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Date : 20101217

Dossier : T‑1968‑08

Référence : 2010 CF 1303

TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE

Ottawa (Ontario), le 17 décembre 2010

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE Harrington

 

 

ENTRE :

KUEHNE + NAGEL LTD.

demanderesse

 

 

et

 

 

AGRIMAX LTD.

défenderesse

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La défenderesse, Agrimax Ltd., refuse de payer le compte de Kuehne + Nagel Ltd. parce qu’elle a agi comme il le fallait. Elle a refusé de délivrer un connaissement frauduleux. Ce moyen de défense est totalement dénué de fondement. En conséquence, je fais droit à la requête en jugement sommaire de la demanderesse.

 

[2]               Kuehne + Nagel est un transitaire international. Le rôle traditionnel d’un transitaire consiste à organiser le transport de marchandises pour le compte du chargeur. Le transitaire offre souvent des facilités de crédit au transporteur et paie les frais de transport et les autres frais pour le compte du chargeur. C’est ce qui a été fait en l’espèce. Il arrive fréquemment que le transitaire agisse aussi à titre de mandataire du transporteur maritime. En l’espèce, le transitaire a représenté Transpac Container System Ltd., une entreprise faisant affaire sous le nom de Blue Anchor Line, et il a été autorisé à délivrer des connaissements pour le compte de celle‑ci. Blue Anchor Line est un transporteur public utilisant des réseaux de transport autres que maritime.

 

[3]               Conformément à son contrat avec Agrimax, Kuehne + Nagel a fait des arrangements avec Blue Anchor Line en vue du transport de 22 conteneurs de soufre brut à destination d’Irricana, en Alberta (à une cinquantaine de kilomètres au nord‑est de Calgary), et du transport préalable par camion et par chemin de fer à destination de Vancouver, où la cargaison devait être chargée à bord de l’OOCL Kuala Lumpur pour être transportée et déchargée à Haldia, en Inde. Agrimax exigeait un connaissement de transport combiné à l’ordre de HDFC Bank Limited, située à Kolkata, en Inde, la banque de son acheteur, Hindusthan Heavy Chemicals Prop. Cette entreprise devait payer la cargaison au moyen d’une lettre de crédit de HDFC. Selon le témoignage de l’ancien trésorier d’Agrimax, David Gaskin, le contrat exigeait qu’un connaissement à bord soit délivré parce qu’Hindusthan Heavy Chemicals était préoccupée par la possibilité que les conteneurs demeurent quelque temps à Vancouver avant d’être chargés. Ces instructions ont été transmises à Kuehne + Nagel. « À bord » signifie à bord du navire de transport, non à bord du moyen de transport qui amène les marchandises au navire.

 

[4]               Le connaissement délivré par Kuehne + Nagel, à titre de mandataire de Blue Anchor Line, indique qu’il a été fait à Calgary le 25 août 2008. Selon ce connaissement, les marchandises ont été [traduction] « reçues pour expédition en bon état apparent » à Irricana et chargées à bord de l’OOCL Kuala Lumpur le 4 septembre 2008. Ces dates sont tout à fait exactes.

 

[5]               À tort ou à raison, la banque n’a pas accepté le connaissement et a refusé d’honorer la lettre de crédit au motif que le chargement devait être commencé le 31 août 2008. Comme la livraison a été refusée, les conteneurs sont restés un certain temps à Haldia, de sorte que les frais de surestaries se sont accumulés. Selon sa convention de crédit, Kuehne + Nagel devait acquitter ces frais, même si l’entreprise était en mesure de négocier un règlement à l’amiable dans les circonstances. 

 

[6]               Après que la banque eut refusé le connaissement, Agrimax a demandé que celui‑ci soit modifié afin que la date à laquelle la cargaison avait été chargée à bord de l’OOCL Kuala Lumpur soit effacée. Selon M. Gaskin, Agrimax voulait que la [traduction] « date erronée du 4 septembre 2008 » soit supprimée. L’entreprise voulait toutefois toujours obtenir un connaissement à bord. Kuehne + Nagel a refusé au motif que la suppression de la date serait illégale. Il faut se rappeler qu’Irricana est située à plus de 1 000 km de Vancouver.

 

LA THÈSE DE LA DEMANDERESSE

[7]               Des discussions ont eu lieu pendant quelque temps. Lors de ces discussions, Agrimax faisait valoir que Kuehne + Nagel avait violé le contrat. L’entreprise refusait de payer les frais de transport et de surestaries qui avaient été engagés. Kuehne + Nagel a, par la suite, intenté une action devant la Cour afin d’obtenir une somme suffisante en dollars canadiens pour acheter 108 790 $US (la demande portant sur le fret) à la date du jugement, plus les intérêts commerciaux, ainsi qu’une indemnité concernant les sommes qu’elle devrait payer à l’avenir; il s’est avéré que les frais de surestaries réclamés totalisaient 61 388 $US.

 

[8]               Agrimax soutenait que la date du chargement à bord était incorrecte, car il s’agissait de la date à laquelle les marchandises avaient été chargées à bord du navire à Vancouver, et non de la date à laquelle le chargement avait commencé, soit le 25 août 2008. Elle faisait aussi valoir qu’elle avait cédé le produit de la lettre de crédit à Kuehne + Nagel en vertu de la convention de crédit. Comme il n’y a eu aucun produit, aucune somme n’est due à Kuehne + Nagel.

 

[9]               Au lieu de présenter une demande reconventionnelle, Agrimax a intenté une action devant la Cour du banc de la Reine de l’Alberta afin d’obtenir une somme de 235 000 $US, plus les intérêts et les frais.

 

[10]           Kuehne + Nagel a alors demandé à la Cour de rendre un jugement sommaire. Agrimax a déposé un dossier de requête en réponse. Son avocat a ensuite été autorisé à se retirer de l’affaire. Il s’est aussi retiré de l’action intentée en Alberta.

 

ANALYSE

[11]           Un connaissement est un document à plusieurs volets. Bien qu’il ne s’agisse pas d’un contrat de transport, il peut attester les conditions de celui‑ci – c’est d’ailleurs ce qu’il fait habituellement. Il peut être négociable ou non. Il renferme différentes déclarations faites pour le compte du transporteur, par exemple au sujet de l’état apparent des marchandises, du paiement préalable ou non du fret et de la date à laquelle la cargaison a été « reçue pour expédition » ou « chargée » à bord, selon le cas. Selon les règles de La Haye‑Visby, qui figurent à l’annexe 1 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime, un chargeur peut simplement demander un connaissement indiquant que la cargaison a été « reçue pour expédition ». Il peut cependant aussi demander un connaissement indiquant que la cargaison a été chargée à bord du navire.

 

[12]           En l’espèce, il a demandé, après le fait, que le connaissement soit modifié afin que la date de chargement de la cargaison à bord de l’OOCL Kuala Lumpur n’y soit pas indiquée. Dit de la façon la plus charitable possible, Agrimax ne savait pas ce qu’elle faisait.

 

[13]           Kuehne + Nagel était tout à fait justifiée de refuser de modifier le connaissement. Si l’entreprise avait délivré, pour le compte du transporteur, un connaissement indiquant que la cargaison avait été reçue pour expédition et chargée à bord le même jour – le 25 août 2008 – il faudrait conclure qu’elle a été embarquée à bord du navire à Vancouver ce jour‑là, ce qui serait un mensonge.

 

[14]           Des pressions sont souvent exercées sur les transporteurs pour qu’ils délivrent de faux documents. Le document peut être faux au regard de sa date ou de l’état apparent des marchandises. Certains transporteurs ont fait une folie en délivrant de tels documents en échange de lettres d’indemnité.

 

[15]           Comme le juge Wright l’a dit dans United Baltic Corporation, Ltd. c. Dundee, Perth & London Shipping Company, Ltd. (1928), 32 Ll. L.R. 272, à la page 272 : [traduction] « La pratique qui consiste à délivrer des connaissements nets lorsque les marchandises sont endommagées est très répréhensible. Elle entraîne des problèmes et elle devrait causer des ennuis aux personnes qui s’y livrent. »

 

[16]           Kuehne + Nagel a évité les ennuis en agissant comme il le fallait.

 

[17]           Des lettres d’indemnité de ce genre ne sont pas susceptibles d’exécution. Voir Brown, Jenkinson & Co., Ltd. c. Percy Dolton (London), Ltd., [1957] 2 All E.R. 844, 2 Lloyd’s Rep. 1, et H. Paulin & Co. c. A Plus Freight Forwarder Co., 2009 CF 727, 349 F.T.R. 192.

 

[18]           Même si l’action intentée en Alberta par Agrimax avait un certain fondement, les modalités du contrat conclu par les parties incorporent les conditions de l’Association des transitaires internationaux canadiens (ATIC). Or, ces conditions prévoient expressément qu’une réclamation concernant une cargaison ne peut servir à compenser une demande portant sur le fret. La validité de la clause en question a été reconnue par le juge Hugessen dans Locher Evers International c. Canada Garlic Distribution Inc., 2008 CF 319, [2008] A.C.F. no 388 (QL). Le contrat incorpore simplement l’ancienne règle de droit maritime qui veut que les réclamations visant des cargaisons ne puissent servir à compenser une demande portant sur le fret (Aries Tanker Corporation c. Total Transport Ltd. (The “Aries”), [1977] 1 All. E.R. 398, 1 Lloyd’s Rep. 334 (H.L.)).

 

DEVISES ÉTRANGÈRES

[19]           Au cours des plaidoiries, j’ai demandé à l’avocat s’il connaissait une décision judiciaire qui avait infirmé l’arrêt N.V. Bocimar S.A. c. Century Insurance Co. (Hasselt) (1984), 53 N.R. 383, 7 C.C.L.I. 165, où la Cour d’appel fédérale avait infirmé pour d’autres motifs la décision rendue en première instance et avait statué que la règle de la date de la faute s’appliquait à la conversion, en dollars canadiens, d’obligations en devises étrangères. L’avocat n’en connaissait aucune. Il a été autorisé à modifier oralement la déclaration afin d’invoquer la règle de la date de la faute. Cette règle, qui existe depuis des siècles, a été remplacée en Angleterre par la règle de la date du jugement par la Chambre des lords dans Miliangos c. George Frank Textiles Ltd., [1976] A.C. 443, apparemment dans l’intérêt de la justice. En fait, le tribunal a reconnu ainsi que la livre sterling perdait de la valeur par rapport aux autres devises. La Cour supérieure de l’Ontario a adopté cette approche dans Bavaria Times Publishing Co. c. Davis (1978), 20 O.R. (2d) 437. Cette décision a fait l’objet de commentaires positifs dans l’ouvrage d’Harvin D. Pitch et Ronald M. Snyder, Damages for Breach of Contract, feuilles mobiles, (Toronto: Carswell, 1989), au chapitre 13, et dans le livre de S.M. Waddams, The Law of Contracts, 5e éd. (Aurora: Canada Law Books, 2005), à la page 515.

 

[20]           L’affaire Hasselt avait trait à la responsabilité des chargeurs à l’égard du propriétaire du navire dans les cas d’avaries communes. La Cour d’appel a conclu que les chargeurs étaient responsables. La déclaration d’avaries communes était en francs belges, une devise dont la valeur avait chuté considérablement par rapport au dollar canadien entre la date de délivrance de la déclaration et la date du procès, au bénéfice de la demanderesse. Le juge Hugessen a toutefois statué, en se fondant sur Gatineau Power Co. c. Crown Life Insurance Co., [1945] R.C.S. 655, et The Custodian c. Blucher, [1927] R.C.S. 420, que la règle de la date de la faute s’appliquait. Commentant l’invitation de la défenderesse à emprunter la voie ouverte par la Chambre des lords dans Miliangos et dans The Despina R, [1979] 1 All. E.R. 421, il a dit à la page 392 : « Ce n’est pas sans regret, mais je ne pense pas qu’il soit permis à notre Cour de changer la règle adoptée par la Cour suprême. » Je dis, sans aucun regret, que je n’ai pas d’autre choix que de suivre Hasselt. La Cour n’œuvre pas dans le domaine de la spéculation des devises. Lorsque le retard de paiement est motivé par la spéculation des devises, la Cour peut indemniser le demandeur en accordant des dommages‑intérêts punitifs ou exemplaires.

 

[21]           L’arrêt de la Cour d’appel fédérale a été infirmé par la Cour suprême (N.V. Bocimar SA c. Century Insurance Co. of Canada, [1987] 1 R.C.S. 1247). La majorité a statué que les chargeurs n’étaient aucunement responsables, de sorte qu’elle n’avait pas à aborder la question de la conversion des devises. Dans ses motifs de dissidence, le juge Lamer a conclu à la page 1252 : « Comme mes collègues, en accueillant le pourvoi, n’avaient pas à statuer, et d’ailleurs ils ne l’ont pas fait, sur la question de la “conversion des monnaies”, l’appelante ne gagnerait rien à ce que je me prononce sur ce point. »

 

[22]           La règle de la date de la faute a été appliquée à nouveau par la Cour d’appel fédérale dans Schweizerische Metallwerke Selve & Co., Thun c. Atlantic Container Line Ltd. (1985), 63 N.R. 104, [1985] A.C.F. no 1039 (QL), où le juge Hugessen a affirmé que cette règle doit continuer de s’appliquer tant que la Cour suprême ne modifie pas sa position sur la question. La règle de la date de la faute a aussi été appliquée dans Kruger Inc. c. Baltic Shipping Co. (The Mekhanik Tarasov), [1988] 1 C.F. 262, [1987] A.C.F. no 422 (QL), une décision qui a été confirmée par la Cour d’appel fédérale dans (1989), 57 D.L.R. (4th) 498, [1989] A.C.F. no 229 (QL), et dans Holt Cargo Systems Inc. c. ABC Container Line N.V. (Syndic) (2000), 185 F.T.R. 1.

 

[23]           La demanderesse a été autorisée à produire en preuve les taux de conversion de la Banque du Canada. Il appert que la règle de la date de la faute lui est favorable. Le taux de conversion était de 1,0642 pour ce qui est de la portion de la demande portant sur le fret en date du 4 septembre 2008 et de 1,2470 pour ce qui est de la portion concernant les frais de surestaries en date du 24 février 2009. Les dollars étaient pratiquement au pair le jour de l’audience.

 

INTÉRÊTS

[24]           Les dispositions relatives aux intérêts avant jugement contenues à l’article 36 de la Loi sur les Cours fédérales ne s’appliquent pas, comme il est indiqué au paragraphe 7 de cet article, aux réclamations en matière de droit maritime canadien. Il y a une abondance de décisions judiciaires selon lesquelles les intérêts avant jugement dans les affaires relevant du droit maritime dépendent des dommages, sont laissés à l’appréciation de la Cour et, si les arguments à cet égard sont convaincants, courent à compter de la date à laquelle la dette est payable. L’une des premières décisions rendues sur le sujet est Bell Telephone Co. of Canada c. Mar‑Tirenno (The), [1974] 1 C.F. 294, qui a été confirmée par la Cour d’appel fédérale dans [1976] 1 C.F. 539. Bien que les intérêts soient souvent accordés à un taux commercial, j’estime qu’il est plus approprié et juste, compte tenu du taux préférentiel actuel, d’accorder des intérêts avant et après jugement au taux légal de 5 % qui est prévu par la Loi sur l’intérêt.

 

[25]           Par conséquent, le montant du jugement en date du 13 décembre 2010 est :

Objet

Montant en $US

Taux de change

Montant en $CAN

Taux d’intérêt

Intérêts

Total au 13 déc. 2010

Fret

108 790 $

1,0642

115 774,32 $

5 %

13 163,38 $

128 937,70 $

Surestarie

61 338 $

1,2470

76 488,49 $

5 %

6 883,96 $

83 372,45 $

Total

212 310,15 $

 

DÉPENS

[26]           Conformément à la pratique actuelle de la Cour, l’avocat a produit un projet de mémoire de frais, calculés à l’aide de la valeur supérieure de la colonne III du tarif B, ce qui convient, à mon avis, sauf pour ce qui est d’une somme de 2 480,41 $ versée à titre de provision à l’avocat de l’Alberta qui représente la demanderesse dans le cadre de l’action intentée contre elle devant la Cour du banc de la Reine de l’Alberta. C’est à cette cour qu’il appartient de statuer sur cette question. Un montant de 8 710 $ est accordé au titre des honoraires; ce montant inclut les honoraires relatifs à une requête précédente à l’égard de laquelle des dépens ont été accordés, ainsi que des débours de 1 449,40 $.


JUGEMENT

POUR LES MOTIFS EXPOSÉS CI‑DESSUS :

LA COUR donne gain de cause à la demanderesse et condamne la défenderesse à payer la somme de 212 310,15 $, plus des dépens de 10 159,40 $. Des intérêts après jugement sur le jugement et les dépens sont accordés à un taux annuel de 5 %.

 

 

 

 

« Sean Harrington »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    T‑1968‑08

 

INTITULÉ :                                                   KUEHNE + NAGEL LTD. c.
AGRIMAX LTD.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 13 décembre 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LE JUGE HARRINGTON

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 17 décembre 2010

 

 

COMPARUTIONS :

 

Gavin Magrath

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Aucune comparution

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Magrath O’Connor LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

 

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