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Cour fédérale

 

Federal Court

                                                                                              Date : 20110317

Dossier : IMM-3165-10

Référence : 2011 CF 322

Ottawa (Ontario), le 17 mars 2011

En présence de monsieur le juge de Montigny 

 

ENTRE :

 

NATALIE LAMOUR

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

         MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, présentée par la demanderesse, Mme Natalie Lamour, citoyenne de Haïti, en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, c. 27 (la Loi), à l’encontre d’une décision de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (le tribunal) rendue le 19 mai 2010, rejetant sa demande d’asile au motif qu’elle n’a pas la qualité de réfugiée au sens de la Convention ni de personne à protéger.

[2]               Après avoir pris connaissance du dossier ainsi que des prétentions écrites et orales des parties, j’en suis arrivé à la conclusion qu’il n’existe aucun motif justifiant l’intervention de cette Cour. 

 

I.          Les faits

[3]               Mme Lamour a été professeure de violon à Port-au-Prince et à Jacmel, en Haïti, et allègue avoir été victime de plusieurs agressions criminelles prétendument à cause de son statut de femme musicienne.

 

[4]               Au début du mois de juillet 2004, alors qu’elle se rendait à Jacmel pour donner des cours de musique à des enfants défavorisés, Mme Lamour dit avoir été témoin d’une agression armée.  Elle aurait été relâchée par l’un des agresseurs lorsque ce dernier aurait appris qu’elle était musicienne.

 

[5]               Le 17 juillet suivant, elle aurait de nouveau été victime d’une agression armée, cette fois de la part de quatre hommes qui lui en voulaient personnellement parce qu’elle était artiste.  Après cet événement, elle dit avoir reçu des menaces téléphoniques à l’occasion desquelles on lui reprochait d’être privilégiée, musicienne et intellectuelle.  Elle a néanmoins continué d’aller à Jacmel pour travailler jusqu’au mois d’août de la même année.

 

[6]               En octobre 2004, elle aurait été poursuivie par quatre hommes armés qui auraient tenté de l’agresser.  Puis, en février 2005, un homme armé aurait tenté d’entrer par effraction dans sa résidence, tiré des coups de feu et proféré des menaces contre les intellectuelles et les artistes comme elle.

 

[7]               Mme Lamour a été incapable d’identifier ses différents agresseurs, qu’elle décrit comme de simples criminels.  Lors de l’audition, elle a dit craindre un groupe de bandits en particulier, les Zinglindos, qui se retrouveraient partout en Haïti et qui attaquerait les gens sans provocation.  Ce groupe ne serait pas hiérarchisé et ne serait motivé par aucune idéologie. 

 

[8]               Craignant faire l’objet d’un enlèvement, elle a quitté Haïti le 12 mars 2005 en direction des États-Unis.  Elle y a séjourné à titre de visiteur, puis de façon illégale.  Elle a par la suite demandé l’asile au Canada le 1er février 2008.

 

II.         La décision contestée

[9]               Le tribunal a tout d’abord rejeté les prétentions de la demanderesse selon lesquelles elle craignait d’être persécutée à cause de son appartenance au groupe social des femmes et en raison de sa profession.  S’appuyant sur la preuve documentaire, le tribunal a conclu que tous les Haïtiens sont susceptibles de faire l’objet de délits criminels et que cette menace n’était pas l’apanage exclusif des femmes.  De façon similaire, le tribunal a noté qu’aucune preuve n’a été soumise à l’effet que les artistes étaient davantage ciblés par les criminels.  Les victimes de criminalité ne faisant pas l’objet d’un groupe social particulier, le tribunal a donc rejeté la demande de Mme Lamour en vertu de l’article 96 de la Loi.

 

[10]           D’autre part, le tribunal a également conclu que la demanderesse était visée par l’exception prévue à l’alinéa 97(1)(b)(ii) de la Loi, dans la mesure où le risque auquel elle se disait exposée si elle retournait vivre en Haïti était un risque de criminalité généralisé auquel l’ensemble de la population haïtienne fait face. 

 

[11]           En outre, le tribunal a estimé que certaines incohérences dans le témoignage de la demanderesse quant à ses propres expériences et quant au traitement d’autres musiciens en Haïti remettaient en question la crédibilité de son histoire.  Par exemple, la demanderesse a allégué que tous les musiciens en Haïti sont victimes de persécution et d’agression, mais a admis que les autres musiciens qu’elle connaissait n’avaient pas été agressés.  De plus, elle a soutenu avoir été agressée à cause de son statut de musicienne, tandis qu’une autre fois, elle a plutôt été relâchée parce qu’elle était professeure de musique.  Enfin, le tribunal a estimé que le fait de retourner enseigner la musique à Jacmel après y avoir été agressée remettait en question sa crainte subjective.

 

[12]           Le tribunal a donc conclu que la demanderesse n’avait pas établi, selon la prépondérance des probabilités, qu’elle serait personnellement exposée à la persécution ou à un risque de torture ou à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités si elle retournait à Haïti. 

 

III.       Le tribunal a-t-il commis une erreur en rejetant la demande d’asile de Mme Lamour?

[13]           Il convient tout d’abord de noter que le procureur de Mme Lamour ne remet pas en question les conclusions du tribunal reliées à l’article 96 de la Loi.  Ce qu’il conteste essentiellement, c’est la conclusion à l’effet que le risque auquel prétend faire face la demanderesse est généralisé.  À cet égard, il soutient que les nombreuses agressions dont Mme Lamour a été victime démontre qu’elle n’est pas une victime aléatoire mais qu’elle est personnellement visée à cause de ce qu’elle représente, de par son statut de femme musicienne et intellectuelle.

 

[14]           Il n’est pas contesté que l’évaluation de la preuve et les conclusions du tribunal quant au risque de persécution sont des questions assujetties à la norme de la décision raisonnable : Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au para 47.

 

[15]           La demanderesse n’a pas remis en question les conclusions du tribunal eu égard à l’article 96 de la Loi à bon droit me semble-t-il.  S’appuyant sur la preuve documentaire démontrant que la criminalité est endémique en Haïti et que le risque d’être victime de délits criminels n’est pas l’apanage exclusif de tel ou tel groupe dans la population, la SPR a conclu que la demanderesse avait été victime de cette criminalité et non de persécution au sens de la Convention. 

 

[16]           Cette conclusion est conforme aux nombreuses décisions de cette Cour en cette matière.  Il est de jurisprudence constante que la crainte d’un revendicateur victime de menaces, d’extorsion ou d’autres représailles aux mains de criminels ne constitue pas de la persécution liée à l’un des cinq motifs prévus à la Convention : voir, par exemple, Hernandez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2003 CFPI 5 (CF); Yuen c Ministre de l’emploie et de l’immigration, [1994] ACF no. 1045 (CAF); Lozandier c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 770; Jean c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 674.

 

[17]           C’est à la SPR qu’il revient de déterminer si la demande de protection de la demanderesse peut se rattacher à l’un des motifs de persécution prévu par la Convention.  Il s’agit là d’une question de fait qui relève de l’expertise du tribunal, et dont la détermination doit faire l’objet d’une grande déférence de la part de cette Cour.  En l’occurrence, la demanderesse s’est contentée d’exprimer son désaccord et de réitérer les arguments qu’elle avait fait valoir devant la SPR; cela n’est pas suffisant pour justifier l’intervention de cette Cour.

 

[18]           Quant au risque d’enlèvement auquel la demanderesse dit faire face, il ne peut pas davantage être retenu au terme de l’article 97.  Afin de se qualifier comme personne à protéger, la demanderesse devait démontrer qu’elle serait exposée « personnellement » à un risque et que ce risque n’en est pas un auquel la population est généralement exposée, tel que le précise le sous-alinéa 97(1)(b)(ii) de la Loi :

Personne à protéger

 

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

Person in need of protection

 

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

[19]           Dans le cas présent, la SPR n’a pas retenu l’allégation de la demanderesse selon laquelle elle était ciblée par ses agresseurs, que ce soit comme membre d’un groupe à risque (femme, musicienne) ou personnellement.  S’appuyant sur la preuve documentaire traitant de la situation en Haïti, le tribunal a conclu que la criminalité est un problème généralisé dans ce pays auquel toute la population est exposée.  La partie défenderesse a d’ailleurs déposé plusieurs décisions de cette Cour qui font état de cette situation malheureuse : voir Lazandier, ci-dessus; Jean c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 674; Sermot c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1105; Soimin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 218; Frederic c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1100; Cyriaque c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1077.

 

[20]           Or, il est bien établi qu’une crainte généralisé de criminalité, partagée par l’ensemble de la population, ne satisfait pas au critère de l’article 97 de la Loi.  Ma collègue la juge Danièle Tremblay-Lamer écrivait à ce propos, dans une décision citée par le tribunal :

22. Dans la récente décision Carias c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (…), aux paragraphes 23 et 25, le juge O’Keefe a conclu que les demandeurs étaient exposés à un risque généralisé d’être visé par des crimes économiques, risque qu’ils partagent avec beaucoup d’autres Honduriens, notamment ceux qui sont considérés comme riches.  Dans cette affaire particulière, la Commission a accepté que les demandeurs avaient été victimes de violence, mais le juge O’Keefe a rejeté la demande en mentionnant, au paragraphe 25, que « [l]es demandeurs sont membres d’un vaste groupe de personnes qui risquent d’être visés par des crimes économiques au Honduras parce qu’ils sont considérés comme riches ».  En outre, il a déclaré que « [c]ompte tenu de la formulation du sous-alinéa 97(1)b)(ii) de la LIPR, les demandeurs devaient convaincre la Commission qu’ils risquaient d’être personnellement exposés à un risque non partagé par les autres habitants du Honduras.

 

23. Compte tenu de la jurisprudence récente de la Cour, je suis d’avis que le demandeur n’est pas personnellement exposé à un risque auquel ne sont pas exposés généralement les autres individus qui sont à Haïti ou qui viennent d’Haïti.  Le risque d’être visé par quelque forme de criminalité est général et est ressenti par tous les Haïtiens.  Bien qu’un nombre précis d’individus puissent être visés plus fréquemment en raison de leur richesse, tous les Haïtiens risquent de devenir des victimes de violence.

 

Prophète c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 331, conf. par la Cour d’appel fédérale à 2009 CAF 31.

 

 

[21]           La preuve documentaire ne permet pas d’établir que les femmes musiciennes sont plus à risque que la population haïtienne en général.  Il se peut bien qu’elle ait été perçue comme privilégiée du fait qu’elle était en contact avec des gens aisés, et qu’elle ait pour cette raison été davantage susceptible d’enlèvement ou d’extorsion.  Encore une fois, cela ne fait pas d’elle personne directement exposée à une menace pour sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités. 

 

[22]           Alternativement, le procureur de la demanderesse a soutenu que cette dernière était personnellement visée par des individus ou des bandes criminalisées et que les agressions dont elle a été victime n’étaient pas aléatoires.  À l’appui de ses prétentions, le procureur s’est appuyé sur l’arrêt Martinez Pineda c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 365, où cette Cour avait conclu que la SPR avait erré en concluant que le demandeur n’était pas exposé à un risque plus grand que celui auquel était exposé la population du Salvador en général, en s’appuyant sur le fait que les gangs de rue recrutent à la grandeur du pays et visent toutes les couches de la société, de l’aveu même du demandeur. 

 

[23]           Il convient cependant de noter que les faits à l’origine de cette affaire étaient bien différents de la situation dans laquelle se trouvait la demanderesse ici.  Dans l’affaire Pineda, le demandeur avait fait l’objet de menaces pendant une longue période de temps, et de la part des mêmes individus.  Tel que noté par la Cour, le demandeur ne prétendait pas être exposé à un risque pour sa vie ou sa sécurité du seul fait qu’il était étudiant, jeune ou issu d’une famille à l’aise.  Il avait été personnellement ciblé, et le risque qu’il courait était nettement plus grand que celui auquel était exposé l’ensemble de la population.  À cet égard, la Cour écrivait :

15. Dans ces circonstances, la conclusion de la SPR est manifestement déraisonnable.  On ne peut accepter, du moins tacitement, le fait que le demandeur ait été menacé par un gang bien organisé et qui sème la terreur sur tout le territoire, d’après la preuve documentaire, et opiner du même souffle que ce même demandeur ne serait pas exposé à un risque personnel s’il retournait au El Salvador.  Il se peut bien que les Maras Salvatruchas recrutent parmi la population en général; il n’en demeure pas moins que M. Pineda, s’il faut en croire son témoignage, a été spécifiquement visé et a fait l’objet de menaces insistantes et d’agressions.  De ce fait, il est exposé à un risque supérieur à celui auquel est exposée la population en général.

 

 

[24]           Compte tenu des motifs qui précèdent, je suis d’avis que la SPR pouvait raisonnablement conclure que la demanderesse ne risquait pas d’être personnellement exposée à un risque non partagé par les autres habitants d’Haïti.  Le fait que la demanderesse ne soit pas d’accord avec cette conclusion ne suffit pas pour justifier l’intervention de cette Cour.

 

[25]           Les parties n’ont proposé aucune question importante de portée générale, et par conséquent, aucune question ne sera certifiée.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée.  Aucune question n’est certifiée.

 

 

« Yves de Montigny »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-3165-10

 

INTITULÉ :                                       Nathalie Lamour c. MCI

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               2 février 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT PAR :                     LE JUGE de MONTIGNY

 

DATE DES MOTIFS :                      17 mars 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Claude Whalen

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Me Suzon Létourneau

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Claude Whalen

Montréal (Québec)

POUR LA DEMANDERESSE

 

 

Myles J. Kirvan,

Sous-Procureur Général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

                                                                             

 

 

 

 

 

 

 

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