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Cour fédérale

 

Federal Court


 


Date : 20110322

Dossier : T-2579-91

Référence : 2011 CF 351

[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 22 mars 2011

En présence de monsieur le juge Phelan

 

 

ENTRE :

 

ROGER SOUTHWIND, EN SON NOM PROPRE ET AU NOM DES MEMBRES DE LA BANDE INDIENNE DU LAC SEUL

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

 

 

 

 

défenderesse

 

et

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DE L’ONTARIO

 

 

 

tierce partie

 

et

 

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU MANITOBA

 

 

 

tierce partie

 

 

  MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT


I.  INTRODUCTION

  • [1] La tierce partie, sa Majesté la Reine du chef du Manitoba (Manitoba), interjette appel d’une décision de la protonotaire Aronovitch (la protonotaire) qui accordait à la défenderesse, sa Majesté la Reine du chef du Canada (le Canada), une prorogation de délai pour déposer et signifier sa mise en cause du Manitoba devant la Cour.

 

  • [2] La question de fond dans cet appel porte sur la compétence de la Cour fédérale à l'égard de la mise en cause du Manitoba.

 

  • [3] L'action principaleest une action de la bande demanderesse contre le Canada pour les pertes subies en raison du projet hydroélectrique du lac Seul (le projet). La demande vise surtout à obtenir une indemnisation pour les dommages que la réserve et son infrastructure auraient subis à cause de la construction du barrage et des inondations qui ont suivi.

 

  • [4] La mise en cause est fondée sur la définition de « coûts en capital » Loi de la conservation du lac Seul, une loi fédérale adoptée pour donner effet à une entente conclue entre le Canada, le Manitoba et l’Ontario concernant la construction d’un barrage en Ontario sur un cours d’eau qui se jette dans le Manitoba.

 

  • [5] La protonotaire a conclu, dans une décision réfléchie, qu’il n’était ni évident ni manifeste que la Cour fédérale n’avait pas compétence pour entendre la mise en cause. La protonotaire a aussi conclu qu’il était dans l’intérêt de la justice d’accorder une prorogation de délai au Canada puisqu’il invoquait des arguments défendables, qu'il manifestait une intention constante de poursuivre son action contre le Manitoba et que la prorogation du dépôt de l'action contre le Manitoba ne causerait aucun préjudice.

Pour les motifs qui suivent, la Cour partage les conclusions de la protonotaire quant à la compétence et ne voit aucune raison d’entraver l’exercice de son pouvoir discrétionnaire quant à la prorogation du délai.

 

II.  HISTORIQUE

  • [6] Le Canada, l’Ontario et le Manitoba sont signataires de l’Accord du barrage-réservoir du Lac Seul (ABRLS) de 1928, qui prévoyait la construction d’un barrage à la sortie du lac Seul dans le nord-ouest de l’Ontario dans le but de stocker l’eau aux fins de la production hydroélectrique. L’ABRLS prévoyait que certains « coûts en capital », y compris des coûts liés aux protections contre les inondations et aux indemnités relatives à l’utilisation du bois, à la construction de bâtiments et aux améliorations apportées aux bâtiments se trouvant sur les terres de la Couronne et les terres indiennes touchées négativement par le projet, devaient être partagés entre le Canada et l’Ontario dans des proportions respectives detrois cinquièmes et deux cinquièmes.

 

  • [7] En vertu de l’article 22 de l’ABRLS, le Canada doit se faire rembourser ces coûts en capital (et d’autres coûts) par l’imposition de redevances sur d'autres forces hydrauliques développées au Manitoba. L’article 22 reflète ainsi l’accord et l'approbation des modalités de l’ABRLS, sous réserve des restrictions expressément prévues.

 

  • [8] L’ABRLS a été ratifié aux termes de la loi fédérale intitulée Loi de la conservation du lac Seul et l’Act Respecting Lac Seul Storage [Loi concernant le barrage-réservoir du Lac Seul] de l’Ontario, et il a été mis en annexe de ces deux lois. À l’époque, le Canada administrait certaines ressources naturelles au Manitoba.

 

  • [9] Aux termes d’une convention conclue le 14 décembre 1929, la Convention sur le transfert des ressources naturelles du Manitoba (CTRNM), le Canada a transféré au Manitoba les intérêts du Canada dans toutes les terres de la Couronne de la province qui avaient été auparavant administrées par le Canada puisque ces terres n’avaient toujours pas été transférées au Manitoba.

 

  • [10] Le CTRNM a été ratifié par le Parlement en vertu de la Loi sur le transfert des ressources naturelles du Manitoba, par le Manitoba en vertu de la Loi sur le transfert des ressources naturelles du Manitoba et par le Parlement britannique en vertu de la Loi constitutionnelle de 1930 (anciennement la Loi sur l'Amérique du Nord britannique ), et à ce titre il fait partie des Lois constitutionnelles de 1867 à 1982.

 

  • [11] L’article 8 du CTRNM constitue le fondement de la mise en cause puisqu’il obligeait prétendument le Manitoba à verser au Canada les sommes qui ont été ou seront dépensées en vertu de l’ABRLS, tel que ratifié en vertu de la Loi de la conservation du lac Seul.

 

  • [12] Le 24 septembre 1985, la bande demanderesse a déposé une revendication particulière auprès la Direction générale des revendications particulières conformément à la Politique sur les revendications particulières (la revendication particulière concernant le lac Seul). La revendication visait à obtenir une indemnisation complète, avec intérêts et dépens, pour tous les dommages qu’ont subis les terres, les eaux et les intérêts de la Première Nation de Lac Seul, y compris les dommages individuels qu’ont subis les membres de la bande à cause de l’inondation du lac Seul.

 

  • [13] Le 9 octobre 1991, une déclaration visant à obtenir une indemnité de 200 000 000 $ a été déposée. Cette déclaration a depuis été modifiée par la présente déclaration, qui est essentiellement la même que la première.

 

  • [14] Entre le dépôt de la première déclaration et le dépôt de la déclaration du 29 janvier 2009, la revendication particulière a été acceptée aux fins de négociation, de sorte que le litige a été mis en suspens.

 

  • [15] Le 30 juin 2009, le Canada a déposé sa défense, puissix mois plus tard la requête en prorogation du délai de dépôt de la mise en cause.

 

  • [16] En 2003, le Manitoba a été invité par le Canada à participer aux négociations et s’est vu remettre la documentation historique pertinente.

 

  • [17] Entre 2003 et 2007, le Canada a tenu le Manitoba informé du cheminement de la revendication particulière, tout en évoquant la possibilité d’une mise en cause.

 

  • [18] Par suite de la reprise de l’action devant la Cour fédérale, le Canada a estimé qu’il serait prudent de mettre en cause le Manitoba, l’Ontario et la société Ontario Power Generation (OPG). Des questions de compétence se posaient puisque l'OPG n’était peut-être pas assujettie à la compétence de la Cour fédérale et que le Manitoba n’était pas assujetti à la compétence de la Cour supérieure de l’Ontario à moins d’y consentir, ce qu’il n’a pas fait.

 

  • [19] Comme ce litige faisait l’objet d’une gestion de l’instance, certaines mesures ont été prises pour résoudre ce casse-tête portant sur la compétence. Étant donné qu'il n'y a pas eu entente quant à la compétence des tribunaux de l’Ontario, le Canada a entamé sa procédure de mise en cause.

 

  • [20] Le 7 décembre 2009, le Canada a demandé la mise en cause de l’Ontario, ce à quoi l’Ontario a consenti.

 

  • [21] Le 16 décembre 2009, le Canada a demandé la mise en cause du Manitoba, ce qui a mené à la décision de la protonotaire et au présent appel.

 

III.  ANALYSE JURIDIQUE

A.  La norme de contrôle applicable

  • [22] Il est bien établi en droit que le juge saisi de l'appel contre l'ordonnance discrétionnaire d'un protonotaire ne doit pas intervenir, sauf dans les deux cas suivants : a) l'ordonnance porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l'issue du principal; b) l'ordonnance est entachée d'erreur flagrante, en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d'un mauvais principe ou d'une mauvaise appréciation des faits (voir Merck & Co. Inc. c. Apotex Inc., 2003 CAF 488). Dans ces cas, la Cour doit exercer son pouvoir discrétionnaire de novo.

 

  • [23] La jurisprudence de notre Cour n’est pas unanime sur la définition du caractère « déterminant » (voir Ridgeview Restaurant Limited c. Canada (Procureur général), 2010 CF 506). Dans un certain nombre d'affaires, la Cour a posé que, en général, à moins qu’elle ne conclue une partie ou la totalité de l’instance à cette étape peu avancée, la décision considérée n’est pas déterminante. Dans d’autres cas, la Cour a appliqué la notion de caractère « déterminant » à des questions qui, d’une manière ou d’une autre, touchent au fond de l’affaire, par exemple la compétence. Le point de savoir si une question est « déterminante » ou non dépend des circonstances de l’espèce. Une catégorisation rigide ne serait pas utile.

 

  • [24] Afin de déterminer si la conclusion du protonotaire concernant la compétence a une influence déterminante, il est important de prendre en considération le critère à satisfaire. Le protonotaire n’avait pas à trancher la question de la compétence de manière définitive. Dans l’arrêt Hodgson c. Bande indienne d’Ermineskin, no 942, [2000] ACF 2042 (CAF), la Cour d’appel fédérale a appliqué le critère afin de déterminer s’il était « évident et manifeste » que la Cour fédérale n’avait pas compétence.

 

  • [25] Vu ce critère, la question de la compétence reste toujours à trancher au procès.On peut donc soutenir que la question n’a pas une influence déterminante, bien que les deux parties soutiennent le contraire.Quoi qu’il en soit, j’ai tenu compte de la question de la compétence de novo attendu que la décision concernant la prorogation est discrétionnaire.

 

  • [26] La question en litige est liée à celle de l’application présumée d’un mauvais principe. La question concernant la compétence reste la même, qu’elle soit traitée sous l’angle de la « question déterminante » ou sous l’angle du « mauvais principe » (il doit en tous les cas y avoir une application correcte des questions de compétence), du moins en ce qui concerne le critère du caractère « évident et manifeste ».

 

B.  Compétence

[27]  La protonotaire a bien établi les conditions servant à déterminer la compétence, comme elles ont été énoncées dans la décision ITO-International Terminal Operators Ltd. v Miida Electronics Inc. [1986] 1 RCS 752 :

1.  il doit y avoir attribution de compétence par une loi du Parlement fédéral;

2.  il doit exister un ensemble de règles de droit fédérales qui soit essentiel à la solution du litige;

3.  la loi invoquée dans l'affaire doit être « une loi du Canada » au sens où cette expression est employée à l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867.

 

  • [28] Il existe deux sources permettant d’attribuer la compétence à la Cour fédérale dans cette cause :

a)  la première source est l’article 19 de la Loi sur les Cours fédérales :

 

19. Lorsqu’une loi d’une province reconnaît sa compétence en l’espèce, — qu’elle y soit désignée sous le nom de Cour fédérale, Cour fédérale du Canada ou Cour de l’Échiquier du Canada — la Cour fédérale est compétente pour juger les cas de litige entre le Canada et cette province ou entre cette province et une ou plusieurs autres provinces ayant adopté une loi semblable.

 

b)  la deuxième source est l’article 1 de la Loi sur la compétence des tribunaux fédéraux du Manitoba :

 

  • [29] Tant les dispositions de la Loi sur la Cour fédérale que celles de la Loi sur la compétence des tribunaux fédéraux s’appliquent lorsqu’il y a un litige entre le Canada et la province. Le Manitoba conteste le fait qu’il y a litige, soutenant que sa seule obligation est de payer le Canada, comme il l’a fait en vertu de l’article 6 de laLoi des ressources naturelles du Manitoba.

 

  • [30] Malgré la position du Manitoba, il demeure que le terme « litige » jouit d’une interprétation large. Dans la décision La Reine (Canada) c. La Reine (Î.-P.É.), [1978] 1 C.F. 533 (l’affaire de l’Î.-P.-É.), le terme englobait tout droit, toute obligation ou toute responsabilité prévus par la loi qui puisse exister entre deux gouvernements. Il a ainsi été décidé que le sens du terme était suffisamment général pour comprendre un litige portant sur la question de savoir si un gouvernement est passible de dommages-intérêts envers un autre.

67  La constitution du Canada, dont fait partie l'arrêté en conseil admettant l'Île-du-Prince-Édouard dans l'Union, donne au Canada et aux provinces des droits et des obligations en leur qualité de personnes juridiques distinctes. Toutefois, la nature de ces entités et celle de leurs obligations et leurs droits respectifs doivent être précisées. L’article 19 de la Loi sur la Cour fédérale et la disposition habilitante voulue adoptée par la province confèrent à la Cour compétence pour juger des litiges entre le gouvernement du Canada et celui d'une province, litiges qui peuvent porter, entre autres, sur ces droits et ces obligations. À l'instar du juge en chef, je suis d'avis, en toute déférence, que ni la doctrine de l'indivisibilité ni celle de l'immunité de la Couronne, que ce soit du point de vue de la procédure ou du droit positif, ne doivent empêcher de statuer sur la responsabilité intergouvernementale aux termes de cette disposition qui prévoit clairement que le Canada et les provinces doivent être traités comme des personnes juridiques distinctes et égales lorsqu'il s'agit de juger un litige qui a pris naissance entre elles. Le terme « litige » a un sens assez général pour embrasser tout genre de droit, d'obligation ou de responsabilité qui peut exister entre les gouvernements ou leur personnification juridique stricte. Le terme est certainement assez général pour comprendre un litige portant sur la question de savoir si un gouvernement est passible de dommages-intérêts envers un autre. […]

 

  • [31] La nature unique de la compétence que confère l’article 19 a été traitée dans l’affaire de l’Î.-P.-É. et cet article a été reconnu comme étant une façon pour une entité politique de régler des questions qui ne relevaient pas autrement de la compétence des cours supérieures provinciales. C’est précisément ce problème qui ressort de la présente affaire, où aucune des provinces ne consent à être assujettie aux tribunaux de l’autre.

39  Je doute que le Canada ou une province soit une personne qui entre comme telle dans la compétence des cours supérieures de common law. Quoi qu'il en soit, j'estime que la Division de première instance n'a aucune compétence dans un différend entre deux entités politiques de cette nature, si ce n'est celle que lui confère l'article 19 de la  Loi sur la Cour fédérale, dont voici le libellé :

 

  […]

 

et la loi provinciale qui la reconnaît. À mon sens, ces dispositions législatives (l'article 19 et la « loi » provinciale) créent une compétence qui diffère par sa nature de la compétence ordinaire conférée aux cours municipales pour trancher les différends entre les personnes ordinaires ou entre le souverain et une personne ordinaire. Elle tranche les différends entre des entités politiques et non pas entre des personnes juridiques reconnues devant les tribunaux municipaux ordinaires. De même, selon moi, ces dispositions créent une compétence qui diffère par sa nature de celle des cours internationales. Elle tranche les différends conformément à certains « principes juridiques reconnus » (en l'espèce, une disposition de la constitution légale du Canada qui est, vis-à-vis du droit international, le droit municipal canadien).

 

  • [32] Dans une cause semblable à laquelle étaient parties la bande Fairford du Manitoba et le Canada, et pour laquelle le Canada a été autorisé à mettre en cause le Manitoba, le juge Rouleau a traité de la compétence unique que confèrent l’article 19 et les lois fédérales y afférentes, y compris les peuples autochtones, la Loi sur les Indiens et les terres réservées aux Indiens.

12  Quoi qu'il en soit, je conclus que l'article 19 de la Loi sur la Cour fédérale, conjugué avec la loi Loi sur la compétence des tribunaux fédéraux du Manitoba, donne à la Cour compétence pour connaître de la mise en cause envisagée. Cet article s'inscrit dans un régime de coopération, sous lequel les provinces peuvent adopter la législation conférant à la Cour fédérale compétence pour résoudre tous les types de litiges. Il s'agit là d'une disposition procédurale unique en son genre, qui permet le jugement des litiges intergouvernementaux en Cour fédérale.  La condition préalable de son application, laquelle est remplie en l'espèce, est que l'assemblée législative de la province concernée ait adopté la législation conférant la compétence à la Cour fédérale ou la Cour de l'Échiquier.

 

[…]

 

15  Cependant, les faits de la cause Union Oil sont clairement différents de ceux soumis à la Cour dans le cadre de cette requête. Il ne s'agit pas en l'espèce d'un cas où un simple citoyen entend poursuivre une province. C'est le procureur général du Canada lui-même, comme en témoigne sa défense, qui fait valoir un chef de demande contre le gouvernement du Manitoba et qui, de ce fait, souhaite intenter une procédure de mise en cause. Pareille procédure représente à n'en pas douter un litige entre le Canada et une province, au sens de l'alinéa 19a) de la Loi sur la Cour fédérale et l’article premier de la Loi sur la compétence des tribunaux fédéraux; il s'ensuit que la Cour a compétence en la matière.

 

16   Je n'accepte pas non plus l'argument du défendeur que la mise en cause envisagée porte uniquement sur les questions de droits de propriété et de droits civils, lesquelles relèvent de la compétence provinciale.  La principale cause d'action des demandeurs contre le défendeur est le manquement à l'obligation fiduciaire, qui incombe à celui-ci, de protéger et d'administrer la réserve de Fairford pour l'usage et au bénéfice des demandeurs, et de protéger leurs droits de chasse, de pêche et de piégeage à l'intérieur et à l'extérieur de la réserve.  Les demandeurs soutiennent que ces droits découlent de leurs titres ancestraux de common law, du Traité nº 2 et de la  Loi constitutionnelle de 1930 [[20 & 21 Geo.  V, ch. 26 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982 nº 16) [L.R.C. (1985), appendice II, nº 26]], tels qu'ils sont consacrés à l'article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 [annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, nº 44]].

 

17   Le litige porte essentiellement en l'espèce sur les terres réservées aux Indiens au sens de la Loi sur les Indiens [L.R.C. (1985), ch. I-5] et du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867 [30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la loi Loi constitutionnelle de 1982, nº 1) [L.R.C. (1985), appendice II, nº 5]]. Le fait que la législation provinciale puisse être en jeu n'écarte pas la compétence de la Cour. Dans Bande indienne de Montana c. Canada, [1993] 2 C.N.L.R. 134, la Cour d’appel fédérale a tiré la conclusion suivante en page 135 :

 

On ne peut présumer que la cause d'action invoquée par la Couronne relève du droit des torts provincial et met en cause des purs concepts de common law.  Comme on l'a mentionné plus haut, l'ensemble très particulier des règles de droit régissant les rapports entre les peuples autochtones, les bandes indiennes et les autorités fédérales est concerné.

 

Bande de Fairford c. Canada (Procureur général), [1995] 3 CF 165.

 

  • [33] La question de savoir s’il existe un fond de droit fédéral (les conditions 2 et 3 dans l’affaire ITO) est mise en doute, mais il ne s'agit assurément pas d’une question évidente et manifeste. La Cour d’appel fédérale, dans la décision Première nation de Fairford c. Canada (Procureur général), [1996]ACF No 1242, a conclu que l’article 19 de la loi Loi sur la Cour fédérale et que l’article premier de la Loi sur la compétence des tribunaux fédéraux étaient de nature suffisamment unique pour trancher complètement la question de l’attribution de la compétence.

1  LE JUGE HUGESSEN:— En général, nous sommes d’accord avec les motifs du juge des requêtes. En particulier, nous convenons que l’article 19 de la Loi sur la Cour fédérale et l’article 1 de la Loi sur la compétence des tribunaux fédéraux avaient pour effet d’attribuer à cette Cour compétence sur la mise en cause projetée par l’appelant contre la province du Manitoba. À supposer, ce dont nous doutons, que l’article 19 exige un fond de droit fédéral autre que l’article 19 lui-même, nous convenons également avec le juge que l’action intentée par les intimés contre l’appelant portera principalement sur des questions de titres ancestraux, la Loi sur les Indiens et l’obligation judiciaire de la Couronne envers les peuples autochtones, qui sont incontestablement des questions de droit fédéral. En dernier lieu, nous convenons que le juge a à juste titre distingué la décision Union Oil Co. of Canada Ltd. c. La Reine du Chef du Canada et autres.

 

  • [34] Comme l’a indiqué le juge Strayer dans la décisionBande Montana c. Canada, [1991] 2 CF 273, au paragraphe 9, rien n’oblige à voir chacune des trois conditions de l’affaire ITO comme des compartiments étanches. Si deux des conditions peuvent être remplies en vertu des mêmes dispositions, rien n’empêche que les trois conditions puissent être remplies ou établies en vertu d’une seule disposition, par exemple l’article 19. Il existe une distinction importante entre une disposition contenue dans la Loi sur les Cours fédérales, qui confère une compétence concomitante dans les cas où la recherche d’un droit fédéral constituant le fondement de l’attribution de compétence est nécessaire afin de s’assurer que la question est véritablement de compétence fédérale, et une disposition particulière (pragmatique sur le plan constitutionnel) visant à accorder une compétence, sur consentement de la province, pour traiter des différends entre le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux.

 

  • [35] Le litige entre le Manitoba et le Canada n’est pas simplement de nature contractuelle, à l’instar d’un litige entre deux citoyens ou entre un citoyen et l’État. L’ABRLS constitue un accord tant contractuel que politique qui a été inscrit dans la législation et ratifié par les entités politiques pertinentes.

 

  • [36] Même si les conditions 2 et 3 de l’affaire ITO doivent être abordées, elles sont d’ores et déjà satisfaites. La loi fédérale comprend la Loi de la conservation du lac Seul et la Loi des ressources naturelles du Manitoba. Ainsi, il existe un droit fédéral constituant le fondement de l'attribution de compétence, soit une loi du Canada.

Le fait que les lois fédérales et provinciales font partie de la Loi constitutionnelle ne porte pas atteinte au statut de la législation fédérale à titre de loi du Canada, même si la Loi constitutionnelle n’est pas une loi du Canada.

 

  • [37] Je conclus donc que la conclusion de la protonotaire était correcte quant à la question de compétence pour entendre la procédure de mise en cause. Il n’est ni évident ni manifeste que la Cour fédérale n’a pas compétence en la matière.

 

C.  Prorogation de délai

[38]  La décision de la protonotaire concernant la prorogation de délai pour déposer et signifier la mise en cause constitue une décision hautement discrétionnaire en vertu de laquelle la Cour doit se garder d’intervenir, sauf dans les cas où il y a eu application du mauvais principe ou mauvaise appréciation des faits.

 

  • [39] En ce qui concerne les principes juridiques en cause, la protonotaire a appliqué les critères depuis longtemps établis des arguments défendables, de l’intention constante, du préjudice et des intérêts de la justice. Le Manitoba s'en prend à l'application qu’a faite la protonotaire des principes appropriés aux faits.

 

  • [40] Le Manitoba n’affirme pas et ne pourrait sérieusement affirmer que la protonotaire a mal apprécié les faits cruciaux du litige.

 

  • [41] La protonotaire a fait remarquer au sujet du critère des arguments défendables que le Manitoba prétendait qu’il avait payé toutes les sommes qu’il était tenu de payer. Le Canada, pour sa part, nous renvoie à l’article 8 du CTRNM pour établir la responsabilité du Manitoba à titre de successeur du Canada dans le projet du lac Seul. Il s’agit là d’un véritable litige, et non pas d’un simple artifice visant à donner compétence à la Cour et ainsi entraîner une autre partie dans le litige. Dans de nombreux cas où il se peut qu’une personne soit passible de dommages-intérêts, cette personne cherchera à devenir partie au litige pour s’assurer qu’elle pourra se défendre convenablement contre toute responsabilité potentielle. Il semble que le Manitoba n’ait pas voulu jouir de pareille protection.

 

  • [42] La protonotaire était pleinement consciente du critère de l’intention constante. La présente affaire met en évidence les problèmes d’ordre pratique et d’accès à la justice que soulève l’article 50 de la Loi sur les Cours fédérales. Une partie du délai dans la présente affaire était imputable à la question de savoir quelle cour devait entendre l’affaire parce qu’il se pouvait qu’une partie, l'OPG (partie plus ou moins importante pour la cause soit dit en passant), ne soit pas assujettie à la compétence de la Cour fédérale, alors que l’essentiel du litige était de nature réellement fédérale.

 

  • [43] Dans ses arguments, pour justifier le caractère raisonnable du délai, le Manitoba s’est appuyé en grande partie sur la période allant de juin 2009, moment de l’expiration du délai de mise en cause, à septembre 2009, moment où Canada a confirmé son intention d’intenter des procédures contre l’Ontario et le Manitoba, et jusqu’à décembre 2009, lorsque la demande a été déposée. Il était raisonnable que la protonotaire considère ce délai comme étant de faible importance dans le contexte d’un différend qui a vu le jour en 1985 et dans le contexte des litiges opposant le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux. Aucun préjudice réel n’a été établi.

 

  • [44] La protonotaire était pleinement au courant des allégations de préjudice fondées principalement sur l’emplacement des documents, le délai et la complexité du litige, mais a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que tout préjudice était tolérable. Il m’est impossible de voir sous quel motif la Cour devrait intervenir pour modifier cette conclusion raisonnable. La protonotaire était libre de conclure que la décision Fairford (voir la décisionBande Fairford, précitée) n’était pas en applicable en l’espèce.

 

  • [45] Quant aux intérêts de la justice, la protonotaire a principalement invoqué l’économie des ressources judiciaires pour que tous les litiges entre les parties soient tranchés par une même cour. La possibilité d’un litige ultérieur portant sur une indemnisation qui découlerait d’une conclusion de responsabilité à l’encontre du Canada ne ferait qu’allonger le délai.

 

  • [46] À cet égard, la Cour conclut que la protonotaire a tiré des conclusions qu’il lui était permis de tirer compte tenu du dossier dont elle était saisie et décide de ne pas intervenir pour modifier la décision de la protonotaire.

 

IV.  CONCLUSION

  • [47] L’appel est ainsi rejeté avec dépens payables par le Manitoba au Canada seulement, conformément au niveau IV du tarif de la Cour. La participation de la bande demanderesse visant à soutenir le Manitoba était accessoire et répétitive; le Canada devait aborder ces questions vu la position du Manitoba.


JUGEMENT

LA COUR rejette l’appel avec dépends payables par la tierce partie, Sa Majesté la Reine du Chef du Manitoba, à la défenderesse seulement, Sa Majesté la Reine du Chef du Canada, conformément au niveau IV du tarif de la Cour.

 

« Michael L. Phelan »

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :  T-2579-91

 

INTITULÉ :  ROGER SOUTHWIND, EN SON NOM PROPRE ET AU NOM DES MEMBRES DE LA BANDE INDIENNE DU LAC SEUL

 

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

 

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DE L’ONTARIO

 

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU MANITOBA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :  WINNIPEG (MANITOBA)

 

DATE DE L’AUDIENCE :  Le 22 NOVEMBRE 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET  JUGEMENT :

LE JUGE PHELAN

 

DATE DU JUGEMENT :  Le 22 mars 2010

 

 

COMPARUTIONS :

 

William J. Major

 

POUR LES DEMANDEURS

Michael Roach

 

POUR LA DÉFENDERESSE

W. Glenn McFridge

POUR LA TIERCE PARTIE,

SA MAJESTÉ LA REINE

DU CHEF DU MANITOBA


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

KESHEN & MAJOR

Avocats

Kenora (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Me MYLES J. KIRVAN

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

Me MURRAY SEGAL

Sous-procureur général

Toronto (Ontario)

POUR LA TIERCE PARTIE,

SA MAJESTÉ LA REINE

DU CHEF DE L’ONTARIO

 

Me JEFFREY A. SCHNOOR, c. r.

Sous-procureur général et sous-ministre de la Justice

WINNIPEG (MANITOBA)

POUR LA TIERCE PARTIE,

SA MAJESTÉ LA REINE

DU CHEF DU MANITOBA

 

 

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