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Cour fédérale

 

Federal Court

 


Date : 20110519

Dossier : IMM-5925-10

Référence : 2011 CF 586

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 19 mai 2011

En présence de monsieur le juge Scott

 

 

ENTRE :

 

UDI NASUFI

MUKADES NASUFI

SHKUMBIN NASUFI

et ALJBION NASUFI

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I.          Les faits

 

[1]               Les demandeurs sont des Albanais de souche. Ce sont Udi Nasufi (le demandeur), son épouse, Mukades (la demanderesse), leur fils aîné, Aljbion (l’aîné des demandeurs mineurs) et leur fils cadet, Shkumbin (le cadet des demandeurs mineurs). Les demandeurs sont tous Macédoniens, sauf Shkumbin, qui est citoyen des États-Unis.

 

[2]               Le demandeur a fait partie du Mouvement national du Kosovo, qui luttait pour un État national albanais indépendant et qui était considéré par les forces de sécurité macédoniennes comme étant une organisation subversive. Le demandeur a prétendu que la persécution et le harcèlement étaient monnaie courante et que lui-même en particulier était ciblé en raison de son rôle dans le Mouvement.

 

[3]               Le demandeur s’est souvenu d’un incident en particulier, une rixe engagée avec des Macédoniens, à la suite de laquelle il avait été arrêté et détenu durant trois jours en 1986. Il s’était réfugié en Suisse en 1988, où il était resté tout en travaillant dans une organisation nationaliste albanaise, jusqu’à son retour en Macédoine en 1996. Alors qu’il était en Suisse, les forces de sécurité macédoniennes, qui étaient à sa recherche, s’étaient rendues plusieurs fois chez ses parents en Macédoine. Sa mère et les autres membres de sa famille étaient harcelés par la police macédonienne. Même après son retour en Macédoine, les forces de sécurité avaient tenté de le trouver, mais en vain. Le demandeur a aussi affirmé avoir été tabassé et menacé par la police en raison de ses activités politiques.

 

[4]               Au cours d’un autre incident, survenu six ans avant la demande d’asile, mais sans rapport avec la présente affaire, le frère du demandeur, Sefer, avait été impliqué dans un différend avec un homme appelé Zhuda Xhevdet et, alors qu’il se défendait contre lui, il avait atteint Xhevdet par balle, et Xhevdet avait perdu une jambe. La famille de la victime avait déclaré une vendetta contre Sefer et contre la famille Nasufi. Le demandeur d’asile a prétendu qu’une vendetta avait toujours cours en Macédoine, malgré des tentatives de réconciliation.

 

[5]               Les demandeurs sont partis aux États-Unis en novembre 1998, où ils sont restés jusqu’en octobre 2008, date à laquelle ils sont arrivés au Canada, où ils ont demandé l’asile.

 

II.         La décision contestée

 

[6]               Par décision datée du 22 septembre 2010, la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié a estimé que les demandeurs n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger.

 

[7]               Passant en revue la demande d'asile ainsi que les documents se rapportant aux Albanais de souche établis en Macédoine, la SPR a conclu qu’« [i]l est possible que des personnes comme le demandeur d’asile et sa famille fassent l’objet de discrimination ». Cependant, la SPR a considéré que ce qu’avait vécu le demandeur était une discrimination uniquement, et non une persécution et que, de ce fait, il n’avait pas, et n’a pas, qualité de réfugié au sens de la Convention. Dans ses motifs, la SPR a fait observer que, même si des tensions persistaient dans le pays, de sérieux efforts étaient faits pour venir à bout de cette discrimination et que les Albanais de souche « ont la possibilité de se faire entendre au sein du gouvernement. Ils ont également accès à l’instruction, et leur langue est reconnue comme langue officielle dans les secteurs où ils sont majoritaires. » La SPR a expliqué qu’elle privilégiait les documents en question plutôt que ceux produits par les demandeurs, parce qu’ils venaient d’une diversité de sources objectives et dignes de foi qui n’avaient aucun intérêt dans l’issue de la décision.

 

[8]               La SPR a donc estimé qu’il n’avait pas été établi d’une manière persuasive que le demandeur était encore politiquement actif ou que les autorités seraient encore à sa recherche en raison des activités politiques qu’il avait menées quinze ans auparavant.

 

[9]               La SPR a conclu aussi que la crainte d’une vendetta ne faisait pas naître un lien avec la définition de « réfugié au sens de la Convention ». Elle a reconnu la preuve documentaire de la vendetta entre les familles, une preuve prenant la forme de lettres, mais elle a relevé que le père du demandeur retourne en Macédoine à cause des frères du demandeur, qui « vivaient en reclus ». Selon la SPR, ce n’était pas là l’attitude d’une personne qui dit craindre d’être victime d’une vendetta. La SPR n’a pas non plus jugé crédible le témoignage du demandeur selon lequel tout pouvait arriver à son épouse, puisqu’il avait dit que les femmes n’étaient pas menacées dans les vendettas. Puis, se fondant sur l’absence de documents décrivant en quoi consistent les vendettas en général en Macédoine, la SPR a estimé qu’il n’existait aucune preuve convaincante de l’existence d’une vendetta.

 

[10]           La SPR a donc conclu que la crainte d’être renvoyés en Macédoine, que les demandeurs affirmaient éprouver parce qu’ils sont des Albanais de souche, était sans fondement objectif.

 

[11]           La SPR s’est aussi demandé s’il y avait des raisons impérieuses de ne pas renvoyer les demandeurs en Macédoine. Elle a examiné la preuve médicale, mais a conclu que, bien qu’il ait pu y avoir discrimination, les demandeurs n’avaient pas subi la persécution en Macédoine et qu'il n’y avait rien d’horrible ou d’abominable dans leur situation.

 

[12]           La SPR a donc rejeté les demandes d’asile.

 

III.       Les dispositions applicables

 

Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR)

 

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention - le réfugié - la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country…

 

 

 

IV.       Le point litigieux

 

[13]           Le point soulevé par la présente demande est le suivant : la décision de la Commission est-elle raisonnable pour ce qui concerne l’existence de vendettas en Macédoine et pour ce qui concerne la crainte des demandeurs d’être persécutés s’ils devaient retourner en Macédoine?

 

A.        La norme de contrôle

 

[14]           Les demandeurs et le défendeur reconnaissent que la question de savoir si une demande d'asile est objectivement fondée est une question mixte de droit et de fait et qu’elle doit donc être revue d’après la norme de raisonnabilité (arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, et arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59).

 

(1)        La raisonnabilité de la conclusion de la SPR relative à la vendetta

 

[15]           Les demandeurs font observer que, selon la conclusion de la SPR, il n’y avait aucune vendetta, et cela pour deux raisons : l’absence de crainte subjective parce que le demandeur s’était réclamé à nouveau de la protection de la Macédoine après que la vendetta avait été déclarée, et l’absence de documents attestant l’existence de vendettas en Macédoine.

 

(2)        Les documents attestant l’existence de vendettas

 

[16]           S’agissant de ce dernier aspect, les demandeurs affirment que la preuve documentaire soumise à la SPR était une lettre qu’avait écrite un animateur communautaire, qui prouvait l’existence d’une vendetta. La SPR a mentionné cette lettre dans sa décision, mais elle n’aurait pas dû l'écarter, puisqu’elle venait d’une source impartiale.

 

[17]           Le défendeur rétorque que la SPR a expressément fait état de cette lettre et qu’elle en a donc tenu compte.

 

[18]           La SPR a écrit qu’il n’existait pas de documents de la SPR faisant état de vendettas en Macédoine, mais les demandeurs font observer qu’il y avait plusieurs références à des vendettas, notamment dans les propres documents de la SPR, par exemple dans son exposé portant le titre « Albanie : La vendetta ».

 

[19]           Le défendeur affirme que la conclusion générale tirée par la SPR n’est pas amoindrie par des erreurs mineures; la conclusion de fait doit plutôt être véritablement erronée et avoir été tirée d’une manière abusive ou au mépris de la preuve, et la décision finale doit être fondée sur la conclusion erronée (Rohm and Haas Canada Ltd c. Canada (Tribunal antidumping), [1978] A.C.F. n522, au paragraphe 5, décision confirmée, dans le contexte de l’immigration, par la décision Rajapakse c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] A.C.F. 649 (1re inst.), au paragraphe 3). La SPR s’est fourvoyée en affirmant que les documents de la SPR ne parlaient nulle part de vendettas en Macédoine, mais le défendeur fait valoir que la plupart de ces documents parlent de l’Albanie, et non de la Macédoine, et que la simple mention de la Macédoine dans la liste des pays où existent des vendettas, en dehors de l’Albanie, ne suffit pas à justifier une issue autre. C’était donc là une conclusion raisonnable, et non une conclusion tirée d’une manière arbitraire ou abusive.

 

[20]           Les demandeurs rétorquent qu’il était néanmoins fautif pour la SPR d’affirmer que les documents relatifs au pays ne faisaient aucune mention de vendettas en Macédoine, car cette affirmation jette le doute sur la manière dont la SPR a lu et interprété la preuve qu’elle avait devant elle. Même si les documents parlaient principalement de l’Albanie (plutôt que de la Macédoine), les demandeurs font observer que les vendettas font partie du mode de vie des Albanais de souche et que les traditions culturelles ne s'arrêtent pas aux frontières politiques. Il existait donc une preuve objective et digne de foi montrant que des vendettas ont lieu en dehors de l’Albanie, et en particulier en Macédoine, ce dont la SPR n’a pas tenu compte.

 

[21]           Cependant, le défendeur fait observer que, hormis la simple mention de la Macédoine, il n’existe pas de comptes rendus détaillés montrant que des vendettas entre Albanais se produisent en Macédoine. La SPR est présumée avoir tenu compte de l’ensemble de la preuve (arrêt Woolaston c. Canada (Ministre de la Main-d’œuvre et de l’Immigration), [1973] R.C.S. 102, et arrêt Hassan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1992] A.C.F. n° 946).

 

[22]           S’agissant de l’argument selon lequel le demandeur se serait réclamé à nouveau de la protection de la Macédoine, les demandeurs font valoir que la SPR s’est fourvoyée en affirmant que le demandeur était retourné en Macédoine après que la vendetta avait été déclarée. Le demandeur s’est trouvé la dernière fois en Macédoine en 1998, avant d’aller se réfugier aux États-Unis, et il ne s’est donc pas réclamé à nouveau de la protection de la Macédoine. Selon le demandeur, les erreurs de fait constituent des erreurs donnant lieu à réformation, surtout si elles conduisent la SPR à douter de la crédibilité de l’intéressé. Les demandeurs invoquent le jugement Anwar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2008 CF 305, une affaire où la SPR avait jugé non vraisemblables plusieurs aspects du récit des demandeurs. Le juge Lagacé avait conclu que la SPR avait commis une évidente erreur de fait, qui avait constitué le fondement de la conclusion de la SPR selon laquelle les faits allégués ne s'étaient jamais produits, et que, parce qu’il ne s’agissait pas d’une erreur banale, mais d’une conclusion importante tirée sans égard aux faits, cette erreur suffisait à justifier une réformation « compte tenu de la conclusion grandement défavorable qui a été tirée en raison de la compréhension erronée du témoignage du demandeur principal » (Anwar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 305, au paragraphe 26). Les demandeurs invoquent aussi la décision Yang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 468, où le juge Campbell a écrit que la SPR avait commis une erreur fondamentale donnant lieu à réformation en affirmant à tort que le demandeur vivait dans la province de Guangdong, alors qu’en réalité il était originaire de la province de Fujian, ce qui avait eu une incidence injuste sur l’issue de la décision de la SPR : décision Yang, précitée, aux paragraphes 2 et 3.

 

[23]           Le défendeur rétorque que les demandeurs se sont mépris sur la conclusion de la SPR et sur la phrase en cause : « Le demandeur d’asile a allégué qu’il retournait en Macédoine parce que ses frères vivaient en reclus. » La SPR parlait du père du demandeur, non du demandeur lui-même. Au cours de l’audience, l’avocat des demandeurs a reconnu que la SPR parlait effectivement du père du demandeur.

 

[24]           Les demandeurs font valoir que la conclusion de la SPR où elle récuse le témoignage du demandeur à propos de son épouse atteste son incompréhension de la violence et de l’historique des vendettas. Ils font remarquer qu’il avait été établi devant la SPR que des femmes y perdaient la vie elles aussi, même si ce sont des hommes adultes qui sont traditionnellement les cibles d’une vendetta. Les demandeurs ajoutent qu’il n’y avait rien de contradictoire dans le fait que le demandeur se souciait de la sécurité de son épouse. Ils affirment donc que la SPR a laissé de côté des documents importants et pertinents lorsqu’elle a dit qu’elle ne croyait pas le demandeur (décision Mendoza c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 387, au paragraphe 16).

 

[25]           Le défendeur affirme cependant que les cas où des femmes ont été victimes n’étaient pas évoqués dans la preuve documentaire, mais plutôt dans le rapport du psychologue. Selon lui, les demandeurs n’ont apporté aucune preuve véritable et n’ont pas montré pourquoi il existerait une réelle possibilité que la demanderesse soit victime de la vendetta en Macédoine.

 

[26]           De manière générale, les demandeurs affirment que la SPR n’avait aucune raison de mettre en doute la crédibilité du demandeur et que le témoignage d’un demandeur est présumé véridique à moins qu’il n’existe une raison de douter de sa véracité (arrêt Maldonado c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 C.F. 302, au paragraphe 5). Les demandeurs arrivent à la conclusion que, puisque la SPR s’est fondée sur des erreurs de fait et a tiré, par suite de telles erreurs, des conclusions fautives sur leur crédibilité, son raisonnement tout entier sur la vendetta est déraisonnable.

 

[27]           Le défendeur fait observer que la crainte une vendetta n’établit pas un lien avec la définition de « réfugié au sens de la Convention » et que les demandeurs n’ont apporté aucune preuve montrant qu’ils risquent vraisemblablement de subir la persécution en Macédoine.

 

V.        Analyse

 

Plusieurs points doivent être examinés dans la présente affaire :

 

[28]           Le premier point, et le plus important, concerne les conclusions tirées par la SPR sur la preuve de l’existence de vendettas. Les demandeurs affirment que la SPR n’aurait pas dû laisser de côté la lettre de l’animateur communautaire attestant l’existence de la vendetta. Le défendeur fait cependant observer que la SPR a explicitement fait état de la lettre et qu’elle ne l’a donc pas laissée de côté, et il soutient que ce que voudraient les demandeurs, c’est que la Cour apprécie à nouveau la preuve, ce qu’il n’appartient pas à la Cour de faire.

 

[29]           La Cour s’intéresse cependant à l’explication donnée par la SPR au paragraphe 31 de sa décision : « Je privilégie la preuve documentaire mentionnée ci‑dessus à celle qui a été fournie par le demandeur d’asile, parce qu’elle provient de diverses sources fiables et objectives qui n’ont pas d’intérêt direct dans l’issue de la présente décision. » La Cour a, par le passé, mis en doute la préférence montrée par la SPR pour une preuve documentaire dite « désintéressée » plutôt que pour le témoignage de demandeurs. La juge Snider écrivait ce qui suit, au paragraphe 7 de la décision Coitinho c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1037 :

 

La Commission tire ensuite une conclusion très troublante. Sans affirmer que la preuve présentée par les demandeurs n'est pas crédible, la Commission « accorde plus de poids à la preuve documentaire parce qu'elle provient de sources connues, informées et qui n'ont aucun intérêt dans l'issue de la présente audience ». Cela revient à dire qu'on devrait toujours privilégier la preuve documentaire aux dépens de la preuve présentée par le demandeur d'asile parce que ce dernier a un intérêt dans l'issue de l'audience. Si on l'acceptait, ce raisonnement aurait pour effet de toujours écarter la preuve soumise par un demandeur d'asile. La décision de la Commission ne fait pas état des raisons pour lesquelles la preuve présentée par les demandeurs, bien qu'elle fût censée être présumée véridique (Adu, précité), a été jugée suspecte. De plus, ce raisonnement ne tient pas eu égard aux faits de la présente affaire.

 

[30]           Ce raisonnement a été réitéré dans la décision Nilam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 689, au paragraphe 16, où le juge Mandamin a fait observer que tout demandeur a un intérêt dans l’issue de l’audience le concernant et que le fait de ne pas tenir compte de son témoignage pour ce motif va à l’encontre du principe exposé dans l’arrêt Maldonado, selon lequel le témoignage sous serment d’un demandeur d’asile est présumé véridique. La jurisprudence de la Cour fédérale dissuade la SPR d’adopter ce genre de raisonnement au moment d’apprécier la preuve. La Cour n’est donc pas persuadée que la SPR a eu raison de récuser la preuve produite, notamment la lettre de l’animateur communautaire, pour lui préférer la preuve documentaire de la SPR, du seul fait que la source de cette preuve documentaire n’avait aucun intérêt dans l’issue de l’audience.

 

[31]           Cependant, la SPR a rejeté les prétentions des demandeurs pour d’autres raisons également, notamment leur crédibilité. Plus précisément, la SPR n’a pas jugé crédible le témoignage du demandeur à propos de la sécurité de son épouse, en raison du fait que le demandeur avait affirmé dans son témoignage que les femmes n’étaient pas en général les cibles de vendettas. Même si les demandeurs tentent maintenant d’expliquer cette contradiction, il m’apparaît qu’il était loisible à la SPR de dire que cette contradiction avait une incidence défavorablement sur leur crédibilité.

 

[32]           Les demandeurs trouvent aussi à redire aux conclusions de la SPR relatives à la preuve documentaire. Tant le défendeur que les demandeurs semblent être d'accord pour dire que la SPR a commis une erreur en affirmant que « [l]es documents de la Section de la protection des réfugiés ne font pas mention des vendettas en Macédoine ». Comme l’ont affirmé les demandeurs, le document de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié [la CISR] intitulé « Exposé - Albanie : La vendetta » est très clair : « De plus, il y a aussi des vendettas à l’extérieur de l’Albanie, et notamment en Macédoine, au Kosovo, dans le sud de la Serbie, en Grèce et en Italie. Nicolas Pano a précisé que les vendettas à l’extérieur de l’Albanie sont toutefois très rares. » Le défendeur soutient que cette erreur est mineure et qu’elle ne changerait rien à la décision de la SPR, en particulier compte tenu des autres sources citées par les demandeurs. La Cour ne considère pas que cette erreur est mineure, car elle intéresse le cœur même de la crainte des demandeurs, celle de devenir victimes de la vendetta s’ils étaient contraints de retourner en Macédoine. Il aurait sans doute été loisible à la SPR de dire qu’elle n’était pas persuadée par la preuve documentaire selon laquelle des vendettas existaient en Macédoine; il est toutefois très différent de prétendre qu’il n’existait aucune preuve documentaire sur les vendettas en Macédoine et, partant, de qualifier d’invraisemblable l’affirmation des demandeurs selon laquelle une telle vendetta existait, ce qu’a fait la SPR en dépit d’une preuve attestant que des vendettas se produisent quelquefois en Macédoine. La SPR est présumée avoir tenu compte de l’ensemble de la preuve, mais, lorsqu’il existe une preuve qui va à l’encontre de sa décision, elle doit l’analyser et expliquer pourquoi elle la juge non pertinente ou peu digne de foi, et pourquoi elle a décidé de la laisser de côté (décision Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. n1425, et Khan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1076, au paragraphe 10). Manifestement, la SPR n’a pas admis cette preuve contraire, affirmant plutôt qu’il n’en existait aucune.

 

[33]           En l’espèce, la question principale est de savoir si la SPR a commis une erreur donnant lieu à réformation et justifiant l’intervention de la Cour. La Cour est d’avis que la SPR a commis deux erreurs du genre. D’abord, en préférant la preuve documentaire de la SPR à la preuve des demandeurs au motif que les sources de la preuve documentaire « n’ont pas d’intérêt direct dans l’issue de la présente décision ». Ensuite, en fondant sa décision sur son opinion qu’aucune vendetta n'avait cours en Macédoine, notamment parce que les documents de la SPR ne prouvaient pas l’existence de vendettas en Macédoine, alors qu’il existait une telle preuve. La SPR était tenue de recevoir la preuve contraire et d’expliquer pourquoi elle ne l’acceptait pas. Il était loisible à la SPR de ne pas croire les demandeurs; cependant, elle devait expliquer pourquoi elle rejetait également l’autre preuve contraire en concluant qu’il était invraisemblable qu’une telle vendetta ait eu cours.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE comme suit :

 

1.         La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

2.                  La décision de la SPR est annulée et l’affaire est renvoyée pour nouvel examen;

3.                  Aucune question de portée générale n’est certifiée.

 

 

« André F.J. Scott »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :                                        IMM-5925-10

 

INTITULÉ :                                      UDI NASUFI, MUKADES NASUFI,

                                               SHKUMBIN NASUFI et ALJBION NASUFI

 

                                                            c.

 

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 5 mai 2011

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE SCOTT

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 19 mai 2011

 

 

COMPARUTIONS :

 

Norris Ormston

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Prathima Prashad

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Bellissimo Law Group

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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