d’une nouvelle norme de classification, ce qui demande beaucoup de temps et une vaste consultation. En revanche, un nouveau sous-groupe pourrait être créé [traduction] « presque immédiatement ».

 

[30]           Enfin, le gouvernement a expliqué que la création d’un nouveau sous-groupe était préférable, car cette solution ne toucherait pas la classification des conseillers médicaux au sein du groupe Médecine.

 

[31]           De l’avis du gouvernement, la proposition de la Commission au sujet de la mise en place d’un nouveau groupe de classification :

1)      ne donnerait pas nécessairement lieu à une rémunération différente, parce que la classification devrait tenir compte des différences qui subsisteraient entre les postes de conseiller médical et d’évaluateur médical;

2)      retarderait le processus de reclassification;

3)      nuirait aux pratiques soigneusement établies du gouvernement en ce qui a trait au recrutement et au maintien en poste des médecins.

 

[32]           Après avoir passé en revue chacune de ces propositions, le Tribunal a finalement conclu que la méthode de reclassification proposée par le gouvernement serait la meilleure solution pour mettre fin à la discrimination. Voici comment il s’est exprimé, au paragraphe 60 :

60.       Pour ces motifs, et sur la foi de la preuve dont j’ai été saisie, je conclus que, selon la prépondérance de la preuve, la façon la plus appropriée de mettre fin à l’acte discriminatoire décrit dans la décision rendue par le Tribunal en décembre 2007 consiste à mettre en place un nouveau sous-groupe au sein de Sciences infirmières à l’intention des évaluateurs médicaux. J’ordonne la mise en place d’un tel sous-groupe, le poste d’évaluateur y étant placé. J’ordonne également que le travail visant à la mise en place de ce nouveau sous-groupe NU commence dans les soixante jours suivant la date de la présente décision.

 

[33]           En ce qui concerne la deuxième question, soit celle de l’indemnité pour les pertes de salaire, le Tribunal s’est fondé sur sa conclusion selon laquelle la mesure de redressement appropriée consistait à mettre en place un nouveau sous-groupe au sein de Sciences infirmières. Ayant décidé que la mise en place d’un nouveau sous-groupe permettrait de mettre fin à l’acte discriminatoire, le Tribunal a expliqué qu’il était difficile de déterminer le montant des pertes de salaire, parce qu’aucun sous-groupe semblable n’avait existé auparavant :

63        . . . Bien entendu, le problème est que ce sous-groupe n’a jamais existé auparavant. Par conséquent, vu qu’il n’y a pas de niveau de rémunération pour ce sous-groupe à la lumière duquel il serait possible d’examiner le salaire reçu par les évaluateurs dans le passé, il est difficile de savoir si les plaignants ont subi une perte quelconque de salaire. Une des façons de résoudre ce problème consiste à définir la valeur du poste d’évaluateur relativement à celle des autres emplois exigeant d’accomplir des tâches similaires. On effectue alors une comparaison entre le salaire qui a été versé aux évaluateurs et le salaire versé aux titulaires de postes de valeur comparable.

 

La preuve relative à cette comparaison a été présentée conformément à la décision provisoire, qui permettait aux parties de formuler des observations et de présenter des éléments de preuve au sujet de la valeur des tâches exécutées par les évaluateurs comparativement à celles d’autres sous-groupes au sein du groupe Sciences infirmières, ou celles des conseillers médicaux.

 

[34]           Le Tribunal a jugé qu’il appartenait aux plaignants de faire la preuve de l’indemnité exigible au titre des pertes de salaire selon la prépondérance des probabilités. Au paragraphe 72, il a souligné ce qui suit : « il [est] bien établi que les tribunaux, sachant que la partie demanderesse [a] subi une perte, ne [peuvent] refuser d’accorder réparation uniquement parce que le montant précis de la perte [est] difficile ou impossible à établir ».

 

[35]           Le Tribunal a passé en revue la preuve présentée par les parties. Les plaignants avaient produit un rapport de M. Scott MacCrimmon, consultant possédant des dizaines d’années d’expérience dans l’évaluation de postes, la classification et l’examen de régimes de rémunération. Dans son rapport, M. MacCrimmon a comparé les postes d’évaluateur médical et de conseiller médical en s’appuyant sur les descriptions s’y rapportant et sur les conclusions formulées dans la décision sur la responsabilité et dans la décision provisoire du Tribunal. Sur la foi de ces documents, M. MacCrimmon a conclu que la seule différence de valeur entre les deux postes découlait des fonctions accrues de l’évaluateur médical en matière de prise de décisions et de la formation plus élevée exigée pour ce poste. Il a conclu que les postes caractérisés par des différences de cette nature seraient séparés par deux échelons de salaire (voire un seul), ce qui représenterait un écart salarial de l’ordre de 15 p. 100 à 25 p. 100.

 

[36]           Le Tribunal a également entendu Mme Mary Daly, qui a témoigné pour le gouvernement et dont l’expertise a été reconnue dans les domaines de la classification, de la rémunération et de l’aménagement organisationnel. Mme Daly a expliqué que, selon la norme professionnelle applicable à l’évaluation des emplois, il est nécessaire d’interroger les gestionnaires et les employés afin de comprendre leur travail et de comparer les postes au sein de groupes de classification donnés. En s’appuyant sur les critiques de Mme Daly, le Tribunal a conclu que le rapport de M. MacCrimmon n’était pas fiable :

136      . . . En l’absence d’autres informations relatives aux postes que celles qui ont été fournies à M. MacCrimmon, et en disposant d’une comparaison entre deux emplois seulement, effectuée à l’aide d’une grille d’évaluation générique, le Tribunal n’a tout simplement pas une estimation raisonnablement fiable de la valeur relative des postes en question.

 

137      En outre, M. MacCrimmon n’a pas fourni au Tribunal assez d’informations relativement à la façon dont il s’est servi des données provenant des décisions du Tribunal et des descriptions des postes afin de tirer ses conclusions.

. . .

 

142      L’explication logique et détaillée de Mme Daly m’a convaincue de la raison pour laquelle il ne convenait pas d’énoncer une hypothèse générale au sujet de la structure des ensembles de points et de la structure salariale correspondante. Chaque organisme crée des ensembles de points d’une manière qui lui est propre. Par conséquent, il ne convient pas d’user de généralisations au sujet des évaluations d’emplois si l’on veut parvenir à une conclusion relativement précise.

 

143      M. MacCrimmon n’a pas été en mesure de fournir quelque assurance que ce soit que sa conclusion était fondée sur sa compréhension des ensembles de points et des structures salariales de la fonction publique. ...

 

. . .

 

146      Sur la foi de la preuve dont je suis saisie, je conclus que les plaignants n’ont pas démontré, selon la prépondérance des probabilités, que l’estimation que M. MacCrimmon a donnée de l’écart salarial était raisonnablement exacte. Cette estimation était conjecturale et fondée sur les résultats d’une évaluation des emplois qui n’étaient pas raisonnablement exacts.

 

[37]           Le rapport que le gouvernement a lui-même présenté au sujet des comparaisons salariales a été retiré de la preuve. En conséquence, le seul élément de preuve dont le Tribunal disposait sur les écarts salariaux était le rapport de M. MacCrimmon, qu’il avait rejeté. Le Tribunal a également rejeté la demande de la Commission en vue d’autoriser la préparation d’un autre rapport d’évaluation des emplois. Il a conclu que les plaignants n’avaient établi aucune perte de salaire et ne leur a donc attribué aucune indemnité à cet égard.

 

[38]           En ce qui concerne la troisième question, soit les réparations pour préjudice moral, le Tribunal a souscrit à l’argument du gouvernement selon lequel, compte tenu de la décision rendue dans Alliance de la fonction publique du Canada c. Canada (Conseil du Trésor), [1998] D.C.D.P. no 6 (conf. par : Canada (Procureur général et al) c. Alliance de la fonction publique du Canada, [2000] 1 C.F. 146, 180 D.L.R. (4th) 95 (C.F.), le Tribunal ne pouvait ordonner le paiement d’une indemnité à des personnes qui n’avaient pas présenté elles-mêmes d’éléments de preuve sur la question :

160            Je souscris au raisonnement adopté par le Tribunal dans la décision Alliance de la fonction publique du Canada c. Canada (Conseil du Trésor). Les témoignages que j’ai entendus m’ont convaincue que certains plaignants, mais pas tous, devraient se voir accorder des réparations pour le préjudice moral qu’ils ont subi. Mme Walden a déclaré de façon générale que les évaluateurs étaient en colère et qu’ils se sentaient démoralisés et humiliés du fait de la pratique discriminatoire. Toutefois, je ne peux conclure, sur la base de ces déclarations, que chaque évaluateur a subi le même degré de préjudice moral, ou même quelque préjudice moral que ce soit. Je ne peux attribuer les déclarations de Mme Walden à chacun des plaignants.

 

Quatre plaignants ont présenté au Tribunal des éléments de preuve au sujet du préjudice moral qu’ils avaient subi. Le Tribunal a accordé une indemnité à ce titre à deux personnes.

 

[39]           Tel qu’il est mentionné plus haut, le Tribunal a également rendu une décision au sujet des dépens, qui fait l’objet d’une demande de contrôle judiciaire distincte.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

[40]           Dans la présente demande, les arguments invoqués par les parties portent sur les cinq questions de droit suivantes :

1)      Le Tribunal a-t-il commis une erreur lors de l’examen de la question de l’indemnité relative aux pertes de salaire du fait qu’il a tiré des conclusions alors qu’il était devenu functus officio?

2)      Le Tribunal a-t-il commis une erreur lors de l’examen de la question de l’indemnité relative aux pertes de salaire parce qu’il a imposé aux plaignants une norme de preuve incorrecte?

3)      Le Tribunal a-t-il commis une erreur lors de l’examen de la preuve dont il était saisi au sujet des pertes de salaire et d’autres éléments de la rémunération?

4)      Le Tribunal a-t-il violé les principes de justice naturelle en dissuadant les plaignants de présenter des éléments de preuve au sujet de leur préjudice moral personnel et en tirant ensuite une conclusion défavorable à leur endroit pour ce motif?

5)      Le Tribunal a-t-il commis une erreur quant à l’appréciation de la preuve au sujet de l’indemnité à verser aux plaignants au titre du préjudice moral?

 

[41]           Après avoir examiné les faits et les règles de droit applicables dans la présente affaire, la Cour estime qu’il suffit d’examiner les questions nos 2 et 4 pour trancher les présentes demandes.

 

LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES PERTINENTES

[42]           Le paragraphe 53(2) de la Loi énonce les mesures de redressement que le Tribunal peut ordonner lorsqu’il juge que la plainte est fondée :

53(2). À l’issue de l’instruction, le membre instructeur qui juge la plainte fondée, peut, sous réserve de l’article 54, ordonner, selon les circonstances, à la personne trouvée coupable d’un acte discriminatoire : 

 

 

 

 

 

 

a) de mettre fin à l’acte et de prendre, en consultation avec la Commission relativement à leurs objectifs généraux, des mesures de redressement ou des mesures destinées à prévenir des actes semblables, notamment : 

 

(i) d’adopter un programme, un plan ou un arrangement visés au paragraphe 16(1),

 

(ii) de présenter une demande d’approbation et de mettre en oeuvre un programme prévus à l’article 17; 

 

b) d’accorder à la victime, dès que les circonstances le permettent, les droits, chances ou avantages dont l’acte l’a privée; 

 

 

 

 

c) d’indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction des pertes de salaire et des dépenses entraînées par l’acte; 

 

 

 

 

d) d’indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction des frais supplémentaires occasionnés par le recours à d’autres biens, services, installations ou moyens d’hébergement, et des dépenses entraînées par l’acte; 

 

e) d’indemniser jusqu’à concurrence de 20 000 $ la victime qui a souffert un préjudice moral.

53(2). If at the conclusion of the inquiry the member or panel finds that the complaint is substantiated, the member or panel may, subject to section 54, make an order against the person found to be engaging or to have engaged in the discriminatory practice and include in the order any of the following terms that the member or panel considers appropriate: 

 

(a) that the person cease the discriminatory practice and take measures, in consultation with the Commission on the general purposes of the measures, to redress the practice or to prevent the same or a similar practice from occurring in future, including 

(i) the adoption of a special program, plan or arrangement referred to in subsection 16(1), or 

(ii) making an application for approval and implementing a plan under section 17; 

 

 

(b) that the person make available to the victim of the discriminatory practice, on the first reasonable occasion, the rights, opportunities or privileges that are being or were denied the victim as a result of the practice; 

 

(c) that the person compensate the victim for any or all of the wages that the victim was deprived of and for any expenses incurred by the victim as a result of the discriminatory practice; 

 

(d) that the person compensate the victim for any or all additional costs of obtaining alternative goods, services, facilities or accommodation and for any expenses incurred by the victim as a result of the discriminatory practice; and 

 

(e) that the person compensate the victim, by an amount not exceeding twenty thousand dollars, for any pain and suffering that the victim experienced as a result of the discriminatory practice.

 

LA NORME DE CONTRÔLE

[43]           Dans Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 [Dunsmuir], la Cour suprême du Canada a décidé qu’il existe désormais seulement deux normes de contrôle : la décision correcte et la raisonnabilité. Au paragraphe 62 de son jugement, la Cour suprême a expliqué que la détermination de la norme de contrôle applicable comportait deux étapes :

Premièrement, la cour de révision vérifie si la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier. En second lieu, lorsque cette démarche se révèle infructueuse, elle entreprend l’analyse des éléments qui permettent d’arrêter la bonne norme de contrôle.

 

 

[44]           La norme à appliquer lors du contrôle des décisions du Tribunal canadien des droits de la personne dépend de la nature de la question en litige. Comme la Cour d’appel fédérale l’a souligné récemment dans Tahmourpour c. Canada (Procureur général), 2010 CAF 192, au paragraphe 8, la norme qui s’applique est le plus souvent celle de la raisonnabilité :

C’est la norme de la raisonnabilité qui s’applique à la plupart des éléments d’une décision du Tribunal, y compris les questions de droit faisant intervenir l’interprétation de sa loi habilitante par le Tribunal et les questions générales de droit à l’égard desquelles le Tribunal a acquis une connaissance spécialisée (voir Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, [2003] 3 R.C.S. 77, 2003 CSC 63, Chopra c. Canada (Procureur général) (C.A.F.), [2008] 2 R.C.F. 393, 2007 CAF 268, et Brown c. Canada (Commission de la capitale nationale), 2009 CAF 273).

 

 

[45]           Cela étant dit, lorsque la question en litige est une question de droit qui ne fait pas intervenir l’interprétation de sa loi habilitante par le Tribunal ni ne concerne un aspect du droit à l’égard duquel celui-ci a acquis une connaissance spécialisée, la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte. Comme la Cour d’appel fédérale l’a reconnu dans l’arrêt Mowat, précité, au paragraphe 50, après avoir analysé en profondeur la jurisprudence relative à la question de la norme de contrôle applicable aux décisions du Tribunal :

50.       La Cour est liée par des décisions antérieures selon lesquelles différentes normes peuvent s’appliquer à différentes questions juridiques selon la nature de la question et l’expertise relative du tribunal à cet égard : Canada (Sous-ministre du Revenu national c. Mattel Canada Inc., [2001] 2 R.C.S. 100 (Mattel) (par. 27); Conseil des Canadiens avec déficiences c. VIA Rail Canada Inc., [2007] 1 R.C.S. 650 (VIA Rail) (par. 278).

 

 

[46]           Dans l’affaire Mowat elle-même, la Cour d’appel fédérale devait décider si le Tribunal avait le pouvoir d’adjuger des frais juridiques. Au paragraphe 51, elle a conclu que la norme de contrôle applicable à cette question était celle de la décision correcte :

51.       Eu égard à l’objet du Tribunal, à la nature de la question et à l’expertise du Tribunal, la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte. Le juge de première instance a donc commis une erreur en concluant que la norme de contrôle applicable était celle de la décision raisonnable.

 

 

[47]           En ce qui concerne la deuxième question en litige, la norme de contrôle applicable au fardeau de la preuve se rapportant à l’indemnité est une question de droit et la norme de contrôle est la décision correcte.

 

[48]           La quatrième question en litige concerne une allégation de violation des principes de justice naturelle, soit une question de droit assujettie à la norme de contrôle de la décision correcte.

 

ANALYSE

[49]           Avant d’examiner les deux questions en litige, la Cour aimerait formuler deux observations préliminaires. D’abord, dans sa décision sur les mesures de redressement, le Tribunal a conclu que la façon la plus appropriée de mettre fin à l’acte discriminatoire commis à l’endroit des évaluateurs médicaux consistait à créer à l’intention de ceux-ci un nouveau sous‑groupe dans le groupe Sciences infirmières, au sein du groupe professionnel Services de santé. Aucune des parties n’a contesté cet aspect de la décision du Tribunal sur les mesures de redressement.

 

[50]           En second lieu, dans la décision du Tribunal sur la responsabilité et dans le jugement de Madame la juge Mactavish, de la Cour fédérale, confirmant cette décision, il a été conclu qu’en raison de leur classification discriminatoire comme gestionnaires de programme, les évaluateurs médicaux étaient moins bien rémunérés et avaient moins d’avantages sociaux et moins de possibilités d’avancement professionnel comparativement aux médecins ainsi qu’aux infirmières et infirmiers classés dans le groupe professionnel Services de santé. En conséquence, il est indéniable que les évaluateurs médicaux ont subi une perte de revenu et d’avantages en raison de la classification discriminatoire de leurs postes. Le Tribunal devait donc se pencher sur la quantification de cette perte dans le cadre de la détermination des mesures de redressement à accorder. (Voir également le paragraphe 146 de la décision de Madame la juge Mactavish, où la perte de revenu imputable à l’acte discriminatoire est confirmée.)

 

[51]           Les parties ont consacré une bonne partie de leurs plaidoiries à débattre de la nature de la conclusion du Tribunal au sujet de l’acte discriminatoire qu’il avait reconnu dans sa décision sur la responsabilité. L’avocat du gouvernement a fait valoir que l’acte discriminatoire en question résidait dans le mode de classification des évaluateurs médicaux. De l’avis du gouvernement, cette constatation concernant la responsabilité n’a donné lieu à aucune conclusion particulière au sujet de l’indemnité. En conséquence, le gouvernement a soutenu qu’il appartenait aux évaluateurs médicaux, lors de l’audience sur les mesures de redressement, d’établir les préjudices qu’ils avaient subis, notamment les pertes de salaire ou d’autres avantages.

 

[52]           Pour leur part, les avocats des évaluateurs médicaux et de la Commission ont allégué que le Tribunal avait conclu que les évaluateurs en question étaient victimes de discrimination après avoir accepté la preuve, comme il l’a lui-même souligné, du fait (1) que les évaluateurs médicaux n’étaient pas reconnus comme professionnels de la santé; (2) que le salaire et les avantages accordés aux évaluateurs médicaux étaient inférieurs; (3) que les droits de permis des évaluateurs médicaux ne leur étaient pas remboursés et qu’aucun poste budgétaire lié à la formation n’existait pour eux; (4) que les évaluateurs médicaux se voyaient refuser des possibilités d’avancement parce qu’ils ne pouvaient accumuler d’expérience dans le domaine des services de santé.

 

[53]           Un examen de la décision du Tribunal sur la responsabilité montre clairement que celui‑ci est arrivé à la conclusion que les évaluateurs médicaux étaient victimes de discrimination, puisque le Tribunal a relevé les quatre éléments du traitement discriminatoire en question. Les efforts du gouvernement en vue de séparer la question des pertes de salaire ou d’autres avantages de celle de la responsabilité ne vont pas de pair avec la conclusion du Tribunal sur ce point.

 

[54]           Cette conclusion ressort également nettement d’autres paragraphes de la décision du Tribunal sur la responsabilité. Ainsi, au paragraphe 121 de cette même décision, le Tribunal s’exprime comme suit :

121      En particulier, les intimés n’ont pas donné d’explication raisonnable et non discriminatoire à la question suivante : pourquoi les conseillers Cependant, les différences de responsabilités en matière de travail de chacun des postes ne sont pas suffisantes pour expliquer l’énorme écart de traitement entre les conseillers et les évaluateurs. sont-ils reconnus comme étant des professionnels de la santé, et sont-ils rémunérés en conséquence, lorsque leur fonction principale est de rendre une décision au sujet de l’admissibilité alors que, lorsque les évaluateurs exécutent la même fonction principale, ils sont désignés comme étant des administrateurs de programme et reçoivent la moitié du salaire des conseillers? [Non souligné dans l’original]

 

[55]           Dans la même veine, au paragraphe 143, le Tribunal formule les remarques suivantes :

. . . . L’acte a eu pour effet de priver les évaluateurs de la reconnaissance professionnelle et de la rémunération équivalente à leurs qualifications et de les priver du paiement de leurs droits professionnels ainsi que des possibilités de formation et d’avancement professionnel au même titre que les conseillers. [Non souligné dans l’original]

 

[56]           Dans la décision qu’elle a rendue sur le contrôle judiciaire, Madame la juge Mactavish a répété à plusieurs reprises que le gouvernement ne contestait ni la conclusion selon laquelle les évaluateurs médicaux et les conseillers médicaux exécutaient sensiblement les mêmes tâches ou selon laquelle les évaluateurs médicaux étaient classifiés différemment et touchaient la moitié du salaire des conseillers médicaux (voir, p. ex., les paragraphes 136 et 150). Au paragraphe 143, la Cour a également cité le paragraphe 121 de la décision du Tribunal sur la responsabilité, reproduit plus haut, afin de décrire les conclusions du Tribunal sur cette question.

 

[57]           Il n’est donc pas loisible aux parties ou au Tribunal de revenir sur la question de savoir s’il y a eu des pertes de salaire ou d’autres avantages. Cette question a déjà été tranchée et la conclusion s’y rapportant a été confirmée lors du contrôle judiciaire. La question à trancher à ce stade-ci concerne le montant de ces pertes.

 

Question no 2 :    Le Tribunal a-t-il commis une erreur lors de l’examen de l’indemnité relative aux pertes de salaire parce qu’il a imposé aux plaignants une norme de preuve incorrecte?

 

[58]           Comme je l’ai mentionné plus haut, les plaignants ont fait témoigner M. Scott MacCrimmon, consultant possédant des dizaines d’années d’expérience dans l’évaluation et la classification des postes ainsi que l’examen des régimes de rémunération. En s’appuyant sur son analyse, M. MacCrimmon a conclu que la différence de valeur entre les postes de conseiller médical et d’évaluateur médical était d’environ deux échelons de salaire (voire un seul), ce qui représenterait un écart salarial de l’ordre de 15 p. 100 à 25 p. 100. Le Tribunal a jugé que le témoignage de M. MacCrimmon n’était pas fiable, pour des raisons dont M. MacCrimmon a admis le bien-fondé. M. MacCrimmon n’a pu, en effet, interroger des personnes occupant les postes en question ni obtenir des renseignements plus détaillés au sujet desdits postes et du temps consacré à l’exécution des différentes tâches qu’ils comportaient. Il n’a pu obtenir de descriptions de poste à jour. Il a admis que son estimation de l’écart salarial approximatif entre les conseillers et les évaluateurs était conjecturale et qu’il aurait préféré avoir plus de temps et avoir rassemblé davantage d’informations. Au paragraphe 103 de sa décision, le Tribunal a conclu que M. MacCrimmon ne disposait tout simplement pas de suffisamment d’informations pour effectuer une évaluation des emplois exacte et fiable. De plus, il a conclu que l’écart salarial pertinent est la différence entre le salaire versé aux évaluateurs médicaux et celui qu’ils auraient gagné s’ils avaient été correctement classifiés comme infirmières et infirmiers et non comme conseillers médicaux, c’est-à-dire comme médecins. C’est pourquoi le Tribunal a jugé que l’évaluation de l’écart salarial faite par M. MacCrimmon était conjecturale et ne s’appuyait pas sur des résultats d’une évaluation des emplois qui étaient raisonnablement exacts. En conséquence, le Tribunal a décidé, au paragraphe 146 de sa décision sur les mesures de redressement, que les plaignants n’avaient pas démontré selon la prépondérance des probabilités que l’estimation que M. MacCrimmon avait donnée de l’écart salarial était raisonnablement exacte. Qui plus est, le Tribunal a refusé de permettre aux parties de présenter des éléments de preuve plus solides à ce sujet.

 

[59]           Dans sa décision sur les mesures de redressement, le Tribunal a conclu, au paragraphe 151, que les plaignants n’avaient pas réussi à se décharger du fardeau qui leur incombait sur la question des pertes de salaire :

151      Les résultats de l’étude des plaignants ont été présentés à la reprise de l’audience, en décembre 2008. Comme je l’ai déjà mentionné, ils n’ont pas établi, selon la prépondérance des probabilités, que des pertes de salaire avaient découlé de l’acte discriminatoire. . . .

 

[60]           Le Tribunal a commis une erreur de droit lorsqu’il est arrivé à cette conclusion.

 

[61]           Lorsque la partie demanderesse a établi qu’une perte a probablement été subie, la difficulté d’en déterminer le montant ne peut permettre à l’auteur du préjudice de se soustraire au paiement de dommages-intérêts. La partie demanderesse doit plutôt présenter à la Cour le plus d’éléments de preuve possibles pour établir l’ampleur du préjudice. Comme je l’ai souligné dans Alliance de la fonction publique du Canada c. Société canadienne des postes, 2010 CAF 56, en m’appuyant sur un passage de l’ouvrage de S.M. Waddams, The Law of Damages, édition à feuilles mobiles (Toronto : Canada Law Book Inc., 1991), à la page 13-2, où l’arrêt anglais clé Ratcliffe c. Evans, (1892) 2 Q.B. 524, était cité :

[traduction] [...] [E]n droit anglo-canadien, [...] les tribunaux ont statué de façon constante que dans les cas où la partie demanderesse établit qu’une perte a probablement été subie, la difficulté d’en déterminer le montant ne peut jamais permettre à l’auteur du préjudice de se soustraire au paiement de dommages-intérêts. Si ce montant est difficile à estimer, le tribunal doit simplement faire de son mieux à partir des éléments dont il dispose; évidemment, si la partie demanderesse n’a pas produit une preuve dont on aurait pu s’attendre qu’elle soit produite si la demande était bien fondée, son omission sera interprétée en sa défaveur. Dans Ratcliffe c. Evans, le juge Bower a affirmé ce qui suit :

 

[traduction] On doit insister sur le plus de certitude et le plus de particularité possible lorsque l’on plaide l’existence d’un préjudice, comme il est raisonnable, compte tenu des circonstances et de la nature des gestes eux-mêmes par lesquels le préjudice est causé. Insister sur moins équivaudrait à assouplir de vieux principes clairs. Insister sur plus équivaudrait à de la pédanterie inutile.

 

[62]           La Cour suprême du Canada a reconnu le même principe à maintes occasions. Dans Penvidic Contracting Co. c. International Nickel Co. of Canada, [1976] 1 R.C.S. 267, aux pages 279 et 280, elle a cité avec approbation le jugement qu’elle avait rendu en 1915 dans Wood c. Grand Valley R. Co., 51 R.C.S. 283, à la page 289 :

[traduction] À la lumière des faits de cette cause [Chaplin c. Hicks, [1911] 2 K.B. 786 (C.A.)], c’était vraiment impossible d’évaluer avec grande précision le préjudice subi par la demanderesse, mais il me semble que les savants juges ont clairement établi qu’une telle impossibilité ne « décharge pas pour autant l’auteur du préjudice de l’obligation de payer des dommages pour la rupture du contrat » et que d’autre part, le tribunal doit évaluer le préjudice même si, en pareilles circonstances, le jury ou le juge doit « agir au mieux », et sa conclusion ne sera pas infirmée même si le montant accordé n’est en fait que le fruit de conjectures.

 

 

[63]           Dans la présente affaire, même si le Tribunal a reconnu à juste titre, au paragraphe 72, qu’il

… était bien établi que les tribunaux, sachant que la partie demanderesse avait subi une perte, ne pouvaient refuser d’accorder réparation uniquement parce que le montant précis de la perte était difficile ou impossible à établir. Le ou la juge doit faire de son mieux à l’aide de la preuve dont il dispose…

Le Tribunal a imposé un fardeau plus onéreux aux plaignants.

 

[64]           Au paragraphe 74, le Tribunal a expliqué la norme de preuve qu’il imposait aux plaignants pour l’établissement du montant de la rémunération perdue :

Le Tribunal doit décider si les plaignants ont démontré selon la prépondérance des probabilités que s’ils avaient été traités comme s’ils accomplissaient en substance le même travail que les conseillers et classifiés en conséquence, ils auraient gagné un plus fort salaire qu’en tant que PM. Si la réponse est affirmative, le Tribunal devra alors décider si les plaignants ont démontré, selon la prépondérance des probabilités, l’importance des pertes salariales qu’ils ont subies en conséquence de l’acte discriminatoire.

 

[65]           Au paragraphe 148, le Tribunal s’est exprimé comme suit :

. . . . Il revenait aux plaignants de faire la preuve de l’existence et de l’importance des pertes de salaire. Ils n’y sont pas parvenus.

 

[66]           Dans la même veine, le Tribunal a formulé les remarques suivantes au paragraphe 151 :

Les résultats de l’étude des plaignants ont été présentés à la reprise de l’audience, en décembre 2008. Comme je l’ai déjà mentionné, ils n’ont pas établi, selon la prépondérance des probabilités, que des pertes de salaire avaient découlé de l’acte discriminatoire. . . .

 

[67]           Tel qu’il est mentionné plus haut, dans sa décision sur la responsabilité, que la Cour fédérale a confirmée, le Tribunal a conclu à l’existence de pertes de salaire, mais n’a pas tranché la question du montant. En exigeant des plaignants qu’ils établissent l’importance des pertes de salaire selon la prépondérance des probabilités, le Tribunal a donc commis une erreur de droit. Le Tribunal devait évaluer les pertes de revenu ou de salaire sur la foi de la preuve dont il était saisi ou renvoyer la question aux parties pour qu’elles présentent une preuve plus étoffée sur les pertes de salaire qui auraient été subies si l’acte discriminatoire n’avait pas été commis, c’est‑à‑dire si les évaluateurs médicaux avaient été classifiés comme membres d’un sous-groupe de Sciences infirmières au sein du groupe professionnel Services de santé.

 

Question no 4 :      Le Tribunal a-t-il violé les principes de justice naturelle en dissuadant les plaignants de présenter des éléments de preuve au sujet de leur préjudice moral personnel et en tirant ensuite une conclusion défavorable à leur endroit pour ce motif?

 

[68]           Le pouvoir du Tribunal d’accorder une indemnité au titre du préjudice moral est énoncé à l’alinéa 53(2)e) de la Loi. Au paragraphe 147 de sa décision sur la responsabilité, le Tribunal a reconnu qu’une indemnité devrait être accordée aux plaignants :

147      . . . J’ai entendu le témoignage de Mme Walden et de trois autres plaignants qui ont mentionné la frustration, la démoralisation et la perte d’estime de soi qu’ils ont vécues en raison du refus des intimés de reconnaître leur expertise professionnelle. Pour ce motif, je suis prête à ordonner aux intimés d’indemniser les plaignants en vertu de l’alinéa 53(2)e). Cependant, je me pose des questions quant au montant puisque nous n’en avons pas discuté à l’audience. Par exemple, un plaignant qui ne travaille pour le programme que depuis février 2007 devrait-il recevoir la même indemnité pour préjudice moral qu’un plaignant qui y est employé depuis 1993? Je resterai saisie de la question du montant en fonction des mêmes critères que j’ai mentionnés ci-dessus. J’encourage les parties à s’entendre sur la question sinon, comme pour les questions précédentes, je rendrai une décision finale à ce sujet.

 

[69]           Dans la décision provisoire, le Tribunal s’est attardé au type d’éléments de preuve que les parties devaient présenter pour lui permettre de déterminer le montant de l’indemnité à verser au titre du préjudice moral :

13        Le Tribunal convient avec les parties qu’il n’est pas nécessaire de produire des preuves additionnelles à ce sujet. Cependant, pour faciliter l’établissement du montant, il serait utile de disposer d’une liste complète des plaignants (tant ceux qui sont représentés par un avocat que ceux qui ne le sont pas) avec la date du début et de la fin (au cas où ils n’y travailleraient plus) de leur emploi du programme des prestations d’invalidité du RPC.

 

[70]           Cependant, comme je l’ai déjà souligné, dans sa décision sur les mesures de redressement, le Tribunal a conclu qu’étant donné qu’il ne disposait pas d’éléments de preuve au sujet du préjudice moral subi par chaque plaignant, il ne pouvait accorder ce type d’indemnité à la plupart des évaluateurs médicaux. Toutefois, il a accordé une indemnité à ce titre à deux des témoins qui avaient comparu devant lui :

161      Il est possible que certains évaluateurs ne se soient pas sentis lésés par l’acte discriminatoire et ne doivent donc pas recevoir réparation. Il se peut aussi que certaines personnes, à l’instar de Mme Walden, aient subi un lourd préjudice moral et doivent recevoir des réparations à ce titre. Je ne dispose tout simplement pas des preuves suffisantes pour me prononcer sur le préjudice moral qu’auraient subi toutes les infirmières.

 

 

[71]           De l’avis de la Cour, en demandant apparemment après coup des éléments de preuve personnels de chacun des plaignants, le Tribunal a violé les principes d’équité procédurale. Même si une preuve individuelle avait été utile ou obligatoire sur le plan juridique, en disant explicitement aux parties qu’aucun élément de preuve supplémentaire n’était nécessaire, le Tribunal a violé le droit des plaignants à la justice naturelle et à une audience impartiale lorsqu’il a ensuite invoqué le caractère insuffisant de la preuve pour arriver à une décision défavorable à leur endroit au sujet du préjudice moral.

 

[72]           Le procureur général soutient que le Tribunal a conclu à juste titre qu’il n’était pas permis d’accorder des indemnités pour préjudice moral de façon massive sur la foi d’une preuve commune, mais que ces indemnités devaient plutôt être accordées en fonction de la preuve relative à chacun des plaignants.

 

[73]           Je ne suis pas d’accord. Le Tribunal a conclu qu’il ne pouvait accorder d’indemnité pour préjudice moral en l’absence d’éléments de preuve concernant le préjudice personnel des demandeurs. Cependant, cela ne signifie pas qu’il exigeait nécessairement une preuve directe de chaque personne. Comme la Commission l’a souligné, le Tribunal peut accepter des éléments de preuve sous différentes formes, y compris le ouï-dire. En conséquence, le Tribunal aurait pu conclure à la possibilité d’utiliser la preuve présentée par certaines personnes pour déterminer le préjudice moral subi par un groupe.

 

[74]           Dans la décision provisoire, le Tribunal a mentionné que la preuve présentée était suffisante pour établir un préjudice moral commun et a donc demandé une liste des plaignants et de leurs états de service. Cela supposait que le Tribunal utiliserait les états de service de chaque plaignant comme point de repère pour déterminer l’indemnité relative au préjudice moral. Dans la présente affaire, le Tribunal a entendu le témoignage de Mme Walden au sujet du préjudice moral qu’elle-même et d’autres évaluateurs médicaux avaient subi, lequel préjudice découlait, selon elle, de l’ambiance au travail et des sentiments de manque de confiance et d’appréciation causés par la classification discriminatoire.

 

[75]           Le Tribunal a pour tâche de soupeser la preuve dont il est saisi et il lui est loisible de demander des éléments de preuve supplémentaires aux demandeurs au sujet du préjudice moral qu’ils ont subi. Il ne convient pas à ce moment-ci que la Cour détermine le type de preuve que le Tribunal devrait demander, car c’est là une question qui relève purement et simplement de la compétence du Tribunal. Il appartiendra désormais à une formation différente du Tribunal de préciser aux demandeurs le type d’éléments de preuve qu’elle exige afin de déterminer correctement l’indemnité à verser au titre du préjudice moral, en conservant à l’esprit des facteurs comme l’équité ainsi que l’utilisation du temps et des ressources de la Cour.

 

CONCLUSION

[76]           Pour les motifs exposés ci-dessus, la Cour arrive aux conclusions suivantes :

1.                   Les parties n’ont pas contesté la décision du Tribunal sur les mesures de redressement en ce qui a trait à la conclusion de celui-ci selon laquelle la façon la plus appropriée de mettre fin à l’acte discriminatoire était de mettre en place un nouveau sous‑groupe au sein de Sciences infirmières à l’intention des évaluateurs médicaux. Le Tribunal a ordonné que ce sous-groupe soit mis en place et que le poste d’évaluateur médical en fasse partie. Il a également ordonné que le travail visant à la mise en place de ce nouveau sous-groupe commence dans les soixante jours suivant la date de sa décision, qui a été rendue le 25 mai 2009. En conséquence, ce sous-groupe devrait être mis en place immédiatement, étant donné qu’aucune des parties n’a contesté cette conclusion.

2.                   Dans la décision sur la responsabilité du Tribunal et dans le jugement dans lequel Madame la juge Mactavish, de la Cour fédérale, a confirmé cette décision, il a été conclu que, par suite de leur classification discriminatoire comme gestionnaires de programme, les évaluateurs médicaux ont reçu une rémunération et des avantages inférieurs à ceux qu’ils auraient reçus s’ils avaient été classifiés, comme ils auraient dû l’être, dans le sous‑groupe de Sciences infirmières au sein du groupe professionnel Services de santé.

3.                   Dans sa décision sur les mesures de redressement actuellement sous examen, le Tribunal a commis une erreur de droit en concluant que les plaignants n’avaient droit à aucune indemnité au titre des pertes de salaire découlant de l’acte discriminatoire, parce qu’ils n’avaient pas établi le montant de leurs pertes selon la prépondérance des probabilités, comme ils devaient le faire. Le Tribunal était tenu d’évaluer les pertes de revenu ou de salaire sur la foi de la preuve dont il était saisi ou de renvoyer la question aux parties pour qu’elles présentent des éléments de preuve plus étoffés sur les pertes de salaire qui auraient été subies n’eût-été l’acte discriminatoire. En conséquence, la Cour annulera cette partie de la décision et renverra la question à une formation différente du Tribunal pour qu’elle détermine à nouveau la perte de revenu imputable à la classification discriminatoire des évaluateurs médicaux comme gestionnaires de programme plutôt que comme membres d’un sous-groupe de Sciences infirmières au sein du groupe professionnel Services de santé.

4.                   Dans sa décision sur les mesures de redressement, le Tribunal a violé le droit des plaignants à la justice naturelle et à une audience impartiale en précisant que les plaignants n’étaient nullement tenus de présenter des éléments de preuve supplémentaires au sujet de leur préjudice moral et en rejetant ensuite leur demande d’indemnité à cet égard au motif qu’ils n’avaient pas présenté d’éléments de preuve supplémentaires. La Cour annulera la décision concernant le préjudice moral et renverra la question à une formation différente du Tribunal pour qu’elle la tranche à nouveau, y compris la question de savoir si la formation doit entendre le témoignage de chacun des plaignants ou si elle peut plutôt accorder un montant uniforme au titre du préjudice moral en fonction des états de service de chacun desdits plaignants.


JUGEMENT

 

            LA COUR ORDONNE :

1.                  Les présentes demandes de contrôle judiciaire sont accueillies.

2.                  La décision sur les mesures de redressement que le Tribunal a rendue le 25 juin 2009 est annulée en ce qui a trait aux conclusions concernant l’indemnité à verser à titre des pertes de salaire découlant de la classification discriminatoire et des réparations pour préjudice moral causé par l’acte discriminatoire. Ces deux questions sont renvoyées à une formation différente du Tribunal pour nouvelle décision conformément aux présents motifs du jugement.

3.                  Les demandeurs Ruth Walden et al ont le droit de recouvrer du procureur général du Canada leurs dépens calculés selon l’échelon supérieur de la colonne III du Tarif B des Règles des Cours fédérales.

 

 

« Michael A. Kelen »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIERS :                                      T-1016-09 et T-1025-09

 

INTITULÉS :                                     T-1016-09, Commission canadienne des droits de la personne c. Procureur général du Canada et Ruth Walden et al

 

                                                            T-1025-09, Ruth Walden et al c. Procureur général du Canada, Commission canadienne des droits de la personne et Ann Boylan Currie et al

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 1er novembre 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              Le juge KELEN

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 12 novembre 2010

 

COMPARUTIONS POUR LE DOSSIER T-1016-09 :

 

Daniel Poulin

 

 

Laurence Armstrong et

Heather Wellman

 

POUR LA DEMANDERESSE

(COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE)

 

POUR LES DÉFENDEURS

(RUTH WALDEN ET AL)

Patrick Bendin

POUR LE DÉFENDEUR (PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA)

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER POUR LE DOSSIER T-1016-09:

 

Philippe Dufresne

Directeur et avocat-conseil

Commission canadienne des droits de la personne

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

(COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE)

Armstrong Wellman

Victoria (Colombie-Britannique)

 

Myles Kirvan,

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LES DÉFENDEURS

(RUTH WALDEN ET AL)

 

POUR LE DÉFENDEUR

(PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA)

 

 

COMPARUTIONS POUR LE DOSSIER T-1025-09:

 

Laurence Armstrong et

Heather Wellman

 

Patrick Bendin

 

POUR LES DEMANDEURS

(RUTH WALDEN ET AL)

 

POUR LE DÉFENDEUR

(PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA)

 

Daniel Poulin

 

POUR LES DÉFENDEURS

(COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE et ANN BOYLAN CURRIE ET AL)

 

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER POUR LE DOSSIER T-1025-09:

 

Armstrong Wellman

Victoria (Colombie-Britannique)

 

Myles Kirvan,

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Philippe Dufresne

Directeur et avocat-conseil

Commission canadienne des droits de la personne

Ottawa (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

(RUTH WALDEN ET AL)

 

POUR LE DÉFENDEUR

(PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA)

 

 

POUR LES DÉFENDEURS

(COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE et ANN BOYLAN CURRIE ET AL)

 

 



[1] Le nombre exact d’évaluateurs médicaux a été une question vivement débattue. Devant la Cour, les parties ont convenu que le nombre actuel s’établit à 417. Dans les décisions mentionnées aux présentes, il est fait mention principalement de 413 évaluateurs. Le nombre précis fait l’objet fait d’une demande distincte portée devant la Cour dans le dossier T‑1248-10.

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