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Date : 20110203

Dossier : IMM-1966-10

Référence : 2011 CF 124

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 3 février 2011

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE HENEGHAN

 

ENTRE :

 

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

DESMOND ANTHONY ALLEN

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (le demandeur) sollicite le contrôle judiciaire d’une décision rendue le 19 mars 2010 par la Section d’appel de l’immigration (la SAI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission). Dans sa décision, la SAI a accordé à M. Desmond Anthony Allen (le défendeur), en application de l’alinéa 67(1)c) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 ( la Loi), un sursis de trois ans à l’exécution de la mesure de renvoi le visant, sous réserve de certaines conditions.

 

[2]               Le défendeur est citoyen de la Jamaïque. Il est arrivé au Canada en 1990 et a obtenu le statut de résident permanent en 1992. Il s’est marié et a eu trois enfants avant que son mariage ne se solde par un divorce. Il a joué le rôle de beau‑père envers les trois enfants de son ex‑épouse. Il a eu un autre enfant dans le cadre d’une relation extraconjugale. Il a eu de nombreuses petites amies.

 

[3]               Le 4 janvier 2007, le défendeur a été déclaré coupable d’agression sexuelle et de contacts sexuels. La victime de ces crimes était la fille adolescente de sa petite amie d’alors. Le défendeur a été condamné à la peine déjà purgée, soit trois mois d’emprisonnement, ainsi qu’à trois ans de probation pour l’infraction d’agression sexuelle. Il a été condamné à la peine déjà purgée plus un jour et à trois ans de probation pour l’infraction de contacts sexuels, à purger concurremment. Au titre de l’article 271 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, la peine maximale prévue pour une agression sexuelle est un emprisonnement de dix ans.

 

[4]               Entre 1994 et 2007, le défendeur a été déclaré coupable à huit reprises d’un certain nombre d’infractions criminelles, notamment des deux infractions sexuelles susmentionnées.

 

[5]               Le 19 mars 2007, un rapport aux termes du paragraphe 44(1) de la Loi a été émis à l’encontre du défendeur, dans lequel il était allégué qu’il était interdit de territoire pour grande criminalité. Le 24 août 2007, la Section de l’immigration de la Commission a déclaré le défendeur interdit de territoire au Canada au titre de l’alinéa 36(1)a) de la Loi, c’est‑à‑dire pour grande criminalité. La Section de l’immigration a pris une mesure de renvoi le 30 octobre 2007.

 

[6]               Le défendeur a interjeté appel de la mesure de renvoi devant la SAI en application du paragraphe 63(3) de la Loi. Reconnaissant la validité juridique de la mesure de renvoi, il a sollicité la prise de mesures discrétionnaires au titre de l’alinéa 67(1)c) de la Loi, lequel est libellé comme suit :

Fondement de l’appel

 

67. (1) Il est fait droit à l’appel sur preuve qu’au moment où il en est disposé :

 

 

 

[…]

 

c) sauf dans le cas de l’appel du ministre, il y a — compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché — des motifs d’ordre humanitaire justifiant, vu les autres circonstances de l’affaire, la prise de mesures spéciales.

Appeal allowed

 

67. (1) To allow an appeal, the Immigration Appeal Division must be satisfied that, at the time that the appeal is disposed of,

 

 

(c) other than in the case of an appeal by the Minister, taking into account the best interests of a child directly affected by the decision, sufficient humanitarian and compassionate considerations warrant special relief in light of all the circumstances of the case.

 

 

[7]               La SAI a entendu le témoignage du défendeur. De plus, elle disposait de son casier judiciaire, d’une copie de la transcription de l’audience tenue devant la Section de l’immigration le 24 août 2007 et d’une copie du rapport préparé par la Dre Rita C. Bradley, une psychologue clinicienne. Le défendeur avait consulté l’associé de la Dre Bradley, le Dr Harry Bradley, auquel il avait été adressé par son agent de probation. Ce rapport a été produit en tant que rapport d’expert.

 

[8]               La SAI a examiné plus particulièrement les facteurs énoncés dans la décision Ribic c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] D.S.A.I. no 4. Les facteurs « Ribic », énoncés aux pages 4 et 5 de la décision de la SAI dans l’affaire Ribic, sont les suivants :

Dans chaque cas, la Commission examine les mêmes questions générales afin de déterminer si, vu toutes les circonstances de l’espèce, l’appelant ne devrait pas être renvoyé du Canada. Ces circonstances incluent la gravité de l’infraction ou des infractions à l’origine de l’expulsion et la possibilité de réadaptation ou, de façon subsidiaire, les circonstances du manquement aux conditions d’admissibilité, qui est à l’origine de la mesure d’expulsion. La Commission examine la période passée au Canada, le degré d’établissement de l’appelant, la famille qu’il a au pays, les bouleversements que l’expulsion de l’appelant occasionnerait pour cette famille, le soutien dont bénéficie l’appelant, non seulement au sein de sa famille, mais également de la collectivité, et l’importance des difficultés que causerait à l’appelant le retour dans son pays de nationalité. Même si les questions générales à examiner sont similaires dans chaque affaire, les faits, eux, ne sont que rarement, voire jamais, identiques.

 

 

[9]               Dans l’arrêt Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 84, la Cour suprême du Canada a reconnu que ces facteurs sont pertinents pour l’exercice du pouvoir discrétionnaire qui est conféré à la SAI de prononcer un sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi.

 

[10]           La SAI a conclu qu’un seul des six facteurs militait en faveur du défendeur, affirmant ce qui suit aux paragraphes 36 et 49 de la décision :

Possibilité de réadaptation

C’est ce dernier point qui, à mon avis, sauve le cas de l’appelant. Tel que mentionné précédemment, l’appelant n’a eu aucun démêlé apparent avec le système de justice pénale depuis qu’il a été mis en liberté il y a un peu plus de trois ans.

[…]

 

En conséquence, j’estime que l’appelant a prouvé qu’il est prêt à changer de vie et qu’il mérite une chance de le faire, mais pas au péril de la collectivité, conformément aux dispositions précises du paragraphe 3(1) de la LIPR.

 

 

[11]           La SAI a accordé un sursis de trois ans à l’exécution de la mesure de renvoi en vertu de l’article 68 de la Loi. Certaines conditions ont été imposées, notamment les suivantes :

Prendre des dispositions pour suivre une psychothérapie continue au bureau de Rita Bradley, ou d’un autre professionnel de la santé mentale compétent, et fournir la confirmation écrite de cela le 1er octobre 2010 au plus tard. (donner des détails sur le type de programme, la fréquence et la durée de la participation, etc.) (Nota : Si vous ne respectez pas la condition précitée, le ministre pourrait présenter une demande pour faire révoquer le sursis et rejeter l’appel.) [Souligné, en italique et en caractères gras dans l’original.]

 

 

[12]           Le demandeur prétend que la SAI a commis plusieurs erreurs : en ne soupesant pas les facteurs énoncés dans Ribic, en appliquant le mauvais critère lorsqu’elle a accordé le sursis et en ne tenant pas compte de certains éléments de preuve, plus particulièrement en concluant que le défendeur était un bon candidat pour un sursis et en concluant qu’il pourrait suivre une psychothérapie.

 

[13]           Le demandeur a invoqué une abondante jurisprudence, à commencer par l’arrêt rendu par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 2 R.C.S. 539. Il s’est fondé sur cet arrêt pour faire valoir que, sous le régime législatif actuel en matière d’immigration, la sécurité est le facteur prédominant.

 

[14]           Le demandeur s’est ensuite fondé sur l’arrêt majoritaire de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Khosa c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2007] 4 R.C.F. 332, inf. [2009] 1 R.C.S. 339, pour faire valoir que la notion de réadaptation, étant donné qu’elle fait intervenir des principes de droit criminel, ne relève pas de l’expertise de la SAI.

 

[15]           Il allègue implicitement qu’un degré de retenue moins élevé s’impose envers la SAI à cet égard.

 

[16]           Le demandeur se fonde sur les décisions Veerasingam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1661, et Cepeda-Gutierrez et al. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 F.T.R. 35 (1re inst.).

 

[17]           Le défendeur soutient que, vu le pouvoir discrétionnaire que confère à la SAI l’alinéa 67(1)c), comme l’a expliqué la Cour suprême du Canada dans les arrêts Chieu et Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Khosa, [2009] 1 R.C.S. 339, la SAI a prononcé une décision qu’il lui était loisible de rendre compte tenu de la preuve dont elle disposait.

 

Analyse et décision

[18]           La première question à trancher est celle de la norme de contrôle applicable. Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190, la Cour suprême du Canada a déclaré qu’il n’existe que deux normes de contrôle applicables à la décision d’un organisme d’origine législative, soit celle de la décision correcte pour les questions de droit et d’équité procédurale et celle de la décision raisonnable pour les conclusions de fait et les questions mixtes de fait et de droit.

 

[19]           Le demandeur allègue que la SAI, en ne soupesant pas les facteurs énoncés dans Ribic, a appliqué le mauvais critère juridique dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire que lui confère l’alinéa 67(1)c). Si une telle erreur a été commise, elle est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte. Cependant, compte tenu des motifs rédigés par la SAI, je ne suis pas convaincue de l’existence d’une telle erreur.

 

[20]           La SAI a énuméré les facteurs énoncés dans Ribic. Elle a examiné chacun d’eux et a conclu que cinq d’entre eux ne militaient pas en faveur du demandeur. La SAI a conclu qu’un facteur appuyait l’exercice du pouvoir discrétionnaire dans un sens favorable et, bien qu’elle n’ait pas employé les mots « soupeser » ou « pondérer », il ressort clairement des motifs écrits que tous les facteurs ont été soupesés.

 

[21]           Par ses arguments, le demandeur a essentiellement invité la Cour à soupeser de nouveau la preuve dont disposait la SAI.

 

[22]           Je renvoie de nouveau à l’arrêt rendu par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Khosa. Comme je l’ai dit plus tôt, l’arrêt Khosa fait suite à une décision partagée de la SAI dans laquelle les commissaires majoritaires ont conclu que la preuve ne justifiait pas l’exercice dans un sens favorable du pouvoir discrétionnaire conféré par l’alinéa 67(1)c) de la LIPR.

 

[23]           Dans le cadre d’un contrôle judiciaire par la Cour fédérale, le juge de première instance a conclu que la décision de la SAI commandait un degré élevé de retenue et qu’il convenait donc d’appliquer la norme de la décision manifestement déraisonnable. Cette norme de contrôle était applicable avant la publication de l’arrêt Dunsmuir.

 

[24]           La Cour d’appel fédérale, également dans une décision partagée, s’est prononcée sur la décision de première instance et a appliqué la norme de la décision raisonnable.

 

[25]           Dans le cadre du pourvoi interjeté devant la Cour suprême du Canada, celle‑ci a rétabli la décision du juge de première instance, souscrivant à l’opinion selon laquelle, depuis l’arrêt Dunsmuir, les décisions de la SAI portant sur l’appréciation de la preuve sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable.

 

[26]           Je m’en tiendrai aux motifs du juge Binnie dans l’arrêt rendu par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Khosa. Il a souligné, aux paragraphes 17 et 62, que le législateur, en adoptant l’alinéa 67(1)c), a conféré à la SAI le pouvoir de déterminer s’il existe « des motifs d’ordre humanitaire justifiant, vu les autres circonstances de l’affaire, la prise de mesures spéciales ». Ce pouvoir n’a pas été conféré aux tribunaux judiciaires. La Cour doit faire preuve de retenue à l’égard de la décision de la SAI et ne pas soupeser elle‑même la preuve à la lumière des facteurs énoncés dans Ribic.

 

[27]           En examinant la décision de la SAI dans l’affaire Khosa, le juge Binnie s’est exprimé ainsi au paragraphe 65 :

Quant à la transparence et à l’intelligibilité des motifs, les membres majoritaires ont pris en considération chacun des facteurs énoncés dans la décision Ribic. Ils ont fait remarquer à juste titre que cette énumération n’était pas exhaustive et que l’importance qu’il faut accorder à chaque facteur varie d’une affaire à l’autre (par. 12). Ils ont examiné la preuve et décidé que, dans les circonstances de l’espèce, la plupart des facteurs ne militaient fortement ni pour ni contre la prise de mesures.

 

 

[28]           Je constate que le juge Binnie a expressément souscrit à l’opinion selon laquelle « cette énumération n’était pas exhaustive et que l’importance qu’il faut accorder à chaque facteur varie d’une affaire à l’autre ».

 

[29]           À mon avis, le même raisonnement s’applique en l’espèce. La SAI a pris en considération les facteurs énoncés dans Ribic et elle a conclu qu’un facteur militait fortement en faveur de la prise de mesures spéciales, c’est‑à‑dire la possibilité de réadaptation. Elle a pris en considération un facteur connexe mais non spécifique en faveur du défendeur, à savoir le fait qu’il n’avait pas été impliqué dans des activités criminelles depuis trois ans.

 

[30]           Lorsqu’elle a évalué les chances de réadaptation du défendeur, la SAI s’est attardée aux changements qu’il avait apportés assez récemment à son mode de vie et qu’il était en train d’effectuer en vue de sa réadaptation, plutôt qu’à ses antécédents. J’estime que cette approche était raisonnable, et tout élément de preuve que la SAI n’a pas expressément mentionné était compatible avec cette approche.

 

[31]           La SAI s’est penchée explicitement sur la possibilité de suivre une psychothérapie en en faisant une condition du sursis à l’exécution de la mesure de renvoi visant le défendeur. Dans les conditions qu’elle a imposées, la SAI souligne le fait que si le défendeur ne suit pas une thérapie avec un psychologue compétent, il risque d’être renvoyé du Canada. À mon avis, la SAI n’a fait abstraction d’aucun élément de preuve à cet égard.

 

[32]           Au paragraphe 66 de l’arrêt Khosa, le juge Binnie s’est exprimé comme suit :

L’importance qu’il convenait d’accorder à la preuve de remords présentée par l’intimé et à ses possibilités de réadaptation dépendait de l’appréciation de son témoignage au regard de toutes les circonstances de l’espèce. Le mandat de la SAI diffère de celui des juridictions pénales. M. Khosa n’a pas témoigné à son procès criminel, mais il l’a fait devant la SAI. La SAI ne devait pas apprécier ses possibilités de réadaptation pour les besoins de la détermination de la peine, mais déterminer plutôt si ses possibilités de réadaptation étaient telles que, seules ou combinées à d’autres facteurs, elles justifiaient la prise de mesures spéciales relativement à une mesure de renvoi valide. La SAI devait tirer ses propres conclusions fondées sur sa propre appréciation de la preuve. C’est ce qu’elle a fait.

 

 

[33]           Encore une fois, j’estime que ces observations s’appliquent en l’espèce. La SAI a tenu compte des possibilités de réadaptation du défendeur afin de déterminer si elles justifiaient la prise de mesures spéciales. Elle a conclu que c’était le cas et a exercé son pouvoir discrétionnaire en conséquence. Je ne vois là aucune erreur.

 

[34]           Pour ces motifs, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question à certifier n’a été proposée.

           

ORDONNANCE

 

            LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit rejetée. Il n’y a aucune question à certifier.

 

 

 

« E. Heneghan »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Jenny Kourakos, LL.L.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM-1966-10

 

INTITULÉ :                                                   MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE c. DESMOND ANTHONY ALLEN

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 27 janvier 2011

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                   LA JUGE HENEGHAN

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 3 février 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Maria Burgos

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Omar Khan

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Omar Shabbir Khan

Avocat

Hamilton (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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