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Cour fédérale

 

Federal Court

 


Date : 20110506

Dossier : T-1343-07

Référence : 2011 CF 494

Ottawa (Ontario), le 6 mai 2011

En présence de monsieur le juge Harrington

 

 

ACTION RÉELLE EN MATIÈRE D’AMIRAUTÉ

 

ENTRE :

 

SOCIÉTÉ TELUS COMMUNICATIONS ET HYDRO-QUÉBEC ET BELL CANADA

 

 

 

demanderesses

 

et

 

 

PERACOMO INC. ET RÉAL VALLÉE

ET LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE DE PÊCHE REALICE ET LE NAVIRE DE PÊCHE REALICE

 

 

 

défendeurs

 

et

 

 

 

 

ROYAL ET SUN ALLIANCE INSURANCE COMPANY OF CANADA

 

 

 

 

mise en cause

 

 

 

 

MOTIFS MODIFIÉS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Réal Vallée est un homme bon, un homme honnête et respectable – Réal Vallée est un pêcheur. Il a toutefois posé un geste très stupide. Il a sectionné en deux le câble optique sous-marin des demanderesses, qui ont dû verser près d’un million de dollars en frais de réparation.

 

[2]               En octobre 1999, après avoir obtenu toutes les autorisations requises par les gouvernements fédéral et du Québec, Le Groupe Québec Tel Inc. (désormais Telus, demanderesse en l’instance et ci‑après désignée sous cette dénomination) disposait de deux câbles optiques sous-marins traversant le fleuve Saint-Laurent. Le premier relie Point-au-Père sur la rive sud du fleuve et Baie-Comeau sur la rive nord. C’est ce câble, le Sunoque I, qui a été sectionné. Pour une large part, il était simplement déployé sur le lit du fleuve. L’autre câble relie Le Bic sur la rive sud à Forrestville sur la rive nord. Tout allait bien jusqu’à ce qu’en juin 2006, les systèmes de télécontrôle révèlent le sectionnement du Sunoque I à environ 8,9 kilomètres au large de Baie-Comeau.

 

[3]               M. Vallée, le capitaine du navire de pêche Realice, pratiquait la pêche au crabe des neiges et au bulot. Le Realice était la propriété de Peracomo Inc. dont M. Vallée était le président et unique actionnaire. Des lignes de casiers ont été déployées sur le lit du fleuve, retenues aux deux extrémités par de petites ancres, rattachées à des bouées. L’une de ces ancres s’est accrochée au câble et a été hissée hors de l’eau. M. Vallée a alors dégagé l’ancre en sectionnant le câble avec une scie électrique. La même chose s’est reproduite quelques jours plus tard et M. Vallée a de nouveau sectionné le câble.

 

[4]               Le navire de pêche Realice, un catamaran pour équipage de quatre personnes, comporte les caractéristiques suivantes :

a.       Port d’immatriculation : Gaspé

b.      Jauge brute : 44

c.       Jauge nette enregistrée : 33

d.      Longueur : 13,22 mètres

e.       Largeur : 6,04 mètres

f.        Creux : 2,74 mètres

 

[5]               Malgré les avis de consultation publiés par le gouvernement du Québec avant l’installation du câble, les avis publiés dans les journaux locaux par Telus, divers avis aux navigateurs et avis à la navigation envoyés par Pêches et Océans Canada et les modifications apportées à d’autres publications maritimes et aux deux cartes marines pertinentes, M. Vallée croyait que le câble n’était pas en usage.

 

[6]               Telus, Hydro-Québec, copropriétaire du câble, ainsi que Bell Canada, qui ne disposait d’aucun droit de propriété sur le câble mais qui avait un droit découlant de l’usage, se sont partagés les frais de réparation en conformité avec les clauses d’un contrat préexistant conclu entre elles. Elles ont intenté une action personnelle contre Peracomo et M. Vallée et une action réelle contre le navire. Les défendeurs ont à leur tour mis en cause leur assureur, Royal et Sun Alliance Insurance Company of Canada, qui a refusé de les indemniser.

 

[7]               La première question à trancher est celle de la responsabilité des défendeurs. Ces derniers ont invoqué comme moyen de défense que Telus aurait dû aviser M. Vallée de l’existence du câble et que le câble n’avait pas été correctement installé. Selon eux, il aurait dû être enfoui sous terre. Les défendeurs rejettent toute responsabilité, en soutenant toutefois de manière subsidiaire qu’à tout le moins, Telus était coupable de négligence concourante.

 

[8]               La seconde question en litige concerne le montant des dommages-intérêts. Le montant réclamé a été modifié au procès et est maintenant de 980 433,54 $. Les défendeurs et l’assureur mis en cause ont admis un montant de dommages-intérêts de 892 395,32 $. Ce qui demeure en litige, ce sont des frais administratifs de 88 038,22 $.

 

[9]               La troisième question à trancher est de savoir si, dans le cas où serait engagée la responsabilité des défendeurs, ceux-ci sont en droit de limiter leur responsabilité. Vu la nature du dommage subi (il n’y a eu aucun cas de décès ou de blessures corporelles) et la jauge du Realice, l’article 29 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime prévoit une limite de responsabilité d’un montant en capital de 500 000 $. Il n’est toutefois pas possible de se prévaloir du droit à la limitation de responsabilité en vertu de l’article 4 de la Convention de 1976 sur la limitation de la responsabilité en matière de créances maritimes, telle que modifiée par le Protocole de 1996, figurant à l’annexe I de la Loi sur la responsabilité en matière maritime, dans les circonstances suivantes :

Une personne responsable n’est pas en droit de limiter sa responsabilité s’il est prouvé que le dommage résulte de son fait ou de son omission personnels, commis avec l’intention de provoquer un tel dommage, ou commis témérairement et avec conscience qu’un tel dommage en résulterait probablement.

A person liable shall not be entitled to limit his liability if it is proved that the loss resulted from his personal act or omission, committed with the intent to cause such loss, or recklessly and with knowledge that such loss would probably result.

[10]           La quatrième question en litige est de savoir si, comme l’a prétendu l’assureur, les défendeurs sont privés, par application du paragraphe 53(2) de la Loi sur l’assurance maritime, de leur couverture :

[…] l’assureur n’est pas responsable des pertes attribuables à l’inconduite délibérée de l’assuré […]

[…] an insurer is not liable for any loss attributable to the wilful misconduct of the insured […]

 

[11]           La cinquième et dernière question en litige a trait aux intérêts et dépens en lien avec l’action principale, ainsi qu’aux dépens relatifs à la procédure de mise en cause. Les défendeurs demandent, s’ils ne sont pas privés de leur couverture, leurs dépens sur la base des honoraires réclamés par un procureur à son client. Il a toutefois été convenu lors d’une conférence de gestion de l’instruction de laisser cette question en suspens en attendant que soient tranchées les autres questions.

 

LA TABLE DES MATIÈRES

[12]           Dans l’examen de la présente affaire, les sujets abordés sont divisés comme suit :

 

Paragraphes

Le déploiement du câble et avis afférent                                                ______

13 à 38

Réal Vallée et le câble                                                                           ______

39 à 45

La cause du dommage                                                                                     

46 à 48

La responsabilité des défendeurs                                                                      

49 à 54

Les dommages-intérêts                                                             ______

55 à 57

La limitation de la responsabilité                                                                       

58 à 88

La responsabilité de l’assureur                                                              ______

89 à  92

Les intérêts                                                                                                      

93 et 94

Les dépens                                                                                                      

95 et 96

La langue                                                                                                         

97

 

 

LE DÉPLOIEMENT DU CÂBLE ET AVIS AFFÉRENT

[13]           Telus s’est rendue compte qu’il était vraiment nécessaire d’améliorer les services de télécommunications entre la rive nord et la rive sud du fleuve Saint-Laurent. Comme elle ne disposait pas à l’interne des spécialistes requis en câbles sous-marins et qu’elle savait qu’il lui faudrait obtenir diverses autorisations des gouvernements fédéral et du Québec, Telus a retenu les services de deux sociétés externes, Téléglobe et ÉEM Inc.

 

[14]           Même si les défendeurs ont mis l’accent en grande partie sur les opérations en cause, je n’aurai qu’à en donner le résumé puisqu’à mon avis, si tant est que des manquements puissent être imputés à Telus en la matière, elle n’a en aucune manière causé le dommage subi par le Sunoque I ni y a contribué. Les rapports d’ÉEM traitaient de questions environnementales et renfermaient des engagements pris par Telus auprès des autorités gouvernementales de consulter diverses parties prenantes, y compris les pêcheurs visés.

 

[15]            Le principal témoin quant à l’installation du Sunoque I et aux travaux subséquents de réparation, était Mike Kennah, qui s’était joint à la division Téléglobe Marine en 1977 et qui était bien connu dans le secteur pour ses compétences en entretien de câbles sous-marins et en planification de tracés. Par suite d’une restructuration de la société, cette division de Téléglobe a été dissoute et M. Kennah a constitué avec d’autres une société distincte, IT‑International Telecom. Bien que le premier rapport ait figuré sur du papier à en-tête de Téléglobe, ses auteurs étaient en fait M. Kennah et son groupe d’IT-International.

 

[16]           La méthode habituellement adoptée, celle qui l’a été en l’espèce, consiste à procéder à une étude préalable ou de tracés une fois que les besoins des clients ont été évalués, puis à effectuer un levé hydrographique, à établir des tracés et enfin à acheter et à installer le câble. Ce processus peut durer de six mois à cinq ans. Dans notre affaire, environ trois années se sont écoulées entre la date de la diffusion de l’étude de tracés et celle de l’installation du câble.

 

[17]           Les défendeurs font grand cas d’un énoncé figurant dans l’étude de tracés dans lequel était indiqué qu’il était essentiel que le câble soit enfoui dans la mesure du possible. M. Kennah a toutefois expliqué que lorsque les résultats du levé hydrographique ont été révélés, on s’est rendu compte que, sauf dans quelques régions, le lit du fleuve était très mou et ainsi il n’était pas nécessaire en eau profonde d’enfouir le câble, de type à armure simple. Dans l’aire où est survenu l’incident, l’eau avait une profondeur d’environ 95 mètres. M. Kennah a dit estimer, en fonction de son expérience, que le charruage était le mode normal d’enfouissement d’un câble, un mode toutefois inapproprié en l’espèce, puisque le lit du fleuve était trop mou et que la charrue allait renverser.

 

[18]           Mis à part l’enfouissement d’un câble selon ce mode, ce qui ne pouvait être réalisé d’après les experts en raison du lit trop mou, il était possible de recourir à un véhicule sous-marin téléguidé muni d’un système à jet d’eau sous haute pression. C’est du moins ce qu’a laissé entendre au procès M. Duplantie, un expert appelé à témoigner par les défendeurs. M. Kennah, qui était manifestement un expert bien qu’il n’ait pas témoigné à ce titre, n’avait pour sa part jamais songé à cette possibilité puisqu’on n’y recourait tout simplement pas en pratique. Les demanderesses ont également appelé un expert à témoigner, M. Harrison, lequel a déclaré qu’en raison du coût élevé et de la lenteur relative du processus d’enfouissement, les véhicules sous-marins téléguidés n’étaient habituellement utilisés que pour enfouir un câble sur une courte distance, de moins de 10 kilomètres. En l’espèce, le câble mesurait plus de 100 kilomètres, même si certaines de ses parties ne traversaient pas toujours des zones de pêche très fréquentées.

 

[19]           Tant M. Duplantie que M. Harrison étaient d’avis que les ancres utilisées pour maintenir les casiers de crabe en place ne pouvaient pas endommager le câble et, dans les faits, ils ne l’ont pas endommagé. Le câble pouvait être endommagé par un grand navire devant ancrer dans la zone pour éviter de naviguer par gros temps, par exemple, ou encore en raison d’une avarie de machine. Tous se sont accordés pour dire qu’un câble même enfoui à environ un mètre de profondeur ne pouvait résister s’il était dragué par une grosse ancre. En outre, le câble se trouvait dans une zone de marées et selon M. Harrison, il n’était pas certain qu’avec le temps, le câble, même enfoui, ne deviendrait jamais à découvert en raison de l’action des marées. M. Harrison a conclu qu’il n’était pas nécessaire d’enfouir le câble qui allait s’enfoncer légèrement dans le sol mou. M. Duplantie a également laissé entendre qu’il aurait été possible de couvrir le câble de pierre, mais il n’a pas procédé au moindre calcul pour en établir le coût.

 

[20]           Je préfère retenir le témoignage de M. Harrison. Même si M. Duplantie a acquis une vaste expérience, en partie chez Téléglobe alors que M. Kennah y travaillait également, c’était davantage « sur terre » que « sur mer ». Il n’a pas pris part lui-même aux études de tracés, mais il devait les approuver. J’estime que les solutions de rechange qu’il a évoquées n’étaient pas réalistes.

 

[21]           Je tire comme conclusion de fait que le hissage à la surface d’une ancre accrochée à un câble n’endommagerait pas celui-ci. Comme il est d’usage, pour chaque 100 mètres de câble requis,  102 mètres sont déployés pour permettre l’adaptation du câble au lit du fleuve. Le danger, en fait, était qu’un petit navire puisse chavirer. M. Vallée s’en était d’ailleurs déjà dit inquiet, en 2005, lorsqu’une ancre de ses casiers avait accroché le même câble. Il arrive assez fréquemment que les ancres pour casiers à crabes accrochent sur le lit des débris tels que des amarres qui avaient rompu ou qui avait été abandonnées. M. Soucy, un capitaine de navire de pêche appelé par les défendeurs à témoigner sur les cartes marines, a d’ailleurs déclaré que le risque de chavirement était un véritable sujet d’inquiétude. Son navire étant doté de treuils moins puissants que ceux du Realice, il lui arrivait souvent d’accrocher des choses qu’il était impossible de faire sortir de l’eau.

 

[22]           Examinons maintenant la question de la prétendue absence d’avis. Avant que le câble ne soit installé, le gouvernement du Québec a publié un avis de séances de consultation publiques dans différents journaux, mais cela n’a conduit à rien.

 

[23]           Lorsque Telus a pris part à une réunion conjointe avec des fonctionnaires des gouvernements du Québec et fédéral, elle s’est engagée à aviser diverses associations de pêcheurs. Telus a obtenu de Pêches et Océans Canada une liste de 43 associations, à qui elle a envoyé plusieurs lettres pendant quelques années. Aucune association n’a jamais répondu. À ce titre, je n’accepte pas la prétention des défendeurs selon laquelle aucune preuve fiable ne démontre que ces lettres ont bien été mises à la poste, quoique par courrier ordinaire.

 

[24]           Les lettres ont été envoyées à la demande de Gaétan Rousseau, actuellement vice-président chez Telus, qui a témoigné au procès, et à celle de Christian Bérubé. Un exposé conjoint a été déposé précisant que, si M. Bérubé avait été appelé à témoigner, il aurait dit la même chose que M. Rousseau. Les secrétaires qui ont mis  les lettres à la poste n’ont pas été convoquées. Ces lettres ont été envoyées selon l’usage normal des activités de l’entreprise et les renseignements étaient bien consignés à l’interne; des copies des lettres ont été envoyées à Pêches et Océans Canada, qui les a bien reçues. Je conclus, selon la prépondérance des probabilités, que les lettres ont aussi été transmises par courrier postal aux associations.

 

[25]           Il y avait dans certaines de ces lettres un croquis sommaire du tracé des deux câbles.

 

[26]           Quant à l’absence de véritable avis à M. Vallée, il s’avère que l’Association des pêcheurs crabe de la zone 17 – le groupe dont M. Vallée faisait partie et la zone où l’incident était survenu – ne figurait pas sur la liste des associations de pêcheurs fournie par Pêches et Océans Canada. Personne n’a expliqé cette omission, pas même les fonctionnaires de ce ministère qui ont témoigné au procès. Pas plus que la liste ne contenait de numéro de téléphone. Telus n’a pas tenté de communiquer avec qui que ce soit par téléphone, ni n’a envoyé quiconque sur les quais des divers ports de la zone 17, y compris à Baie-Comeau où M. Vallée était basé, pour y distribuer des cartes marines ou s’assurer de toute autre manière que les pêcheurs étaient au fait de l’existence et de l’emplacement du câble sous-marin.

 

[27]           Cependant, le gouvernement fédéral a publié de nombreux avis et il incombait à M. Vallée d’en prendre connaissance. Le gouvernement fédéral publie divers documents tels que des avis aux navigateurs, des avis à la navigation, des avertissements radio de navigation, des cartes hydrographiques et des instructions nautiques.

 

[28]           Au moment de l’installation du câble en octobre 1999, des avertissements radio ont été diffusés. La saison de pêche était toutefois terminée et M. Vallée n’était pas dans la région. Par la suite, il y a eu des avis écrits, d’abord hebdomadaires puis annuels. Les cartes marines ont été modifiées afin que le câble y figure. Si M. Vallée avait consulté ces documents qu’une seule fois au cours d’une période de six années et demie, ce dernier aurait été au courant de l’existence du câble et su qu’il était encore en utilisation puisqu’un symbole différent était utilisé pour un tel câble. D’ailleurs, l’édition annuelle de l’Avis aux navigateurs n° 16 traite nommément des câbles sous-marins, tout en avertissant les navigateurs que ces câbles peuvent constituer pour eux un danger et que, si jamais une ancre devait en accrocher un, les navigateurs devraient tenter de la dégager par les moyens habituels. Si le dégagement devait être impossible, il serait alors nécessaire d’abandonner l’ancre ou tout autre engin de pêche sans sectionner le câble. Si le propriétaire pouvait alors démontrer qu’une ancre ou un autre engin de pêche avait dû être sacrifié, il serait indemnisé par les propriétaires du câble. En l’espèce, si M. Vallée s’était départi de son ancre ainsi que de l’amarre et de la bouée en cause, il aurait subi une perte d’environ 250 $.

 

[29]           M. Duplantie, qui a acquis partout dans le monde une vaste expérience dans l’examen et l’approbation des plans pour l’immersion de câbles, était fortement d’avis qu’il ne fallait pas présumer de la connaissance par les pêcheurs des cartes marines ou des autres publications connexes. Tel qu’il a pu le constater, les pêcheurs semblent se soucier fort peu des questions touchant la circulation navale. Ainsi, les employés de Telus auraient dû se rendre sur les quais.  M. Duplantie a toutefois ajouté que dans un autre pays, les pêcheurs qui connaissaient l’existence d’un câble sous-marin pêchaient délibérément le long de celui-ci. Quoiqu’il en soit, il est possible d’en déduire sans se tromper que si M. Vallée avait su que le Sunoque I était un câble utilisé, il ne l’aurait pas sectionné.

 

[30]           M. Vallée fait toutefois valoir comme moyen de défense qu’il n’avait pas l’obligation d’avoir à son bord les cartes et autres publications maritimes en cause ou d’avoir connaissance de l’existence du câble. Or, le Règlement sur les cartes marines et les publications nautiques (1995) prévoit au contraire l’obligation pour les navires canadiens d’avoir à leur bord de telles cartes et publications, en établissant toutefois une exception, comme suit, à son paragraphe 4(2) :

Le capitaine et le propriétaire d’un navire de moins de 100 tonneaux n’ont pas à avoir à bord les cartes, documents et publications visés au paragraphe (1) si la sécurité et l’efficacité de la navigation n’est pas compromise compte tenu du fait que la personne chargée de la navigation connaît suffisamment, dans la zone où le navire est appelé à naviguer :

 

a) l’emplacement et les caractéristiques des éléments cartographiés suivants :

 

     (i) les routes de      navigation,

     (ii) les feux de      navigation, les bouées      et les repères,

     (iii) les dangers pour la      navigation;

 

b) les conditions de navigation prédominantes, compte tenu de facteurs tels les marées, les courants, la situation météorologique et l’état des glaces.

 

The master and owner of a ship of less than 100 tons are not required to have on board the charts, documents and publications referred to in subsection (1) if the person in charge of navigation has sufficient knowledge of the following information, such that safe and efficient navigation in the area where the ship is to be navigated is not compromised:

 

(a) the location and character of charted

 

 

      (i) shipping routes,

      (ii) lights, buoys and       marks, and

      (iii) navigational       hazards;       and

 

 

 

(b) the prevailing navigational conditions, taking into account such factors as tides, currents, ice and weather patterns.

 

 

[31]           M. Vallée a allégué que le câble ne constituait pas un danger pour la navigation, mais qu’il pouvait en être un pour la pêche. Je ne saurais retenir cette distinction. Le Realice n’était pas ancré. Il naviguait en traînant une ligne de casiers pouvant s’étendre jusqu’à deux kilomètres d’une ancre d’une extrémité à l’autre. Deux experts marins ont été appelés à témoigner, l’un par les demanderesses et l’autre par la mise en cause. Or les deux experts ont souligné qu’il y avait à bord du Realice une carte marine sur papier obsolète et une carte électronique de navigation non approuvée, toutes deux antérieures à l’installation du câble.

 

[32]           Selon le capitaine Louis Rhéaume, convoqué par les demanderesses, M. Vallée aurait pu mettre en danger sa vie et celle des membres de son équipage. Même si, sur les cartes, une distinction était faite entre les câbles utilisés et ceux qui ne l’étaient plus, aucune n’y était faite entre les câbles téléphoniques et électriques. S’il avait été question d’un câble électrique, M. Vallée aurait très bien pu s’électrocuter. Dans un tel cas, la pratique habituelle des marins serait de s’enquérir, au moyen d’une radio à très haute fréquence à bord, auprès d’un centre de contrôle de la circulation maritime quant à la nature et l’usage du câble.

 

[33]           Le capitaine Jean-Louis Pinsonnault, convoqué par l’assureur, a ajouté que le fait d’avoir pêché dans la même région pendant des années et d’avoir déjà accroché le câble constituait un danger pour le navire et pour l’équipage. Il y avait manque de prudence élémentaire.

 

[34]           Je prête foi à ces témoignages. Je conclus que le câble constituait un danger pour la navigation, qu’il incombait à M. Vallée d’en connaître l’existence et que celui-ci a manqué lamentablement à cette obligation.

 

[35]           M. Vallée a appelé deux personnes à témoigner sur cette question, Jacques Soucy, un autre capitaine de navire de pêche, ainsi que Carol Fournier, fonctionnaire à Pêches et Océans Canada. Ni l’un ni l’autre ne connaissait l’existence du Sunoque I.

 

[36]           M. Soucy est un capitaine breveté qui a suivi un cours de navigation. Il aurait assurément dû se montrer plus avisé.

 

[37]           M. Fournier n’est pas un navigateur, mais il a souvent parcouru les eaux de la zone 17. Il a remarqué, lorsqu’il était à bord de navires de la Garde côtière, que ceux-ci étaient dotés sur la passerelle de cartes et de publications maritimes. Il n’a pas remarqué pareilles cartes et publications à bord de petits bateaux de pêche. Parfois, il naviguait lui-même de petits bateaux. Il y avait bien une carte électronique à bord, mais il l’utilisait à une échelle telle qu’il n’avait pas connaissance de l’existence du câble. Après avoir eu vent de l’incident, M. Fournier a changé l’échelle et s’est rendu compte que le câble était bien indiqué.

 

[38]           Si ces personnes ont été convoquées pour démontrer qu’il existait une coutume permettant d’excuser l’ignorance de la loi ou le fait de ne pas se conformer à la loi, cette tentative a échoué. Comme l’a déclaré lord Atkins dans Evans c Bartlam, [1937] AC 473 (Chambre des lords) à la page 479 :

[traduction]

Le fait est qu’il n’y a pas et qu’il n’y a jamais eu de présomption selon laquelle tout le monde connaît la loi. Il existe une règle selon laquelle l’ignorance de la loi n’est pas une excuse, une maxime ayant une portée et une application fort différentes.

 

RÉAL VALLÉE ET LE CÂBLE

[39]           M. Vallée avait 57 ans lorsque l’incident s’est produit. Il pratique la pêche depuis l’âge de 15 ans. Il n’a reçu aucune formation régulière en pêche ou en navigation. Aucune pareille formation n’était requise à l’époque, une situation qui a depuis changé en vertu de la réglementation. M. Vallée s’est essayé à divers types de pêche, mais depuis plusieurs années il pêche le crabe et, à l’occasion, le bulot. La saison de pêche varie mais, ces dernières années, la pêche au crabe des neiges a été autorisée d’avril à juin dans la zone 17. Chaque pêcheur trouve son endroit favori où il déploie plusieurs lignes comptant environ 10 casiers à crabes chacune. M. Vallée avait l’habitude de quitter Baie-Comeau le matin, naviguait à vue vers ses casiers, les hissait hors de l’eau et en vidait la prise, puis il retournait le soir à Baie-Comeau. Il n’utilisait son traceur que pour repérer cette ville et ses lieux de pêche. Il savait que les bouées étaient changées à chaque saison et avait une bonne connaissance des marées. Il connaissait les endroits où il ne pouvait naviguer qu’à marée haute. Il ne faut pas oublier que le tirant du Realice est de quelques quatre pieds et demi à cinq seulement (ou 13,716 à 15,24 décimètres).

 

[40]           M. Vallée pêchait dans la même aire générale de la zone 17 depuis au moins 2002 et à nombre d’occasions ses ancres ont restées accrochées. Jusqu’en 2005, il avait toujours réussi à dégager ses ancres et jamais il n’avait remonté à la surface ce qui les entravait. M. Vallée a déclaré dans son témoignage, comme M. Soucy, qu’il y avait toutes sortes de débris sur le lit du fleuve, tels que des casiers à crabes perdus, des amarres, des ancres et d’autres objets abandonnés. En 2005, toutefois, M. Vallée est arrivé à remonter le Sunoque I. Il ne savait pas de quoi il s’agissait, mais il était parvenu à en dégager son ancre. Après la saison de pêche, alors qu’il visitait l’église Saint-George, une église désaffectée de Baie-Comeau maintenant devenue un musée, M. Vallée a vu sur une carte une ligne qui traversait le fleuve là où il avait l’habitude de pêcher. Le mot « abandonné » s’y trouvait inscrit à la main. Sans y penser à deux fois, M. Vallée a conclu que c’était cela que son ancre avait précédemment accroché. Il n’a regardé que quelques secondes et ne peut se rappeler s’il s’agissait d’une carte marine, d’une carte topographique, ni même en fait du type de carte.

 

[41]           L’année suivante, une ancre de M. Vallée a de nouveau accroché le Sunoque I. Cette fois M. Vallée a pu hisser le câble hors de l’eau et le monter sur le pont. Il n’a fait aucun effort pour dégager le câble, qu’il a délibérément sectionné en deux au moyen d’une scie électrique. La même chose s’est produite quelques jours plus tard; il a alors été beaucoup plus facile de hisser le Sunoque I hors de l’eau et M. Vallée l’a encore une fois sectionné.

 

[42]           Quelques semaines plus tard, une fois la saison de pêche terminée, M. Vallée, qui se trouvait sur le quai à Baie-Comeau, a remarqué un navire étrange dans son aire habituelle de pêche. Il a plus tard vu une photographie de ce navire dans le journal local. L’article s’y rattachant racontait que le câble avait délibérément été sectionné et que le coupable était recherché.

 

[43]           Mortifié d’avoir posé son geste, M. Vallée a consulté un avocat, avisé son assureur, qui a rapidement refusé de l’indemniser, et il a fait une déclaration volontaire à la police. Il a ensuite été accusé de méfait pour avoir volontairement détruit des biens d’une valeur supérieure à 5 000 $. Il a été acquitté.

 

[44]           Les demanderesses ont saisi le Realice, qui demeure toujours sous saisie pour défaut de versement du cautionnement. Telus avait présenté une requête réclamant la vente du navire, mais la requête a été ajournée sine die  puisque les défendeurs se sont engagés à entretenir le navire afin que celui-ci ne se détériore pas, et qu’il en a été ainsi ordonné.

 

[45]           Depuis, M. Vallée continue de pêcher. Il a affrété un bateau de pêche de son neveu. Comme il ne sait pas comment mettre les cartes à jour, il en achète une nouvelle, actualisée, chaque année en plus d’écouter les messages diffusés à la radio pendant la saison de pêche. Il aurait très bien pu agir de la sorte dans le passé. Il devait fréquemment faire appel à des fournisseurs sur radeau de sauvetage pour ses besoins en entretien et le renouvellement de son attirail et tous vendaient des cartes marines.

 

LA CAUSE DU PRÉJUDICE

[46]           Francis Bacon a déclaré ce qui suit dans son ouvrage Collection of Some Principal Rules and Maxims of the Common Law (1630) :

[traduction]

Le droit n’en finirait plus de juger les causes des causes et leurs répercussions l’une sur l’autre; par conséquent, il se contente de juger les causes immédiates et les actes en découlant, sans aller plus loin.

 

[47]           Ce qui a causé le préjudice n’était pas l’absence d’avis de la part de Telus. La cause du préjudice n’était pas non plus le non-enfouissement du câble, ni encore le fait qu’une ancre pour casiers à crabes des neiges avait accroché le câble. La cause était le fait que M. Vallée a intentionnellement et délibérément coupé le câble en deux avec une scie électrique.

 

LA RESPONSABILITÉ DES DÉFENDEURS

[48]           La présente affaire doit être tranchée suivant le droit maritime canadien, qui comprend la notion de négligence en common law d’Angleterre  telle qu’elle était appliquée avant 1934 par les cours d’amirauté anglaises (ITO‑International Terminal Operators Ltd c Miida Electronics Inc, [1986] 1 RCS 752, 28 DLR (4e) 641).

 

[49]           M. Vallée avait un devoir de diligence envers les demanderesses. Il a manqué à ce devoir et il est donc responsable des dommages qui en ont résulté. Lord Atkin a parfaitement expliqué le sens du devoir de diligence dans l’arrêt Donoghue c Stevenson, [1932] AC 562, à la page 580 :

[traduction]

Le commandement tu aimeras ton prochain devient en droit : tu ne léseras pas ton prochain.  À la question de l’avocat : Qui est mon prochain?  On donnera une réponse restrictive [. . .]  Qui alors est mon prochain en droit?  La réponse semble être : les personnes qui sont de si près et si directement touchées par mon acte que je devrais raisonnablement les avoir à l’esprit comme ainsi touchées lorsque je songe aux actes ou omissions qui sont mis en question.

 

Quant à M. Vallée, ses prochains se trouvaient tant au niveau de la ligne de flottaison que sous celle-ci.

 

[50]           Le propriétaire du Realice, Peracomo, est responsable des actions de M. Vallée; il ne s’agit pas seulement d’une responsabilité du fait d’autrui, mais aussi d’une responsabilité personnelle. Peracomo, une société uni-personnelle, avait M. Vallée pour âme dirigeante ou alter ego (Lennard’s Carrying Co Ltd c Asiatic Petroleum Co Ltd, [1915] AC 705; R c Canadian Dredge & Dock Co, [1985] 1 RCS 662, 19 DLR (4e) 314). Les actes ou omissions de M. Vallée sont ainsi ceux de la société Peracomo.

 

[51]           La responsabilité réelle du navire est également engagée puisqu’il s’agit d’une demande fondée sur le droit maritime canadien en application de l’article 22 de la Loi sur les Cours fédérales. Plus particulièrement, il s’agit d’une demande d’indemnisation pour les dommages causés par un navire au sens de l’alinéa 22(2)(d), puisque la gestion – ou la mauvaise gestion – du navire était le fait de M. Vallée.

 

[52]           Les demanderesses veulent que je déclare qu’elles disposent d’un privilège maritime sur le navire, par interprétation des articles 22 et 43 de la Loi sur les Cours fédérales. Une action réelle en indemnisation des dommages causés par un navire demeure en instance même si le navire est vendu avant que ne soit instituée l’action. Bien que les dommages causés par une collision donnent naissance à un privilège, il n’est pas nécessaire que je tire une pareille conclusion en l’espèce. Le Realice n’a jamais changé de propriétaire et il est grevé d’une hypothèque d’après le certificat d’immatriculation, produit à titre de pièce, dont la délivrance remonte à il y a environ trois ans. La situation juridique de cette hypothèque, si elle existe toujours, n’a fait l’objet d’aucune discussion en cour. Si toutefois le navire devait être vendu en exécution d’un jugement, l’ordre de priorité des sûretés pourrait devenir source de litige puisqu’un privilège maritime l’emporte sur une hypothèque et une hypothèque sur une action réelle ordinaire. Si je devais tirer une quelconque conclusion elle  serait ex parte et celle-ci ne lierait aucunement le créancier hypothécaire.

 

[53]           Je conclus qu’aucune négligence concourante ne peut être imputée à Telus. Il est malheureux qu’elle n’ait pas avisé le président de la zone 17, mais même en présumant qu’une fois informé, celui-ci aurait mis au fait M. Vallée de l’existence du câble, l’omission d’informer l’Association des pêcheurs de crabe de la zone 17 n’était pas un facteur de causalité.

 

[54]           Les défendeurs ont prétendu que Telus courait un risque en toute connaissance de cause, étant donné que les statistiques dans les rapports qui lui étaient communiqués révélaient qu’une fois tous les 19,5 ans, un tel câble était sectionné. C’est peut-être vrai, mais en l’espèce ce n’est pas le dragage de l’ancre qui a occasionné le sectionnement. Ces statistiques ne tenaient pas compte de la possibilité d’un sectionnement délibéré au moyen d’une scie électrique.

 

LES DOMMAGES-INTÉRÊTS

[55]           À juste titre, les défendeurs n’ont pas contesté la réclamation de Bell, bien qu’elle puisse être considérée comme une réclamation en responsabilité civile pour perte purement économique. Bell était engagée dans une entreprise conjointe avec Telus et Hydro-Québec, pouvant ainsi se réclamer des exceptions à la règle de l’éloignement telles que discutées dans l’arrêt Cie des chemins de fer nationaux du Canadas c Norsk Pacific Steamship Co, [1992] 1 RCS 1021, 91 DLR (4e) 289.

 

[56]           Aux termes du contrat conclu avec Hydro-Québec et Bell, Telus avait le droit d’exiger des frais d’administration de 15 pour cent pour tous travaux de réparation effectués. Elle ne réclame en fin de compte que 10 pour cent. Les demanderesses, bien sûr, ne peuvent recouvrer comme tel des frais administratifs convenus par contrat. Elles ont toutefois le droit de recouvrer des frais généraux raisonnables. Quoi qu’il en soit, l’objet de l’octroi de dommages-intérêts est de replacer la personne lésée dans la situation où elle se serait trouvée sans le préjudice et non de tirer un profit (La Compagnie de Téléphone Bell du Canada c Montreal Dual Mixed Concrete Ltd et The High-Way Paving Co Ltd (1960), 23 DLR (3d) 346, [1959] RL 425 (CAQ) et Air Canada c Canada (1989), 28 FTR 148, [1989] ACF no 234 (QL)).

 

[57]           Les frais généraux et à des fins de surveillance sont les conséquences naturelles d’une perte. Quoiqu’il n’ait pas lui-même procédé aux calculs pour l’établissement du montant de la réclamation, Gaétan Rousseau, vice-président chez Telus, était bien conscient de ce qu’avait requis comme travail la surveillance ainsi que la mise à l’épreuve du câble au cours des travaux de réparation. J’estime qu’à cet égard une majoration de 10 pour cent est plus que raisonnable. Comme le lord juge Winn l’a déclaré dans l’arrêt Doyle c Olby (Ironmongers) Ltd, [1969] 2 All ER 119, à la page 124 :

[traduction]

Je crois que la Cour dispose déjà d’éléments de preuve suffisants pour lui permettre de faire une évaluation en chiffres ronds. Il serait inopportun de s’engager dans un examen minutieux d’articles particuliers à l’égard desquels il faut trouver un juste équilibre et cet exercice constituerait un emploi inacceptable du temps du tribunal et de l’argent des parties.

 

 

LA LIMITATION DE LA RESPONSABILITÉ

[58]           Les défendeurs ont droit à la limitation de leur responsabilité à un montant en capital de 500 000 $ à moins que les demanderesses ne démontrent, le fardeau reposant sur elles, que le préjudice subi résultait du « fait ou de [l’]omission personnels [des défendeurs], commis avec l’intention de provoquer un tel dommage, ou commis témérairement et avec conscience qu’un tel dommage en résulterait probablement », cela en conformité avec l’article 4 de la Convention de 1976 sur la limitation de la responsabilité en matière de créances maritimes et du Protocole de 1996.

 

[59]            Le privilège de limitation de la responsabilité est de fondement législatif. S’il est aisé de comprendre la politique sous-tendant la limitation de la responsabilité des intervenants de l’aviation et de la navigation commerciales, le libellé du texte législatif est tel que les propriétaires et usagers des embarcations de plaisance peuvent également limiter leur responsabilité (Whitbread c Walley, [1990] 3 RCS 1273, 77 DLR (4e) 25). Tant Peracomo, comme propriétaire du Realice, que M. Vallée, à titre de capitaine, sont en droit de limiter leur responsabilité, puisque les propriétaires et les personnes dont les faits, la négligence ou la faute engagent la responsabilité des propriétaires ont droit à cette limitation en vertu de l’article 1 de la Convention. Cette restriction vaut aussi pour les actions réelles instituées contre le navire lui-même.

 

[60]           Pendant de nombreuses années, le droit à la limitation s’est fondé au Canada et à l’étranger sur la Convention internationale de 1957 sur la limitation de la responsabilité des propriétaires de navires de mer ou sur les conventions qui l’ont précédée. Tel qu’il est prévu aux articles 575 et suivants de la Loi sur la marine marchande du Canada, LRC 1985, ch. S-9, maintenant abrogée, les propriétaires de navires et autres intéressés avaient le droit de limiter leur responsabilité quant à tout événement survenu « sans leur faute ou complicité » (« actual fault or privity »). Si ces dispositions étaient toujours en vigueur, le fonds de limitation serait tout juste au-dessus de 30 000 $.

 

[61]           C’est un fait notoire que la Convention de 1976 sur la limitation est le fruit d’un compromis. Le plafond de la limitation est plus élevé, mais il est plus difficile de le dépasser. De plus, le fardeau de la preuve repose maintenant sur les épaules du créancier, et non plus sur celles du propriétaire.

 

[62]           Autant que le sachent la Cour et les avocats, c’est la première fois que l’article 4 de la Convention de 1976 sur la limitation de la responsabilité est examiné par les tribunaux au Canada. Il importe donc de mettre cet article en contexte, sans jamais oublier qu’il s’agit d’une convention internationale rédigée en plusieurs langues. À cet égard, lord Macmillan a déclaré ce qui suit dans l’arrêt Stag Line Ltd c Foscolo, Mango & Co Ltd, [1932] AC 328, à la page 350, au sujet des Règles de La Haye :

[traduction]

Il importe de se rappeler que la Loi de 1924 était le fruit d’une conférence internationale et que les règles figurant à l’annexe étaient de facture internationale. Ces règles devant être examinées par les tribunaux de divers pays, il est souhaitable pour favoriser l’uniformité que l’on ne se guide pas pour leur interprétation sur des précédents nationaux antérieurs, mais plutôt sur des principes généraux largement acceptés.

 

 

[63]           Pour reprendre les termes du juge Iacobucci dans l’arrêt Rhône (Le) c Peter AB Widener (Le), [1993] 1 RCS 497, 101 DLR (4e) 188, au paragraph 25, l’expression « faute ou complicité réelle », utilisée dans la Convention de 1957 intégrée au droit canadien, « dénotait un acte répréhensible accompli personnellement par le propriétaire d’un navire par opposition à une faute imputée découlant de la théorie respondeat superior ». De nos jours, il ne suffit pas que l’acte ou l’omission soit personnel et répréhensible, il faut aussi qu’ils aient été commis avec l’intention de provoquer un tel dommage ou aient été commis témérairement avec conscience qu’un tel dommage en résulterait probablement.

 

[64]           Le libellé de la Convention de 1976 sur la limitation de la responsabilité est à la fois semblable et différent de celui utilisé dans d’autres conventions aussi jointes à titre d’annexes à la Loi sur la responsabilité en matière maritime. L’expression « tel dommage » ou « such loss » y est employée.

 

[65]           Dans la Convention d’Athènes de 1974 relative au transport par mer de passagers et de leurs bagages, telle que modifiée, figurant à l’annexe 2 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime, le transporteur est déchu du bénéfice des limites de responsabilité « s’il est prouvé que les dommages résultent d’un acte ou d’une omission que le transporteur a commis, soit avec l’intention de provoquer ces dommages, soit témérairement et en sachant que ces dommages en résulteraient probablement » (« such damage »).

 

[66]           En vertu des Règles de La Haye-Visby, figurant pour leur part à l’annexe 3, qui limite la responsabilité quant au transport par mer de cargaisons sous connaissement, le bénéfice de la limitation de responsabilité est perdu « s’il est prouvé que le dommage résulte d’un acte ou d’une omission du transporteur qui a eu lieu soit avec l’intention de provoquer un dommage, soit témérairement et avec conscience qu’un dommage en résulterait probablement » (« damage »).

 

[67]           En vertu des Règles de Hamburg, figurant pour leur part à l’annexe 4, dont l’adoption par renvoi au Canada n’a pas encore force de loi, il n’est pas possible de se prévaloir de la limitation de responsabilité s’il est « prouvé que la perte, le dommage ou le retard à la livraison résulte d’un acte ou d’une omission du transporteur commis soit avec l’intention de provoquer cette perte, ce dommage ou ce retard, soit témérairement et en sachant que cette perte, ce dommage ou ce retard en résulterait probablement (« such loss, damage or delay »).

 

[68]           En vertu cette fois de la Convention internationale de 1992 sur la responsabilité civile pour les dommages dus à la pollution par les hydrocarbures, en sa version modifiée, figurant à l’annexe 5, aucune demande de réparation ne peut être formée contre les propriétaires de navires autrement que sur la base de la Convention, « à moins que le dommage ne résulte de leur fait ou de leur omission personnels, commis avec l’intention de provoquer un tel dommage, ou commis témérairement et avec conscience qu’un tel dommage en résulterait probablement » (« such damage »).

 

[69]           La Loi sur le transport aérien met en œuvre la Convention pour l’unification de certaines règles relatives au transport aérien international (Varsovie, 1929), modifiée par le Protocole de La Haye de 1955. Selon la Convention originale, le droit à la limitation ne pouvait plus être invoqué lorsqu’il y avait eu « dol ». Désormais, c’est lorsqu’il « est prouvé que le dommage résulte d’un acte ou d’une omission du transporteur ou de ses proposés fait, soit avec l’intention de provoquer un dommage, soit témérairement et avec conscience qu’un dommage en résultera probablement » (« the damage »).

 

[70]           Comme on peut le constater, le libellé des conventions n’est pas parfaitement uniforme. La Convention de 1976 sur la limitation de la responsabilité recourt à l’expression « dommage » en français et à l’expression « loss » en anglais, la Convention d’Athènes à l’expression « dommages » en français et « damage » en anglais. Ce que l’on vise dans les Règles de Hamburg, c’est « la perte, le dommage ou le retard ». Cela étant, on peut assurément distinguer entre la perte (« loss ») et le dommage (« damage »). On entendrait par « perte » l’absence totale de livraison des marchandises et par « dommage » la livraison de marchandises endommagées. J’estime que très certainement, dans la Convention de 1976 sur la limitation de la responsabilité, l’expression « dommage » s’entend notamment d’un dommage physique.

 

[71]           Il ne suffit toutefois pas que, de manière générale, il y ait eu un « dommage » (loss). Des restrictions s’appliquent.

 

[72]           Telus a naturellement soutenu que les défendeurs n’avaient droit à aucune limitation de leur responsabilité. Les défendeurs ont prétendu pour leur part qu’ils n’avaient aucunement engagé leur responsabilité. J’ai déjà rejeté cette prétention. L’assureur mis en cause, qui a refusé de défendre les défendeurs, serait maintenant très mal venu de dénier la responsabilité des défendeurs. S’il le faisait, il risquerait d’être jugé avoir violé l’obligation de défendre ses assurés. Pour se couvrir, toutefois, l’assureur a prétendu que les défendeurs avaient droit à la limitation de leur responsabilité.

 

[73]           Bien que l’article 4 de la Convention de 1976 sur la limitation de la responsabilité n’ait pas été précédemment examiné au Canada, il l’a été en France et Angleterre. Dans l’ouvrage de Griggs, Williams et Farr, Limitation of Liability for Maritime Claims, 4e éd, Londres, Lloyd’s of London Press, 2005, de nombreuses décisions anglaises et une décision française sont mentionnées. 

 

[74]           Je ne trouve pas très utile, dois-je dire, les décisions rendues en France dans l’affaire Heidberg, tant en première instance (1993 DMF 731 (Tribunal de Commerce de Bordeaux)) qu’en appel (2005 DMF 839 (Cour d’appel de Bordeaux (2e Ch.)). Le libellé même de la Convention n’a pas été analysé dans l’une ou l’autre décision. Les tribunaux de première instance et d’appel étaient d’avis que le propriétaire avait délibérément sous-équipé son navire en personnel, par souci d’économie et pour tirer un bénéfice et avait ainsi commis une « faute lourde, grave, impardonnable ». M. Vallée a assurément commis une « faute lourde » en l’espèce, mais comme le font voir le libellé de la Convention et les décisions anglaises, quelque chose de plus est requis. Le discernement est de mise, toutefois, puisque ces décisions anglaises portent sur la question de conduite téméraire et non de conduite intentionnelle. Dans la présente affaire, M. Vallée a bel et bien eu l’intention de sectionner le câble.

 

[75]           Il croyait toutefois que peu ou pas de dommages en résulteraient puisque, selon lui, le câble était inutile. Une telle situation s’apparente au délit de voies de fait. Il est possible de pousser une personne hors de son chemin mais sans vouloir lui faire du mal. La personne peut néanmoins glisser et tomber et alors se blesser grièvement ou même mourir. Dans un tel cas, le dommage résultait d’un fait ou d’une omission personnels, commis avec l’intention de provoquer des voies de fait, même si les conséquences survenues n’étaient pas voulues.

 

[76]           Pour avoir gain de cause dans une action instituée en application de l’article 4 de la Convention de 1976 sur la limitation de la responsabilité, contrairement à une action ordinaire fondée sur la négligence, le demandeur doit prouver que le fait ou l’omission personnels du défendeur a été commis :

 

1.                  soit avec l’intention de provoquer un tel dommage ou

2.                  soit de manière téméraire et avec conscience qu’un tel dommage en résulterait probablement.

 

 

[77]           On a clairement démontré le fait ou l’omission personnelle tant de M. Vallée que de Peracomo, M. Vallée étant l’alter ego de cette société, de même que le caractère intentionnel de l’acte posé. Il me semble également que le « tel dommage » causé en l’espèce l’a été intentionnellement. De même, le dommage correspond bien à la diminution de la valeur du câble, et non pas aux frais de réparation engagés. Telus, pour sa part, n’était aucunement tenue de réparer le câble, mais elle l’était d’atténuer les dommages. Elle l’a fait en procédant à des réparations et en raboutant le câble segmenté.  M. Vallée a bien eu l’intention de causer le dommage même causé. Il ne croyait tout simplement pas que le câble serait réparé parce qu’il le pensait être sans valeur. Je relève un point sans doute non pertinent; les défendeurs n’ont présenté aucune réclamation pour perte de jouissance, si tant est qu’ils eussent pu faire valoir que, bien qu’ils aient sectionné le câble intentionnellement, ils ne l’ont pas fait dans l’intention d’interrompe des services de télécommunication.  

 

[78]           Si toutefois je devais me tromper quant à l’élément requis de l’intention, je vais maintenant examiner la question de la conduite téméraire.

 

[79]           L’assureur, et par son entremise les défendeurs, invoquent l’arrêt MSC Mediterranean Shipping Co SA v Delumar BVBA and Others (Le « MSC Rosa M »), [2000] 2 Lloyd’s Rep 399, dans lequel le juge Steel a déclaré ce qui suit à la page 401 :

[traduction]

[…] La jurisprudence est claire : si comme en l’espèce il n’y a eu aucune allégation d’existence d’intention, la personne qui conteste le droit de limitation doit démontrer à la fois la conduite téméraire et la connaissance qu’un tel dommage en résulterait probablement.

 

[80]           Par connaissance, il entendait la connaissance réelle, non la connaissance par interprétation. Il s’est appuyé à cette fin sur l’arrêt Goldman c Thai Airways International Ltd, [1983] 1 WLR 1186, qui traitait de la Convention de Varsovie et de son Protocole. Dans l’arrêt Goldman, le lord juge Eveleigh a déclaré ce qui suit à la page 1194 :

[traduction]

Je comprends que, comme on a veillé à ce que la version anglaise coïncide avec la version française, on soit naturellement enclin à se référer à ce texte, tout en évitant autant que possible la traduction libre. Même alors, toutefois, je ne peux croire que, pour rendre le sens de l’expression bien connue « savait ou aurait dû savoir », les avocats auraient retenu l’expression « avec connaissance ».

 

[81]           Le juge Steel s’est aussi appuyé sur un autre arrêt de la Cour d’appel de l’Angleterre traitant de la Convention de Varsovie, Nugent and Killick c Michael Goss Aviation Ltd, [2000] 2 Lloyd’s Rep 222, où le lord juge Auld a déclaré ce qui suit à la page 229 :

[traduction]

Je n’admets pas la distinction qu’il tente d’établir entre la connaissance présumée et la connaissance contextuelle, la seconde, mais non la première, valant à titre de connaissance réelle pour nos fins. Caser les deux concepts dans des compartiments distincts pose problème tant au plan de la logique que lorsqu’il s’agit d’établir, compte tenu des faits, l’état d’esprit de l’intéressé. […] À mon sens, l’élément additionnel requis c’est la connaissance réelle, autrement dit la compréhension ou la connaissance du fait que le type de dommage causé résulterait probablement de la conduite, au moment pertinent, de l’intéressé. Rien de moins ne saurait suffire.

 

 

À la page 231 du même arrêt, avec une certaine mesure de nuance, le lord juge Pill s’est dit d’avis que l’article 25 ne permettait pas à son sens [traduction] « à l’intéressé de dire que sa connaissance avait soudainement disparu parce qu’il avait fait un effort conscient pour l’en sortir de son esprit ». Ainsi, selon le juge Steel, le critère rendu célèbre par lord Denning de la connaissance de qui « ferme les yeux » n’était plus applicable.

 

[82]           Dans l’arrêt Compania Maritima San Basilio SA c The Oceanus Mutual Underwriting Association (Bermuda) Ltd (Le « Eurysthenes »), [1976] 2 Lloyd’s Rep 171, la question à trancher était de savoir si le propriétaire d’un navire avait perdu son droit à l’indemnisation par l’assureur, par application de la Marine Insurance Act de 1906 du Royaume-Uni, du fait que son navire avait été envoyé en mer en état de non-navigabilité « avec l’assentiment de l’assuré ». À cet égard, lord Denning a déclaré ce qui suit (page 179) :

[traduction]

Pour que le propriétaire perde son droit, il doit à mon avis avoir connaissance non seulement de l’état de non-navigabilité, mais aussi avoir connaissance des faits qui font que le navire n’est pas apte à prendre la mer, c’est-à-dire qu’il n’est pas raisonnablement apte à faire face aux périls ordinaires de la mer. Par connaissance, j’entends non seulement une connaissance positive, mais aussi le genre de connaissance dont on parle lorsque l’on dit qu’une personne fait l’aveugle. La personne qui ferme les yeux sur la vérité malgré ses soupçons et omet de se renseigner -- de sorte qu’elle ne sait pas vraiment de quoi il en ressort -- doit être considérée comme connaissant la vérité. Il est beaucoup plus répréhensible de se fermer les yeux que de se montrer simplement négligent. Faire preuve de négligence n’équivaut pas à connaître la vérité.

 

 

[83]           La Convention de 1976 sur la limitation de la responsabilité a été rédigée en français, en anglais, en russe et en espagnol, chaque texte faisant foi de manière égale. Sans oublier à cet égard l’avertissement donné par lord Macmillan dans l’arrêt Foscolo, Mango, précité, je ne puis souscrire à l’idée selon laquelle, parce que l’on n’a pas recouru à l’expression bien connue « knew or ought to have known » (« savait ou aurait dû savoir ») des lois anglaises, le concept de connaissance ne couvre pas celle de qui « ferme les yeux ». En l’espèce, non seulement M. Vallée ne s’est-il pas mis au fait des dangers de la navigation au large de Baie-Comeau, comme il en avait l’obligation, mais il a jeté un œil vers une certaine carte dont il ne se rappelle pas grand-chose sinon qu’une ligne y traversait le fleuve accompagnée du mot « abandonné ». Pareille carte marine n’existe pas et n’a jamais existé.

 

[84]           Si la témérité était mise en cause, et je ne crois pas qu’elle le soit, j’estime que M. Vallée s’est montré téméraire au plus haut point.

 

[85]           L’état d’esprit qui dénote la témérité peut être défini comme l’indifférence face à l’existence d’un risque (Goldman et Le MSC Rosa M, précités, Schiffahrtsgeseelschaft MS “Merkur Sky” mbH & Co KG c MS Leerort NTH Schiffahrts GmbH & Co KG (Le « Leerort »), [2001] 2 Lloyd’s Rep 291, ainsi que Margolle and Another c Delta Maritime Co Ltd and Others (Le « Saint Jacques II » et « Gudermes », [2003] 1 Lloyd’s Rep 203).

 

[86]           La Cour d’appel de l’Angleterre s’est penchée sur l’expression « such loss » (« tel dommage ») dans l’arrêt Le Leerort, précité. Lord Phillips de Worth Matravers, président de la Cour d’appel, a fait remarquer à la page 295 que l’expression renvoie au dommage véritablement provoqué et qui fait l’objet de la demande :

[traduction]

Il me semble que lorsqu’il s’agit d’établir si le dommage pour lequel une demande est présentée a résulté de la collision entre le navire A et le navire B, les propriétaires du navire A, ou de la cargaison du navire A, ne feront perdre au propriétaire du navire B son droit à la limitation de responsabilité que s’ils peuvent prouver que ce dernier propriétaire avait l’intention d’heurter avec son navire le navire A, ou a posé un acte téméraire en sachant que le dommage causé en résulterait vraisemblablement.

 

L’autre solution pouvant éventuellement être avancée serait que le demandeur ait simplement à prouver que le propriétaire du navire B avait l’intention que son navire heurte un quelconque autre navire, ou a posé un acte téméraire en sachant que le dommage causé en résulterait vraisemblablement.

 

Il ne sera pas nécessaire en l’espèce, au vu des faits de l’affaire, de décider quelle solution il y a lieu de privilégier […]

 

 

[87]           En l’espèce l’acte de M. Vallée était téméraire et, aussi subtiles que soient les distinctions, le « tel dommage » provoqué par cet acte a été commis en sachant qu’il était probable que le dommage effectivement subi en résulterait. Et même, de fait, la survenance du dommage était ici une certitude.

 

[88]           Je conclus que les défendeurs n’ont pas droit à la limitation de leur responsabilité.

 

LA RESPONSABILITÉ DE L’ASSUREUR

[89]           Sur ce point, les demanderesses et l’assureur ont inversé leur rôle. Les demanderesses, espérant ainsi recouvrer le montant adjugé par le présent jugement, soutiennent qu’il n’y a pas eu inconduite délibérée de l’assuré au sens du paragraphe 53(2) de la Loi sur l’assurance maritime et l’assureur affirme qu’il y eu pareille inconduite.

 

[90]           Même si dans l’arrêt Le Eurythenses, précité, lord Denning traitait d’un autre article de la loi anglaise visée, qui recourait au terme « assentiment [de l’assuré] » (« privity »), les propos alors tenus s’appliquent aussi à mon sens à l’inconduite délibérée. J’estime qu’il y a eu en l’espèce inconduite délibérée.

 

[91]           Un grand nombre de décisions canadiennes sont commodément exposées dans l’ouvrage de Strathy (maintenant le juge Strathy) et Moore, The Law and Practice of Marine Insurance in Canada, Markham, Lexis Nexis Butterworths, 2003, aux pages 108 et suivantes. L’« inconduite délibérée » représente plus que de la simple négligence, la négligence étant habituellement couverte par la garantie d’assurance et l’ayant été aussi par la police souscrite en l’espèce. Ces auteurs affirment que le mot « délibéré » dénote soit un acte intentionnel ayant visé à causer le préjudice, soit la conduite d’une personne qui a tellement fermé les yeux ou s’est si peu souciée des autres qu’elle n’était pas attentive à ce qui pouvait en découler. L’une des décisions citées par ces auteurs, qui l’est aussi souvent ailleurs en doctrine et en jurisprudence, est l’arrêt McCulloch c Murray, [1942] RCS 141, [1942] 2 DLR 179, où le juge en chef Duff a déclaré ce qui suit à la page 145 :

Toutes ces expressions, faute lourde, inconduite délibérée, inconduite gratuite impliquent une conduite dans laquelle, s’il n’y a pas de délit commis consciemment, une personne s’éloigne de façon très marquée des normes que suivent habituellement des personnes responsables et compétentes au volant de véhicules automobiles.

 

 

[92]           La conduite de M. Vallée s’éloignait de façon très marquée de la norme et les assurés ont ainsi perdu leur droit à la garantie d’assurance. La Loi sur l’assurance maritime, contrairement à d’autres lois, ne permet pas à un tiers d’adresser une demande d’indemnisation à l’assureur, qui ne peut de son côté soulever la conduite de l’assuré comme moyen de défense.

 

LES INTÉRÊTS

[93]           Dans les actions en matière d’amirauté, l’intérêt avant jugement est un élément des dommages, la Cour disposant d’un large pouvoir discrétionnaire à cet égard (paragraphe 36 (7) de la Loi sur les Cours fédérales et Cie de Téléphone Bell du Canada c Mar-Tirenno (Le), [1974] 1 CF 294, confirmé [1976] 1 CF 539, 71 DLR (3d) 608).

 

[94]           Toutes choses étant égales par ailleurs, l’intérêt court au taux commercial à compter de la date du dommage. Les taux commerciaux étant peu élevés, j’accorde un taux d’intérêt simple au taux annuel de cinq pour cent tel qu’il est prévu par la Loi sur l’intérêt. Pour faciliter la tâche, je considère que la date du dommage est le 27 juillet 2006, soit la date de règlement des factures pour travaux de réparation d’IT-International Telecom. Je ne suis pas disposé à attribuer les intérêts composés sollicités par les demanderesses, celles-ci n’ayant produit aucune preuve quant à leur nécessité pour leur assurer un dédommagement convenable (Alcan Aluminum Ltée c Unican International SA (1996), 113 FTR 81, [1996] ACF no 843 (QL)).

 

LES DÉPENS

[95]           Il n’y a aucune raison pour que les dépens ne suivent pas l’issue de la cause.

 

[96]           Tant les demanderesses que la mise en cause ont droit de recouvrer des défendeurs leurs dépens. Si l’une ou l’autre des parties le souhaite, elle peut demander que soient données des directives en application de l’article 403 des Règles.

 

LA LANGUE

[97]           Les motifs du jugement et jugement sont mis à la disposition du public dans les deux langues officielles en vertu de l’article 20(1)(a) de la Loi sur les langues officielles.

 


JUGEMENT

POUR LES MOTIFS EXPOSÉS;

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.                  L’action des demanderesses est accueillie contre les défendeurs solidairement responsables au versement du montant en capital de 980 433,54 $.

2.                  À ce montant, nous ajoutons l’intérêt avant jugement à compter du 27 juillet 2006 à hauteur de 232 886,53 $ et l’intérêt après jugement calculé à compter du 27 avril 2011 au taux de 5 pour cent par année sur la somme de 1 213 320,07 $;

3.                  L’action des défendeurs contre la mise en cause est rejetée.

4.                  Les dépens sont adjugés en faveur des demanderesses et de la mise en cause contre les défendeurs.

 

 

 

« Sean Harrington »

Juge


 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :                                        T-1343-07

 

INTITULÉ :                                       SOCIÉTÉ TELUS COMMUNICATIONS ET HYDRO-QUÉBEC ET BELL CANADA c. PERACOMO INC. ET RÉAL VALLÉE ET LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE DE PÊCHE REALICE ET LE NAVIRE DE PÊCHE REALICE ET ROYAL ET SUN ALLIANCE INSURANCE COMPANY OF CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 QUÉBEC (QUÉBEC)

 

DATES DE L’AUDIENCE :             DU 31 JANVIER AU 4 FÉVRIER 2011

                                                            ET LES 7-8 ET 10 FÉVRIER 2011

 

MOTIFS MODIFÉS DU

JUGEMENT ET JUGEMENT :      LE JUGE HARRINGTON

 

DATE DES MOTIFS DU

JUGEMENT ET JUGEMENT:       LE 27 AVRIL 2011

                                                            MODIFIÉS LE 6 MAI 2011

 

COMPARUTIONS :

 

Michel Jolin

Jean Grégoire

 

POUR LES DEMANDERESSES

Jean-Claude Dufour

POUR LES DÉFENDEURS

 

Jean-François Bilodeau

POUR LA MISE EN CAUSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Langlois Kronström Desjardins, s.e.n.c.r.l.

Avocats

Québec (Québec)

 

POUR LES DEMANDERESSES

Dufour Jacques Dufour, s.e.n.c.r.l.

Avocats

Baie-Comeau (Québec)

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

Robinson Sheppard Shapiro, s.e.n.c.r.l.

Avocats

Montréal (Québec)

POUR LA MISE EN CAUSE

 

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