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Federal Court

 

Cour fédérale


Date : 20110513

Dossier : IMM-5749-10

Référence : 2011 CF 549

Montréal (Québec), le 13 mai 2011

En présence de madame la juge Tremblay-Lamer 

 

ENTRE :

 

MURIELLE ETIENNE DESGRANGES

ET

PATRICE ETIENNE

 

 

 

Partie demanderesse

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

 

 

 

 

Partie défenderesse

 

 

 

 

         MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]        La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001 ch 27 (la LIPR), d’une décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (le tribunal) datée du 2 septembre 2010 refusant aux demandeurs le statut de réfugié et de personnes à protéger.

 

LES FAITS

 

[2]        Les demandeurs sont un couple marié citoyens d’Haïti. Le demandeur est arpenteur et il fut nommé à Pétionville le 28 octobre 2009. Il déclare que ses problèmes ont débuté à partir de ce moment là.  Le poste d’arpenteur dans la ville de Pétionville était resté inoccupé durant trente ans alors que les trois autres postes d’arpenteurs étaient occupés par des personnes ayant « hérité » de ces postes de père en fils. Les autres arpenteurs lui auraient reproché que sa nomination résultait de ses liens politiques avec René Préval. Il aurait commencé à subir des menaces de mort et aurait été suivi et harcelé par un groupe criminalisé favorable à Jean-Bertrand Aristide (les Chimères) embauché par les arpenteurs. Il aurait demandé de l’aide auprès du doyen du tribunal civil de Port-au-Prince, mais sans succès. Leur situation se serait aggravée suite au tremblement de terre en Haïti du 12 janvier 2010. Les demandeurs ont été forcés de vivre dans la rue et n’étaient plus en mesure de se protéger contre ces criminels. De plus, après le tremblement de terre, la demanderesse s’est mise à craindre pour sa sécurité en raison des possibilités de violence sexuelle dans les rues du pays.

 

[3]        Les demandeurs ont quitté Haïti pour les États-Unis le 30 janvier 2010. Ils y sont demeurés dans ce pays jusqu’au 5 mars 2010 sans y revendiquer le statut de réfugié. Ils ont demandé l’asile à leur arrivée au Canada.

 

[4]        Le tribunal a déterminé que les demandeurs n’étaient pas des « personnes à protéger » au sens du paragraphe 97(1) de la LIPR puisque le demandeur principal ne faisait pas face à un risque personnalisé.

[5]        Le tribunal a également conclu que les demandeurs n’étaient pas des réfugiés au sens de la Convention de Genève et de l’article 96 de la LIPR. Il a déterminé que le demandeur ne faisait pas partie du groupe social des arpenteurs. Il a également déterminé que les demandeurs n’avaient pas établi qu’ils étaient persécutés en raison de leur nationalité ou de leur appartenance à un groupe ethnique ou linguistique particulier.

 

[6]        Quant aux craintes alléguées de violence sexuelle par la demanderesse, le tribunal a déterminé que bien que cette dernière appartienne au groupe social des femmes et que la preuve documentaire démontre un risque généralisé de violence en Haïti,  cela ne justifiait pas en soi l’octroi du statut de réfugié. Le tribunal a déterminé qu’elle n’avait pas établi le bien-fondé de cette crainte et sa vulnérabilité particulière puisque la violence est généralisée au pays.

 

QUESTIONS EN LITIGE

1.      Le tribunal a-t-il erré en déterminant que le demandeur n’était pas une personne à protéger en vertu de l’article 97 (1) de la LIPR?

2.      Le tribunal a-t-il erré en déterminant que la demanderesse n’avait pas établi le bien-fondé de sa crainte de persécution pour viol advenant son retour en Haïti?

 

ANALYSE

 

1. Le tribunal a-t-il erré en déterminant que le demandeur n’était pas une personne à protéger en vertu de l’article 97 (1) de la LIPR?

 

[7]        Les demandeurs soutiennent que le tribunal a erré en déterminant que le demandeur n’était pas une personne à protéger en vertu du paragraphe 97(1) de la LIPR. La conclusion du tribunal à l’effet que le risque que le demandeur craint n’est pas différent de celui de l’ensemble de la population haïtienne fait abstraction de la preuve soumise par le demandeur et jugée crédible par le tribunal; selon cette preuve, celui-ci a été ciblé personnellement et menacé par un groupe criminalisé qui avait été engagé pour le faire.

 

[8]        Les demandeurs soutiennent également que le tribunal  a erré en déterminant que la demanderesse n’avait pas établi de manière crédible qu’elle craignait d’être violée advenant son retour en Haïti. Le tribunal n’a pas pris en considération son témoignage selon lequel elle craignait d’être particulièrement vulnérable aux agressions sexuelles en raison de son poids et à la crainte et aux menaces qu’elle a subies lorsqu’elle s’est retrouvée sans logis suite au tremblement de terre du 12 janvier 2010.

 

[9]        Le défendeur prétend pour sa part que le risque que déclare subir le demandeur est généralisé puisque l’ensemble de la population haïtienne est menacée par la criminalité.

 

[10]    Il soutient également que le fait d’être une femme n’est pas suffisant pour conclure que la demanderesse est une réfugiée ou une personne à protéger au sens de la LIPR. Le risque de violence sexuelle est un risque auquel fait face l’ensemble des femmes au pays. L’allégation selon laquelle la demanderesse était plus vulnérable aux agressions sexuelles en raison de son surplus de poids ne se retrouve pas dans le récit contenu dans le formulaire de renseignements personnels (FRP) remis au soutien de sa demande de statut de réfugié.

[11]    La jurisprudence a établi que pour se voir accorder le statut de personne à protéger, le demandeur d’asile doit démontrer, selon la prépondérance des probabilités, qu’il est personnellement exposé à l’un des risques mentionnés au paragraphe 97(1) de la LIPR et que ces risques sont actuels et prospectifs (Sanchez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 99, au para 15).

 

[12]     Dans Prophète c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2008 CF 331 (confirmé par Prophète c Canada, 2009 CAF 31) j’ai déterminé qu’il était raisonnable pour le tribunal de refuser d’accorder au demandeur le statut de personne à protéger puisque celui-ci n’était pas exposé à un risque auquel ne sont pas exposés généralement les autres individus.

 

[13]     Je notais de plus que lorsque la violence est généralisée à l’ensemble du pays, la ligne de démarcation entre un risque généralisé et un risque personnalisé est plus difficile à établir et l’analyse de ces cas requiert une vigilance particulière (Prophète au para 18) :

 [18]      La difficulté qui se présente lors de l’analyse d’un risque personnalisé dans des cas de violations généralisées des droits de la personne, de guerre civile et d’États défaillants est la détermination de la ligne de séparation entre un risque qui est « personnalisé » et un risque qui est « général ». Dans ces situations, la Cour peut se trouver en présence d’un demandeur auquel on s’en est pris dans le passé, et auquel on pourra s’en prendre à l’avenir, mais dont la situation qui comporte un risque est similaire à celle d’une partie d’une population plus large. Ainsi, la Cour est en présence d’un individu qui peut être exposé à un risque personnalisé, mais un risque partagé avec de nombreux autres individus.

 

[14]    En l’espèce, le demandeur a indiqué dans son FRP et  a témoigné lors de l’audience, avoir été personnellement l’objet de menaces de mort et d’intimidation en raison du fait qu’il avait été nommé par Préval. Sa nomination a attisé la haine et la jalousie des trois autres arpenteurs de la ville qui ont engagé des chimères pour le menacer et le forcer à quitter son emploi.

 

[15]    Le tribunal n’a pas remis en question le fait que le demandeur avait été victime du harcèlement des chimères en raison de sa nomination à titre d’arpenteur. Il a néanmoins conclu que le demandeur n’avait pas établi qu’il encourait un risque personnalisé :

Le tribunal estime que le risque que le demandeur dit craindre, s’il devait retourner vivre dans son pays, ne sera pas différent de celui de l’ensemble de la population haïtienne qui fait globalement face à une situation très difficile dans un pays ou les conditions de vie sont marquées par la pauvreté, les vols, la violence, les kidnappings, une situation instable et le manque d’effectifs pour assurer la sécurité de la population civile.

 

 

[16]    Un risque généralisé est un risque auquel fait concrètement et actuellement face la population en générale ou un sous-ensemble significatif de celle-ci. Or, sans faire abstraction de la situation générale de violence qui prévaut en Haïti, le demandeur a véritablement subi une menace réelle et particularisée du fait de sa nomination à titre d’arpenteur, des soupçons à l’effet que cette nomination provenait de ses connexions politiques et de la réaction agressive et défensive des trois autres arpenteurs à son endroit, en raison de ces soupçons. Sa situation particulière n’est pas concrètement et actuellement généralisable au reste de la population ou à un sous-ensemble significatif de celle-ci. Selon la preuve documentaire, ces risques spécifiques sont actuels et prospectifs puisque la nomination du demandeur n’a pas été révoquée et qu’il n’y a donc pas de raison que la menace ne cesse d’exister advenant son retour au pays.

 

[17]    Ainsi, le risque auquel a été exposé et sera vraisemblablement exposé le demandeur advenant son retour en Haïti  entre dans la définition du paragraphe 97(1) de la LIPR. La conclusion du tribunal que le risque que le demandeur a subi suite à sa nomination comme arpenteur est déraisonnable et l’intervention de la Cour est justifiée.

 

[18]    En raison de la réponse donnée à cette question, il n’est pas nécessaire d’aborder la seconde concernant le bien-fondé de la crainte de persécution de la demanderesse pour viol advenant son retour. Je remarque cependant, quant à l’argument de la demanderesse qu’elle serait particulière ciblée par les criminels en raison de son poids, que la preuve documentaire objective ne confirme pas que l’embonpoint d’une femme la rend plus à risque d’être violée.

 

[19]    Pour tous ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. Le dossier est retourné pour être réexaminé devant un tribunal différemment constitué.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie. Le dossier est retourné pour être réexaminé devant un tribunal différemment constitué.

 

 

« Danièle Tremblay-Lamer »

Juge

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-5749-10

 

INTITULÉ :                                       MURIELLE ETIENNE DESGRANGES

                                                            et

                                                            PATRICE ETIENNE

                                                            c                                                         

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE   L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               le 11 mai 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE TREMBLAY-LAMER

 

DATE DES MOTIFS :                      le 13 mai 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Stéphanie Valois

 

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

 

Émilie Tremblay

POUR LA PARTIE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Bureau d'avocat

Montréal (Québec)

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

 

 

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LA PARTIE DÉFENDEUR

 

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