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Cour fédérale

 

Federal Court


Date : 20110314

Dossier : T‑1252‑10

Référence : 2011 CF 307

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 14 mars 2011

En présence de monsieur le juge Campbell

 

ENTRE :

 

NELSON KEEPER

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA, représentée par LE MINISTRE DES AFFAIRES INDIENNES ET DU NORD CANADIEN, LE CHEF MARTIN OWENS, LE CONSEILLER DEON LAM et LE PRÉSIDENT DU SCRUTIN IAN KEEPER

 

 

 

défendeurs

 

 

 

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

 

[1]               La présente demande concerne un appel du demandeur auprès du ministre intimé concernant le résultat de l’élection de la Première Nation de Little Grand Rapids tenue le 22 juillet 2009. Lors de cette élection, le demandeur, qui s’était porté candidat au poste de chef, n’a pas été élu. Dans son appel, le demandeur soutient essentiellement que la conduite des défendeurs à titre personnel en rapport avec cette élection justifie l’annulation de l’élection. Le représentant du ministre a rejeté l’appel le 22 juin 2010. Je souscris à l’argument du demandeur selon lequel cette décision n’est pas justifiable au regard des faits et du droit; en conséquence, elle doit être annulée (Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, paragraphe 47).

 

[2]               Il a été disposé de l’appel comme suit : le demandeur a fait des allégations sous serment d’actes répréhensibles en rapport avec l’élection; le ministre a chargé un évaluateur de recueillir des éléments de preuve pour qu’un décisionnaire représentant le ministre les examine; l’évaluateur a nommé un enquêteur pour mener une enquête au sujet des allégations; l’enquêteur a présenté un rapport à l’évaluateur au sujet des éléments de preuve qu’il avait recueillis; l’évaluateur a présenté à un décisionnaire représentant le ministre un rapport qui incluait tous les documents pertinents recueillis dans le cadre de l’appel et, en particulier, un projet de lettre de décision présenté à la signature du décisionnaire représentant le ministre; le représentant a rendu la décision visée par le présent contrôle, sous la forme de la lettre fournie par l’évaluateur, que le représentant a signée, sans y apporter de modifications et sans consigner de commentaires au dossier.

 

[3]               Le passage pertinent de la décision en ce qui a trait à la norme d’évaluation appliquée est le suivant :

[traduction]

Tous les détails et les pièces déposés à l’égard de l’avis d’appel ont été examinés ainsi que les conclusions d’une enquête. Sur le fondement de cet examen, le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien ne peut conclure qu’il s’est produit une infraction à la Loi sur les Indiens ou au Règlement sur les élections au sein des bandes d'Indiens (le REBI) qui a pu influer sur les résultats de l’élection, ni qu’il y a des éléments de preuve pouvant étayer la conclusion selon laquelle il y a eu manœuvre corruptrice.

 

[Non souligné dans l’original]

 

(Dossier du défendeur le procureur général du Canada (le PG), vol. 1, p. 194)

 

 

[4]               À mon avis, ce passage constitue fondamentalement une erreur de droit parce qu’il n'applique pas la bonne norme de preuve. Les dispositions légales et réglementaires pertinentes quant à l’appel et à la décision sont les articles 12 et 14 du Règlement sur les élections au sein des bandes d’Indiens, C.R.C., ch. 952 (le Règlement ou le REBI), et l’article 79 de la Loi sur les Indiens (L.R.C. 1985, ch. I‑5) (la Loi) :

 

Le Règlement

 

APPELS À L’ÉGARD DE L’ÉLECTION

 

12. (1) Si, dans les quarante‑cinq jours suivant une élection, un candidat ou un électeur a des motifs raisonnables de croire :

a) qu’il y a eu manœuvre corruptrice en rapport avec une élection,

b) qu’il y a eu violation de la Loi ou du présent règlement qui puisse porter atteinte au résultat d’une élection, ou

c) qu’une personne présentée comme candidat à une élection était inéligible,

il peut interjeter appel en faisant parvenir au sous‑ministre adjoint, par courrier recommandé, les détails de ces motifs au moyen d’un affidavit en bonne et due forme.

(2) Lorsqu’un appel est interjeté au titre du paragraphe (1), le sous‑ministre adjoint fait parvenir, par courrier recommandé, une copie du document introductif d’appel et des pièces à l’appui au président d’élection et à chacun des candidats de la section électorale visée par l’appel.

(3) Tout candidat peut, dans un délai de 14 jours après réception de la copie de l’appel, envoyer au sous‑ministre adjoint, par courrier recommandé, une réponse par écrit aux détails spécifiés dans l’appel, et toutes les pièces s’y rapportant dûment certifiées sous serment.

(4) Tous les détails et toutes les pièces déposés conformément au présent article constitueront et formeront le dossier.

 

DORS/85‑409, art. 4(A); DORS/2000‑391, art. 11.

 

ELECTION APPEALS

 

12. (1) Within 45 days after an election, a candidate or elector who believes that

(a) there was corrupt practice in connection with the election,

(b) there was a violation of the Act or these Regulations that might have affected the result of the election, or

(c) a person nominated to be a candidate in the election was ineligible to be a candidate, may lodge an appeal by forwarding by registered mail to the Assistant Deputy Minister particulars thereof duly verified by affidavit.

(2) Where an appeal is lodged under subsection (1), the Assistant Deputy Minister shall forward, by registered mail, a copy of the appeal and all supporting documents to the electoral officer and to each candidate in the electoral section in respect of which the appeal was lodged.

(3) Any candidate may, within 14 days of the receipt of the copy of the appeal, forward to the Assistant Deputy Minister by registered mail a written answer to the particulars set out in the appeal together with any supporting documents relating thereto duly verified by affidavit.

(4) All particulars and documents filed in accordance with the provisions of this section shall constitute and form the record.

 

SOR/85‑409, s. 4(E); SOR/2000‑391, s. 11.

 

 

[…]

 

14. Lorsqu’il y a lieu de croire

a) qu’il y a eu manœuvre corruptrice à l’égard d’une élection,

b) qu’il y a eu violation de la Loi ou du présent règlement qui puisse porter atteinte au résultat d’une élection, ou

c) qu’une personne présentée comme candidat à une élection était inadmissible à la candidature,

le Ministre doit alors faire rapport au gouverneur en conseil.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

14. Where it appears that

(a) there was corrupt practice in connection with an election,

(b) there was a violation of the Act or these Regulations that might have affected the result of an election, or

(c) a person nominated to be a candidate in an election was ineligible to be a candidate,

the Minister shall report to the Governor in Council accordingly.

 

 

 

[Emphasis added]

 

 

La Loi

 

79. Le gouverneur en conseil peut rejeter l’élection du chef ou d’un des conseillers d’une bande sur le rapport du ministre où ce dernier se dit convaincu, selon le cas :

a) qu’il y a eu des manœuvres frauduleuses à l’égard de cette élection;

b) qu’il s’est produit une infraction à la présente loi pouvant influer sur le résultat de l’élection;

c) qu’une personne présentée comme candidat à l’élection ne possédait pas les qualités requises.

 

S.R., ch. I‑6, art. 79.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

79. The Governor in Council may set aside the election of a chief or councillor of a band on the report of the Minister that he is satisfied that

(a) there was corrupt practice in connection with the election;

(b) there was a contravention of this Act that might have affected the result of the election; or

(c) a person nominated to be a candidate in the election was ineligible to be a candidate.

 

R.S., c. I‑6, s. 79.

 

 

 

[Emphasis added]

 

Ainsi, les dispositions légales et réglementaires attribuent au ministre la responsabilité de recueillir des éléments de preuve et d’établir un rapport, et au gouverneur en conseil la responsabilité de rendre une décision finale.

 

[5]               Il est acquis aux débats que le représentant du ministre était tenu de décider en fonction de la norme de preuve précisée à l’article 14 du Règlement, qui exige seulement la preuve qu’il y a lieu de croire qu’un acte répréhensible visé aux alinéas 14a) ou 14b) a été commis. À mon avis, il ne fait aucun doute que la décision a été rendue en fonction de la norme de preuve plus exigeante de l’article 79 de la Loi, qui exige la preuve d’un acte répréhensible. Je rejette l’argument formulé par les avocates du ministre selon lequel les mots employés dans le passage ne sont que « malheureux » et qu'ils devraient être considérés comme étant une application de l’article 14. Il n’y a aucun fondement crédible à cet argument. Les mots parlent d’eux‑mêmes; l’erreur de droit n’est pas justifiable.

 

[6]               À mon avis, il est évident que l’application de l’erreur de droit que l’évaluateur a intégrée au processus décisionnel a fait en sorte que les faits n'ont pas été établis correctement. Dans son affidavit joint à l'appel en cause, le demandeur a formulé des allégations d'une grande portée qui justifiaient une enquête pour l'application des alinéas 14a) et 14b) du Règlement. En conséquence, il incombait à l’évaluateur d’évaluer soigneusement ces allégations et tous les éléments de preuve recueillis par la suite et de déterminer si des conclusions étaient justifiées pour l'application des alinéas 14a) et 14b). Cependant, l’enquête s’est concentrée sur seulement deux questions qui ont mené à la décision du représentant du ministre, soit les questions de savoir : d’une part, si des votes avaient été achetés avec de l’alcool, et d’autre part, si une aînée avait été influencée lors du vote.

 

[7]               Premièrement, pour ce qui concerne l’achat de votes avec de l’alcool.

 

[8]               La Première Nation de Little Grand Rapids interdit la possession et la fourniture d’alcool au moyen d’un règlement pris en vertu de l’article 85 de la Loi sur les Indiens (dossier du demandeur, p. 233). Les allégations du demandeur évoquent la crainte que les élections aient été corrompues par l'achat de votes avec de l’alcool. Compte tenu de cette allégation centrale, l’évaluateur avait l’obligation de déterminer s’il y avait suffisamment d’éléments de preuve pour pouvoir conclure qu’il y avait lieu de croire que cette allégation était vraie pour l'application des alinéas 14a) et 14b). Cependant, l’évaluateur a donné comme instruction à l’enquêteur de recueillir des éléments de preuve relativement à une question beaucoup plus étroite : à savoir, mener une enquête uniquement au sujet de l’allégation selon laquelle le chef Martin Owens et le conseiller Lam avaient effectivement fourni de l’alcool à certains individus nommés, [traduction] « en échange de leurs votes » (dossier du PG, vol. 1, p. 77). L’enquêteur a suivi les instructions données, et il a été incapable de fournir une réponse concluante à la question posée, mais, au cours de l’enquête, il a découvert une foule de renseignements relatifs aux problèmes liés à la consommation d’alcool au sein de la collectivité, et, chose plus importante, concernant la possession et la fourniture d’alcool peu avant l’élection. Ces éléments de preuve ont été communiqués en détail dans le rapport que l’enquêteur a présenté à l’évaluateur (dossier du PG, vol. 1, p. 88 à 96).

 

[9]               En plus de communiquer des éléments de preuve pertinents impliquant le chef Martin Owens et le conseiller Lam dans des actes dont il y avait peut‑être lieu de croire qu’ils constituaient des infractions aux alinéas 14a) et 14b), l’enquêteur a fourni un argument en faveur de l’admission des éléments de preuve à titre de preuves que les deux dispositions avaient été enfreintes. Cet argument se présente sous la forme d’un courriel répondant à une question d’un fonctionnaire d’AINC au sujet des résultats de l’enquête, et il est acquis aux débats que l’évaluateur disposait de ce courriel lorsqu’il a rédigé l’avis à l’intention du représentant du ministre et que ce dernier disposait de ce courriel lorsqu’il a signé la décision faisant l’objet du présent contrôle :

 

[traduction]

Date :               16/4/2010, 12 h 55

Objet :              Little Grand Rapids

 

Lynn,

 

Après notre conversation téléphonique, j’ai relu mon rapport. Les notes suivantes pourraient peut‑être vous aider… Article 14 du REBI : Lorsqu’il y a lieu de croire

 

a) qu’il y a eu manœuvre corruptrice à l’égard d’une élection,

 

Énumérons seulement les faits incontestables, et laissons le reste de côté.

 

1.  Deon Lam et sa mère ont importé de l’alcool dans la réserve.

Témoin : Linda McDougall. Très crédible, elle a des notes manuscrites.

 

2.  Le chef Owens a tenu une fête où il y avait de l’alcool.

Rapport de la GRC et déclaration du chef Owens

 

3.  Le chef Owens a donné ou vendu de l’alcool à Eugene Keeper.

Témoin : Eugene Keeper.

Témoin : Melba Keeper.

Témoin : Doris Mayham.

 

4.  Le chef Owens a donné de l’alcool à la mère/cliente des Services d'aide à l'enfance et à la famille.

Témoin : Violet Keeper.

 

5.  Le président du scrutin Ian Keeper a influencé une électrice.

Témoin : Violet Keeper.

Témoin : Samantha Bushie.

 

6.  Le chef Owens a livré de la bière à Harry T. Owens.

Témoin : Verna Keeper.

 

7.  Le candidat Deon Lam a livré du whiskey à des membres de la bande.

Témoin : Violet Keeper.

 

8.  Le chef Owens a nolisé un avion pour amener des électeurs dans la réserve.

Témoin : cogérant Jerry Shell.

 

Je suis d’avis que nous ne pouvons pas laisser ces faits de côté parce que d'autres témoins ont peur de parler et que les suspects nient les allégations.

 

Je suis d’avis que s'il s'agissait de n’importe quelle municipalité au Canada, une longue enquête serait menée avec énergie afin de recueillir suffisamment de renseignements pour justifier le dépôt d’accusations au pénal en vertu des lois provinciales sur les élections. Tout ce qu’il faut démontrer ici, c’est qu’il y a « lieu de croire » qu’il y a eu des manœuvres corruptrices.

 

Comme l’a dit le juge dans l’affaire Peguis… « faites les rapprochements » (je cite de mémoire).

 

Si vous informez le ministère de la Justice et qu’on vous dit qu’on y est presque... faites-moi savoir ce dont vous avez besoin.

 

Bob

 

(Dossier du PG, vol. 1, p. 73 et 74)

 

[10]           Il appert que l’évaluateur était conscient des graves problèmes reliés à la consommation d’alcool et du risque d’intimidation à l’approche de l’élection. Dans le rapport qu’il a présenté au représentant du ministre, l’évaluateur a formulé les affirmations suivantes sous la rubrique [traduction] « Commentaires généraux » :

[traduction]

Bien qu’il y ait un taux élevé d’alcoolisme dans la réserve, Little Grand Rapids est une réserve « sans alcool » depuis 1996.

 

L’allégation selon laquelle le chef Martin Owens ou ses partisans auraient fourni de l’alcool à des électeurs en échange de leurs votes a également été formulée lors de l’élection précédente tenue en 2007. L’enquête dans les deux cas a été menée par Norton Security Consulting Inc. (Bon Norton). L’enquêteur rapporte qu’il ne fait aucun doute que Martin Owens et ses partisans ont distribué de l’alcool lors de l’élection, mais les individus refusent de fournir une déclaration à l’enquêteur de peur de perdre leurs emplois ou parce qu’ils craignent pour leur sécurité physique.

 

Dans son appel, Nelson Keeper affirme que « le 19 juillet 2009 ou aux environs de cette date, une réception politique a été tenue (par Martin Owens) quelques semaines avant le jour de l’élection à seule fin de suborner des gens avec de l’alcool ».

 

La Section des opérations électorales a communiqué avec la GRC au sujet de la fourniture d’alcool à des individus à cette réception, et, dans une déclaration écrite, la GRC confirme que « la police a été avisée d’une grande réception au magasin Owens où de l’alcool était aisément disponible. La police […] a vu plusieurs individus intoxiqués qui buvaient de l’alcool dans le magasin et aux alentours. Le chef Martin Owens était présent, et il a dit que l’alcool lui appartenait. Il a affirmé qu’une réunion venait tout juste de prendre fin et qu’il était en train de voir à ce que tout le monde s’en aille. »

 

La GRC a confirmé qu’il y avait eu une réception politique pré‑électorale, mais elle n’a pas pu confirmer que de l’alcool avait été échangé contre des votes. En réponse à l’appel qui lui avait été signifié, le chef Martin Owens a affirmé dans son affidavit que le rassemblement avait été une fête d’anniversaire en son honneur, et il a inclus une copie de sa carte de statut qui a confirmé que sa date de naissance était le 17 juillet 1965.

 

Le 22 mars 2010, l’enquêteur a demandé à la GRC pourquoi le chef Martin Owens n’avait pas été inculpé pour avoir été en possession d’alcool à la fête. La GRC a répondu qu’un supérieur hiérarchique de la GRC à Winnipeg avait avisé le détachement local de ne pas inculper le chef Martin Owens.

 

Le 1er avril 2010, l’enquêteur s’est entretenu avec le chef Martin Owens en présence de l’avocat de ce dernier, MMartin Kramer. Lorsqu’il a été interrogé au sujet de la fête susmentionnée tenue au magasin Owens, le chef a nié avoir dit que l’alcool lui appartenait et, de ce fait, il a prétendu que le rapport de police était incorrect.

 

(Dossier du PG, vol. 1, p. 187 et 188)

 

 

[11]           Compte tenu de ces éléments de preuve, l’évaluateur était certainement tenu de décider s’il y avait lieu de croire qu’un acte répréhensible visé aux alinéas 14a) ou 14b) avait été commis. Cependant, l’évaluateur a omis de s’acquitter de cette obligation de base. Le résultat du processus décisionnel sur ce point, qui ressort de la décision signée par le représentant du ministre, est un accent mis sur la question de savoir si de l’alcool a effectivement été échangé contre des votes :

 

[traduction]

L’enquêteur n’a pas pu établir la véracité des allégations selon lesquelles le candidat au poste de chef, Martin Owens, et le candidat au poste de conseiller, Deon Lam, auraient fourni de l’alcool à de nombreux électeurs (Kevin Eaglestick, Edson Eaglestick, Colin Keeper, Rudy Keeper, Emily Keeper, David Green, Betty Jane Owens et Gordie Owens) en échange de leurs votes. Tous les électeurs nommés dans l’appel ont nié cette prétention et ont affirmé que les allégations étaient fausses puisqu’ils n’avaient pas accepté d’alcool en échange de leur vote. Faute de preuve, les allégations sont donc rejetées.

 

(Dossier du PG, vol. 1, p. 195)

 

 

[12]           Je trouve préoccupant le fait que, lorsqu’il a tiré cette conclusion, l’évaluateur semble avoir complètement méconnu l’importance de la preuve selon laquelle Martin Owens et Deon Lam avaient tous deux commis une infraction flagrante au règlement relatif à l’interdiction d’alcool dans la réserve, et ce, peu avant l’élection. La question dont l’évaluateur était saisi était la suivante : les éléments de preuve étayent‑ils la conclusion selon laquelle il y a lieu de croire que de l’alcool a été utilisé pour influer sur le résultat de l’élection? Cette question n’a pas reçu de réponse.

 

[13]           Deuxièmement, l’influence exercée sur une aînée lors du vote.

 

[14]           L’évaluateur a demandé à l’enquêteur de [traduction] « mener une enquête au sujet de l’allégation selon laquelle le président du scrutin Ian Keeper aurait influencé des électeurs aînés en leur disant pour quel candidat voter » (dossier du PG, vol. 1, p. 77). Le paragraphe 15(2) du Règlement sur les élections au sein des bandes d’Indiens énonce que « [n]ul ne doit intervenir ou tenter d’intervenir auprès d’un votant lorsque celui‑ci marque son bulletin de vote, ni obtenir ou tenter d’obtenir au bureau de vote des renseignements sur la manière dont un votant se prépare à voter, ou a voté » (dossier du PG, vol. 1, p. 185).

 

[15]           L’enquêteur a recueilli des éléments de preuve pertinents selon lesquels il y avait lieu de croire que le scrutateur défendeur Ian Keeper avait enfreint cette disposition au bureau de vote le jour de l’élection : un témoin a entendu une conversation entre M. Keeper et une aînée au cours de laquelle M. Keeper a affirmé que l’aînée devrait voter pour Martin Owens plutôt que pour le demandeur; la petite‑fille de l’aînée a confirmé que l’aînée lui avait parlé de cette conversation après avoir quitté le bureau de vote; lorsque l’enquêteur l’a interrogée, l’aînée a dit que tout [traduction] « s’était bien passé pour ce qui était de son vote le jour du scrutin et qu’elle ne voulait pas s’en mêler »; M. Keeper a nié l’allégation (dossier du PG, vol. 1, p. 85). L’enquêteur mentionne ces éléments de preuve dans le courriel cité plus haut.

 

[16]           À mon avis, pour apprécier convenablement ces éléments de preuve, l’évaluateur devrait se poser la question suivante : y a‑t‑il lieu de ne pas tenir compte des éléments de preuve communiqués par le témoin de la conversation en question, ou de n’y accorder aucun poids, simplement parce que l’aînée ne veut pas [traduction] « s'en mêler ». En outre, la preuve par ouï‑dire de la petite‑fille de l’aînée confirmant la conversation devrait aussi être soigneusement évaluée. Il est bien établi en droit qu’il est acceptable de se fier à une preuve par ouï‑dire si cela est nécessaire et si la preuve en question est fiable. À mon avis, compte tenu de la preuve éloquente d’intimidation dans la présente affaire, on pourrait avancer un argument solide selon lequel il est satisfait aux deux critères. Une autre question aurait dû recevoir une réponse au moment de choisir entre, d’une part, les paroles du témoin et de l’aînée et, d’autre part, celles de M. Keeper : pourquoi le témoin et l’aînée n’auraient pas dit la vérité? Encore une fois, il importe de souligner qu’il suffit qu’il y ait lieu de croire à l’exercice d’une influence pour qu’une conclusion soit étayée selon le paragraphe 14(2). L’évaluateur n’a pas procédé à cette évaluation difficile mais nécessaire. Au lieu de cela, le représentant du ministre a rejeté l’allégation en affirmant qu’[traduction] « étant donné que [l’aînée] n’a pas confirmé l’allégation, il n’y a pas d’éléments de preuve crédibles qui étayent l’allégation selon laquelle le président du scrutin aurait influencé des électeurs. L’allégation est donc rejetée. » (Dossier du PG, vol. 1, p. 194).

 

[17]           Dans la présente affaire, l’évaluateur a apparemment choisi d’appliquer une pratique consistant à établir un rapport fondé uniquement sur les preuves d’actes répréhensibles provenant des personnes ayant directement pris part aux circonstances entourant les actes répréhensibles, et qui sont prêtes à coopérer comme témoins, en sachant fort bien que l’enquêteur avait constaté que l’on ne pouvait pas s’attendre à ce que de tels témoins se manifestent, en raison de l’intimidation. Non seulement cette pratique est‑elle remarquablement injuste à l’égard des personnes sensées de la Première Nation de Little Grand Rapids, mais elle est irréaliste dans le contexte. Dans la présente affaire, la masse d’éléments de preuve provenant de témoins oculaires d’actes répréhensibles devait être évaluée. En outre, des éléments de preuve circonstancielle frappants devaient être pris en compte (voir Hudson c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2007 CF 203, paragraphes 85 et 86).

 

[18]           Le rapport que l’évaluateur a présenté au représentant du ministre se termine comme suit :

[traduction]

Une enquête a été entreprise au sujet des allégations concernant des achats de votes largement répandus lors des deux dernières élections. Il est éminemment regrettable que des personnes soient incapables de confirmer ces allégations de peur de perdre leur emploi ou par crainte pour leur sécurité physique. Pour réduire ou éliminer la possibilité que l’alcool puisse acheter des votes lors de la prochaine élection générale, il est suggéré que des membres du personnel de l’administration centrale et du bureau régional du ministère rencontrent la GRC (le surintendant du détachement de Selkirk et le bureau du détachement local de Little Grand Rapids), la Société des alcools du Manitoba, le ministère des Transports (c’est‑à‑dire, les vols à destination ou en provenance de Little Grand Rapids) et l’Assemblée des chefs du Manitoba afin d’élaborer une stratégie commune.

 

Recommandation

 

Nous recommandons que l’appel soit rejeté et que vous signiez par conséquent les lettres ci‑jointes adressées au directeur général régional pour la région du Manitoba et à tous les candidats. Les résultats de l’élection, tenue le 22 juillet 2009, devraient être maintenus.

 

(Dossier du PG, vol. 1, p. 188)

 

Il y avait responsabilité d’intervenir au vu des éléments de preuve présentés dans le rapport de l’enquêteur. Je trouve regrettable que l’évaluateur et le représentant du ministre aient omis de réagir raisonnablement au vu des sérieux problèmes électoraux auxquels la Première Nation de Little Grand Rapids fait face.


 

 

ORDONNANCE

 

 

LA COUR ORDONNE :

La décision est annulée, et l’appel est renvoyé au ministre pour qu'il rende une nouvelle décision qui soit conforme à la directive suivante : la nouvelle décision doit être rendue en fonction de la bonne norme d’évaluation de la preuve et tenir compte de l’ensemble du dossier de preuve actuel.

 

J’adjuge les dépens dans la présente demande en faveur du demandeur, à la charge entière du ministre.

 

 

« Douglas R. Campbell »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :                                        T‑1252‑10

 

INTITULÉ :                                       NELSON KEEPER

                                                            c.

                                                            SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA, représentée par LE MINISTRE DES AFFAIRES INDIENNES ET DU NORD CANADIEN, CHEF MARTIN OWENS, CONSEILLER DEON LAM et PRÉSIDENT DU SCRUTIN IAN KEEPER

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Winnipeg (Manitoba)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 8 mars 2011

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :  LE JUGE CAMPBELL

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 14 mars 2011

 

COMPARUTIONS :

 

Melissa Burkett et Martin Minuk

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Martin Kramer

POUR LE DÉFENDEUR le chef Martin Owens

 

Yvette Creft et Lisa Cholosky

POUR LE DÉFENDEUR le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Aikins MacAuleu Thorvaldson, LLP

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR LE DEMANDEUR

Olschewski Feuer Davie

Winnipeg (Manitoba)

POUR LE DÉFENDEUR le chef Martin Owens

 

 

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien

 

 

 

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