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Cour fédérale

 

Federal Court


Date : 20110224

Dossier : IMM-4032-10

Référence : 2011 CF 216

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 24 février 2011

En présence de monsieur le juge Barnes

 

 

ENTRE :

 

CLIFFORNA CLEVORN TOUSSAINT

(alias CLIFFORNA CLEVO TOUSSAINT)

(TOUSSAINT, CLIFFORNA CLEVORN)

(alias TOUSSAINT, CLIFFORNA CLEVO)

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

      MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée par Clifforna Clevorn Toussaint, dans laquelle la demanderesse conteste la décision rendue le 18 juin 2010 par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission), par laquelle celle-ci rejetait sa demande d’asile.

 

Le contexte

[2]               Mme Toussaint est entrée au Canada depuis Saint-Vincent-et-les Grenadines alors qu’elle était âgée de 18 ans. Cela lui a pris cinq ans avant de présenter sa demande d’asile, mais, lorsqu’elle l’a fait, elle a allégué avoir été victime de sévices physiques et sexuels aux mains du conjoint de fait de sa mère et de l’époux de sa grand-mère pendant plusieurs années. Elle a prétendu avoir sollicité la protection de la police locale à l’âge de 15 ans, laquelle n’avait posé aucun geste significatif pour mettre fin aux sévices. Elle est entrée au Canada en juillet 2003 [traduction] « pour se sauver de Gurney, le conjoint de [s]a mère », qui, selon ses dires, continuait de représenter une menace.

 

            La décision de la Commission

[3]               La Commission a tenu une audience à Toronto, le 7 mai 2010. La plus grande partie du témoignage de Mme Toussaint n’est pas incluse dans la transcription de l’audience, probablement parce que l’équipement d’enregistrement n’a pas été remis en marche à la suite d’une discussion non enregistrée. Selon une lettre de la Commission, la partie manquante du témoignage est d’une durée d’une heure et 11 minutes, ce qui représente la plus grande partie de l’audience.

 

[4]               La Commission n’a pas accepté les affirmations concernant les sévices que Mme Toussaint a avancées dans son témoignage et a conclu que cette dernière manquait de crédibilité. Elle a mis en doute son explication pour avoir tardé à demander l’asile et conclu que la demanderesse n’avait aucune crainte subjective à « Sainte-Lucie » [sic]. Les autres doutes de la Commission concernant la crédibilité se limitaient à trois contradictions qu’elle percevait dans la preuve de Mme Toussaint et à une réponse qu’elle estimait invraisemblable. La Commission a conclu que Mme Toussaint « n’a[vait] pas été agressée comme elle le prétend[ait] ». En ce qui concerne la question de la protection de l’État, la Commission a mentionné que Mme Toussaint n’avait présenté aucune preuve corroborant le dépôt de sa plainte aux autorités, mais a aussi reconnu que cette dernière « était mineure lorsqu’elle habitait à Saint-Vincent [et] ne p[ouvai]t être blâmée parce qu’elle n’a[vait] pas fait preuve de persévérance au moment de s’adresser à la police ». Étonnamment, la Commission a conclu plus tard dans sa décision que Mme Toussaint « n’a[vait] pas fait d’efforts suffisants pour obtenir la protection de l’État » et qu’elle n’avait, par conséquent, pas réussi à démontrer « qu’elle ne pourrait pas se prévaloir d’une protection de l’État adéquate ».

 

Les questions en litige

[5]               Quelle est la portée juridique de l’incapacité de la Commission à produire une transcription complète de son audience, eu égard à la contestation, par la demanderesse, du caractère raisonnable des conclusions tirées de la preuve par la Commission?

 

Analyse

[6]               L’incapacité de la Commission à produire une transcription d’un témoignage livré devant elle peut constituer un manquement à la justice naturelle, dans l’éventualité où la cour de révision ne peut trancher en bonne et due forme les questions soulevées. Un résumé utile des précédents pertinents se retrouve dans la décision Canada c. Liang, 2009 CF 955, [2009] A.C.F. no 1168, où le juge Robert Mainville a énoncé en ces termes le principe directeur :

24        Il ressort de la jurisprudence récente de la Cour fédérale que, dans les cas où les questions fondamentales en jeu ont trait au caractère raisonnable de l’évaluation de la crédibilité d’un témoin par un tribunal administratif, et où l’absence d’un compte rendu du témoignage du témoin concerné amène à conclure que la Cour ne peut pas traiter convenablement des préoccupations soulevées, il se peut qu’une nouvelle audience soit nécessaire : Agbon c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 356, aux paragraphes 3 et 4 (juge O’Reilly); Singh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 426, au paragraphe 3 (juge Beaudry); Nguigi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 432, aux paragraphes 47 à 49 (juge Russell); Khaira c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1071, aux paragraphes 14 à 16 (juge Blais, aujourd’hui J.C. de la C.A.F.); Vergunov c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1999), 166 F.T.R. 94, aux paragraphes 13 et 14 (juge Pelletier); Ahmed c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2000), 182 F.T.R. 312, au paragraphe 18 (juge Dawson).

 

25        Dans la présente affaire, de sérieux problèmes de crédibilité sont soulevés par et confirmés par le tribunal relativement au témoignage de M. Qiang Liang, des problèmes qui semblent mener à la conclusion que, dans les circonstances, la décision du tribunal est déraisonnable. Cependant, la Cour ne peut pas examiner intégralement et adéquatement ces problèmes car on ne dispose pas d’une transcription des délibérations. Par ailleurs, l’agent d’immigration a également soulevé d’importants problèmes de crédibilité au sujet de Mme Rong Ji Zeng et, en l’absence d’une transcription des délibérations ayant eu lieu devant le tribunal, la Cour n’a aucun fondement à partir duquel examiner comment et pourquoi le tribunal a fait abstraction de ces problèmes.

 

 

[7]               Je suis convaincu que les questions relatives à la preuve soulevées dans la présente demande ne peuvent être appréciées convenablement sans une transcription complète du témoignage et que la présente affaire doit donc être renvoyée à la Commission pour nouvel examen.

 

[8]               Mme Toussaint a affirmé que la Commission était dans l’erreur en concluant qu’il y avait une contradiction entre son Formulaire de renseignements personnels (FRP) et son témoignage en ce qui concerne l’âge qu’elle avait lorsque son beau-père avait aménagé chez elle. Elle prétend qu’il n’y avait pas de contradiction. Elle allègue que la Commission a commis une erreur similaire en concluant à une contradiction quant à l’âge qu’elle avait lorsqu’elle avait été menacée par son beau‑père. Sans transcription, je ne peux me prononcer sur la validité de ces affirmations.

 

[9]               La Commission a jugé irrecevable l’explication donnée par Mme Toussaint pour justifier son retard à demander l’asile. Mme Toussaint dit que cette conclusion est déraisonnable, compte tenu de son témoignage. Il s’agit d’une question qui exigerait que la Cour puisse apprécier son témoignage, et il est impossible de juger cet argument à sa juste valeur en l’absence d’une transcription complète.

 

[10]           Les arguments de Mme Toussaint gagnent cependant en force probante, compte tenu des trois erreurs manifestes commises par la Commission au vu de son dossier. Mme Toussaint affirme que, lors de l’audience, la Commission lui a posé des questions sur ce que celle-ci percevait être une omission contenue dans son FRP relativement à un incident où elle aurait été agressée sexuellement. Le conseil de la demanderesse a ensuite mentionné à la Commission que l’incident était relaté dans le FRP, ce dont la Commission a convenu. Tout cela a été validé dans la version limitée de la transcription qui a été produite. Néanmoins, la Commission a reproduit cette erreur dans ses motifs et a utilisé cette prétendue omission pour remettre en question la crédibilité de Mme Toussaint. Cette erreur est un aspect important de la conclusion qu’a par la suite tirée la Commission portant que Mme Toussaint n’avait jamais été victime de sévices.

 

[11]           Une petite partie du témoignage de Mme Toussaint portant sur la question de son retard à présenter la demande a aussi été enregistrée et transcrite. Cette partie portait sur la connaissance, par Mme Toussaint, du statut d’immigration de son petit ami au Canada. La Commission était d’avis que, si le petit ami de Mme Toussaint avait demandé l’asile, cette dernière aurait eu connaissance de la procédure pour présenter une demande similaire. La Commission a inféré du témoignage de Mme Toussaint que celle-ci ne savait pas si son petit ami était un demandeur d’asile ou non – une déclaration que la Commission n’estimait pas crédible. Je conviens que, si Mme Toussaint avait effectivement relaté dans son témoignage qu’elle ne savait pas si son petit ami était un demandeur d’asile ou non, l’inférence défavorable tirée par la Commission aurait été raisonnable. Mais ce que Mme Toussaint avait réellement dit était que son petit ami était entré au Canada à titre de visiteur et qu’à sa connaissance, il n’avait pas demandé l’asile. Il s’agit d’une réponse substantiellement différente de la simple déclaration qu’on lui a attribuée portant qu’elle n’avait aucune idée du statut d’immigration de son petit ami.  

 

[12]           Une partie importante de l’analyse de la Commission concernant la protection de l’État portait sur une appréciation du témoignage de Mme Toussaint, laquelle se terminait par la conclusion que celle-ci « n’a[vait] pas fait d’efforts suffisants pour obtenir la protection de l’État avant de venir au Canada », une déclaration que la Commission a d’ailleurs reprise dans ses observations finales. Cela contraste avec sa conclusion antérieure portant que Mme Toussaint « était mineure lorsqu’elle habitait à Saint-Vincent [et] ne p[ouvai]t être blâmée parce qu’elle n’a[vait] pas fait preuve de persévérance au moment de s’adresser à la police ». Cela semble être une contradiction importante, au vu des motifs de la Commission, qui jette un sérieux doute sur son analyse relative à la protection de l’État. Une fois de plus, l’accès à une transcription aurait aidé la Cour à mieux comprendre comment la Commission en est arrivée à des conclusions présentant des différences aussi marquées.  

 

[13]           Le reste de l’analyse de la Commission quant à la protection de l’État consiste pour une grande part en une appréciation unilatérale de la preuve relative aux conditions dans le pays. Cette analyse fait abstraction d’une partie importante de la preuve contenue au dossier en ce qui concerne le caractère inadéquat de la protection de l’État à Saint-Vincent pour les victimes de violence familiale. Je ne suis pas d’accord avec le défendeur lorsqu’il affirme que, dans la présente affaire, la question de la protection de l’État peut être facilement isolée de la preuve concernant l’exposé circonstancié de Mme Toussaint sur le risque et le profil de cette dernière. Une analyse en bonne et due forme de la protection de l’État peut seulement reposer sur un examen attentif du témoignage de Mme Toussaint. En l’absence d’une transcription, je ne peux que spéculer sur le caractère adéquat de l’appréciation faite par la Commission d’une grande partie de cette preuve, de sorte que cela jette un doute sur l’analyse relative à la protection de l’État.

 

Dispositif

[14]           Il s’ensuit que la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie, et que l’affaire sera renvoyée à un autre décideur pour qu’il procède à un nouvel examen sur le fond.

 

[15]           Aucune des parties n’a proposé de question à certifier et la présente affaire ne soulève aucune question grave de portée générale.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et que l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il procède à un nouvel examen sur le fond.

 

 

 

« R. L. Barnes »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Maxime Deslippes, LL.B., B.A. Trad.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-4032-10

 

INTITULÉ :                                       TOUSSAINT c. MCI

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (ON)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 10 février 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE BARNES

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 24 février 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Byron Thomas

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Rafeena Rashid

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Professional Corporation

Avocats

Toronto (ON)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Toronto (ON)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

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