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Cour fédérale

 

Federal Court

 


Date : 20110110

Dossier : IMM-1867-10

Référence : 2011 CF 15

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 10 janvier 2011

En présence de monsieur le juge Russell

 

 

ENTRE :

 

NORBERTO ANDRADE RAMOS

et

MARIA LUZDARY NIETO MARTINEZ

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire fondée sur le paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), qui vise la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR) a rejeté, le 5 mars 2010, les demandes d’asile présentées par les demandeurs en vue de se faire reconnaître la qualité de réfugiés au sens de la Convention ou de personnes à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi.

 

LE CONTEXTE

 

[2]               Les demandeurs, un homme et une femme, sont mariés et citoyens de la Colombie. Le demandeur est un septuagénaire retraité de l’armée et la demanderesse a soixante ans. Les deux demandes d’asile se fondent sur l’exposé circonstancié de l’épouse.

 

[3]               Les demandeurs d’asile ont allégué que, le 28 septembre 2008, ils étaient en visite chez des amis quand cinq hommes armés membres des Forces armées révolutionnaires de Colombie (les FARC) ont fait irruption dans la maison et les ont sommés de leur donner leurs papiers d’identité et l’argent en leur possession. Les FARC ont annoncé aux personnes présentes qu’elles seraient toutes tuées si l’une d’entre elles signalait l’incident à la police, alors aucune ne l’a fait.

 

[4]               Le 13 octobre 2008, un membre des FARC s’est emparé du véhicule des demandeurs en les menaçant d’une arme à feu et les a forcés à se rendre dans un entrepôt abandonné, où la demanderesse a été gardée pour la nuit pendant que le demandeur amassait trois millions de pesos. Cette rançon a été versée le lendemain et la demanderesse a été libérée.

 

[5]               Le 20 janvier 2009, le demandeur a reçu un appel téléphonique d’un membre des FARC réclamant un million de pesos. Le 31 janvier 2009, le demandeur a versé l’argent et a alors été informé qu’il s’agissait du premier d’une série de paiements qu’il devait faire chaque mois, faute de quoi les FARC kidnapperaient son épouse et l’assassineraient. Encore une fois, les hommes l’ont averti de ne pas dénoncer l’extorsion à la police.

 

[6]               Le 18 février 2009, les demandeurs ont porté plainte à la police, et ils ont quitté le pays le lendemain. Ils ont pris l’avion jusqu’aux États-Unis, où leur fils est allé à leur rencontre pour les reconduire ensuite jusque chez lui, au Canada. Les demandeurs sont entrés au Canada le 20 février 2009 et y ont demandé l’asile sur-le-champ.

 

[7]               Les demandeurs se sont présentés devant la SPR le 19 février 2010. La SPR a conclu que les éléments importants du récit de la demanderesse n’étaient pas crédibles et que la crainte des demandeurs n’était pas fondée. Subsidiairement, elle a estimé que les demandeurs pouvaient se prévaloir d’une possibilité de refuge intérieur (la PRI) viable à Bogotá, en Colombie. Pour ces motifs, la SPR a décidé qu’ils n’avaient ni qualité de réfugiés au sens de la Convention au sens de l’article 96 de la Loi ni celle de personnes à protéger au sens de l’article 97. C’est cette décision qui est l’objet du présent contrôle judiciaire.

 

LA DÉCISION VISÉE PAR LE CONTRÔLE JUDICIAIRE

 

[8]               La SPR était d’avis que les demandes d’asile n’avaient pas de lien avec un motif énoncé dans la Convention et, en conséquence, elle a procédé à une analyse à la lumière de l’article 97. Elle a ajouté que, même si ce lien avait existé, son analyse s’appliquait à l’article 96 aussi.

 

[9]               La SPR a estimé que la question déterminante était le manque de crédibilité relativement à la crainte fondée de persécution des demandeurs. Elle n’a pas cru des éléments importants du témoignage de la demanderesse ni de l’exposé circonstancié de son Formulaire de renseignements personnels (le FRP). Plus précisément, la SPR a conclu qu’il était peu probable que les FARC pourchassent les demandeurs. La déclaration de la demanderesse selon laquelle les guérilleros les avaient avertis de ne pas porter plainte à la police parce qu’ils craignaient les policiers n’avait aucun sens, les FARC étant déjà des hors‑la‑loi. La SPR a conclu que la demanderese avait embelli son témoignage et en a tiré une conclusion défavorable.

 

[10]           La SPR a aussi estimé que le moment choisi par les demandeurs pour porter plainte à la police était suspect. En déposant leur plainte tout juste avant de quitter le pays, ils s’enlevaient toute possibilité d’en faire le suivi ou d’en tirer un quelconque avantage. La SPR a conclu que les demandeurs avaient déposé cette plainte pour étoffer leurs demandes d’asile, qui n’étaient corroborées sinon par aucune preuve documentaire. Les demandeurs ne disposaient d’aucun relevé bancaire témoignant de retraits correspondant à l’argent versé par suite de l’extorsion, d’aucune note de menaces de mort émanant des FRC et d’aucun rapport de police décrivant en détail l’invasion de la maison des amis des demandeurs par des guérilleros. La SPR en a tiré une « conclusion très défavorable » et a conclu qu’il était peu vraisemblable que les FARC n’aient jamais extorqué de l’argent aux demandeurs.

 

[11]           Quand la SPR lui a demandé si certains de leurs proches qui restaient encore en Colombie avaient été ciblés ou même approchés par des membres des FARC cherchant à savoir où se trouvaient les demandeurs après leur fuite au Canada, la demanderesse a répondu par la négative. La SPR a estimé qu’il aurait été raisonnable, si les prétentions des demandeurs avaient été authentiques, de s’attendre à ce que des membres de leur famille soient ciblés de la sorte par les FARC. Pour cette raison, la SPR a conclu que les demandeurs n’avaient probablement jamais été ciblés eux-mêmes.

 

[12]           La SPR a également conclu que les demandeurs n’éprouvaient pas de crainte subjective de persécution, parce qu’ils ont eu l’occasion de présenter une demande d’asile quand ils sont entrés aux États-Unis avant de venir au Canada, mais ont omis de le faire. De l’avis de la SPR, si la situation des demandeurs était réellement urgente, les demandeurs auraient revendiqué le statut de réfugié aux États-Unis au cas où leur demande d’asile au Canada serait rejetée. La SPR s’est appuyée sur Leon c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. no 1867 (Leon) (QL), paragraphe 22, où le juge Francis Muldoon a déclaré que le retard vicie la crainte de persécution nécessaire à la déclaration ou à la reconnaissance du statut de réfugié au sens de la Convention.

 

[13]           En dernier lieu, la SPR a constaté que les demandeurs disposaient d’une PRI viable à Bogotá. Le demandeur touchait une bonne pension en qualité de militaire à la retraite et confectionnait des meubles à son compte, ce qui laissait croire que le couple pourrait vivre raisonnablement bien dans la capitale. La SPR a estimé que les demandeurs pouvaient se réclamer de la protection de l’État et que les FARC étaient peu susceptibles de les poursuivre jusque dans la ville. Elle a souligné que la Colombie est une démocratie constitutionnelle où se déroulent des élections généralement libres et équitables, que les autorités civiles a en général l main mise sur les forces de sécurité et elles les tiennent responsables de leurs actions et qu’il y a des processus en place offrant des recours en droit aux victimes d’actes criminels et d’atteintes aux droits de la personne.

 

[14]           Même si la demanderesse affirme que les FARC seraient en mesure de les retrouver peu importe où ils s’installent en Colombie, la SPR a conclu que les demandeurs seraient en sécurité à Bogotá. Le rapport publié en 2008 par le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (le UNCHR), contrairement à l’édition de 2005, ne mentionne pas que les FARC peuvent suivre les déplacements de leurs victimes dans tout le pays. La SPR était convaincue que cet énoncé ne figurait plus dans le rapport de 2008 parce qu’il ne s’appliquait plus.

 

[15]           Elle a aussi estimé convaincants les rapports de 2008 et de 2009 de l’International Crisis Group, qui révélaient que les FARC n’avaient plus de soutien dans les centres urbains et que la surveillance des autorités et la lutte du gouvernement contre ce groupe avaient [traduction] « grandement perturbé la communication et la cohésion au sein de l’organisation ».

 

[16]           Compte tenu de cette preuve, la SPR a conclu que Bogotá offrait une PRI viable aux demandeurs. Pour cette raison, et à la lumière des conclusions défavorables relatives à la crédibilité et à la crainte fondée de persécution, la SPR a rejeté les demandes d’asile et a conclu que les demandeurs n’avaient ni qualité de réfugiés au sens de la Convention, ni celle de personnes à protéger au sens de la Loi.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

 

[17]           Les demandeurs soulèvent les questions suivantes :

1.      La SPR a-t-elle commis une erreur en concluant que la demanderesse n’était pas crédible?

2.      La SPR a-t-elle commis une erreur en concluant que les demandeurs disposaient d’une possibilité de refuge intérieur?

3.      Les demandeurs ont-ils eu la possibilité de répondre aux réserves de la SPR et de savoir ce qu’on leur reprochait?

 

LES DISPOSITIONS LÉGALES

 

[18]           Les dispositions suivantes de la Loi s’appliquent à la présente affaire :

 

Définition de « réfugié »

 

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

 

 Personne à protéger

 

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

Personne à protéger

 

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

 Convention refugee

 

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

 

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

Person in need of protection

 

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

 

Person in need of protection

 

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

 

LA NORME DE CONTRÔLE

 

[19]           Dans l’affaire Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, la Cour suprême du Canada a statué qu’il n’est pas toujours nécessaire de se livrer à une analyse exhaustive pour arrêter la bonne norme de contrôle. Quand la norme applicable à la question dont est saisi le tribunal est établie de manière satisfaisante par la jurisprudence, la cour de révision peut l’adopter. C’est seulement si cette recherche se révèle infructueuse que la cour de révision entreprend l’examen des quatre facteurs qui permettent de décider de la norme de contrôle applicable.

 

[20]           La première question porte sur la crédibilité de la demanderesse et entre dans le champ d’expertise de la SPR de sorte que la norme applicable lors du contrôle judiciaire est la raisonnabilité. Voir Aguebor c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1993), 160 N.R. 315 (C.A.F.); Aguirre c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 571, paragraphe 14.

 

[21]           La deuxième question porte sur la conclusion tirée par la SPR concernant la PRI; la norme de contrôle applicable à cette question est donc la raisonnabilité. Voir Khokhar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 449; Agudelo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 465, paragraphe 17.

 

[22]           Lors du contrôle d’une décision à la lumière de la norme de la raisonnabilité, l’analyse du caractère raisonnable « tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ». Voir Dunsmuir, précité, paragraphe 47. Autrement dit, la Cour ne devrait intervenir que si la décision est déraisonnable en ce sens qu’elle n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

 

[23]           La troisième question porte sur la possibilité qu’ont eue les demandeurs de répondre aux réserves de la SPR et de savoir ce qu’on leur reprochait. Il s’agit d’une question touchant l’équité procédurale, assujettie à la norme de la décision correcte. Voir Weekes (Tuteur à l’instance) c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 293.

 

LES ARGUMENTS

            Les demandeurs

Les conclusions relatives à la crédibilité étaient déraisonnables et il y a eu violation de l’équité procédurale

 

[24]           Les demandeurs affirment que les conclusions relatives à la crédibilité tirées par la SPR étaient erronées. Premièrement, l’hypothèse de la demanderesse afin d’expliquer pourquoi les FARC ont insisté pour qu’elle et son mari ne signalent pas l’extorsion à la police ne constitue pas un fondement valable pour mettre en doute sa crédibilité. Le fait que la demanderesse était d’avis que les guérilleros étaient motivés par la crainte de la police n’aide absolument pas la SPR à se prononcer sur la légitimité des demandes d’asile. La question à trancher est de savoir si les demandeurs craignent les FARC et non pas si ces derniers ont peur de la police.

 

[25]           Deuxièmement, le dépôt d’une plainte à la police par les demandeurs la veille de leur fuite est tout à fait compatible avec leur témoignage selon lequel ils ont eu peur de subir des représailles s’ils demandaient l’aide des autorités. La conclusion suivant laquelle la plainte a servi à étoffer les demandes d’asile s’appuie uniquement sur l’interprétation que la SPR donne au moment choisi par les demandeurs pour porter leur plainte, et cette conclusion est déraisonnable.

 

[26]           Il était aussi déraisonnable pour la SPR de s’attendre à ce qu’il y ait d’autres éléments de preuve documentaires, notamment une note de menace de mort ou une copie du rapport de police fourni par les propriétaires de la maison où les FARC avaient fait irruption. Il n’y avait pas de note de menace ni de plainte déposée à la police par les amis en question parce que les FARC n’ont écrit aucune note de ce genre et que les amis avaient dissuadé les demandeurs de porter plainte à la police, de sorte qu’il était peu probable qu’ils déposent une plainte eux-mêmes. La SPR n’a jamais demandé de voir les relevés bancaires des demandeurs, mais elle était tenue de le faire si elle avait l’intention de souligner que l’absence de ces relevés était une omission importante. Selon les règles en matière d’équité procédurale, les demandeurs avaient le droit d’être informés des réserves de la SPR à cet égard et d’avoir la possibilité d’y répondre. Les demandeurs affirment que la SPR a contrevenu à son obligation d’équité en ne leur donnant pas cette possibilité.

 

[27]           La déclaration de la SPR suivant laquelle les FARC s’en seraient pris aux proches des demandeurs qui sont restés en Colombie et la conclusion défavorable qu’elle a tirée du fait que cela ne se soit pas produit en l’espèce, ne sont aucunement corroborées par une preuve portant sur les comportements habituels des membres des FARC. Il s’agit simplement d’une pure généralisation non étayée par des preuves.

 

[28]           En outre, la conclusion de la SPR selon laquelle l’omission des demandeurs de demander l’asile dès qu’ils en ont eu la possibilité (c.-à-d. aux États-Unis) dénotait l’absence de crainte subjective, elle va à l’encontre de la jurisprudence de la Cour d’appel fédérale, qui a affirmé qu’un tribunal peut tenir compte de ce facteur dans l’évaluation de la crainte subjective, à la condition que ce ne soit pas la seule preuve sur laquelle il s’appuie. Voir Hue c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1988] A.C.F. no 283 (C.A.F.). En l’espèce, il n’y a aucun autre élément de preuve corroborant. En outre, la situation personnelle des demandeurs fournit une explication raisonnable quant à ce retard. Les demandeurs ne parlent pas anglais. Le mari a 72 ans et son épouse, 60 ans. Ils ont revendiqué le statut de réfugié dans les 48 heures qui ont suivi leur départ de la Colombie pour venir ici, et leur fils est un résident Canada. Compte tenu des circonstances, la SPR ne peut raisonnablement s’appuyer sur Leon, précitée, affaire dans laquelle le demandeur a attendu plus de cinq ans avant de demander l’asile.

 

La conclusion relative à l’existence d’une PRI viable était déraisonnable

 

[29]           Les demandeurs prétendent que les conclusions de la SPR au sujet du gouvernement de la Colombie et des mécanismes d’application de la loi du pays ne sont pas pertinentes au regard de la question en litige, laquelle vise à déterminer si l’État peut protéger des personnes qui, comme les demandeurs, ont été menacées d’extorsion, d’enlèvement et de mort par les FARC.

 

[30]           En outre, il est déraisonnable pour la SPR de déduire que, si le rapport du UNCHR de 2008 ne mentionne pas que les FARC peuvent suivre les déplacements de leurs victimes dans toute la Colombie, c’est parce qu’ils ne sont plus en mesure de le faire. La SPR se lance alors dans des conjectures. Cette omission du rapport pourrait tout aussi bien découler d’un manque d’information ou d’une faute typographique.

 

[31]           Les demandeurs font valoir que, quatre jours après l’audience, la Direction des recherches de la CISR a publié la réponse à la demande d’information ( la RDI) COL103286.EF, qui contient des éléments pertinents pour la présente affaire. Trois experts cités dans cette RDI affirment que, s’ils le souhaitent, les FARC sont « absolument capables » de retrouver une personne presque partout au pays grâce aux traces documentaires, à l’écoute clandestine des conversations des membres de la famille et à l’offre de pots-de-vin aux connaissances et aux voisins. Seul un expert a livré un témoignage différent. Selon les demandeurs, les experts ont transmis cette information à la CISR le 9 novembre 2009, le 10 janvier 2010 et le 19 janvier 2010, soit avant l’audition. Les demandeurs affirment en outre que le demandeur suscite un intérêt accru chez les FARC parce qu’il a été membre des forces armées de la Colombie.

 

[32]           Les demandeurs reconnaissent que ces éléments de preuve n’ont pu être présentés à la SPR à l’audience parce qu’ils n’ont été ajoutés au cartable national de documentation que le 30 avril 2010. Cependant, ils soutiennent que le paragraphe 110(1) de la Loi – qui n’est pas encore entré en vigueur, mais qui a été inclus dans le projet de loi C-11, Loi concernant l’immigration au Canada et l’asile conféré aux personnes déplacées, persécutées ou en danger, 2001, 37e législature, première session, (sanction royale 1er novembre 2001) – permet que ces nouveaux éléments de preuve soient présentés.

 

[33]           L’essentiel de la preuve documentaire dont était dûment saisie la SPR lors de l’audience de même que les autres éléments de preuve dont elle a pu prendre connaissance après l’audience cadrent avec la RDI, et il était déraisonnable pour la SPR de fonder sa décision sur une opinion minoritaire.

 

Le défendeur

Il faut faire preuve de retenue envers les conclusions relatives à la crédibilité tirées par la SPR

 

[34]           Même si les demandeurs ont fourni d’autres explications en réponse aux réserves de la SPR relativement à la crédibilité, ces explications ne changent pas le fait que les conclusions de la SPR à ce sujet étaient raisonnables et qu’elles doivent faire l’objet de retenue à moins qu’il ne soit prouvé qu’elles sont déraisonnables. Voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, paragraphes 45, 46 et 59.

 

L’existence d’une PRI viable est déterminante pour l’issue de la demande

 

[35]           La SPR a conclu que les demandeurs disposaient d’une PRI viable à Bogotá après avoir passé en revue les documents les plus récents sur la situation au pays, notamment le rapport de 2009 du Département d’État des États-Unis ainsi que les rapports de 2008 et 2009 du réputé organisme International Crisis Group. Dans leurs observations, les demandeurs mentionnent des documents supplémentaires dont ne disposait pas la SPR. Ces nouveaux éléments de preuve ne devraient pas être pris en considération par la Cour. Les demandeurs auront la possibilité de demander un examen des risques avant renvoi (ERAR), où ils pourront alors faire valoir une nouvelle preuve.

 

[36]           Contrairement à ce que les demandeurs ont affirmé, les observations de la SPR au sujet de la situation en Colombie ne sont pas dénuées de pertinence. Elles montrent plutôt que le gouvernement de la Colombie a mis en place l’infrastructure générale nécessaire pour faire face aux FARC et que ces mesures ont été efficaces : elles ont déplacé l’influence des FARC à l’extérieur des zones urbaines et réduit son influence à l’intérieur du pays.

 

[37]           Les demandeurs affirment qu’il était déraisonnable pour la SPR de déduire du rapport de 2008 du UNHCR que les FARC n’étaient plus en mesure de retrouver leurs victimes dans tout le pays. Cependant, le défendeur estime que ce n’était que l’un des nombreux facteurs que la SPR a jugés convaincants pour parvenir à sa conclusion. En outre, la RDI no COL103286.EF, sur laquelle se fondent les demandeurs, contient des informations contradictoires, comme le reconnaissent eux-mêmes les demandeurs. Quand ils affirment que, suivant la prépondérance de la preuve, la conclusion de la SPR relative à la PRI n’était pas étayée, les demandeurs omettent de reconnaître que les documents dans leur ensemble renfermaient des opinions divergentes et que l’appréciation de la preuve relève de la SPR. Voir Florea c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 598, paragraphe 1 (C.A.F.) (QL); Woolaston c. Canada (Ministre de la Main-d’œuvre et de l’Immigration) (1972), [1973] R.C.S. 102 (QL).

 

[38]           Pour ce qui est des éléments de preuve documentaires publiés après que la décision du 5 mars 2010 a été signée puis communiquée au greffier, la Cour d’appel fédérale a statué que ce genre d’information ne devrait pas être prise en considération. Voir Avci c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CAF 359, paragraphe 9. Il est plus approprié d’en tenir compte dans le cadre d’une demande d’ERAR.

 

Le mémoire supplémentaire des demandeurs

 

[39]           Les demandeurs sont d’avis que la SPR n’a pas respecté son obligation d’équité, non seulement parce qu’elle a négligé de les aviser qu’elle avait des réserves au sujet des relevés bancaires du demandeur, mais aussi parce qu’elle ne leur a pas posé de questions sur le moment où ils ont décidé de porter plainte à la police.

 

[40]           Quant au retard en lien avec le dépôt de la demande d’asile des demandeurs, ces derniers attirent l’attention de la Cour sur la décision Mendez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 75, paragraphe 37, où le juge Max Teitelbaum a statué qu’un bref séjour dans un tiers pays sûr en cour de route vers le Canada ne devrait pas nécessairement être considéré comme un séjour suffisamment important pour obliger le revendicateur à y présenter une demande d’asile. Les demandeurs soutiennent que c’est particulièrement vrai dans le cas des États‑Unis, puisque de nombreux revendicateurs doivent passer par là pour venir au Canada.

 

ANALYSE

 

[41]           Je conviens avec les demandeurs que certains motifs invoqués par la SPR pour tirer des conclusions défavorables au sujet de la crédibilité et de l’absence de crainte subjective semblent être particulièrement faibles. L’opinion de la demanderesse relativement au fait que les FARC craignaient la police de même que l’omission de demander l’asile aux États‑Unis ne constituent pas un fondement raisonnable pour tirer des conclusions défavorable relative à la crédibilité. Vu les faits en l’espèce, il est abusif pour la SPR de s’appuyer sur la décision Leon. Il n’y a pas eu ici de retard prolongé. Le fait que la SPR s’appuie sur de tels motifs jette un doute sur l’ensemble de ses conclusions relatives à la crédibilité et, s’il s’agissait de la seule raison motivant la décision, je crois que j’aurais demandé la tenue d’un nouvel examen. Cependant, la SPR a conclu subsidiairement que les demandeurs pouvaient se prévaloir d’une PRI viable à Bogotá.

 

[42]           D’après la documentation dont disposait la SPR au moment où elle a rendu sa décision, il est impossible, à mon avis, de déclarer que les conclusions de la SPR sur l’existence d’une PRI viable à Bogotá étaient déraisonnables au sens de l’arrêt Dunsmuir, précité. Je ne crois pas non plus qu’il existait des éléments de preuve précis contraires à ses conclusions que la SPR devait mentionner pour se conformer aux principes énoncés dans la décision Cepeda‑Gutierrez. Il est possible d’analyser différemment les éléments de preuve et d’affirmer que des conclusions différentes auraient pu être tirées, mais il ne s’ensuit pas que la conclusion de la SPR au sujet de la PRI était déraisonnable. Il existait une base objective suffisante pour permettre à la SPR de conclure comme suit :

En résumé, le tribunal est convaincu que les FARC ont déplacé leurs centres d’opérations des régions urbaines aux régions rurales, que leurs quartiers généraux se trouvent dans les montagnes ou les jungles et qu’elles n’ont plus la capacité de suivre les déplacements d’une personne d’une région à une autre, en raison de la surveillance des forces de sécurité et de leur capacité à interrompre les communications.

 

[43]           De l’information plus récente tirée par les demandeurs du document de la Direction des recherches de la CISR et qui aurait pu avoir une incidence sur ce point n’avait pas été présentée à la SPR, de sorte qu’elle ne peut servir à contester le caractère raisonnable de la décision rendue par cette dernière. La nouvelle RDI mentionnée par les demandeurs est datée du 23 février 2010, mais elle n’a été versée dans le cartable national de documentation que le 30 avril 2010, soit bien après la décision du 5 mars 2010. Les demandeurs affirment que la SPR avait une obligation continue de consulter et de mentionner des documents reçus par la CISR même s’ils ne figuraient pas dans le cartable national de documentation. Cependant, je ne connais aucun précédent à l’appui de cet argument. La simple réception d’un document ne signifie pas que ce dernier fera partie d’un cartable, et il faut prévoir un temps raisonnable afin qu’il soit examiné par la Direction des recherches. Il se peut tout de même que ces nouveaux éléments de preuve jouent un rôle quand viendra le moment de décider si les demandeurs resteront au Canada. Comme le souligne le défendeur, les demandeurs auront la possibilité de présenter cette preuve s’ils demandent un ERAR.

 

[44]           Il me semble qu’il ne serait pas raisonnable, ou même possible, d’exiger que les membres de la SPR prennent connaissance de l’information avant qu’elle soit analysée et intégrée aux cartables nationaux de documentation, à moins, bien évidemment, qu’un demandeur n’attire l’attention de la SPR sur cette information avant que la décision soit rendue. Ce n’est pas ce qui s’est produit en l’espèce.

 

[45]           Je crois que ce point a été tranché par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Tambwe‑Lubemba c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 1874 (C.A.F.) :

 

Une formation de la Section du statut de réfugié saisie d’une revendication du statut de réfugié en vertu de l’article 69.1 de la Loi sur l’immigration qui ne tient pas compte de documents que le revendicateur n’a pas soumis en preuve et qui n’étaient pas en la possession de la formation, mais qui sont portés à la connaissance de la Section du statut de réfugié après l’audience, commet-elle une erreur justifiant l’infirmation de sa décision?

 

À propos de cette question, la Cour d’appel fédérale s’est prononcée en ces termes :

 

La deuxième question est de savoir si la commissaire avait l’obligation continue, après l’audience et avant de signer ses motifs écrits, d’examiner les documents qui n’avaient pas été déposés à l’audience mais dont avait été saisie la Section du statut dans l’intervalle. Rien ne prouve en l’espèce que la commissaire a vu le document en cause avant de signer ses motifs écrits. Encore une fois, nous souscrivons aux motifs de jugement du juge McKeown et concluons que la commissaire n’avait pas une telle obligation continue.

 

 

[46]           Les demandeurs ont proposé la question suivante pour certification :

[traduction]

 

La Section de la protection des réfugiés a‑t‑elle une obligation continue de prendre en considération les éléments de preuve pertinents qui se trouvent en sa possession, par exemple au Centre de documentation de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, même si ces éléments de preuve n’ont pas été présentés par le demandeur, dans le cas où il était [extrêmement difficile, voire impossible] pour celui-ci d’en avoir connaissance avant que la Commission ne soit dessaisie de l’affaire, advenant que les éléments de preuve en question soient en mesure d’expliquer des lacunes dans la preuve ayant trait à une question déterminante?

 

[47]           J’estime que la Cour d’appel fédérale a déjà répondu à cette question dans l’arrêt Tambwe‑Lubemba, précité. Par conséquent, il ne s’agit pas d’une question qui peut être certifiée à l’égard de la présente demande.


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

 

 

1.                  La demande est rejetée.

2.                  Il n’y a aucune question à certifier.

 

 

« James Russell »

Juge


 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Jean-François Martin, LL.B., M.A.Trad.jur.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                                 IMM-1867-10

 

INTITULÉ :                                                                NORBERTO ANDRADE RAMOS

                                                                                     et MARIA LUZDARY NIETO MARTINEZ

                                                                                     c.

                                                                                     MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                          Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                        Le 30 novembre 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                                       LE JUGE RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS :                                               Le 10 janvier 2011

 

 

COMPARUTIONS :

 

Terry S. Guerriero                                                         DEMANDEURS

 

Neal Samson                                                                 DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Terry S. Guerriero                                                         DEMANDEURS

Avocat

London (Ontario)

 

Myles J. Kirvan                                                             DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

 

 

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