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Date : 20110216

Dossier : IMM-3537-10

Référence : 2011 CF 183

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 16 février 2011

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE ZINN

 

 

ENTRE :

 

THUSITHA RUWAN SIRISENA KALANSYRIYAGE

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le demandeur demande à la Cour d’examiner et d’annuler une décision défavorable rendue par un agent à l’égard de sa demande de résidence permanente au Canada fondée sur des motifs d’ordre humanitaire (demande CH).

 

[2]               Je comprends la nature discrétionnaire des décisions d’ordre humanitaire et elles appellent une grande retenue; cependant, un demandeur CH a droit à une décision qui est fondée sur toute la preuve produite et qui n’a pas été influencée par des considérations non pertinentes. Bien que les décisions d’ordre humanitaire soient de nature discrétionnaire, elles doivent respecter les principes établis.

 

[3]               En l’espèce, l’agent n’a pas tenu compte de certains éléments de preuve dont il disposait et a tenu compte de faits non pertinents; par conséquent, la présente demande sera accueillie.

 

[4]               J’estime que l’agent n’a pas pris en considération l’une des deux lettres produites par le frère du demandeur. Dans sa décision, sous le titre [traduction] « RELATIONS FAMILIALES OU PERSONNELLES QUI OCCASIONNERAIENT DES DIFFICULTÉS SI ELLES ÉTAIENT ROMPUES », l’agent a écrit ce qui suit :

[traduction] Le demandeur n’est pas marié. Son frère habite au Canada en tant que résident permanent, ce dernier ayant été parrainé par sa conjointe. Les renseignements fournis dans la demande d’ERAR du demandeur indiquent que la mère du demandeur habite au Canada munie d’un visa de visiteur. Bien que les observations antérieures présentées en janvier 2008 indiquent que le demandeur aide son frère et l’épouse de ce dernier avec le loyer et qu’ils seraient « incapables de supporter la douleur de la séparation et de la perte du sentiment de sécurité » si le demandeur devait retourner au Sri Lanka, je remarque que les observations les plus récentes sont muettes en ce qui concerne la relation du demandeur avec son frère et sa famille. J’admets qu’il peut y avoir un lien étroit entre le demandeur et sa famille au Canada, mais la preuve présentée ne permet pas d’affirmer que la rupture de ces liens occasionnerait des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives. [Je souligne.]

 

[5]               Contrairement à ce qu’a dit l’agent, les observations les plus récentes comprenaient une lettre du frère du demandeur qui exposait en détail la relation du demandeur avec la famille de ce dernier. Il écrit notamment ce qui suit :

[traduction] Thusitha est la seule famille que j’ai au Canada. Plus important encore, il est le seul membre de la famille paternelle que ma fille, Dinara, connaît. Depuis sa naissance en mai 2009, Thusitha nous a beaucoup aidés, ma femme et moi. Comme je travaille de nuit certains jours par mois, je devais compter sur Thusitha pour aider ma femme avec les tâches comme aller chez le pédiatre ou aller acheter des couches quand il en manque ou garder Dinara quand nous rentrons tard du travail. Voilà quelques-unes des nombreuses choses que fait Thusitha pour nous aider. Non seulement il nous a été d’une grande aide, mais il est attentionné et réfléchi. Ma fille a noué des liens avec lui et je ne voudrais pas qu’elle rate la chance de mieux connaître son seul oncle.

 

Depuis que je me suis établi au Canada, Thusitha est mon seul lien avec ma famille puisque je n’ai aucun autre proche au Canada. Comme nous avons été là l’un pour l’autre autant dans les moments difficiles que dans les bons moments, nous avons définitivement renforcé notre lien fraternel. Après avoir vécu l’expérience d’être nouveau au Canada sans parent ou ami, Thusitha m’a montré l’importance d’avoir un frère. Il m’a montré des côtés de lui-même que j’ignorais : il est travaillant, honnête et il accorde beaucoup d’importance à la famille.

 

Pendant son temps libre, il est toujours chez moi, en train de lire un livre à ma fille ou de lui montrer comment taper des mains ou faire un bec soufflé. Je suis décidément fier du fait que mon petit frère est devenu une personne responsable et qu’il obtient du succès. Je sais que le Canada a besoin de plus de personnes comme lui qui contribuent de manière positive à la société.

 

[6]               Cette lettre justifiait un examen approfondi de l’agent – ce qu’il ne semble pas avoir fait. La conclusion selon laquelle le demandeur et la famille de son frère ont peut-être des liens étroits est tout simplement déraisonnable. En examinant cette preuve, il n’y a aucun doute qu’ils ont un lien étroit. De plus, la conclusion de l’agent selon laquelle [traduction] « les observations les plus récentes sont muettes en ce qui concerne la relation du demandeur avec son frère et sa famille » est simplement erronée vu la lettre, dont un extrait est cité ci-dessus, jointe aux observations les plus récentes et le fait que la lettre était spécifiquement mentionnée dans les observations écrites de l’avocat.

 

[7]               Le demandeur a également produit une lettre de l’avocat général et gestionnaire des ressources humaines de son employeur. L’agent résume ainsi sa compréhension de la lettre :

[traduction] Il est indiqué que le demandeur a bien progressé dans son travail et qu’il occupe actuellement un poste où il assure la salubrité d’une chaîne de l’usine de production des produits alimentaires et gagne 55 000 $ par année. L’entreprise semble tenir le demandeur en haute estime et témoigne son appui à sa demande de résidence permanente au Canada. Ils ont indiqué que les voyages à l’extérieur du Canada sont devenus nécessaires dans le cadre du poste qu’occupe le demandeur et ont demandé que le traitement de sa demande soit accéléré. Il n’est pas indiqué quelles répercussions, le cas échéant, le rejet de sa demande de résidence permanente peuvent avoir sur l’entreprise.

 

[8]               En revanche, le signataire de la lettre indique que le demandeur a commencé à travailler en juillet 2006 et qu’il gagnait 15 $ de l’heure. Moins d’un an plus tard, il a été promu à un poste d’employé salarié à plein temps comme superviseur de la production de jour, avec un salaire annuel de 50 000 $. Environ six mois plus tard, il s’est vu confier la responsabilité d’assurer la salubrité d’une chaîne de produits alimentaires à l’usine, et son salaire annuel a ensuite été augmenté à 55 000 $. La lettre indique également que le demandeur est [traduction] « maintenant jugé admissible à une promotion au poste de directeur de production de la chaîne de production automatique de bagels ». Dire que le demandeur a [traduction] « bien progressé » est un euphémisme. Il excelle!

 

[9]               Le signataire de la lettre ajoute ensuite que le demandeur est une [traduction] « personne sociable qui exécute son travail de façon constate et fiable », qu’il fait « partie intégrante de notre équipe de production » et que l’entreprise est « sans cesse impressionnée par ses aptitudes ainsi que par ses habitudes et son éthique de travail ». Il est décrit comme étant « un atout pour l’entreprise » et le signataire a terminé par le commentaire suivant :  

[traduction] M. Kalansyriyage personnifie le type d’immigrant que le Canada cherche à recruter et le type d’employé que nous valorisons, du fait qu’il est éduqué, compétent, honnête, travaillant et attentionné. J’espère sincèrement que vous lui donnerez une chance et que vous reconnaîtrez ses talents et aptitudes dont il peut faire profiter le Canada.

 

La déclaration de l’agent selon laquelle l’employeur semble avoir une grande estime du demandeur est aussi un euphémisme. Le demandeur est clairement tenu en haute estime.

 

[10]           L’agent a fait observer que [traduction] « [l]e demandeur a fourni des lettres et des pétitions d’amis, collègues et membres de l’église faisant état de sa valeur et de la grande estime de sa communauté ». Il ajoute ensuite : [traduction] « Je remarque que ces documents n’indiquent pas si les signataires de ces lettres étaient au courant des accusations portées contre le demandeur pour conduite avec facultés affaiblies ».

 

[11]           Les accusations criminelles ont été divulguées par le demandeur dans le document de mars 2010 joint à ses observations à jour étayant la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Voici ce qu’il édicte : 

[traduction] Le demandeur a été accusé de conduite avec facultés affaiblies et de conduite avec une alcoolémie supérieure à .08. Il n’a pas été reconnu coupable, et il plaide non coupable. Son audience est fixée au 10 avril 2010 […]

[12]           La question de l’admissibilité de la preuve relative aux accusations criminelles lors des audiences tenues devant la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a été résolue par la Cour d’appel fédérale dans Sittampalam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 326, au par. 50 :

Il ressort de la jurisprudence de la Cour que la preuve relative à des accusations qui ont été retirées ou rejetées peut être prise en considération lors des audiences en matière d’immigration. Ces accusations ne peuvent toutefois pas être utilisées comme seule preuve de la criminalité d’une personne : voir, par exemple, Veerasingam c. Canada (M.C.I.) (2004), 135 A.C.W.S. (3d) 456 (C.F.), au paragraphe 11; Thuraisingam c. Canada (M.C.I.) (2004), 251 F.T.R. 282 (C.F.), au paragraphe  35.

 

[13]           Le demandeur et le défendeur conviennent que cet énoncé, appliqué dans Kharrat c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 842, représente un énoncé exact de l’état du droit. Il ressort clairement de Kharrat que le raisonnement adopté dans Sittampalam s’applique aux décisions d’ordre humanitaire.

 

[14]           Selon Kharrat, les agents chargés d’examiner les demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire peuvent prendre en compte des accusations en instances; cependant, le demandeur prétend qu’une décision plus récente, Avila c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 13, indique le contraire. La décision Avila n’appuie pas la thèse selon laquelle les agents ne peuvent pas prendre en considération les accusations criminelles; elle définit plutôt les limites d’un examen des chefs d’accusation qui est juste sur le plan de la procédure. À mon avis, les similitudes entre les faits de l’espèce et ceux énoncés dans Avila indiquent clairement que l’examen des accusations portées contre le demandeur effectué par l’agent ne se trouvait pas à l’intérieur de ces limites. Dans Avila, aux par. 15 et17, le juge Lagacé a écrit ce qui suit :

 

En l’espèce, non seulement il n’y a pas eu de déclaration de culpabilité, mais l’agente n’a fait aucun effort pour découvrir les faits et les circonstances à l’origine des accusations et n’a pas donné aux demandeurs l’occasion d’y répondre. Elle s’est simplement appuyée sur l’existence d’accusations en instance, qu’elle a apprises sur le SSOBL, pour mettre en doute la bonne réputation des demandeurs. De plus, elle l’a fait alors qu’elle savait que les accusations devaient être examinées par un tribunal pénal dans les jours suivant sa décision, mais elle est tout de même allée de l’avant malgré la possibilité d’acquittement.

 

[…]

 

Bref, justice ne semble pas avoir été rendue en l’espèce en raison de cette affirmation de même qu’en raison de l’omission de l’agente d’attendre le résultat de la procédure pénale ou, à tout le moins, de tenter de découvrir les faits et les circonstances entourant les accusations ou de donner au demandeur une occasion d’y répondre. Par conséquent, la décision de l’agente ainsi que son omission de découvrir les faits ou d’attendre le résultat des accusations au pénal montrent que l’agente a été influencée défavorablement et qu’elle a examiné tout le dossier à travers le prisme des accusations au pénal en instance.

 

[15]           Comme l’a souligné l’agent chargé d’examiner les motifs d’ordre humanitaire, le demandeur avait été accusé de conduite avec facultés affaiblies et de conduite avec une alcoolémie supérieure à .08. Il devait comparaître devant les tribunaux afin de répondre à ces accusations en avril 2010. La décision de l’agent est datée du 3 mai 2010. La décision du juge Lagacé dans Avila s’apparente à la situation du demandeur : l’agent ne semble pas avoir fait d’effort pour découvrir les faits à l’origine des accusations, l’agent savait que les accusations seraient examinées sous peu par un tribunal pénal, si ce n’était pas déjà fait, l’agent n’a pas cherché à établir si le demandeur avait été déclaré coupable ou innocent et l’agent n’a pas accordé beaucoup d’importance aux lettres des gens qui appuyaient le demandeur en raison des accusations criminelles.

 

[16]           L’argument du défendeur selon lequel il n’existe aucun élément de preuve que l’agent a rejeté la demande en raison des accusations criminelles portées n’est pas convaincant étant donné que l’agent a mentionné les accusations à deux reprises dans la décision. À mon avis, les propos de l’agent sur les accusations indiquent qu’elles étaient à tout le moins un élément qui a été considéré. Comme il est énoncé au par. 8 de l’affaire Avila :

La Cour ne sait pas précisément quel effet les accusations au pénal en question ont eu sur l’analyse menée par l’agente au sujet de la capacité du demandeur à réussir son intégration sociale; cependant, la Cour peut présumer qu’elles sont loin d’avoir aidé les demandeurs à obtenir gain de cause dans leur demande CH. Si les accusations au pénal n’avaient aucun effet sur le résultat de la demande, pourquoi les mentionner? Pourquoi était‑il nécessaire de faire de telles affirmations et pourquoi laisser entendre qu’en raison de ces accusations au pénal, les demandeurs ne seraient pas [traduction] « de bons membres de la société »?

 

[17]           J’estime que l’agent a commis une erreur dans la façon dont il a traité les accusations criminelles portées contre le demandeur. Cela constitue un motif suffisant pour accueillir la demande de contrôle judiciaire.  

 

[18]           Ni l’une ni l’autre des parties n’a proposé une question aux fins de certification.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que la demande est accueillie, que la décision datée du 3 mai 2010 est annulée et que l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour qu’il rende une nouvelle décision. Aucune question n’est certifiée.

 

 

« Russel W. Zinn »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Mylène Borduas


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-3537-10

 

INTITULÉ :                                       THUSITHA RUWAN SIRISENA KALANSYRIYAGE c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 15 février 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE ZINN

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 16 février 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Krassina Kostadinov

 

                           POUR LE DEMANDEUR

Tessa Kroeker

 

                           POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Waldman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

                           POUR LE DEMANDEUR

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

                           POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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