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Cour fédérale

Federal Court

 

 


Date : 20110218

Dossier : IMM-3202-10

Référence : 2011 CF 202

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Vancouver (Colombie‑Britannique), le 18 février 2011

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BLANCHARD

 

ENTRE :

 

RUTH MUTHONI CHEGE

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               La demanderesse, Mme Ruth Muthoni Chege, une citoyenne du Kenya âgée de 29 ans, sollicite le contrôle judiciaire de la décision rendue le 20 mai 2010 par un tribunal de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (le tribunal), qui a décidé que la demanderesse n’a qualité ni de « réfugié au sens de la Convention » ni de « personne à protéger » aux termes de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR).

Contexte factuel

[2]               À la suite de la mort du père de la demanderesse, en 2005, l’oncle de celle‑ci a expulsé sa famille, qui compte trois frères, trois sœurs et sa mère, de leur résidence située dans le district de Kiambu. La famille s’est installée à Naivasha Town, district de Nakuru, dans la Rift Valley. La demanderesse travaillait à Nairobi et rendait visite à sa famille les week-ends.

 

[3]               La violence qui a marqué les élections de 2008 a amené la demanderesse à se réinstaller à Naivasha Town puis, plus tard, à revenir à Nairobi avec sa famille, où ils ont été accueillis par un vieil ami de son père, John Karume.

 

[4]               En avril 2008, M. Karume s’est intéressé à la demanderesse et a commencé à l’inviter à l’accompagner à diverses réceptions. Elle a refusé ces invitations. Par la suite, M. Karume a demandé à la demanderesse de l’épouser, lui laissant savoir que si elle refusait, il expulserait sa famille. Les frères de la demanderesse ont pressé celle‑ci d’épouser M. Karume dans leur propre intérêt, car M. Karume étant un homme riche, un mariage améliorerait leur situation économique. Ils l’ont avertie que si elle n’acceptait pas d’épouser M. Karume, elle en subirait les conséquences. La demanderesse explique que son frère aîné était devenu le chef de la famille depuis la mort de leur père en 1995 et que, suivant les normes culturelles, elle était censée lui obéir.

 

[5]               La demanderesse a réussi à tenir ses frères à distance en les convainquant qu’elle envisageait le mariage, mais qu’elle voulait d’abord terminer ses études. Compte tenu des circonstances, la demanderesse a décidé de quitter le Kenya pour venir au Canada, un pays qu’elle connaissait pour y être venue à l’occasion de la Journée mondiale de la jeunesse en 2002. Elle a fui le Kenya sans avertir ses frères et est arrivée au Canada le 31 juillet 2008.

 

[6]               La demanderesse a présenté une demande d’asile le 12 septembre 2008, parce qu’elle craint des représailles de la part de ses frères pour leur avoir désobéi et avoir quitté le Kenya sans les en informer.

 

La décision qui fait l’objet du contrôle

 

[7]               Le tribunal a statué que la demanderesse n’a pas qualité de réfugié au sens de la Convention, parce qu’elle ne craint pas avec raison d’être persécutée au Kenya. Il a aussi conclu qu’elle n’a pas qualité de personne à protéger, parce que son renvoi au Kenya ne l’exposerait pas personnellement à une menace à sa vie ou au risque de subir des traitements ou peines cruels et inusités. Le tribunal a également conclu que la demanderesse n’a pas réfuté la présomption relative à la protection de l’État.

 

[8]               De l’avis du tribunal, la demanderesse s’est montré un témoin crédible, mais sa crainte de persécution n’est pas fondée. Le tribunal a reconnu que la demanderesse éprouve une crainte subjective de ses frères, mais a estimé que cette crainte est totalement conjecturale et ne trouve pas appui dans la preuve. De l’avis du tribunal, le traitement subi par la demanderesse ne peut pas être qualifié de préjudice grave, en ce qu’il n’a pas eu de caractère répétitif, n’a pas été systématique et ne constitue pas une violation fondamentale des droits de la personne. En outre, la demanderesse n’a pas eu de communication avec ses frères depuis juillet 2008, et à l’exception d’un récent appel téléphonique, aucune preuve n’indiquait qu’ils avaient tenté de communiquer avec elle ou qu’ils continuaient de la menacer. Le tribunal a aussi fait remarquer qu’aucun élément de preuve n’établissait que l’une ou l’autre des soeurs non mariées de la demanderesse avaient été menacées ou maltraitées par leurs frères, soucieux d’en tirer un avantage financier. La seule preuve d’un incident violent porte sur une agression que son frère a commise sur sa mère en 2010. Rien ne donne à penser que cet incident est lié de quelque façon que ce soit à la demanderesse, qui se trouvait au Canada à cette époque.

 

[9]               En ce qui touche la protection offerte par l’État, le tribunal a fait remarquer que les États sont présumés être capables de protéger leurs citoyens, sauf dans les cas d’effondrement complet de l’appareil étatique. Le tribunal a déclaré qu’il n’y a pas effondrement complet de l’appareil étatique au Kenya et que la demanderesse ne peut pas réfuter la présomption de protection de l’État en mettant tout simplement en doute l’efficacité de cette protection sans avoir tenté de l’obtenir. Le tribunal a relevé que la demanderesse a fourni deux exemples, dont elle a été elle‑même témoin, de cas où la protection étatique a été sollicitée et assurée. Tout d’abord, son frère a été arrêté et incarcéré pour avoir commis des voies de fait sur sa petite amie; en second lieu, son frère a été détenu trois jours pour avoir agressé sa mère et endommagé la maison de celle‑ci.

 

[10]           Dans ses motifs, le tribunal fait état de la preuve documentaire sur les conditions au Kenya, qui traite de l’existence de violence familiale exercée contre les femmes au Kenya et qui indique que des représentants de l’État ont été complices d’actes de violence sexuelle durant les incidents qui ont marqué les élections en 2008. Le tribunal relève également que les documents sur le pays mentionnent que le viol est illégal et que, bien qu’aucune disposition législative n’ait été édictée contre la violence familiale, les voies de fait sont illégales. Le type de violence familiale que soulève la demanderesse dans sa demande d’asile ne correspond même pas à celui dont traitent les documents sur le pays, car elle ne met pas en cause des conjoints.  

 

 

Questions en litige

 

[11]           La demanderesse soulève les questions suivantes :

1.         Le tribunal a‑t‑il commis une erreur dans l’application du critère permettant de vérifier l’existence d’une crainte fondée de persécution?

 

2.         Le tribunal a‑t‑il tenu compte de faits non pertinents?

3.         Le tribunal a‑t‑il commis une erreur dans l’application du critère relatif à la                                 protection de l’État?

 

4.         Le tribunal a‑t‑il tiré des conclusions abusives sur la question de la violence faite aux femmes?

 

 

 

Norme de contrôle

 

[12]           La norme de contrôle applicable aux conclusions de fait et à la décision finale est celle de la raisonnabilité. La Cour ne peut intervenir que si la décision n’appartient pas aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).

 

[13]           Les questions relatives à l’équité procédurale et à l’application du critère juridique approprié doivent être révisées selon la norme de la décision correcte (Khosa c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration.), 2007 CAF 24).

 

 

Analyse

 

1.         Le tribunal a‑t‑il commis une erreur dans l’application du critère permettant de vérifier l’existence d’une crainte fondée de persécution, et a‑t‑il tenu compte de faits non pertinents?

 

[14]           La demanderesse soutient que le tribunal a appliqué une norme de preuve trop exigeante dans l’examen du critère d’évaluation d’une crainte fondée de persécution, lorsqu’il a conclu : « vous n’avez pas démontré de façon satisfaisante que vous seriez persécutée si vous étiez renvoyée au Kenya ». Elle plaide que le tribunal a mal énoncé le critère applicable, lequel exige uniquement que soit établie une « possibilité raisonnable » de persécution. La demanderesse prétend qu’en tirant cette conclusion, le tribunal a commis une erreur de droit. Je ne partage pas cet avis. À deux endroits dans ses motifs, le tribunal a énoncé correctement le critère applicable pour statuer sur l’existence d’une crainte fondée de persécution. En formulant le critère, le tribunal s’est demandé si la demanderesse « ser[ait] exposée à une sérieuse possibilité d’être persécutée si [elle était] renvoyée au Kenya ». Plus loin, le tribunal a conclu : « aucun élément de preuve ne laisse entendre qu’il existe une possibilité sérieuse qu’ils vous persécutent ». À la lecture des motifs du tribunal dans leur ensemble, je suis convaincu que celui‑ci a appliqué le critère juridique approprié.

 

[15]           La demanderesse conteste également la conclusion du tribunal selon laquelle « aucun élément de preuve ne montre que l’un de ces derniers [frères et sœurs plus jeunes] a été recherché par M. Karume ou par vos frères aînés pour quelque raison que ce soit ». La demanderesse estime que cette conclusion est sans pertinence, puisqu’elle n’a jamais donné à entendre que M. Karume voulait se marier avec une de ses sœurs ni que ses frères ont envisagé cette éventualité. Je ne suis pas d’accord. La conclusion du tribunal quant à savoir si les frères de la demanderesse ou M. Karume ont déjà menacé les autres frères et sœurs de la demanderesse pour « quelque raison que ce soit » est un facteur dont l’examen est pertinent dans les circonstances. Je conviens toutefois que cette conclusion ne saurait être déterminante.  

 

[16]           La demanderesse avance en outre que même si le tribunal a précisé à juste titre que le critère afférent à la crainte fondée de persécution, à l’article 96, est « prospectif », il a néanmoins omis, dans ses motifs, de tenir compte de la façon dont le départ de la demanderesse du Kenya constituerait un facteur dans l’analyse. Le tribunal, dit la demanderesse, a noté que la demanderesse avait réussi à tenir ses frères « à distance jusqu’à ce que vous quittiez le Kenya en juillet 2008, réussissant ainsi à éviter le mariage et les menaces ». Le tribunal a aussi reconnu qu’elle avait été capable d’éviter les contrecoups de ses frères parce qu’elle avait réussi à les convaincre que le mariage était possible. La demanderesse soutient que tel n’est plus le cas et que, d’un point de vue prospectif, la situation est totalement différente. 

 

[17]           La demanderesse prétend que si le tribunal a tenu compte du traitement dont elle a fait l’objet avant son départ du Kenya, il n’a pas examiné la situation dans laquelle elle se trouverait si elle devait retourner au Kenya et y affronter ses frères, après les avoir trompés et leur avoir désobéi en leur mentant sur son intention d’épouser M. Karume et en quittant le pays pour échapper à leur autorité.

 

[18]           La demanderesse estime que le tribunal a commis une erreur en concluant qu’« aucun élément de preuve ne laisse entendre » qu’il existe une possibilité sérieuse qu’elle soit persécutée par ses frères si elle est renvoyée au Kenya. La demanderesse affirme que certains éléments de preuve au dossier établissent qu’elle serait victime d’une telle persécution. Elle met en avant son propre témoignage concernant la culture de paternalisme qui a cours et les graves conséquences découlant de la désobéissance à ses frères. Elle a témoigné au sujet de ses craintes et le tribunal a jugé son témoignage crédible.

 

[19]           Je rejette les arguments de la demanderesse. Le tribunal a bien examiné l’assertion de la demanderesse quant aux motifs pour lesquels son départ du Kenya pour le Canada peut justifier sa crainte d’être persécutée dans l’avenir. Au paragraphe 18 de ses motifs, le tribunal a déclaré : « Vous avez exprimé craindre de retourner au Kenya en raison des possibles flambées de violence politique lors des prochaines élections de 2012, puis de subir des représailles de la part de vos deux frères, que j’ai nommés plus tôt. Ces représailles auraient pour objet votre désobéissance par rapport à un mariage avec M. Karume ainsi que votre départ du pays sans préavis. Sur le plan culturel, vous leur avez manqué de respect ». Le tribunal a expressément traité de l’allégation de la demanderesse. Il a conclu que la demanderesse supposait, sans plus, que ses frères lui en voulaient parce qu’elle avait quitté le Kenya. Le tribunal a signalé que la demanderesse n’avait présenté aucune preuve à l’appui de ses affirmations et qu’aucun élément de preuve n’indiquait que ses frères continuaient de la menacer. Le tribunal a également estimé que le traitement infligé à la demanderesse ne peut être qualifié de préjudice grave, en ce qu’il n’a pas eu de caractère répétitif, n’a pas été systématique et ne constitue pas une violation fondamentale des droits de la personne.  

 

[20]           Le tribunal a fourni des motifs détaillés pour expliquer le rejet de la demande de reconnaissance du statut de réfugié et la conclusion que la demanderesse n’a pas qualité de personne à protéger. Je suis d’avis que le tribunal, dans sa démarche, a appliqué les critères juridiques appropriés, a équitablement tenu compte de toute la preuve et n’a commis aucune erreur susceptible de révision en parvenant à sa décision. La décision appartient aux issues possibles acceptables au regard des faits et du droit.

 

 

2.         Le tribunal ‑t‑il commis une erreur dans l’application de critère relatif à la protection de l’État et a‑t‑il tiré des conclusions abusives sur la question de la violence faite aux femmes?

 

[21]           Étant donné que ma conclusion énoncée ci‑dessus est déterminante de l’issue de la demande, il n’est pas nécessaire d’analyser les arguments des parties quant aux conclusions du tribunal sur la protection de l’État et quant à l’évaluation par le tribunal de la documentation sur le pays traitant de la violence faite aux femmes au Kenya. Si le tribunal a commis une erreur à cet égard, celle‑ci ne serait pas déterminante. 

 

Conclusion

 

[22]           Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire de la décision rendue le 20 mai 2010 par un tribunal de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada est rejetée.

 

Question certifiée

 

[23]           Les parties ont eu la possibilité de soulever une question grave de portée générale ainsi que le prévoit l’alinéa 74d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, et elles ne l’ont pas fait. Je considère que la présente affaire ne soulève aucune question grave de portée générale. Par conséquent, je n’entends pas certifier une question.

 

ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE :

 

1.         La demande de contrôle judiciaire de la décision rendue le 20 mai 2010 par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada est rejetée.

2.         Aucune question de portée générale n’est certifiée.

 

 

« Edmond P. Blanchard »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-3202

 

INTITULÉ :                                       RUTH MUTHONI CHEGE c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Vancouver (Colombie-Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 9 février 2011

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       LE JUGE BLANCHARD

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 18 février 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Peter Golden

 

POUR LA DEMANDERESSE

Timothy E. Fairgrieve

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Peter Golden

Avocat

Victoria (Colombie-Britannique)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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