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Date : 20110329

Dossier : IMM‑4760‑10

Référence : 2011 CF 380

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 29 mars 2011

En présence de monsieur le juge Russell

 

 

ENTRE :

 

MOHSIN ALI KAMRAN

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La Cour est saisie d’une demande présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi) en vue d’obtenir le contrôle judiciaire de la décision en date du 30 mars 2010 (la décision) par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a refusé la demande présentée par le demandeur en vue de se faire reconnaître la qualité de réfugié au sens de la Convention ou celle de personne à protéger en vertu des articles 96 et 97 de la Loi.

 

CONTEXTE

 

[2]               Le demandeur est un citoyen du Pakistan qui craint d’être persécuté du fait de son appartenance à un groupe religieux, les Ahmadis.

 

[3]               Le demandeur fait partie d’une famille ahmadie dévote bien connue de la ville de Rabwah. Il a expliqué que, depuis les origines de la foi ahmadie à l’époque de ses arrière‑grands‑parents, les membres de la communauté musulmane ahmadie ont toujours été victimes de persécutions de la part de l’État pakistanais et de la société pakistanaise en général. Le demandeur affirme qu’il a, lui aussi, fait l’objet de menaces et qu’il a été agressé alors qu’il prêchait et qu’il participait à des activités religieuses à Rabwah et dans les environs.

 

[4]               Le demandeur affirme qu’en 2004, alors qu’il travaillait au sein du corps exécutif d’une organisation ahmadie locale, des groupes religieux anti‑ahmadis, en particulier le Majlis Tahaffaz Khatm e Nabuwat (MTKN), ont commencé à s’intéresser à lui.  Il a commencé à recevoir des menaces anonymes l’avertissant de mettre fin à ses activités s’il ne voulait pas en subir les conséquences.

 

[5]               Il a de nouveau reçu des menaces de sources anonymes à la suite de sa participation en 2006 à des activités ahmadies et, après avoir organisé un camp médical gratuit en mars 2008, il également reçu des menaces de la part d’étudiants fanatiques qui l’enjoignaient d’abandonner immédiatement ses activités non islamiques. En juin 2008, il s’est fait ridiculiser et frapper au visage par l’un de ses compagnons de la résidence pour étudiants, Tajdar Khan (Tajdar), après lui avoir demandé de lui rendre une chemise. Le demandeur a signalé l’incident à une personne en autorité de la résidence, qui lui a conseillé d’ignorer l’incident et de se faire discret. Le lendemain, les parents de Tajdar ont prévenu le demandeur de ne pas porter plainte contre leur fils. Plus d’une semaine plus tard, le père du demandeur a reçu un appel au nom du mollah Allah Yar Arshad  (le mollah Arshad) qui lui a ordonné de dire à son fils de ne pas se mêler des affaires de ses associés, à défaut de quoi « il lui donnerait une leçon ».

 

[6]               En septembre 2008, un procès‑verbal introductif (FIR) a été enregistré à l’encontre d’un certain nombre d’Ahmadis de Rabwah. Le père du demandeur s’est présenté devant le tribunal en compagnie de certains des accusés. Il a par la suite été harcelé par les autorités et a reçu des appels téléphoniques anonymes l’avertissant de se tenir loin des accusés et le menaçant de faire ajouter son nom et celui de son fils au FIR. Des appels de menace ont également été faits à l’endroit du demandeur et de sa fratrie. En conséquence, le demandeur a commencé à accompagner son père partout où il allait pour le protéger.

 

[7]               En février et en mars 2009, le demandeur a invité des amis et des parents non ahmadis à participer à des activités ahmadies. En conséquence, en avril de la même année, le demandeur a reçu d’autres appels téléphoniques anonymes l’avertissant que des « gestes graves » seraient posés contre lui et le menaçant de l’accuser de blasphème. Le demandeur estime que le mollah Arshad, qui surveillait ses activités, était l’instigateur de ces appels. En juin 2009, alors qu’il se trouvait à Lahore, le demandeur a reçu un appel téléphonique d’une personne qui voulait savoir où il se trouvait et l’avertissant qu’on lui mettrait la main au collet un jour ou l’autre. Craignant d’être retrouvé à Lahore, le demandeur est parti pour Rawalpindi.

 

[8]               Le 13 juin 2009, trois hommes cagoulés sont allés trouver le demandeur à la résidence de Rabwah. Ils ne se sont pas identifiés, mais ils ont poussé des cris et lui ont donné des coups de pied et des coups de poing jusqu’à ce que d’autres étudiants interviennent. Ce soir‑là, le père du demandeur a reçu un appel anonyme lui disant que son fils avait eu de la chance que sa vie lui soit épargnée mais que ce ne serait peut‑être pas le cas la prochaine fois. Le demandeur croit que cet incident est relié au mollah Arshad ou au MTKN.

 

[9]               Les membres de la famille du demandeur ont finalement décidé que celui‑ci devait quitter le pays. Le demandeur a quitté le Pakistan le 30 juillet 2009 et est arrivé à Calgary le 1er août 2009, date à laquelle il a présenté sa demande d’asile. Le demandeur a comparu devant la SPR le 30 mars 2010. Il était représenté par un avocat, et un interprète était présent. Dans sa décision datée du 6 juillet 2010, la SPR a conclu que le demandeur n’avait pas raison de craindre d’être persécuté, parce qu’il n’y avait pas de possibilité sérieuse qu’il soit persécuté s’il retournait au Pakistan. C’est la décision qui est soumise à notre examen.

 

DÉCISION À L’EXAMEN

 

[10]           La SPR a accepté que le demandeur faisait partie de la communauté musulmane Ahmadiyya et a conclu que la preuve présentée par le demandeur démontrait l’existence d’un lien avec un motif énoncé dans la Convention, à savoir la religion.

 

Observations préliminaires

 

[11]           Bien que le demandeur indique dans son FRP qu’à l’occasion, il se faisait discret, un examen de la preuve qu’il a présentée révèle qu’il participait régulièrement à des activités et à des organisations ahmadies.

 

[12]           Par ailleurs, le demandeur a soumis très peu de documents pour corroborer ses dires en ce qui concerne ses présumées difficultés. Il n’a signalé à la police aucune menace ou incident; on ne dispose donc pas de rapports de police. Il n’a pas soumis d’affidavits ou de lettres provenant des autorités, des professeurs ou des étudiants de l’école ou d’autres témoins pour corroborer ses affirmations. Il a toutefois produit des articles et des documents portant de façon générale sur la discrimination et les persécutions dont les Ahmadis sont victimes.

 

Absence de crainte fondée de persécution

 

[13]           La SPR a cité quatre facteurs à l’appui de sa conclusion que le demandeur n’avait pas raison de craindre d’être persécuté.

 

[14]           En premier lieu, la totalité, ou presque, des incidents relatés par le demandeur constituaient de la discrimination (plus précisément, insultes à sa religion, prises de bec, et difficultés à l’école). La SPR a conclu que la discrimination reprochée n’était ni suffisamment sérieuse ni suffisamment persistante « pour faire surgir le spectre de la persécution au sens de la Loi ». De plus, il n’avait pas été démontré que les menaces dont il avait fait l’objet entre 2004 et 2008 avaient été mises à exécution et ce, même s’il était souvent facile de s’approcher de lui pendant qu’il fréquentait une école de commerce et qu’il résidait à la résidence pour étudiants.

 

[15]           Deuxièmement, le demandeur n’avait été mêlé qu’à deux altercations physiques en 2008 et 2009. L’incident de 2008 avait commencé par une dispute au sujet d’une chemise et avait dégénéré en un échange de coups, et ce n’est qu’alors que des insultes à sa religion avaient fusé. Il n’a par ailleurs jamais été démontré que l’agression de 2009 par des hommes cagoulés était liée à l’appartenance religieuse du demandeur.

 

[16]           Troisièmement, malgré le fait qu’ils se trouvaient dans une situation semblable à celle du demandeur, aucun des membres de sa famille n’a quitté le Pakistan. Son père a en fait continué à exploiter deux commerces de bijoux au Pakistan. En outre, selon la preuve, il n’est rien arrivé de fâcheux lorsque le demandeur a accompagné son père pendant un certain temps afin de le protéger.

 

[17]           Enfin, au cours de la période où il aurait été victime de persécution, entre 2005 et 2008, le demandeur s’est rendu au Royaume‑Uni, aux Émirats arabes unis, en Inde, en Belgique, en France et en Allemagne, parfois à plusieurs reprises. Or, il n’a jamais tenté de demander l’asile dans ces pays malgré son témoignage que ses problèmes au Pakistan avaient commencé en 2003. La SPR a conclu du fait que le demandeur ne s’était pas prévalu des occasions qui s’offraient à lui de demander l’asile que sa crainte de persécution était moins grave que ce qu’il prétendait.

 

Suivant les documents sur la situation au Pakistan, la persécution est limitée

 

[18]           La SPR a fait observer que, même si les documents sur la situation au pays démontraient que la discrimination contre les Ahmadis demeurait « un grave problème » au Pakistan, ils confirmaient également que la portée réelle de la persécution des Ahmadis était limitée, surtout si l’on considérait le nombre élevé d’Ahmadis au pays. La SPR a signalé qu’en 2009, onze Ahmadis avaient été tués à cause de leur confession religieuse.

 

[19]           Pour ces raisons, la SPR a conclu que le demandeur ne serait pas exposé à une possibilité sérieuse d’être persécuté au Pakistan pour l’un des motifs prévus dans la Convention, s’il devait retourner au Pakistan et que son retour au Pakistan ne l’exposerait pas personnellement, selon la prépondérance des probabilités, à une menace à sa vie, à un risque de traitements ou peines cruels ou inusités, ou au risque d’être soumis à la torture. Sa demande a par conséquent été rejetée.

 

QUESTIONS À TRANCHER

 

[20]           Le demandeur soulève les questions suivantes :

i.         La SPR a‑t‑elle rendu une décision fondée sur des conclusions de fait erronées, tirées de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont elle disposait?

ii.       La SPR a‑t‑elle commis une erreur dans son appréciation des effets cumulatifs des incidents subis par le demandeur et en concluant que ces incidents n’équivalaient pas à de la persécution.

 

DISPOSITIONS LÉGISLATIVES

 

[21]           Voici les dispositions de la Loi qui s’appliquent à la présente instance :

Définition de « réfugié »

 

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

 

Personne à protéger

 

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles‑ci ou occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

Personne à protéger

 

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

Convention refugee

 

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well‑founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

Person in need of protection

 

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

Person in need of protection

 

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

 

 

NORME DE CONTRÔLE

 

[22]           Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, la Cour suprême du Canada explique qu’il n’est pas nécessaire dans tous les cas de procéder à une analyse de la norme de contrôle applicable. En fait, lorsque la norme de contrôle applicable à la question dont est saisie la juridiction de contrôle est bien établie par la jurisprudence, la juridiction de contrôle peut adopter cette norme de contrôle. Ce n’est que lorsque cette quête de la norme de contrôle se révèle infructueuse que la juridiction de contrôle doit entreprendre l’examen des quatre facteurs formant l’analyse relative à la norme de contrôle.

 

[23]           La première question porte sur les conclusions de fait tirées par la SPR et sur la façon dont elle a apprécié la preuve. La norme de contrôle applicable est donc celle de la décision raisonnable (Aguebor c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), (1993), 160 NR 315, 42 ACWS (3d) 886 (CAF); Aguirre c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 571, aux paragraphes 13 et 14; Dunsmuir, précité, aux paragraphes 51 et 53), et Sittampalam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 65, au paragraphe 52).

 

[24]           Pour ce qui est de la seconde question, le juge Yves de Montigny explique, dans le jugement Tetik c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1240, au paragraphe 25, que « [l]a détermination de la persécution qui sous‑tend des incidents de discrimination ou de harcèlement est une question mixte de fait et de droit et, cela étant, cette question est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable ». Je suis du même avis (voir également Liang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 450, aux paragraphes 12 à 15, et Mohacsi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 429, au paragraphe 35).

 

[25]           La juridiction qui procède au contrôle d’une décision en appliquant la norme de la décision raisonnable s’attache donc « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, précité, au paragraphe 47; et Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59). Autrement dit, la Cour ne devrait intervenir que si la décision était déraisonnable en ce sens qu’elle n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

 

ARGUMENTATIONS

            Le demandeur

Les conclusions tirées au sujet de la crédibilité justifiaient une conclusion de crainte fondée

 

[26]           Le demandeur affirme que, comme la SPR n’a pas expressément tiré de conclusion négative au sujet de sa crédibilité, il faut ajouter foi à son témoignage (Camargo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1434, au paragraphe 32).

 

[27]           Le demandeur affirme que la SPR a accepté ce qui suit : sa famille a été persécutée, il a pris une part très active aux activités des Ahmadis, il s’est attiré l’attention de groupes anti‑Ahmadis, qui l’ont menacé de lui faire subir de graves préjudices et, à la suite de l’agression commise en 2009 par des hommes cagoulés, le père du demandeur a été prévenu que le demandeur serait tué la prochaine fois. Compte tenu de son témoignage que, s’il retourne au Pakistan, il continuera à faire du prosélytisme, le demandeur soutient qu’il n’était pas raisonnablement loisible à la SPR de conclure qu’il n’avait pas de crainte justifiée de persécution. Comme la preuve le démontre, les incidents sont devenus de plus en plus graves. Le demandeur a été agressé et il a fait l’objet de menaces de mort. La seule conclusion raisonnable est que ces incidents équivalent à de la persécution.

 

Le demandeur était motivé par sa loyauté envers sa famille malgré sa crainte justifiée

 

[28]           Le demandeur conteste la conclusion de la SPR suivant laquelle le fait qu’il avait accompagné son père pour le protéger lorsqu’il était en public minait son allégation qu’il craignait avec raison d’être persécuté. Dans le jugement Mohammadi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1028, au paragraphe 15, la Cour a reconnu que la loyauté familiale peut entraîner quelqu’un à adopter un comportement à risque qui pourrait autrement être considéré comme incompatible avec une crainte subjective de persécution. Le demandeur affirme que c’est effectivement ce qui s’est passé en l’espèce et il soutient que la SPR a commis une erreur en tirant une conclusion différente.

 

Mauvaise appréciation de la persécution cumulative

 

[29]           La SPR a l’obligation d’examiner la question de la persécution cumulative. Pour ce faire, elle doit considérer les actes discriminatoires comme un tout et apprécier l’effet cumulé des éléments de preuve non contestés présentés par le demandeur quant au traitement qu’il a subi (Tetik c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1240, au paragraphe 27). Le demandeur affirme que la SPR ne s’est pas acquittée de cette tâche. Elle a plutôt compartimenté les divers incidents en les classant selon qu’elle les considérait comme de simples actes discriminatoires, des incidents ne s’étant pas soldés par des sévices physiques et des incidents qui n’étaient pas motivés par l’appartenance religieuse du demandeur. Si le tribunal avait bien analysé la question, le fait que les risques s’aggravaient plus le temps passait aurait démontré à l’évidence que le demandeur avait raison de craindre d’être persécuté. La SPR a commis une erreur qui justifie notre intervention.

 

[30]           Le demandeur affirme également que la SPR a commis une erreur en concluant que son défaut de demander l’asile avant 2009, malgré le fait qu’il avait visité un grand nombre de pays, démontrait que sa crainte de persécution n’était pas justifiée. Dans le jugement Ibrahimov c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1185, au paragraphe 19, la juge Elizabeth Heneghan écrit que « on ne peut pas considérer la question du retard comme un facteur important pour mettre en doute la crainte subjective de persécution » :

Les actes cumulatifs susceptibles de constituer de la persécution s’étalent sur une certaine période. Dans les cas où la demande d’une personne est en fait fondée sur plusieurs incidents qui se sont produits au cours d’une certaine période et qui sont susceptibles de constituer de la persécution du fait de leur nature cumulative, tenir compte du moment auquel la discrimination ou le harcèlement a commencé par rapport au moment où la personne en cause quitte le pays pour justifier le rejet de la demande en raison du retard revient à miner la notion même de persécution cumulative.

 

 

[31]           Le demandeur affirme que ce n’est qu’après avoir fait l’objet de menaces de graves conséquences et de blasphèmes, en avril 2009, qu’il a effectivement commencé à envisager la possibilité de quitter le Pakistan, et que ce n’est qu’après avoir été sauvagement battu en juin 2009 qu’il a donné suite à son projet. Sa demande d’asile était donc manifestement fondée sur une persécution cumulative. Le demandeur affirme en conséquence que le tribunal a commis une erreur en rejetant sa demande en raison de son défaut d’avoir demandé plus tôt l’asile dans d’autres pays.

 

La SPR a ignoré des éléments de preuve objectifs pertinents

 

[32]           Le demandeur affirme qu’il existe des éléments de preuve objectifs tendant à démontrer qu’il y a une escalade de la violence contre les Ahmadis au Pakistan. Il énumère des lois qui interdisent de profaner le Coran ou le nom du Prophète sous peine d’amende, d’emprisonnement ou de mise à mort, et qui limitent la possibilité pour les Ahmadis de prêcher et de propager leur foi. Il explique que le MTKN s’est donné pour mission de s’en prendre aux Ahmadis. Il a également expliqué à la SPR, comme il a déjà été précisé, qu’il avait l’intention de continuer à faire du prosélytisme s’il retournait au Pakistan. La SPR n’a jamais mentionné ces éléments de preuve pour conclure que le demandeur ne subirait pas de persécution au Pakistan. Le demandeur invoque les jugements Cepeda‑Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 FTR 35, [1998] A.C.F. no 1425 (QL) et Goksu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 382, pour soutenir que, comme la SPR a omis de mentionner ces éléments de preuve, qui constituent un point crucial de sa demande, elle n’a pas tenu compte de ces éléments de preuve, commettant ainsi une erreur donnant lieu à révision.

 

Le défendeur

            L’appréciation de la preuve était raisonnable

 

[33]           Le défendeur affirme que la SPR dispose manifestement d’une grande latitude pour apprécier la preuve qui lui est soumise (Aguebor, précité). De plus, la SPR « n’est pas tenue de mentionner chaque élément de la preuve dans ses motifs et elle est présumée avoir apprécié et examiné l’ensemble de la preuve portée à sa connaissance, à moins que le contraire ne soit établi » (Akram c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 629, au paragraphe 15).

 

[34]           Dans le cas qui nous occupe, la SPR a donné raison au demandeur lorsqu’il affirmait que sa famille était en danger au Pakistan; elle a toutefois également fait observer qu’aucun des membres de la famille du demandeur n’avait entrepris de démarches pour quitter le pays. Dans le même ordre d’idées, elle a reconnu que la vie du père du demandeur avait été menacée en 1995 en raison de ses convictions religieuses et que, dans les années qui ont suivi, le demandeur avait jugé nécessaire d’offrir sa protection personnelle à son père pour l’empêcher de subir un préjudice du fait de ses convictions religieuses. Il était toutefois raisonnable de la part de la SPR de conclure que ce comportement minait le bien‑fondé de la présumée crainte de persécution du demandeur ainsi que la gravité des risques auxquels il était exposé. Rien ne permettait de penser que le père ou le fils avaient fait l’objet de menaces ou avaient subi un préjudice à l’époque.

 

[35]           Le demandeur cite le jugement Mohammadi, précité. Le défendeur affirme cependant que les faits de l’affaire Mohammadi se distinguent de ceux de la présente espèce. Dans cette affaire, le demandeur avait subi des sévices corporels de la part des autorités de l’État et on l’avait menacé d’autres violences s’il retournait à un endroit précis. La Cour a jugé que la SPR ne s’était pas fondée sur la preuve pour conclure que le choix du demandeur de retourner à l’endroit où il avait subi des violences minait sa prétention qu’il craignait avec raison d’être persécuté. Dans le cas qui nous occupe, la SPR n’a pas commis d’erreur semblable. Chaque cas est un cas d’espèce. Or, en l’espèce, le demandeur n’avait pas subi de sévices de la part de qui que ce soit avant d’offrir sa protection à son père en 2008. Il avait reçu à l’occasion au téléphone des menaces qui n’avaient jamais été mises à exécution. Contrairement au demandeur dans l’affaire Mohammadi, le demandeur ne retournait pas au lieu précis où l’on avait menacé de lui faire du tort. La SPR a examiné la totalité de la preuve soumise avant de conclure que le choix du demandeur de demeurer au Pakistan minait sa présumée crainte fondée de persécution et les présumés dangers auxquels il serait exposé.

 

[36]           Les faits de l’affaire Tetik, précitée, sont également différents de ceux de la présente espèce. Dans l’affaire Tetik, la Cour a jugé que la SPR avait commis une erreur donnant lieu à révision en ne tenant pas compte des incidents les plus sérieux au cours desquels des menaces avaient été proférées et des agressions commises lorsqu’elle avait déterminé si les incidents de harcèlement, d’insultes et de graves sévices corporels que le demandeur avait vécus constituaient un préjudice cumulatif. Dans le cas qui nous occupe, la SPR n’a pas commis cette erreur. Elle a tenu compte de l’ensemble de la preuve du demandeur avant de conclure que la plupart des incidents tenaient de la discrimination et n’étaient pas nécessairement imputables à ses convictions religieuses. La SPR a fait observer que les menaces n’avaient pas été suivies de tentatives de causer du tort au demandeur ou de le mettre en danger, malgré le fait qu’il était facilement accessible lorsqu’il fréquentait l’école.

 

[37]           Le défendeur affirme que la SPR n’a pas tenté de minimiser la discrimination et la persécution dont les Ahmadis sont victimes au Pakistan. Il était raisonnable de la part de la SPR d’apprécier l’ampleur de la persécution et de décider de l’issue de la demande en se fondant sur la preuve. Le défendeur soutient que la décision se situe à l’intérieur de la fourchette prévue par l’arrêt Dunsmuir, précité, et qu’elle ne devrait donc pas être modifiée.

 

Réplique du demandeur

 

[38]           Le demandeur conteste les observations formulées par le défendeur au sujet de l’affaire Mohammadi, précitée. Il soutient qu’il a lui‑même reçu des menaces en mars et en juillet 2008, c’est‑à‑dire avant de se livrer au comportement « à risque » consistant à protéger son père en public. De plus, il a accompagné son père sur les lieux mêmes où il avait reçu des menaces et il aurait pu être ciblé à n’importe lequel de ces endroits. Le demandeur affirme que la présente affaire correspond parfaitement au précédent qui a été établi dans l’affaire Mohammadi.

 

ANALYSE

 

[39]           La SPR a conclu que le récit que le demandeur avait fait de ses tribulations était crédible et que la preuve « démontre un lien avec un motif énoncé dans la Convention, à savoir l’appartenance religieuse du demandeur d’asile aux Ahmadis ».

 

[40]           Malgré ces conclusions, la SPR a conclu « [...] qu’il ne serait pas exposé à une possibilité sérieuse d’être persécuté s’il retournait au Pakistan ». Il est difficile de comprendre comment la SPR est arrivée à cette conclusion compte tenu de l’ampleur et de la gravité de ce que le demandeur a enduré au cours des ans.

 

[41]           Voici le raisonnement qu’a suivi la SPR :

Selon la preuve du demandeur d’asile, malgré que sa famille et d’autres membres de la communauté ahmadie aient fait l’objet de discrimination et, dans une certaine mesure, de persécution pendant un certain nombre d’années, la totalité, ou presque, des incidents allégués par le demandeur d’asile relevait soit d’une discrimination (insultes à sa religion, disputes ou difficultés à l’école pouvant ne pas être attribuables à sa religion), soit de menaces dont il n’a pas démontré qu’elles ont été mises à exécution. Malgré que certaines des allégations du demandeur d’asile portent sur de la discrimination, j’estime qu’elles ne sont ni suffisamment sérieuses ni suffisamment persistantes pour faire surgir le spectre de la persécution au sens de la Loi. Le demandeur d’asile affirme également avoir reçu un certain nombre de menaces, pendant un certain nombre d’années, surtout sur son téléphone cellulaire, mais je n’ai aucune preuve claire que ces menaces alléguées ont été suivies de tentatives de blesser ou de mettre en danger le demandeur d’asile, même s’il était souvent facile de s’en approcher, en particulier pendant qu’il fréquentait une école de commerce, de 2004 à 2008, et qu’il résidait à la résidence pour étudiants.

 

 

[42]           J’estime que les motifs de la SPR sont entachés de plusieurs erreurs.

 

[43]           En tout premier lieu, la SPR a abordé les incidents en ordre séquentiel et les a compartimentés. La SPR ne démontre nulle part qu’elle était consciente de la nécessité de se demander si la persécution découlait de l’effet cumulatif de tout ce qui était arrivé au demandeur (Tetik, précité).

 

[44]           D’ailleurs, si l’on se contente de résumer la séquence admise des incidents, menaces et actes de violence de plus en plus graves dont le demandeur a fait l’objet – qui ont culminé par des menaces de mort par lesquelles on l’a prévenu que, même s’il avait échappé à la mort lors d’une raclée, il ne s’en sortirait pas la prochaine fois – la chronologie des faits indique clairement qu’il y a eu une escalade dans le harcèlement et les risques. L’accumulation de ces faits équivaut à mon avis à de la persécution. On a dit au demandeur que, s’il revenait, on le ciblerait et on le tuerait. Bien que la SPR n’ait pas mis en doute la véracité de cette menace, elle n’en tient pas compte – agissant ainsi de façon déraisonnable – en estimant que cette menace n’est pas liée à celles dont le demandeur avait fait l’objet jusque-là en raison de son appartenance religieuse.

 

[45]           Deuxièmement, je crois aussi que la SPR a fait fausse route en tirant plusieurs conclusions de fait déraisonnables.

 

[46]           Ainsi, la SPR a accepté le témoignage du demandeur suivant lequel, s’il retournait au Pakistan, il continuerait à prêcher et à travailler au nom de la foi ahmadie. Ainsi que le demandeur le souligne, la preuve objective soumise à la SPR indiquait que l’État pakistanais avait déclaré illégal tout prosélytisme de la part des Ahmadis, sous peine de mort. La preuve objective indiquait aussi que des défenseurs bien connus de la foi ahmadie, comme le demandeur, étaient ciblés par des personnes n’agissant pas au nom de l’État, comme le MKTN. Suivant le témoignage du demandeur lui‑même (témoignage qui n’avait pas été contesté), il avait été ciblé et menacé en tant qu’Ahmadi. La SPR n’a pas examiné ces indices de risque extrêmement convaincants et elle n’y a pas fait allusion pour conclure que le demandeur ne subirait pas de persécution s’il retournait au Pakistan.

 

[47]           Il semble par ailleurs que la SPR ait estimé que le fait que le demandeur accompagnait son père pour le protéger ébranlait le bien‑fondé de la crainte du demandeur et la gravité des risques auxquels il affirmait être exposé. La SPR n’a pas tenu compte de la jurisprudence de notre Cour suivant laquelle la loyauté familiale peut inciter un demandeur d’asile à adopter des comportements à risque qui pourraient autrement être considérés comme des actes incompatibles avec une crainte subjective (voir, par exemple, l’affaire Mohammadi, précitée).

 

[48]           La SPR semble également accorder beaucoup d’importance à sa conclusion que les menaces proférées à l’endroit du demandeur n’ont pas été suivies par des tentatives de lui causer du tort. Le demandeur a cependant été menacé à de nombreuses reprises et, en juin 2009, il a été agressé physiquement. Cet incident a été suivi par un appel téléphonique à son père dans lequel on lui disait que la prochaine fois, le demandeur serait tué. C’est cette ultime menace qui, après une accumulation de menaces et d’incidents, a incité le demandeur à venir au Canada pour chercher à obtenir une protection.

 

[49]           La décision soulève d’autres questions qui me préoccupent, mais il n’est pas nécessaire que je les examine à ce moment‑ci. Compte tenu des conclusions que j’ai déjà tirées, j’estime que cette décision doit être renvoyée à la SPR pour réexamen.

 

[50]           La SPR a accepté l’ensemble de la preuve du demandeur. Pour les motifs qui ont été exposés, force m’est de conclure que sa décision est déraisonnable. Elle n’est pas suffisamment justifiée et intelligible, vu l’ensemble de la preuve qui a été soumise à la SPR et qui a été acceptée par cette dernière, et elle n’appartient pas aux issues acceptables possibles pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, précité, au paragraphe 47).


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE :

 

1.                  La demande est accueillie, la décision est annulée et l’affaire est renvoyée à la SPR pour être réexaminée par une formation différemment constituée.

 

2.                  Il n’y a pas de question à certifier.

 

 

« James Russell »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑4760‑10

 

INTITULÉ :                                                   MOHSIN ALI KAMRAN et
MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Calgary (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 16 février 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT                           LE JUGE RUSSELL

ET JUDGMENT

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 29 mars 2011

 

 

COMPARUTIONS :

 

G. Michael Sherritt

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Camille Audain

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

SHERRITT GREENE

Avocats

Calgary (Alberta)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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