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Cour fédérale

 

Federal Court

 


Date : 20110117

Dossier : IMM-3623-10

Référence : 2011 CF 39

Ottawa (Ontario), le 17 janvier 2011

En présence de monsieur le juge Martineau

 

 

ENTRE :

 

DULEINE JOSILE

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit du contrôle judiciaire d’une décision datée du 25 mai 2010 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a décidé que la demanderesse n’avait ni la qualité de réfugiée ni celle de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi).

 

[2]               Le contexte factuel qui a mené à la décision en question n’est pas contesté.

 

[3]               La demanderesse est une ressortissante haïtienne née en 1980. Elle a quitté Haïti en 2005 et, la même année, sa demande d’asile a été rejetée par les États-Unis. En 2007, elle a présenté une demande d’asile canadienne fondée sur ses opinions politiques et son appartenance à un groupe social particulier (les femmes haïtiennes) ou à un autre groupe social (la famille).

 

[4]               La demanderesse a allégué que son père, fonctionnaire d’un rang subalterne dans un petit village en Haïti, a été roué de coups par des membres d’un gang en 2004 et menacé de nouveau par des hommes armés en 2005 pour avoir fourni des informations à la police au sujet de l’identité des assassins d’un pasteur de la localité en 2003. Elle craignait également de rentrer dans son pays parce que, en Haïti, les femmes sont victimes d’agression sexuelle et de violence et que l’État ne les protège pas.

 

[5]               La Commission a jugé que la demanderesse n’était pas digne de foi au sujet de sa description des prétendues attaques d’un gang contre son père en 2004 et en 2005. L’argument de la demanderesse qui était fondé sur l’appartenance à un groupe social (la famille) a été rejeté.

 

[6]               La Commission a conclu que le gang que la demanderesse disait craindre était une entité criminelle organisée. Même s’il ressortait de la preuve qu’en Haïti les entités criminelles organisées ont été, à une époque dans l’histoire de ce pays, associées de très près à des partis politiques ou à l’armée, elles n’ont plus aujourd’hui d’affiliation politique. La demande fondée sur les opinions politiques de la demanderesse a donc été rejetée.

 

[7]               Enfin, la Commission a admis que les femmes haïtiennes constituent bel et bien un groupe social particulier, mais ce n’est pas parce qu’elles en sont membres qu’elles s’exposent à un risque de persécution. Les Haïtiennes courent le risque d’être victimes de violence et de viol, mais il s’agit là de dangers auxquels fait généralement face la population, tant masculine que féminine. En outre, la Commission a fait remarquer que ceux qui commettent les viols en Haïti sont surtout des hommes pauvres, jeunes et non instruits, qui n’agissent pas dans le cadre d’un programme politique.

 

[8]               La demanderesse ne conteste pas les conclusions de la Commission quant à la crédibilité. Cependant, elle conteste vivement la justesse de l’approche juridique de la Commission et le caractère raisonnable de son analyse de la preuve au sujet de la nature politique de la violence des gangs en Haïti et de la nature « sexospécifique » du viol dans ce pays. Dans le cas des questions de fait et des questions mixtes de fait et de droit, la norme de contrôle est la décision raisonnable (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 51). Cependant, l’interprétation que fait la Commission des articles 96 et 97 de la Loi, y compris les éléments clés inhérents à la définition d’un réfugié (c.-à-d. la persécution et le lien), est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte.

 

[9]               Premièrement, la Cour conclut que les conclusions de fait de la Commission quant à la nature apolitique des groupes criminels organisés sont raisonnables. Même si l’on admet que des motifs politiques peuvent coexister avec des motifs non visés par la Convention, la preuve soumise à la Commission était de nature hautement conjecturale et presque dénuée de tout lien avec une implication politique (ou menant à une inférence selon laquelle une motivation politique pouvait constituer un motif secondaire). Cette partie-là de la décision de la Commission est entièrement étayée par la preuve et la Cour n’a donc pas de motifs pour intervenir.

 

[10]           Cela nous amène à la demande d’asile de la demanderesse, qui est fondée sur son appartenance à un groupe social particulier, les femmes haïtiennes en l’occurrence.

 

[11]           La situation des agressions sexuelles et de la violence dont les femmes sont victimes en Haïti a récemment été portée à l’attention de la Cour fédérale : Soimin c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 218 (Soimin); Frejuste c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 586 (Frejuste); et Dezameau c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 559 (Dezameau). À cet égard, la Cour a prévenu la Commission de ne pas importer dans la définition d’un réfugié au sens de la Convention des exigences juridiques qui sont propres à l’article 97 quand elle évalue si la crainte de persécution est fondée sur un motif visé par la Convention à la lumière de l’article 96 de la Loi.

 

[12]           Dans la décision Soimin, précitée, la demanderesse craignait d’être enlevée, violée et torturée si elle retournait en Haïti à cause de la situation générale de criminalité et de violence qui régnait dans son pays d’origine, car elle avait voyagé à l’étranger et serait donc considérée comme riche. Elle n’a pas contesté sérieusement la conclusion selon laquelle « [l]a violence crainte par la demanderesse résulte de l’activité criminelle généralisée ayant cours en Haïti et non pas d’un ciblage discriminatoire des femmes en particulier » (Soimin, précitée, au paragraphe 14).

 

[13]           En rejetant la demande de contrôle judiciaire, la Cour, toujours dans la décision Soimin, précitée, a simplement admis qu’à la lumière de l’article 97 de la Loi la demanderesse n’était pas une « personne à protéger ». Manifestement, le risque qu’elle courait d’être enlevée et violée n’était pas différent de celui que couraient d’autres personnes de son pays mais, dans la décision de la Cour, il n’y a pas eu de mention ou d’analyse précise de la preuve documentaire. En outre, la Cour n’a pas analysé les principes de droit ou la jurisprudence applicables en rapport avec les demandes liées au sexe qui sont présentées en vertu de l’article 96 de la Loi.

 

[14]           Par contraste, la Cour a déclaré dans la décision Frejuste, précitée, que « [c]omme le révèle la preuve documentaire, les Haïtiennes risquent grandement d’être victimes d’agression sexuelle, peu importe si elles sont des personnes rapatriées ou non » (au paragraphe 34). La Cour a fait remarquer de plus que deux catégories distinctes de risque sous-tendaient la demande fondée sur l’article 97 : le risque lié au fait d’être renvoyée dans son pays après avoir vécu en Amérique du Nord et être ainsi perçue comme une personne riche, et le risque découlant du fait d’être une femme seule en Haïti.

 

[15]           En faisant droit à la demande de contrôle judiciaire, la Cour a fait remarquer dans la décision Frejuste, précitée, que la Commission avait traité simultanément de la question du sexe et de celle du rapatriement et que « cet argument a peut-être été obscurci par le fait que la demanderesse a insisté sur le risque auquel elle s’exposerait en tant que personne retournant dans son pays qui pourrait être prise pour cible parce qu’elle est considérée comme riche ». Cela dit, aucune analyse n’a été faite au sujet de l’application de l’article 96 de la Loi dans le contexte d’une demande liée au sexe.

 

[16]           Dans la décision Frederic c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1100, la Cour avait pour tâche d’évaluer le caractère raisonnable de la conclusion de la Commission selon laquelle la crainte d’être agressée sexuellement ne pouvait donner la qualité de réfugiée parce qu’il s’agissait d’une crainte générale que ressentaient tous les Haïtiens, et non pas les membres d’un groupe social particulier. Le juge O’Reilly, de la présente Cour, a rejeté la demande, mais a explicitement déclaré au paragraphe 11 que :

[…] même si les questions à trancher dans la présente affaire sont délicates et justifient, dans des circonstances appropriées, un examen sérieux de la part de la Commission et de la Cour, il ne s’agit pas en l’espèce d’un cas où il y avait lieu de les analyser dans tous les détails. Comme je l’ai mentionné, l'argument selon lequel la crainte de violence sexuelle éprouvée par une femme peut justifier sa demande d’asile ne constituait pas le fondement de la demande de Mme Frederic. Par conséquent, la preuve présentée à la Commission n’était pas aussi abondante qu’on aurait pu s’y attendre, et les observations sur ce point n’étaient pas aussi détaillées que cela aurait été le cas si la question avait résidé au cœur de la demande d’asile.

 

[17]           On ne peut pas dire la même chose dans le cas présent, où la demande fondée sur le sexe de l’intéressée a été expressément présentée et est bien étayée par la preuve.

 

[18]           Encore plus révélatrice est la décision Dezameau, précitée, dans laquelle il est question d’une affaire très semblable à la présente. La demanderesse était une Haïtienne craignant d’être persécutée du fait de ses opinions politiques, ainsi que de son appartenance à un groupe social, les Haïtiennes. En ce qui concerne le second motif, la Cour a reconnu que le fait que la Commission n’ait pas inclus une analyse fondée sur le sexe dans son évaluation de la preuve de la violence faite aux femmes en Haïti constituait une erreur susceptible de contrôle.

 

[19]           Cela dit, dans la décision Dezameau, précitée, la Commission avait, semble-t-il rejeté, la demande parce que la première ministre d’Haïti était une femme et que la moitié de la population haïtienne était de sexe féminin. La Commission avait conclu que le risque de viol ne naissait pas de l’appartenance à un sexe mais qu’il s’agissait plutôt d’un risque qui tirait sa source d’un problème général de criminalité et que, de ce fait, cela ne pouvait pas étayer une demande d’asile.

 

[20]           Exprimant son désaccord à l’égard de l’affirmation du défendeur selon laquelle le jugement rendu dans la décision Soimin, précité, était déterminant, la Cour a déclaré au paragraphe 22 de la décision Dezameau, précitée, que la question était de « déterminer si la conclusion de la Commission selon laquelle la demanderesse était exposée à un risque de criminalité généralisée tel qu’il n’existait aucun lien entre le risque qu’elle a invoqué et le groupe social auquel elle appartient, est valable en droit ou en fait ». En faisant droit à la demande de contrôle judiciaire, la Cour a conclu : « […] l’erreur de la Commission a consisté à se servir de sa conclusion sur l’existence d’un risque de violence répandu pour réfuter l’affirmation qu’il existe un lien entre le groupe social auquel la demanderesse appartient et le risque de viol » (Dezameau, précitée, au paragraphe 23).

 

[21]           Dans la décision Dezameau, précitée, au paragraphe 24, la Cour a fait expressément référence aux Directives no 4 de la présidente, intitulées Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe, Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (Directives no 4) :

Le fait que la violence, notamment la violence sexuelle et familiale, à l’encontre des femmes soit universelle n’est pas pertinent pour déterminer si le viol et d’autres crimes liés au sexe constituent des formes de persécution. La véritable question qu’il faut se poser est celle de savoir si la violence, vécue ou redoutée, constitue une grave violation d’un droit fondamental de la personne pour un motif de la Convention et dans quelles circonstances peut-on dire que le danger de cette violence résulte de l’absence de protection par l’État?

[Caractère gras dans l’original.]

 

[22]           En fait, une demande fondée sur le sexe ne peut pas être rejetée juste parce que le groupe en question ou ses membres font face à une oppression générale et que la persécution que craint la demanderesse n’est pas étayée par un ensemble de faits qui lui sont propres. Lorsque la demanderesse n’a pas vécu elle-même le type de persécution qu’elle craint, elle peut produire une preuve concernant des personnes dont la situation est similaire à la sienne pour établir l’existence du risque et le fait que l’État n’est pas disposé ou apte à lui offrir une protection (Dezameau, précitée, au paragraphe 26; Salibian c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 3 C.F. 250, aux pages 258 et 259).

 

[23]           Mon collègue, le juge Pinard, qui a rendu le jugement de la Cour dans l’affaire Dezameau, précitée, a également mentionné ce qui suit aux paragraphes 29 et 31 :

Il ne faut pas croire pour autant que l’appartenance à un groupe social particulier suffit pour conclure à la persécution. La preuve produite par la demanderesse doit encore convaincre la Commission qu’il existe un risque de préjudice suffisamment grave dont la survenance représente « davantage qu’une simple possibilité ».

[…]

Ainsi qu’il a été mentionné précédemment, le risque général auquel est exposé un groupe social particulier n’empêche pas de conclure à l’existence d’une persécution. En d’autres termes, la conclusion que tous les membres d’un groupe social sont exposés à un risque n’exclut pas l’analyse relative à l’article 96. La Commission a fermé la porte à une analyse appropriée de cette allégation en concluant erronément que le risque de violence, plus particulièrement celui de viol, est un risque de criminalité généralisée auquel tous les Haïtiens sont exposés.

 

[24]           En ce qui concerne l’établissement d’un lien, la Cour, dans la décision Dezameau, précitée, aux paragraphes 34 et 35, souligne qu’« il est bien établi en droit canadien que le viol, entre autres formes d’agression sexuelle, est un crime qui s’inspire du statut de la femme dans la société », et ajoute-t-il à cet effet : « [l]’idée qu’un viol puisse être motivé par une simple intention criminelle ou par un simple désir criminel, sans égard au sexe ou au statut des femmes dans une société, est erronée en droit canadien ».

 

[25]           La jurisprudence canadienne est également catégorique sur le sujet. Par exemple, dans l’arrêt R. c. Osolin, [1993] 4 R.C.S. 595, le juge Cory, s’exprimant au nom de la majorité de la Cour suprême du Canada, déclare ce qui suit : « [i]l ne faut pas oublier que l’agression sexuelle est une infraction très différente des autres types de voies de fait. Il est vrai que, comme toutes les autres formes de voies de fait, elle est un acte de violence. Elle est toutefois plus qu’un simple acte de violence. Dans la grande majorité des cas, l’agression sexuelle est fondée sur le sexe de la victime. C’est un affront à la dignité humaine et un déni de toute notion de l’égalité des femmes » (Osolin, précité, au paragraphe 165).

 

[26]           En fait, le viol est qualifié de crime « lié au sexe » dans les Directives no 4. Ces dernières catégorisent spécifiquement le viol comme un crime de cette nature :

Le fait que la violence, notamment la violence sexuelle et familiale, à l’encontre des femmes soit universelle n’est pas pertinent pour déterminer si le viol et d’autres crimes liés au sexe constituent des formes de persécution.

[Non souligné dans l’original.]

 

[27]           En conséquence, je souscris sans réserve à l’approche que la Cour a suivie dans la décision Dezameau, précitée.

 

[28]           La Commission, de même que les parties présentes devant la Cour, admettent que les Haïtiennes peuvent constituer un groupe social pour l’application de l’article 96 de la Loi. De fait, la Cour suprême du Canada a déjà reconnu que la définition d’un réfugié au sens de la Convention englobe « les personnes qui craignent d’être persécutées pour des motifs comme le sexe […] (Ward c. Canada (Procureur général), [1993] 2 R.C.S. 689, à la page 739 (Ward)).

 

[29]           En fait, l’universitaire et praticien canadien Lorne Waldman soutient que les femmes, en général, devraient être reconnues comme un groupe social à la condition que la preuve démontre qu’elles sont victimes de graves violations de leurs droits humains fondamentaux en raison de leur sexe (Lorne Waldman, The Definition of Convention Refugee (Buttersworth : Markham, Ontario, 2001) au §8.288). À mon avis, cette approche est la bonne et elle découle de l’arrêt Ward, précité.

 

[30]           Cette conclusion concorde également avec l’objectif en matière de droits de la personne que vise la Convention et elle cadre avec d’autres décisions de la Commission dans lesquelles il a été conclu que les femmes dénuées d’une protection masculine et d’une protection adéquate de l’État qui sont persécutées dans certains pays (comme le Pakistan et la Somalie) étaient des réfugiées au sens de la Convention du fait de leur appartenance à ce groupe (G.L.U. (Re), [2000] D.S.S.R. no 69; E.U.C. (Re), [2001] D.S.S.R. no 253).

 

[31]           Le véritable critère consiste donc à décider si la demanderesse est victime de persécution du fait de son appartenance au groupe social en question. En l’espèce, la Commission a conclu de façon générale que les Haïtiennes ne risquent pas d’être persécutées, c’est-à-dire d’être victimes de violence et d’agression sexuelle, du fait de leur appartenance à ce groupe : « Les femmes en Haïti ne sont pas prises pour cible parce qu’elles sont des femmes. Comme toutes les autres personnes en Haïti, y compris les hommes et les garçons, elles font l’objet d’agressions et de violences endémiques de tous genres, notamment de viols. Elles sont des victimes, au même titre que tout le monde, de l’effondrement chronique de l’État ainsi que de la violence et de l’omniprésence des crimes ». Il s’agit là d’une conclusion indéfendable en l’espèce.

 

[32]           La demanderesse a cité Mme Lise Gotell, professeure au sein du Programme d’études de la condition féminine à l’Université de l’Alberta, qui a déclaré que le viol n’est jamais un crime qui n’est pas lié au sexe. Cette affirmation a été rejetée par la Commission, mais elle est amplement étayée par les Directives no 4. En outre, la preuve documentaire soumise à la Commission démontre clairement qu’en Haïti les femmes et les filles courent un risque élevé d’être victimes de violence et de viol, un risque que ne vivent pas de la même façon les hommes et les garçons, même si ceux-ci peuvent eux aussi être victimes de viol. De plus, le nombre de femmes violées en Haïti a constamment augmenté ces derniers mois. Un grand nombre des victimes sont des femmes vivant seules, et la plupart des agressions sexuelles sont commises par des hommes. En outre, près de la moitié des femmes enlevées sont violées. Si près de 50 pour cent des cas sont des mineures âgées de moins de 18 ans, la clinique que tient Médecins Sans Frontières à Port-au-Prince a affirmé que, sur les 500 victimes de viol qu’elle a soignées, plus de la moitié étaient âgées entre 19 et 45 ans.

 

[33]           Les constatations et la conclusion générale de la Commission selon lesquelles un lien n’a pas été établi sont déraisonnables, car elles vont directement à l’encontre des principes juridiques que j’ai analysés plus tôt et elles ne sont pas fondées sur la preuve documentaire. Plus particulièrement, la Commission a commis une erreur ou a par ailleurs agi déraisonnablement en concluant que le viol n’est pas un risque lié au sexe en Haïti ou que seules « certaines Haïtiennes âgées de moins de 18 ans pourraient être persécutées en raison de leur sexe ». Le fait qu’une bonne part de la violence sexuelle exercée contre les filles, et les femmes en général, en Haïti survienne dans un contexte familial n’excuse ou n’efface pas la nature persécutrice des actes de violence liés au sexe dont sont victimes les femmes en Haïti, qui sont enlevées par des gangs ou violées dans des camps depuis le tremblement de terre du 12 janvier 2010.

 

[34]           C’est donc dire que l’affirmation de la Commission selon laquelle les femmes en Haïti sont violées au hasard par des criminels n’est pas étayée par la preuve; les femmes sont bel et bien la cible d’enlèvements, tout comme les hommes, mais elles sont violées parce qu’elles sont des femmes. Dans le même ordre d’idées, des jeunes garçons peuvent être victimes de violence parce qu’ils font partie d’un groupe social vulnérable. Le fait qu’il y ait eu des « agressions sexuelles atroces commises par les forces sri lankaises de maintien de la paix de l’ONU à l’endroit de jeunes garçons » n’aide pas à étayer le caractère raisonnable de la conclusion générale que la Commission a tirée. Là encore, la véritable question qui se pose est celle de savoir si cette violence est une violation grave d’un droit fondamental de la personne pour un motif visé par la Convention, et l’analyse de la Commission à cet égard est superficielle et partiale.

 

[35]           Le fait que la demanderesse soit « une femme mariée et âgée de 30 ans, et non une femme célibataire âgée de moins de 18 ans » a fortement influencé le rejet de la demande. La Cour est également consternée par certaines déclarations gratuites de la Commission, comme les suivantes : « le viol n’est pas ce qui motive la violence criminelle envers les femmes », « [l]e sexe de la victime n’est pas une variable dans l’équation » (en parlant des femmes enlevées qu’on viole), « “asexué» est plutôt dénué de sens » et « les responsables de viols en Haïti [...] sont pour la plupart des jeunes hommes pauvres et sans éducation ». Un point de vue aussi stéréotypé confirme de plus que le commissaire n’avait pas l’esprit ouvert ou alors, il dénote une forme pernicieuse de préjugé qui entache gravement le caractère raisonnable du résultat.

 

[36]           Compte tenu du droit canadien et de la preuve qui a été soumise à la Commission, la conclusion selon laquelle la demanderesse, en tant qu’Haïtienne, ne craint pas avec raison d’être persécutée du fait de son appartenance à ce groupe est déraisonnable. Si la Commission avait admis qu’un risque de viol est ancré dans l’appartenance de la demanderesse à un certain groupe social, l’examen aurait dû donner lieu à une décision sur la question de savoir s’il y avait « plus qu’une simple possibilité » que la demanderesse risque d’être victime de ce préjudice en Haïti. Les circonstances et la situation particulières de la demanderesse, advenant son retour en Haïti, n’ont pas été examinées et analysées de manière rigoureuse. Dans l’analyse manquée, l’étape suivante aurait consisté à décider si, en l’absence alléguée d’une protection masculine dans son cas particulier, la demanderesse bénéficie d’une protection adéquate de l’État.

 

[37]           La demande est accueillie et la décision contestée infirmée. Il faudrait qu’un tribunal différent de la Commission procède à une nouvelle audition et rende une nouvelle décision, conformément aux indications données par la Cour ainsi qu’aux directives suivantes.

 

[38]           La décision contestée a été rendue le 25 mai 2010, c’est-à-dire quatre mois seulement après le tremblement de terre du 12 janvier 2010 à Haïti. Devant la Cour, la demanderesse allègue que [traduction] « [i]l y a une épidémie de viols à Haïti, exacerbée par le tremblement de terre ». Il semble que depuis le tremblement de terre, quelque 1,5 million de personnes ont été déplacées et vivent dans la promiscuité, dans des camps ou ailleurs, dans des conditions extrêmes et sans protection adéquate, selon le cas. Compte tenu du fait que la crainte de persécution a un caractère prospectif, la Cour s’attend à ce qu’il y ait une évaluation complète et objective des documents les plus récents sur les viols et la violence sexuelle dont les femmes et les enfants sont victimes en Haïti, dans le contexte de la situation particulière de la demanderesse et de celui de la situation qui s’aggrave de plus en plus dans ce pays.

 

[39]           En particulier, la Commission devrait notamment examiner s’il y a une épidémie de viols en Haïti et si l’on commet à l’endroit des femmes de graves violations des droits fondamentaux de la personne pour un motif visé par la Convention, et ce, en tenant compte des présents motifs du jugement, de l’actuel bouleversement de la situation politique en Haïti et du climat de violence permanente qu’exercent des groupes différents depuis les élections législatives et le premier tour de scrutin de l’élection présidentielle du 28 novembre 2010. Il faudrait que la Commission examine et analyse en détail la question de la protection adéquate de l’État en l’absence d’une protection masculine, selon le cas. Il va sans dire que l’emplacement géographique (que ce soit à l’extérieur de Port-au-Prince ou dans des zones non touchées par le tremblement de terre) et la situation personnelle de la demanderesse (qu’elle soit accompagnée par un conjoint ou qu’elle vive auprès de membres de sa famille) si elle était renvoyée en Haïti sont des facteurs pertinents à prendre en compte.

 

[40]           Le défendeur n’a proposé aucune question grave de portée générale à certifier.

 

[41]           En l’espèce, le défendeur n’a pas contesté de manière sérieuse le raisonnement juridique qu’a exposé mon collègue, le juge Pinard, dans la décision Dezameau, précitée, et auquel j’adhère sans réserve. Soit dit en passant, la question suivante a été certifiée dans cette décision :

L’hypothèse selon laquelle le viol n’est pas un crime fondé sur le sexe et témoignant d’inégalités entre les sexes peut-elle être appliquée dans un vide sur le plan de la preuve, sans égard à la preuve qui démontre le contraire relativement aux conditions dans le pays dont un demandeur d’asile a la nationalité?

 

 

[42]           À cet égard, je souligne que le défendeur n’a pas interjeté appel du jugement antérieur.

 

[43]           En conséquence, aucune question n’est certifiée par la Cour.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE :

1.                  la demande de contrôle judiciaire est accueillie;

2.                  la décision que la Commission a rendue le 25 mai 2010 est infirmée et la demande de la demanderesse renvoyée pour qu’un tribunal différent de la Commission tienne une nouvelle audience et rende une nouvelle décision, conformément aux motifs du jugement que la Cour a prononcés ainsi qu’aux directives qui en font partie;

3.                  aucune question n’est certifiée.

 

« Luc Martineau »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-3623-10

 

INTITULÉ :                                       DULEINE JOSILE c. MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 8 DÉCEMBRE 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DES MOTIF

ET DU JUGEMENT :                       LE 17 JANVIER 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Russell L. Kaplan

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Helene Robertson

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Kaplan Immigration Law Office

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DEMANDEURE

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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