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Cour fédérale

 

Federal Court

 

 

 


Date : 20110224

Dossier : T-1136-10

Référence : 2011 CF 215

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 24 février 2011

En présence de monsieur le juge Scott

 

 

ENTRE :

 

SAIRA BANO KHAN

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

Introduction

[1]               Il s’agit d’un appel fondé sur le paragraphe 14(5) de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. 1985, ch. C‑29 (la Loi), et sur l’article 21 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C., ch. F‑7, interjeté par Saira Bano Khan (la demanderesse) à l’encontre de la décision par laquelle une juge de la citoyenneté a rejeté sa demande de citoyenneté parce qu'elle ne satisfaisait pas à l'exigence de l’alinéa 5(1)c) de la Loi.

 

Les faits

[2]               La demanderesse, née le 6 janvier 1969, est citoyenne du Pakistan. Elle est devenue résidente permanente du Canada le 15 mars 2002. Avant cette date, elle vivait avec son mari, Saeed Masood Khan, et leur fils, Ramiz Saeed Masood Khan, aux Émirats arabes unis (les ÉAU). Elle y travaillait comme secrétaire, mais elle a quitté son emploi en juillet 2002 pour s’établir au Canada de façon plus permanente. La demanderesse et son fils habitaient à Mississauga, en Ontario, pendant que le mari faisait la navette entre le Canada et les ÉAU, où il a continué de travailler et de gagner un revenu pour faire vivre sa famille. Les trois membres de la famille ont demandé la citoyenneté le 10 avril 2006; le mari a par la suite retiré sa demande.

 

[3]               Durant la période de quatre ans ayant précédé sa demande (c'est-à-dire du 10 avril 2002 au 10 avril 2006), la demanderesse s’est rendue fréquemment aux ÉAU pour visiter son mari ainsi que sa mère et son frère. Elle n’a fait qu’un seul voyage au Pakistan, son pays de citoyenneté. Son fils a fait ses études de la quatrième à la septième année au Canada, et la demanderesse a suivi des cours dans des collèges près de chez elle. En mars 2006, la famille a acheté une maison à Mississauga.

 

[4]               Dans sa demande, la demanderesse a affirmé par erreur que, durant les quatre années pertinentes, elle avait été physiquement présente au Canada 1 119 jours, par rapport aux 1 095 qui lui auraient  permis de respecter le critère de résidence décrit à l’alinéa 5(1)c) de la Loi. 

 

La décision visée par le contrôle judiciaire

[5]               La juge de la citoyenneté a constaté qu’il y avait des contradictions entre le nombre de jours de résidence déclarés par la demanderesse et les estampilles figurant dans son passeport. Dans le cadre d’une audience convoquée pour régler définitivement cette question, la juge et la demanderesse ont pu recalculer les absences de cette dernière. La demanderesse a déclaré qu’elle avait été présente au Canada pendant 1 043 jours, ce qui était inférieur de 52 jours aux 1 095 jours nécessaires; la juge a calculé qu’elle avait été présente pendant 1 038 jours, soit 57 jours de moins que le nombre minimal fixé par le législateur.

 

[6]               Soulignant que la Loi ne définit pas la notion de « résidence », la juge a choisi d’adopter la condition stricte de « présence physique » énoncée par le juge Muldoon dans la décision Pourghasemi (Re), [1993] A.C.F. no 232, en vertu de laquelle un demandeur doit établir qu’il se trouvait physiquement présent au Canada pendant 1 095 jours durant les quatre années précédant la date de la demande. Comme il manquait 57 jours à la demanderesse pour atteindre ce chiffre, elle ne respectait pas l’obligation de résidence énoncée à l’alinéa 5(1)c) de la Loi.

 

[7]               La juge s’est demandé si elle ne devait pas néanmoins formuler une recommandation pour l'application du paragraphe 5(4) de la Loi, mais n’a pu trouver aucune preuve de l’existence de circonstances spéciales ou d’une situation particulière ou inhabituelle de détresse ni non plus de services exceptionnels rendus au Canada. Elle a donc décidé de ne pas recommander l'exercice du pouvoir discrétionnaire prévu par cette disposition.

 

Les dispositions légales applicables

[8]               Les parties pertinentes de la Loi sont les suivantes :

Attribution de la citoyenneté

5. (1) Le ministre attribue la citoyenneté à toute personne qui, à la fois :

a) en fait la demande;

 

b) est âgée d’au moins dix-huit ans;

c) est un résident permanent au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et a, dans les quatre ans qui ont précédé la date de sa demande, résidé au Canada pendant au moins trois ans en tout, la durée de sa résidence étant calculée de la manière suivante :

 

(i) un demi-jour pour chaque jour de résidence au Canada avant son admission à titre de résident permanent,

 

 

 

 

(ii) un jour pour chaque jour de résidence au Canada après son admission à titre de résident permanent;

 

 

 

 

d) a une connaissance suffisante de l’une des langues officielles du Canada;

e) a une connaissance suffisante du Canada et des responsabilités et avantages conférés par la citoyenneté;

f) n’est pas sous le coup d’une mesure de renvoi et n’est pas visée par une déclaration du gouverneur en conseil faite en application de l’article 20.

 

Dispenses

 

5. (3) Pour des raisons d’ordre humanitaire, le ministre a le pouvoir discrétionnaire d’exempter :

a) dans tous les cas, des conditions prévues aux alinéas (1)d) ou e);

b) dans le cas d’un mineur, des conditions relatives soit à l’âge ou à la durée de résidence au Canada respectivement énoncées aux alinéas (1)b) et c), soit à la prestation du serment de citoyenneté;

 

c) dans le cas d’une personne incapable de saisir la portée du serment de citoyenneté en raison d’une déficience mentale, de l’exigence de prêter ce serment.

 

Cas particuliers

5. (4) Afin de remédier à une situation particulière et inhabituelle de détresse ou de récompenser des services exceptionnels rendus au Canada, le gouverneur en conseil a le pouvoir discrétionnaire, malgré les autres dispositions de la présente loi, d’ordonner au ministre d’attribuer la citoyenneté à toute personne qu’il désigne; le ministre procède alors sans délai à l’attribution.

Appel

14.  (5) Le ministre et le demandeur peuvent interjeter appel de la décision du juge de la citoyenneté en déposant un avis d’appel au greffe de la Cour dans les soixante jours suivant la date, selon le cas :

 

a) de l’approbation de la demande;

 

b) de la communication, par courrier ou tout autre moyen, de la décision de rejet.

 

Caractère définitif de la décision

14.  (6) La décision de la Cour rendue sur l’appel prévu au paragraphe (5) est, sous réserve de l’article 20, définitive et, par dérogation à toute autre loi fédérale, non susceptible d’appel.

 

Grant of citizenship

5. (1) The Minister shall grant citizenship to any person who

 

(a) makes application for citizenship;

(b) is eighteen years of age or over;

(c) is a permanent resident within the meaning of subsection 2(1) of the Immigration and Refugee Protection Act, and has, within the four years immediately preceding the date of his or her application, accumulated at least three years of residence in Canada calculated in the following manner:

(i) for every day during which the person was resident in Canada before his lawful admission to Canada for permanent residence the person shall be deemed to have accumulated one-half of a day of residence, and

(ii) for every day during which the person was resident in Canada after his lawful admission to Canada for permanent residence the person shall be deemed to have accumulated one day of residence;

(d) has an adequate knowledge of one of the official languages of Canada;

(e) has an adequate knowledge of Canada and of the responsibilities and privileges of citizenship; and

(f) is not under a removal order and is not the subject of a declaration by the Governor in Council made pursuant to section 20.

 

Waiver by Minister on compassionate grounds

5. (3) The Minister may, in his discretion, waive on compassionate grounds,

 

(a) in the case of any person, the requirements of paragraph (1)(d) or (e);

(b) in the case of a minor, the requirement respecting age set out in paragraph (1)(b), the requirement respecting length of residence in Canada set out in paragraph (1)(c) or the requirement to take the oath of citizenship; and

(c) in the case of any person who is prevented from understanding the significance of taking the oath of citizenship by reason of a mental disability, the requirement to take the oath.

 

Special cases

5. (4) In order to alleviate cases of special and unusual hardship or to reward services of an exceptional value to Canada, and notwithstanding any other provision of this Act, the Governor in Council may, in his discretion, direct the Minister to grant citizenship to any person and, where such a direction is made, the Minister shall forthwith grant citizenship to the person named in the direction.

 

Appeal

14. (5) The Minister or the applicant may appeal to the Court from the decision of the citizenship Judge under subsection (2) by filing a notice of appeal in the Registry of the Court within sixty days after the day on which

(a) the citizenship Judge approved the application under subsection (2); or

(b) notice was mailed or otherwise given under subsection (3) with respect to the application.

Decision final

 

14.  (6) A decision of the Court pursuant to an appeal made under subsection (5) is, subject to section 20, final and, notwithstanding any other Act of Parliament, no appeal lies there from.

[9]               La Loi sur les Cours fédérales accorde aussi à la Cour la compétence de statuer sur ces appels :

Appels en matière de citoyenneté

21. La Cour fédérale a compétence exclusive en matière d’appels interjetés au titre du paragraphe 14(5) de la Loi sur la citoyenneté.

Citizenship appeals

 

21. The Federal Court has exclusive jurisdiction to hear and determine all appeals that may be brought under subsection 14(5) of the Citizenship Act.

 

Les questions à trancher

[10]           La présente affaire soulève les questions suivantes :

a.       La juge de la citoyenneté a-t-elle commis une erreur en appliquant le critère strict fondé sur la présence physique pour trancher la question de la résidence en vertu de l’alinéa 5(1)c) de la Loi?

b.      La décision de la juge de la citoyenneté de rejeter la demande était-elle raisonnable?

 

La norme de contrôle

[11]           La norme de contrôle applicable à la décision d’un juge de la citoyenneté est la raisonnabilité, comme l’établissent Takla c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1120, paragraphes 23 et 24, et Khan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1178, paragraphe 14.

 

Analyse

A.   La juge de la citoyenneté a-t-elle commis une erreur en appliquant le critère strict fondé sur la présence physique?

[12]           Selon la demanderesse, la juge a commis une erreur en appliquant une jurisprudence ancienne afin de déterminer le critère à appliquer dans son cas. Elle reconnaît que la Cour, aussi récemment que dans la décision Mizani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 698, paragraphes 10 à 12, a affirmé qu’un juge de la citoyenneté était libre de choisir le critère à appliquer en vue de déterminer si un demandeur est un « résident » au sens de l’alinéa 5(1)c) et que sa décision ne pouvait pas être infirmée, dans la mesure où l’application du critère et la conclusion qui en est tirée étaient raisonnables.

 

[13]           Dans Mizani, la juge Danièle Tremblay-Lamer décrit les trois critères comme suit :

La Cour a interprété le terme « résidence » de trois façons différentes. Premièrement, il peut s’agir de la présence réelle et physique au Canada pendant un total de trois ans, selon un comptage strict des jours (Pourghasemi (Re), [1993] A.C.F. no 232 (QL) (1re inst.)). Selon une interprétation moins rigoureuse, une personne peut résider au Canada même si elle en est temporairement absente, pour autant qu’elle conserve de solides attaches avec le Canada (Antonios E. Papadogiorgakis (Re), [1978] 2 C.F. 208 (1re inst.)). Une troisième interprétation, très semblable à la deuxième, définit la résidence comme l’endroit où l’on « vit régulièrement, normalement ou habituellement » ou l’endroit où l’on a « centralisé son mode d’existence » (Koo (Re), [1993] 1 C.F. 286 (1re inst.), au paragraphe 10).

 

La demanderesse fait valoir que cette interprétation a donné des résultats contradictoires et imprévisibles en droit et cite la juge Barbara Reed qui, au paragraphe 8 de la décision Chuang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1999), 175 FTR 312, exprime le souhait que le Parlement modifie l’alinéa 5(1)c) de la Loi et clarifie le sens qu’il voulait donner au terme « résidence », qui n’est pas défini. Dans cette affaire, la juge Reed a déclaré qu’elle adopterait le critère le plus favorable au demandeur.

 

[14]           La demanderesse soutient que l’application du critère établi dans Koo (Re) dans la majorité des décisions confirme le bien-fondé de la démarche adoptée par la juge Reed, car ce critère tient davantage compte du contexte et est moins strict quant à la présence physique du demandeur. Selon la demanderesse, les facteurs de la décision Koo (Re) doivent être privilégiés parce qu’ils sont inclus dans le propre guide CP5 de Citoyenneté et Immigration Canada, à la section 5.9. La demanderesse s’appuie aussi sur le jugement Wong c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 731, paragraphe 24, où le juge Michael L. Phelan écrit que « la condition d’une présence strictement physique n’a plus beaucoup d’utilité, si elle en a encore une, et elle n’exigerait pas vraiment (si elle était la condition appropriée) l’intervention du juge de la citoyenneté dans le calcul mathématique de la période de présence physique ». La demanderesse prétend finalement que la condition établie dans Pourghasemi rend toute audience complètement inutile si le minimum de 1 095 jours de présence physique n’est pas atteint.

 

[15]           La demanderesse affirme en outre que, malgré la démarche préconisée par la juge Reed, la jurisprudence est restée incertaine pendant dix (10) années, mais elle fait valoir que les règles de droit ont changé depuis la décision rendue par le juge Robert Mainville dans Takla c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1120, et que la Cour suit dorénavant une approche contextuelle. La demanderesse invoque Takla à maintes reprises en soulignant l’importance du paragraphe 45, où le juge Mainville a précisé que la décision du juge Alan Lutfy dans Lam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1999), 164 F.T.R. 177, paragraphe 15, suivant laquelle les juges de la citoyenneté sont libres de choisir le critère à appliquer, a été rendue dans l’expectative d’une modification possible à la Loi qui aurait clarifié le critère de résidence, de sorte que ce jugement n’est plus utile dans le contexte. La demanderesse se fonde également sur le paragraphe 46, où le juge Mainville a conclu qu’il serait « approprié de fixer une interprétation unique […] Compte tenu de la jurisprudence nettement majoritaire de cette Cour, le critère de la centralisation du mode de vie au Canada établi dans Koo [...] devr[ait] devenir l'unique critère et l'unique analyse applicables ».

 

[16]           La demanderesse allègue que Takla a été citée approbativement dans les jugements suivants : Elzubair c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 298, paragraphe 13; Dedaj c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 777, paragraphes 6 à 9; Cobos c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 903, paragraphes 6 à 9; Salim c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 975, paragraphe 9.

 

[17]           La demanderesse se reporte ensuite aux paragraphes suivants tirés de la décision du juge Sean Harrington dans Salim, qui est mentionnée ci-dessus :

[10] […] Je souscris sans réserve à la décision Elzubair, où l’on a établi comme principe qu’il était satisfait au critère de la résidence lorsque le demandeur avait été physiquement présent au Canada pendant 1 095 jours au cours de la période pertinente. Faute d’une telle présence, le juge de la citoyenneté doit alors examiner si le Canada est le lieu où le demandeur « vit régulièrement, normalement ou habituellement » selon les facteurs non exhaustifs énoncés par la juge Reed dans la décision Koo (Re), [1993] 1 C.F. 286.

 

[…]

 

[21] Je fais mienne l’analyse du juge Zinn dans la décision Elzubair, précitée, paragraphes 12, 13 et 14, et je suis d’avis que :

a) la norme de contrôle applicable aux questions de compétence, d’équité procédurale et de justice naturelle est celle de la décision correcte;

b) quant à la conformité aux exigences de résidence, c’est la norme de la raisonnabilité qui est alors applicable;

c) si le demandeur était physiquement présent au Canada pendant au moins 1 095 jours, la résidence a été prouvée;

d) s’il n’était pas physiquement présent le nombre de jours requis, le juge de la citoyenneté doit alors évaluer à titre préliminaire si la résidence a bel et bien été établie, puis, dans l’affirmative, procéder à une évaluation conforme au critère de Koo (Re), précitée.

 

 

[18]           La demanderesse reconnaît que le jugement Salim, précité, a été rendu après la décision de la juge de la citoyenneté visée par le présent appel, mais elle rappelle que Takla et Elzubair, précités, avaient déjà été publiés à ce moment-là.

 

[19]           La demanderesse soutient qu’en n’appliquant pas les facteurs énoncés dans Koo (Re), la juge de la citoyenneté a commis une erreur et utilisé un critère qui n’est plus accepté par la Cour. Il était donc déraisonnable, à son avis, que la juge se serve du critère le moins favorable à sa situation, surtout qu’il ne lui manquait que 52 jours pour respecter le minimum légal.

 

[20]           La demanderesse estime en outre que, si la juge avait appliqué les facteurs énoncés dans Koo (Re) comme l’exige Takla, elle aurait conclu que l’obligation de résidence était respectée. Elle affirme qu’il est clair qu’elle satisfaisait au critère de la « centralisation [de son] mode de vie » au Canada. De plus, la juge ne s’est reportée à aucun des éléments de preuve présentés à cet égard aussi bien avant que pendant l’audience; ces éléments de preuve comprenaient des relevés bancaires, des relevés de versements hypothécaires, des déclarations de revenus, les bulletins de notes de son fils et des demandes d’indemnisation au régime d’assurance-santé.

 

[21]           En dernier lieu, la demanderesse a déclaré à l’audience que la juge avait commis une erreur susceptible de contrôle parce qu'elle avait pris en considération des faits qui n’entraient pas dans la période pertinente, pour statuer sur la demande.

 

[22]           Le défendeur fait valoir que Takla, précité, n’a pas annulé la jurisprudence antérieure et que les juges de la citoyenneté gardent tout leur pouvoir discrétionnaire pour ce qui est de choisir le critère à appliquer dans chaque cas. Le fait que le législateur permette déjà qu’un demandeur soit en dehors du pays pendant l’équivalent d’une année complète au cours des quatre (4) années précédant sa demande montre sans équivoque que la présence physique au Canada est requise pour les trois (3) autres années.

 

[23]           Le défendeur invoque le jugement Lam, précité, et Mindich c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1999), 170 F.T.R. 148, pour soutenir qu’un juge de la citoyenneté peut choisir le critère à appliquer. Comme la juge en l’espèce a clairement opté pour le critère décrit dans l’affaire Pourghasemi, selon le défendeur, la seule question à trancher est de savoir s’il a été appliqué raisonnablement.

 

[24]           Le défendeur réfute les arguments fondés sur la décision Takla en soulignant que les critères établis dans Koo (Re), et leur confirmation dans Takla, n’ont pas modifié l’obligation de résidence énoncée à l’alinéa 5(1)c) de la Loi et, partant, n’ont pas remplacé le critère de la présence physique établi dans Pourghasemi.

 

[25]           Selon le défendeur, en l’absence d’un arrêt de la Cour d’appel fédérale, qui ferait jurisprudence, la Cour n’est pas liée par la décision Takla, précitée. Il souligne que le gouvernement, en juin 2010, a déposé le projet de loi C-37, Loi modifiant la Loi sur la citoyenneté et une autre loi en conséquence, qui aurait intégré le critère de la présence effective à l’alinéa 5(1)c).

 

[26]           En dernier lieu, le défendeur remet en question certaines décisions rendues postérieurement à Takla, soulignant que le juge Russell Zinn, qui a prononcé le jugement Elzubair, précité, a aussi décidé Tanveer c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 565, affaire où une juge de la citoyenneté avait utilisé le critère énoncé dans Pourghasemi. Le juge Zinn ne s'est pas prononcé dans Tanveer sur le caractère approprié du critère choisi, mais il a accueilli la demande de contrôle judiciaire parce que le critère de résidence n’avait pas été appliqué correctement.

 

[27]           Puisque le projet de loi C-37, cité par le défendeur pour étayer la validité du critère fondé sur la présence physique, n’a jamais dépassé l’étape de la première lecture au Parlement, il n’a aucune valeur probante.

 

[28]           Dans Mizani, précité, la juge Tremblay-Lamer a précisé que le jugement Koo (Re) n’avait pas pour but de modifier l’obligation de résidence, mais bien d’interpréter une notion non définie, celle de « résidence », d’une manière qui dépendait non pas du nombre de jours pendant lesquels un demandeur était présent au Canada mais plutôt de la vie que la personne s’était bâtie au Canada (c'est-à-dire qu’une personne peut « résider » au Canada même en se trouvant temporairement absente si elle a centralisé son mode d’existence au Canada).

 

[29]           La décision récente Ghaedi c. Canada, 2011 CF 85, est applicable à la présente demande et doit être prise en considération.  Dans cette affaire, le juge de la citoyenneté avait évalué la demande sur la seule base du critère fondé sur la présence physique énoncé dans Pourghasemi, sans tenir compte des facteurs établis dans Koo (Re) une fois qu’il avait eu déterminé que le demandeur ne satisfaisait pas au nombre minimal de jours exigé. Le juge Robert Barnes a souscrit à l’analyse de l’ancienne jurisprudence faite dans la décision Takla, précitée, déclarant au paragraphe 10 que le choix des critères applicables par les juges de la citoyenneté s’était fait dans le contexte où des modifications prévues à la Loi ne s’étaient finalement jamais concrétisées. Le juge Barnes a conclu, au paragraphe 14, que des décisions récentes de la Cour en matière de citoyenneté, dans lesquelles le raisonnement de Lam au sujet du choix des critères applicables avait été suivi, semblaient avoir été rendues sans prise en compte de Takla ou d’autres jugements récents « soit parce que ces précédents n’avaient pas été invoqués devant la Cour, soit qu’ils n’étaient pas essentiels aux dispositifs ».

 

[30]           Le juge Barnes formule les commentaires suivants, auxquels je souscris totalement :

[15]           L’avocate du défendeur allègue qu’à l’exception de Dedaj, précitée, le résultat de Takla, précitée, et des affaires subséquentes dépendait de l’application adéquate par le juge de la citoyenneté du critère de résidence établi par Re Koo, précitée. Toutes les discussions traitant du besoin d’un critère de résidence unifié constituaient donc des remarques incidentes. Malgré cette observation intéressante, je suis d’accord avec l’avocat de M. Ghaedi que les points de vue exprimés par les juges O’Reilly et Mainville sont convaincants et justifient un recul par rapport à celui qui est exposé dans Lam, précitée, ainsi que dans les affaires qui l’ont appliqué, ce qui comprend plusieurs de mes propres décisions. Je suis d’avis que les avantages d’une harmonisation de l’approche quant à la résidence supplantent les préoccupations exprimées dans Lam, précitée, relativement au fait de s’en remettre au jugement du Bureau de la citoyenneté. La déférence n’est pas une valeur juridique qui supplante le besoin d’un processus décisionnel cohérent dont le résultat est prévisible. 

[16]           L’avocat de M. Ghaedi a avancé que j’étais lié par la décision Takla, précitée, ainsi que par les décisions plus récentes de mes collègues. Je ne suis pas d’accord pour dire que la présente question en est une à laquelle s’applique le principe de courtoisie entre juges. Nonobstant le point de vue de n’importe quel juge, il y aura toujours deux courants jurisprudentiels divergents sur cette question et d’autres seront à juste titre disposés à suivre Lam, précitée.

 

 

[31]            Je suis d’avis que la décision Takla et les jugements plus récents qui obligent un juge de la citoyenneté à tenir compte des facteurs énoncés dans la décision Koo, une fois que la résidence est établie au minimum (ce dont traite le juge Harrington au paragraphe 21 de Salim, précitée), devraient être appliqués en l’espèce. Après avoir lu la décision de la juge de la citoyenneté et les notes qu’elle a prises, je conclus que sa décision était déraisonnable, la demanderesse ayant bel et bien établi sa résidence. La juge aurait donc dû se demander alors si, malgré le nombre insuffisant de jours de présence physique au Canada, la demanderesse avait respecté l’obligation de résidence compte tenu des circonstances exceptionnelles mentionnées à la section 5.9 du guide de CIC, qui prévoit ce qui suit :

B  Circonstances exceptionnelles

 

D’après la jurisprudence, le demandeur peut être absent du Canada et conserver son statut de résident aux fins de la citoyenneté dans certains cas exceptionnels. [...]

 

Pour évaluer si les absences d'un demandeur sont conformes aux exceptions admissibles, il faut se poser les six questions suivantes qui constituent le critère déterminant. Ces questions ont été établies par Mme le juge Reed dans la décision Koo. Pour chaque question, on donne un exemple de circonstance qui permet au demandeur de satisfaire à l'exigence concernant la résidence.

 

 

[32]           De plus, en l’espèce, le nombre de jours qui manquait à la demanderesse pour respecter son obligation de résidence était même inférieur à celui de M. Ghaedi, sans compter que, comme dans  la décision Ghaedi, la juge de la citoyenneté avait la possibilité de suivre les jugements Takla et Elzubair, précités, qui avaient tous deux été publiés plusieurs mois auparavant.

 

[33]           Je ne suis pas convaincu par l’argument présenté par le défendeur, suivant lequel la décision Takla, précitée, n’a pas écarté le raisonnement énoncé dans Lam, au sujet du choix des critères, ni par le fait que, selon le défendeur, il serait nécessaire de disposer d’un arrêt de la Cour d’appel fédérale, puisque le paragraphe 14(6) de la Loi sur la citoyenneté dispose qu’une décision de la Cour n’est pas susceptible d’appel à la Cour d’appel fédérale. Il semble donc que tout changement jurisprudentiel doive émaner de la Cour, de la manière envisagée par le juge Barnes, à savoir qu’une divergence se créera dans les décisions et que les juges décideront de suivre l'un ou l’autre courant jurisprudentiel jusqu’à ce qu’un des deux l'emporte.

 

[34]           Pour les motifs précités, j’accueillerai l’appel et j’ordonnerai que l’affaire soit renvoyée à un autre juge de la citoyenneté pour nouvel examen.

  

 


JUGEMENT

 

LA COUR statue comme suit : l’appel visant la décision par laquelle une juge de la citoyenneté a rejeté la demande de citoyenneté de la demanderesse parce qu'elle ne satisfaisait pas à l'exigence de l’alinéa  5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. 1985, ch. C-29, est accueilli.

 

 

« André F.J. Scott »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.

 

 

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-1136-10

 

INTITULÉ :                                       SAIRA BANO KHAN

                                                            c.

                                                            MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 3 février 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            LE JUGE SCOTT

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 24 février 2011

 

 

 

COMPARUTIONS:

 

Mario D. Bellissimo

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Alex Kam

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Bellissimo Law Group

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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