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Cour fédérale

 

Federal Court


Date : 20110331

Dossier : T-1460-10

Référence : 2011 CF 396

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

ENTRE :

 

GENTIAN BALILI

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

            MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE HUGHES

 

[1]               Le demandeur, Gentian Balili, est un citoyen canadien actuellement incarcéré aux États‑Unis pour une infraction qu’il a commise dans ce pays. Il a fait une demande de transfèrement dans une prison au Canada pour y purger le reste de sa peine. Les fonctionnaires du ministre défendeur ont examiné la demande et recommandé que le transfèrement soit approuvé. Le ministre défendeur a néanmoins rejeté la demande de transfèrement, d’où le présent contrôle judiciaire.

 

[2]               Le 29 janvier 2008, un tribunal américain a condamné le défendeur pour complot dans l’intention de distribuer au moins cinq kilogrammes de cocaïne. La peine infligée, soit sept ans et trois mois, se situait à la limite inférieure des peines prévues pour une telle infraction. Le défendeur purge actuellement sa peine dans une prison aux États‑Unis.

 

[3]               Le demandeur a présenté au ministre défendeur une demande de transfèrement dans une prison au Canada pour y purger le reste de sa peine. En vertu des dispositions de la Loi sur le transfèrement international des délinquants, L.C. 2000, ch. 21, le ministre peut consentir à un tel transfèrement. Le paragraphe 10(1) de la Loi énonce les facteurs dont le ministre doit tenir compte, ce qui n’empêche pas le ministre d’examiner et de prendre en considération d’autres éléments pertinents. Le paragraphe 10(1) est ainsi rédigé :

a) le retour au Canada du délinquant peut constituer une menace pour la sécurité du Canada;

b) le délinquant a quitté le Canada ou est demeuré à l’étranger avec l’intention de ne plus considérer le Canada comme le lieu de sa résidence permanente;

c) le délinquant a des liens sociaux ou familiaux au Canada;

d) l’entité étrangère ou son système carcéral constitue une menace sérieuse pour la sécurité du délinquant ou ses droits de la personne.

 

 

[4]               Si le ministre ne donne pas son consentement au transfèrement, il est tenu, aux termes du paragraphe 11(2) de la Loi, de motiver son refus :

 (1) Le consentement au transfèrement, le refus de consentement et le retrait de consentement se font par écrit.

 (2) Le ministre est tenu de motiver tout refus de consentement.

 

 

[5]               Dans la présente espèce, le ministre a motivé son refus de consentement. Dans ses motifs, datés du 5 août 2010, il déclare ce qui suit :

[traduction] La Loi sur le transfèrement international des délinquants (la Loi) a pour objet de faciliter l’administration de la justice et la réadaptation et la réinsertion sociale des délinquants en permettant à ceux-ci de purger leurs peines dans le pays dont ils sont citoyens ou nationaux. En définitive, ces objectifs servent à renforcer la sécurité publique au Canada. Pour chaque demande de transfèrement, j’examine les circonstances et les faits particuliers, tels qu’ils m’ont été présentés, à la lumière de l’objet de la Loi ainsi que des facteurs énoncés à l’article 10.

 

Le demandeur, Gentian Balili, est un citoyen canadien qui purge une peine d’emprisonnement de sept ans et trois mois aux États‑Unis (É.‑U.) pour complot dans l’intention de distribuer cinq kilogrammes de cocaïne ou plus. En mai 2007, M. Balili et un premier complice ont convenu de rencontrer une autre personne dans un hôtel aux Bahamas pour discuter de l’achat de grandes quantités de cocaïne et de la livraison prévue dans la région de Chicago. Le 15 juin 2007, M. Balili et un deuxième complice auraient rencontré deux individus pour acheter 100 kilogrammes de cocaïne. Ils ont été arrêtés après que la Drug Enforcement Agency des États‑Unis eut fouillé leur véhicule et trouvé 22 sacs scellés individuellement contenant en tout 500 915 dollars américains. Les allées et venues du premier complice sont inconnues.

 

Aux termes de la Loi, je dois déterminer si, à mon avis, le délinquant commettra, après son transfèrement, une infraction d’organisation criminelle, au sens de l’article 2 du Code criminel. En examinant ce facteur, je remarque qu’au moins deux complices étaient impliqués avec le demandeur dans la perpétration de l’infraction. De plus, certains renseignements au dossier donnent à penser que le demandeur est impliqué dans le trafic de drogue et qu’il a des liens avec des membres d’un groupe du crime organisé.

 

Le demandeur était impliqué dans une transaction de drogue où une quantité de drogue et d’argent était en jeu. Par ailleurs, certains renseignements au dossier semblent indiquer que le demandeur et ses complices étaient intéressés à acheter des stupéfiants et à les distribuer aux États‑Unis et ailleurs dans le monde. Le demandeur était impliqué dans la perpétration d’une infraction grave, laquelle, s’il avait réussi à la commettre, aurait permis au demandeur et aux autres personnes impliquées dans le groupe qu’il assistait de recevoir un avantage matériel ou financier.

 

Je prends bonne note que le demandeur regrette son implication dans cette infraction, remords qu’il a exprimé dans sa demande de transfèrement au Canada.

 

Je suis tenu par la Loi de tenir compte des liens sociaux ou familiaux que le demandeur peut avoir au Canada. Je reconnais que le demandeur a des liens familiaux au Canada, y compris le fait que la sœur et la marraine du demandeur continuent de lui offrir leur soutien.

 

Ayant tenu compte des circonstances et des faits particuliers de cette demande et des facteurs énumérés à l’article 10, je ne crois pas que le transfèrement du demandeur respecterait l’objet de la Loi.

 

 

[6]               Le demandeur soulève quatre questions dans sa demande de contrôle judiciaire de la décision :

  • Question 1 : Y a‑t‑il eu non‑divulgation au demandeur de renseignements importants contenus dans le dossier dont disposait le commissaire?
  • Question 2 : Le ministre a‑t‑il omis de tenir compte de documents importants que le demandeur avait déposés auprès des fonctionnaires du ministre?
  • Question 3 : Le ministre a‑t‑il suffisamment motivé sa décision?
  • Question 4 : Le ministre a‑t‑il omis d’accorder le poids qui convenait aux considérations de principe au regard des objectifs de la Loi?

 

[7]               La quatrième question n’a pas été sérieusement soumise par l’avocat du demandeur et n’a pas besoin d’être examinée davantage.

 

[8]               Les autres questions sont considérées ensemble dans l’examen qui suit.

 

[9]               Le relevé des documents présentés au ministre fait mention d’un mémoire daté du 27 avril 2010; il s’agit d’un rapport rédigé à l’intention du ministre dans lequel les fonctionnaires du ministre exposent de nombreux renseignements sur le demandeur et sa situation. Le demandeur n’a reçu ni le mémoire, ni un résumé fidèle de son contenu. Par conséquent, le demandeur n’a pas eu la possibilité de présenter des observations à propos de tout fait qui aurait pu être inexact ou nécessiter des explications.

 

[10]           Les énoncés suivants figurent à deux endroits dans le mémoire :

[traduction] [...] selon les renseignements consignés par l’agent de la division régionale de sécurité de l’Ontario du SCC, M. Balili est impliqué dans le trafic de drogue et a des liens avec des membres du crime organisé de l’Europe de l’Est à Detroit.

 

et

 

Bien que les documents américains indiquent que M. Balili n’est lié à aucun cartel de la drogue ou gang faisant le trafic de la drogue, un agent de renseignement du SCC de la région de l’Ontario a reçu de l’information selon laquelle M. Balili est impliqué dans le trafic de drogue et a des liens avec des membres du crime organisé de l’Europe de l’Est à Detroit.

 

 

[11]           Les « documents américains » dont il est question ci‑dessus désignent probablement un résumé de l’affaire préparé par le département de la Justice des États‑Unis, qui conclut :

[traduction] Le dossier n’indique pas que Gentian Balili est lié à un cartel de la drogue ou à un gang faisant le trafic de la drogue.

 

 

Le demandeur avait une copie de ce résumé, dont les conclusions lui sont favorables.

 

[12]           Le dossier ne contient aucun élément d’information étayant les allégations de lien avec la filière « Detroit » contenues dans le mémoire donné au ministre. Il ne contient que les propos rapportés reproduits ci‑dessus.

 

[13]           Dans ses motifs, le ministre déclare avoir examiné les « faits particuliers » de l’affaire et l’information rapportée au dossier selon laquelle le demandeur « a des liens avec des membres du crime organisé ».

 

[14]           Dans ses motifs, le ministre ne précise pas sur quoi il se fonde quand il affirme que le demandeur est membre d’un groupe du crime organisé. S’il fait référence aux passages sur la filière « Detroit » figurant dans le mémoire que le demandeur n’a pas vu, le demandeur aurait alors dû recevoir une copie ou un résumé fidèle de ce mémoire. Si le ministre fait référence à quelque chose d’autre, rien dans le dossier ne vient appuyer son affirmation. L’affirmation contredit nettement les conclusions auxquelles est parvenu le département de la Justice des États‑Unis. Les motifs ne sont pas clairs ni suffisamment transparents pour qu’il soit possible de comprendre le raisonnement du ministre.

 

[15]           Le ministre n’a pas respecté les principes de justice naturelle. Il a omis de communiquer au demandeur des renseignements pertinents sur les liens allégués de ce dernier avec le crime organisé à Détroit. Les motifs du ministre sont insuffisants en ce sens qu’ils n’indiquent pas clairement sur quelle information le ministre s’est fondé ni comment il l’a appréciée. À cet égard, l’affaire est semblable à celle qui a été tranchée par le juge Phelan de la Cour dans Singh c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2011 FC 115, où le juge s’exprime ainsi, aux paragraphes 12 à 14 :

[12]           Le ministre peut tirer une conclusion qui n’est pas conforme à l’avis qu’il reçoit. Il peut soupeser les facteurs allégués et les autres facteurs différemment. Toutefois, il lui incombe d’expliquer comment il a pu tirer sa conclusion ou pourquoi il se dit préoccupé.

 

[13]           En l’espèce, le ministre devait expliquer pourquoi il craignait que le demandeur continue ses activités criminelles organisées alors que la preuve démontrait qu’il n’avait aucun lien avec le crime organisé. Il est nécessaire de fournir une explication raisonnée, d’autant plus que les renseignements des homologues du Service correctionnel du Canada, qui travaillent à la division du renseignement de sécurité ainsi qu’au SCRS, n’ont pas permis aux conseillers ministériels de croire que le demandeur commettrait, après son transfèrement, un crime organisé.

 

[14]           La décision du ministre ne répond pas aux exigences de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité énoncées dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9. Les motifs sont totalement inadéquats puisqu’ils n’indiquent pas clairement comment le demandeur pourrait continuer ses activités criminelles organisées alors qu’il n’a aucun lien avec des organisations criminelles et que rien n’indique que le trafic de stupéfiants qu’il a commis était une infraction d’organisation criminelle. Dans ces circonstances et à la lumière du contexte de l’avis reçu, il faut que le ministre explique comment il est arrivé à cette conclusion.

 

 

 

[16]           La demande de contrôle judiciaire doit être accueillie pour les mêmes motifs que ceux énoncés par le juge Phelan dans l’affaire précitée.

 

[17]           En accueillant la présente demande, je n’oublie pas que le demandeur a soulevé, dans sa question numéro 2, le fait que les fonctionnaires du ministre avaient omis de communiquer au ministre une transcription de l’audience de détermination de la peine du demandeur devant le tribunal américain. Cette transcription révèle que le demandeur était alors en liberté sous caution, qu’il avait, sous serment, exprimé du remords et qu’il avait reçu une peine légère. Une partie de cette information se trouve peut‑être déjà quelque part dans les documents transmis au ministre. Je rappelle aux fonctionnaires que le paragraphe 10(1) de la Loi ne signifie pas que seuls les éléments d’information ayant trait aux facteurs indiqués dans cette disposition devraient être transmis au ministre. Quand les fonctionnaires reçoivent des documents qui semblent pertinents, ils devraient les transmettre au ministre, ou lui en donner un résumé fidèle.

 

[18]           Je rendrai jugement en conséquence, le demandeur ayant droit à des dépens fixés à 5 000 $, comme il en a été discuté avec les avocats à l’audience.

 

 

« Roger T. Hughes »

Juge

 

Toronto (Ontario)

31 mars 2011

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Johanne Brassard, trad. a.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-1460-10

 

INTITULÉ :                                       GENTIAN BALILI c.

MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE           

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 30 MARS 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            LE JUGE HUGHES

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 31 MARS 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Anthony Moustacalis

POUR LE DEMANDEUR

 

Karen Watt

                                             POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Anthony Moustacalis

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

 

 

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