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Cour fédérale

 

Federal Court

Date : 20110331

Dossier : IMM-5202-10

Référence : 2011 CF 397

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 31 mars 2011

En présence de monsieur le juge Campbell

 

ENTRE :

 

KIMBERLY RACQUEL SPENCER

SEAN-TAE KIMONE GRANT

 

 

 

 

Demanderesses

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]                  La présente demande concerne une décision rendue le 16 août 2010 par la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié qui a conclu que les demanderesses, Mme Spencer et sa fille, n’ont pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger. Selon moi, la SPR a commis une erreur en concluant que la demande de Mme Spencer n’avait pas de liens suffisants aux motifs concernant les groupes sociaux prévus à l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR). Pour les motifs suivants, je conclurai que la décision faisant l’objet du présent contrôle judiciaire comporte une erreur susceptible de contrôle.

 

[2]               La SPR a conclu que Mme Spencer était une témoin crédible en ce qui a trait aux éléments de base de sa déclaration qui sont les suivants :

La demandeure d’asile, qui a 28 ans, craint le gang Green Tank de Rose Heights, qui s’attaque généralement au domicile des femmes célibataires. La demandeure d’asile a vécu en relation de conjoints de fait jusqu’en 2007, puis est allée vivre chez sa mère. Le 6 juin 2008, deux hommes sont entrés par effraction chez elle en passant par la fenêtre de la salle de bain. La mère de la demandeure d’asile s’est mise à crier, et les voleurs se sont enfuis. Quelques jours plus tard, des membres d’un gang se sont introduits par effraction chez une de ses voisines, laquelle a malheureusement été violée au cours de l’incident.

 

La demandeure d’asile a affirmé craindre également ce gang parce que son frère, qui participe à des activités politiques, a été victime d’actes de violence commis par un gang de Montego Bay en août 2007. Elle a déclaré que lorsque les membres de ce gang n’arrivent pas à retrouver leur victime (en l’espèce son frère), ils s’en prennent généralement à un autre membre de sa famille afin de faire passer un message. En outre, la demandeure d’asile craignait ce gang parce que la plupart du temps, elle travaillait de nuit à titre de superviseure dans un centre d’appel. Sa mère l’appelait parfois au travail pour lui dire de ne pas rentrer à la maison parce que des coups de feu avaient été tirés dans les environs ou que des personnes traînaient près de la maison.

 

La demandeure d’asile a mentionné que vivre dans la crainte était devenu un mode de vie pour sa fille, sa mère et elle‑même. Elle avait très peur que des personnes entrent par effraction chez elle et la violent. Elle avait peur de marcher dans la rue parce qu’elle pouvait à tout moment se faire tirer dessus. La demandeure d’asile a conclu qu’elle ne pouvait plus habiter à la Jamaïque parce qu’elle n’y était pas en sécurité; elle a donc quitté le pays le 9 juillet 2009 et a présenté une demande d’asile le 13 juillet 2009. Sa fille l’a rejointe le 16 juillet 2009, et la demandeure d’asile a présenté une demande d’asile au nom de sa fille à un bureau intérieur le 22 juillet 2009.

 

(Décision, paragraphes 2 à 4)

 

[3]               La SPR a déterminé que l’élément de protection contenu dans la déclaration de Mme Spencer est le suivant :

Les éléments de preuve de la demandeure d’asile indiquent qu’elle est prise pour cible parce qu’elle est une femme célibataire qui habite seule et par conséquent, qu’elle est susceptible de faire l’objet d’un vol perpétré par des gangs qui s’en prennent aux femmes. La demandeure d’asile craint d’être violée comme l’a été l’une de ses voisines. En ce qui concerne le viol de cette dernière, je compatis sincèrement, mais comme peu d’éléments de preuve ont été présentés relativement à l’incident du « cambriolage », je ne peux conclure que le viol, aussi répugnant que ce crime soit, ne découlait pas d’un crime généralisé. La demandeure d’asile a elle-même indiqué qu’elle avait un bon emploi et un bon salaire, qu’elle habitait dans une résidence protégée dans un quartier aisé et qu’elle était par conséquent considérée comme étant une personne fortunée.

 

J’estime que les craintes de la demandeure d’asile sont liées à la possibilité que sa fille ou elle-même soient victimes d’un vol à domicile, dans le cadre duquel elles pourraient être violées, ou au risque qu’elles se fassent tirer dessus ou se fassent agresser en rentrant à la maison. Ces éléments ne permettent pas aux demandeures d’asile d’établir un lien entre leurs craintes et l’un des motifs prévus dans la Convention. Par conséquent, les demandes d’asiles doivent être rejetées aux termes de l’article 96 de la LIPR. […]

 

[Non souligné dans l’original]

 

(Décision, paragraphes 9 à 11)

 

 

[4]               L’argument de l’avocate de Mme Spencer selon lequel la décision de la SPR concernant les liens présente une erreur susceptible de contrôle est bien formulé ainsi :

[traduction]

La commissaire a déclaré que la question déterminante dans son analyse de l’article 96 était l’absence de lien entre la déclaration de la demanderesse et l’un des motifs prévus à la Convention (Motifs, dossier de la demanderesse à la p. 9).

 

Malgré qu’elle ait fondé sa décision sur la question des liens, la commissaire ne s’est prononcée en aucun moment sur l’appartenance de la défenderesse à un groupe social particulier, notamment celui des femmes et/ou filles jamaïcaines qui sont ciblées par les violeurs. La commissaire a plutôt conclu que les demanderesses et leur voisine, qui a été violée, n’étaient que les victimes du crime généralisé. Elle a conclu que les craintes de persécution des demanderesses n’étaient donc pas afférentes à l’un des motifs prévus à la Convention (Motifs, dossier de la demanderesse à la p. 9).

 

La Cour a maintenu qu’il incombe à la Commission d’identifier adéquatement le groupe social pertinent et de l’examiner soigneusement lorsqu’elle étudie une demande d’asile. Cette obligation s’étend même aux motifs que le demandeur aurait pu oublier (Vilmond c. Canada (MCI), 2008 CF 926, aux paragraphes 17,18 et 20; Bastien c. Canada (MCI), 2008 CF 982, au paragraphe 12; Viafara c. Canada (MCI), 2006 CF 1526, au paragraphe 6).

 

En l’espèce, la demanderesse principale a témoigné qu’elle craignait qu’elle ou sa fille soient violées par des membres de gang. Elle a aussi témoigné qu’elle avait été victime de violence sexuelle à plusieurs occasions, par son père et par un étranger. Ce témoignage, ajouté à la preuve documentaire étayant la violence sexuelle généralisée à l’endroit des femmes et des filles en Jamaïque, en particulier par des membres de gangs, soulève clairement la question de la persécution fondée sur le sexe (Motifs, dossier de la demanderesse à la p. 10; cartable national de documentation, dossier de la demanderesse aux pp. 70, 72, 79, 100, 110, 145 à 148, 154, 174 à 177, 186, 188 et 227).

 

Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, la Cour suprême du Canada a explicitement reconnu que le sexe pouvait constituer le fondement à un « groupe social ». Puisque la demanderesse principale a allégué qu’elle craignait être la cible de viols en Jamaïque, la Commission est censée avoir examiné la preuve relative à son appartenance à un groupe particulier, notamment celui des femmes de la Jamaïque, ou plus particulièrement, les Jamaïcaines ciblées pour viol par les membres de gangs. Le défaut d’évaluer la preuve de cette façon constitue une erreur susceptible de contrôle (Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 12 R.C.S. 689, au paragraphe 70; Bastien, précitée, au paragraphe 2; Dezameau c. Canada (MCI), 2010 CF 559, au paragraphe 19).

 

Comme l’a noté la Cour fédérale dans l’affaire Vilmond, précitée :

 

[l]’omission de dégager le moyen pertinent empêche toute analyse par la Commission quant au bien‑fondé de la demande. La conclusion de la Commission selon laquelle il n’y a aucun lien entre la demande et les motifs prévus dans la Convention n’est donc pas fondée.

 

Si la Cour conclut que la Commission a en effet considéré si les demanderesses appartenaient à un groupe social en particulier, ce que la Commission n’a pas fait, nous soutenons que la Commission a commis une erreur en concluant qu’il n’existait pas de lien entre le groupe social des demanderesses et le risque de viol.

 

La commissaire a estimé que les demanderesses et leur voisine, qui a été violée, étaient les victimes de crime. Elle semble avoir écarté le viol de la voisine pour n’être qu’« une conséquence du crime généralisé », parce qu’il s’est produit au cours du vol de sa maison. C’est cette interprétation du viol comme un acte motivé par la vulgaire intention criminelle ou le simple désir criminel, sans égard au statut de la femme dans la société, qui a mené la commissaire à conclure qu’il n’y avait pas de lien entre la crainte de viol de la demanderesse et l’un des motifs prévus à la Convention (Motifs, dossier de la demanderesse à la p. 10).

 

Nous soutenons que la décision de la Commission concluant que le viol tire sa source dans un problème général de criminalité dans la société jamaïcaine de sorte qu’il n’existe pas de lien entre le risque pour la demanderesse et son groupe social est une erreur de droit.

 

Il est bien établi en droit canadien que le viol et les autres formes d’agression sexuelles sont des crimes fondés sur le sexe qui s’inspirent du statut de la femme dans la société. Dans l’arrêt R. c. Osolin, la Cour suprême du Canada a maintenu qu’ :

 

[i]l ne faut pas oublier que l’agression sexuelle est une infraction très différente des autres types de voies de fait. Il est vrai que, comme toutes les autres formes de voies de fait, elle est un acte de violence. Elle est toutefois plus qu’un simple acte de violence. Dans la grande majorité des cas, l’agression sexuelle est fondée sur le sexe de la victime. C’est un affront à la dignité humaine et un déni de toute notion de l’égalité des femmes. [Non souligné dans l’original]; (R. c. Osolin, [1993] 4 R.C.S. 595 à la page 669).

 

Dans l’affaire Dezameau, précitée, la Cour fédérale a reconnu de façon similaire que

 

[l]’idée qu’un viol puisse être motivé par une simple intention criminelle ou par un simple désir criminel, sans égard au sexe ou au statut des femmes dans une société, est erronée en droit canadien (voir aussi R. c. Lavallee, [1990] 1 RCS. 852). En outre, le viol est qualifié de crime « fondé sur le sexe » dans les Directives sur la persécution fondée sur le sexe. (Dezameau, précitée au paragraphe 35; R. c. Lavallee, [1990] 1 R.C.S. 852).

 

De plus, dans la décision Dezameau, précitée, le juge Pinard a maintenu qu’« une conclusion de généralité ne ferme pas la porte à une conclusion de persécution fondée sur l’un des motifs énoncés dans la Convention ». Il a expliqué que ce concept est explicitement énoncé dans les Directives no 4 - Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, qui précise :

 

Le fait que la violence, notamment la violence sexuelle et familiale, à l’encontre des femmes soit universelle n’est pas pertinent pour déterminer si le viol et d’autres crimes liés au sexe constituent des formes de persécution. La véritable question qu’il faut se poser est celle de savoir si la violence, vécue ou redoutée, constitue une grave violation d’un droit fondamental de la personne pour un motif de la Convention et dans quelles circonstances peut-on dire que le danger de cette violence résulte de l’absence de protection par l’État? [Non souligné dans l’original]; (Dezameau, précitée aux paragraphes 23 et 24; Directives no 4 du président, Directives sur les revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe, Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada).

 

Le juge Pinard a poursuivi pour conclure que :

 

En outre, le crime lié au sexe ne peut être écarté au motif que les femmes sont victimes d’oppression générale et que la crainte de persécution de la demanderesse n’est pas étayée par un ensemble de faits qui lui sont propres (voir la décision de la Cour d’appel fédérale dans Salibian c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 3 C.F. 250 (Salibian)). Dans les cas où elle n’a pas elle-même été victime du type de persécution qu’elle craint, la demanderesse peut produire une preuve concernant des personnes dont la situation est similaire pour établir l’existence du risque et le fait que l’État n’est pas disposé ou apte à lui offrir une protection. [Non souligné dans l’original]; (Dezameau, précitée, au paragraphe 26).

 

La Cour d’appel fédérale dans la décision Salibian c. Canada (MEI) a conclu que :

 

[l]a meilleure preuve qu'une personne risque sérieusement d'être persécutée réside généralement dans le traitement accordé à des personnes placées dans une situation semblable dans le pays d'origine. Par conséquent, lorsqu'il s'agit de revendications fondées sur des situations où l'oppression est généralisée, la question n'est pas de savoir si le demandeur est plus en danger que n'importe qui d'autre dans son pays, mais plutôt de savoir si les manœuvres d'intimidation ou les mauvais traitements généralisés sont suffisamment graves pour étayer une revendication du statut de réfugié. [Non souligné dans l’original]; Salibian c. Canada (MEI) (CA.), [1990] 3 F.C. 250, au paragraphe 18.

 

Nous soutenons que la conclusion de la commissaire selon laquelle le viol en Jamaïque est seulement une conséquence du crime généralisé est incompatible avec toute la jurisprudence citée et avec les Directives sur la persécution fondée sur le sexe. Le défaut de reconnaître l’abondante jurisprudence établissant le viol comme une forme de persécution basée sur le sexe est une erreur de droit. Ce défaut a empêché la commissaire de considérer la vraie question de l’affaire qui était de savoir si la violence sexuelle envers les femmes en Jamaïque est suffisamment grave pour étayer une revendication au statut de réfugié.

 

[5]               Selon moi, l’argument de l’avocat du défendeur ne répond pas de façon adéquate aux arguments inspirés par l’article 96 de l’avocate de Mme Spencer.

 

[6]               Je suis entièrement d’accord avec l’avocate de Mme Spencer. La SPR a non seulement failli à considérer la gravité des circonstances de Mme Spencer, mais a erré en ne situant pas sa demande dans le contexte approprié d’une demande motivée par la persécution fondée sur le sexe. La jurisprudence canadienne a clairement démontré que le viol constituait une violence fondée sur le sexe.

 

[7]               Au cours de l’audience tenue par la SPR, la commissaire a déclaré qu’elle examinerait les Directives sur la persécution fondée sur le sexe avant de rendre sa décision (Dossier du tribunal, p. 266). Cependant, rien dans la décision de la SPR n’indique que la demande de Mme Spencer a été considérée en concordance avec les Directives sur la persécution fondée sur le sexe. Selon moi, étant donné que la SPR n’a pas tiré de conclusion défavorable en matière de crédibilité relativement à la preuve de Mme Spencer, il incombait à la SPR de considérer la demande de Mme Spencer en fonction des Directives sur la persécution fondée sur le sexe. Le défaut de le faire constitue une autre erreur susceptible de révision. Conséquemment, j’estime que la décision rendue ne peut faire partie des issues possibles acceptables et justifiables au regard des faits et du droit, et est donc déraisonnable.


ORDONNANCE

 

Par conséquent, la décision faisant l’objet du contrôle est annulée, et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour que celui-ci statue à nouveau sur l’affaire.

 

 

            Il n’y a aucune question à certifier.

.

 

« Douglas R. Campbell »

Juge

 

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traductrice


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-4830-10

 

INTITULÉ :                                       KIMBERLY RACQUEL SPENCER, SEAN-TAE KIMONE GRANT

c. MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 29 MARS 2011

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       LE JUGE CAMPBELL

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 31 MARS 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Carole Simone Dahan

POUR LES DEMANDERESSES

 

Laoura Christodoulides

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

Refugee Law Office

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSES

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

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