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Cour fédérale

 

Federal Court

 


Date : 20110428

Dossier : T-696-11

Référence : 2011 CF 498

Ottawa (Ontario), le 28 avril 2011

En présence de Monsieur le juge Simon Noël

 

ENTRE :

 

KATHLEEN TROTTER

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

LE VÉRIFICATEUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               La demande dont la Cour est saisie en l’espèce porte sur des questions qui ont une importance vitale pour notre démocratie. Le litige concerne la portée et l’étendue des droits reconnus par la Charte ainsi que la façon dont la vérificatrice générale interprète son mandat d’origine législative.

 

[2]               Tel qu’il est mentionné ci-dessous, la présente ordonnance ne concerne pas le fait que la Cour refuse indûment de « se lancer dans la bataille politique » ou qu’elle adopte une approche trop formaliste. Elle concerne l’exercice responsable des fonctions judiciaires dans le cadre de l’interprétation de la Constitution, tâche qui ne peut être accomplie au moyen de l’accélération des procédures. Si la présente demande avait été signifiée et déposée au cours de la semaine qui a suivi le 11 avril 2011, la Cour aurait examiné la question.

 

[3]               À ce stade-ci, on demande à la Cour d’accélérer le traitement de la demande et de rendre un jugement avant l’élection générale du 2 mai 2011. La présente demande vise à rendre public le rapport de la vérificatrice générale sur le Fond d’infrastructure du G8 du gouvernement. Il était prévu que ce rapport serait déposé devant le Parlement le 5 avril 2011, si une élection générale n’avait pas été déclenchée.

 

[4]               Il n’appartient pas à la Cour d’examiner à ce stade-ci le bien-fondé de la demande de publication du rapport de la vérificatrice générale. La véritable question qu’il faut se poser relativement à une requête en vue d’obtenir une instruction accélérée est plutôt illustrée par les critères à satisfaire selon la jurisprudence pour établir qu’une instruction accélérée est justifiée.

 

[5]               Quelques-uns de ces facteurs ont été énoncés dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Dragan, 2003 CAF 139 : a) un préjudice sera causé si l’audition n’est pas accélérée; b) la Cour et les avocats des parties ont réussi à s’entendre sur un échéancier qui leur convient pour l’audition de l’appel; c) l’appel ne sera pas entendu au détriment d’autres personnes dont la date d’audition a déjà été fixée. Les tribunaux ont également reconnu l’existence d’autres facteurs, notamment le risque que la demande devienne sans objet si elle n’est pas entendue rapidement et l’urgence de l’affaire (La Commission canadienne du blé c. Canada (Procureur général), 2007 CF 39).

 

[6]               De plus, l’intérêt public lié à la poursuite de l’instance et le préjudice du défendeur ont été mentionnés récemment à titre de facteurs dont la Cour doit tenir compte au moment de décider si une demande devrait être instruite à brève échéance (May c. CBC/Radio Canada, 2011 CAF 130).

 

[7]               L’élément qui sous-tend tous ces facteurs est la nature de la demande elle-même. À cet égard, il convient de souligner que les demandes fondées sur la Charte doivent faire l’objet de l’évaluation complète qu’elles méritent. Il est indéniable que les questions constitutionnelles nécessitent le dépôt de renseignements et documents détaillés que la Cour, en qualité de gardien de la primauté du droit, examinera afin d’analyser les questions en litige et d’exercer ses fonctions judiciaires. C’est ce qu’a sous-entendu la Cour suprême du Canada lorsqu’elle a prévenu les tribunaux qu’il fallait se garder de statuer sur des litiges constitutionnels en l’absence d’un dossier factuel adéquat (Colombie-Britannique (Procureur général) c. Christie, 2007 CSC 21, au paragraphe 28).

 

[8]               D’abord, il y a lieu de dire que le procureur général devrait être désigné à titre de défendeur dans la demande. L’avocat de la demanderesse a souligné que les documents avaient été signifiés au procureur général ainsi qu’à la partie défenderesse actuelle. Il a ajouté que, dans la présente affaire, la question à trancher n’est pas de savoir si la Loi sur le vérificateur général, L.R.C. 1985, ch. A-17, est inconstitutionnelle, eu égard aux violations alléguées de la Charte. La question serait plutôt de savoir si la vérificatrice générale a mal interprété la loi et si les valeurs énoncées à l’alinéa 2b) et à l’article 3 de la Charte auraient dû servir d’outils d’interprétation à utiliser dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire dont elle dispose, le cas échéant, pour interpréter correctement son mandat d’origine législative.

 

[9]               En toute déférence, la formulation de la question en litige de façon à la restreindre délibérément à celle que propose la demanderesse est un aspect à trancher dans le cadre de l’examen de la demande elle-même. Le débat ne devrait pas être indûment restreint au stade de la requête en vue d’obtenir une instruction accélérée.

 

[10]           De plus, le procureur général voudra peut-être participer de façon significative aux débats découlant de la demande. Très récemment, le juge Marc Nadon, de la Cour d’appel fédérale, a souligné qu’il incombe au procureur général de justifier la constitutionnalité des lois (May, décision précitée, au paragraphe 18).

 

[11]           Il est difficile de savoir à ce stade-ci si la demande a véritablement pour objet de contester la constitutionnalité de la loi, car les observations verbales et écrites de l’avocat sont très différentes à cet égard. Cet aspect ne favorise pas non plus l’accélération de la procédure, car il appert des observations fragmentaires formulées jusqu’à maintenant que les réparations sollicitées reposent tantôt sur le paragraphe 24(1) de la Charte et tantôt sur d’autres motifs de la déclaration.

 

[12]           Dans la présente affaire, le délai à l’intérieur duquel la demanderesse désire faire trancher l’affaire est très bref. La demande elle-même a été déposée le matin du mardi 26 avril 2011. La requête visant à accélérer l’instruction a été déposée à la fin de l’après-midi de la même journée. La Cour a entendu la requête le mercredi 27 avril 2011. Par conséquent, certaines étapes demeurent inchangées : la partie défenderesse doit produire une réponse complète et détaillée à la demande elle-même; le procureur général peut participer; la demanderesse pourrait déposer un mémoire en réponse, mais ne le ferait probablement pas; une audience au cours de laquelle toutes les parties seraient entendues doit avoir lieu; la Cour doit procéder à une recherche et à une analyse approfondies, etc. Qui plus est, il se pourrait que la position de la partie défenderesse soit plus nuancée et plus détaillée que celle à laquelle l’avocat de la demanderesse s’attend et il serait inéquitable, voire inconvenant, que la Cour se fonde sur cette hypothèse de la demanderesse.

 

[13]           Il importe de préciser que, selon la partie défenderesse, l’accélération de la procédure nuira à l’exercice de ses fonctions.

 

[14]           En tout état de cause, la Cour ne peut anticiper les questions découlant de la demande et en réduire prématurément la portée, comme la demanderesse le souhaiterait. Qui plus est, même si la Cour examinait d’un oeil favorable tous les éléments de la demande, il est loin d’être certain qu’elle pourrait accomplir la tâche avant le lundi 2 mai 2011. Il en est ainsi même sans tenir compte de l’appel possible et de la requête probable en vue d’obtenir un sursis à l’exécution d’une décision favorable de la Cour. En conséquence, la réparation sollicitée ne pourrait peut‑être même pas être accordée si une décision favorable était rendue de manière accélérée.

 

[15]           La situation aurait été différente si la demanderesse n’avait pas déposé sa demande moins d’une semaine avant l’élection. La vérificatrice générale a exprimé publiquement son refus de manière non équivoque depuis au moins le 11 avril 2011.

 

[16]           Ce qui importe d’abord et avant tout, c’est l’équité inhérente des procédures. Toutes les parties concernées devraient bénéficier de conseils juridiques professionnels obtenus en temps opportun. Compte tenu du délai à l’intérieur duquel cette demande complexe serait traitée, il y a lieu de se demander si la preuve dont la Cour serait saisie lui permettrait d’évaluer correctement les questions constitutionnelles découlant de la demande. Les documents déposés doivent traiter de façon significative des questions en litige et un délai de 24 à 48 heures ne sera peut-être pas suffisant pour permettre aux avocats de les préparer. La Cour elle-même aura également besoin de temps pour faire l’analyse réfléchie, complète et raisonnée qu’exigent ses fonctions et la Constitution.

 

[17]           Dans l’arrêt May, susmentionné, le juge Nadon a cité le jugement que la Cour suprême du Canada a rendu dans RJR MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311, et reconnu qu’il y a lieu de prendre en compte l’intérêt public lié au traitement accéléré de l’affaire.

 

[18]           À cet égard, l’avocat de la demanderesse a fait valoir que l’intérêt public relatif à la divulgation des rapports de la vérificatrice générale doit l’emporter. Selon l’avocat, l’exercice de nos droits démocratiques dépend de l’accès à des renseignements adéquats, ce que le rapport permettrait d’obtenir.

 

[19]           Même si cet argument est peut-être vrai en principe, en pratique, il n’est pas dans l’intérêt public de court-cicuiter le processus judiciaire que nécessite l’évaluation de questions constitutionnelles. Selon l’adage, « ouvrage hâté, ouvrage gâté ». L’ouvrage « gâté » en matière constitutionnelle n’est manifestement pas une possibilité que la Cour peut accepter dans l’exercice de ses fonctions judiciaires. L’instruction accélérée risque de donner lieu à des conséquences qui seraient beaucoup plus vastes que celles de la réparation souhaitée que la demanderesse ne pourrait peut-être même pas obtenir avant le lundi 2 mai 2011, eu égard à la procédure d’appel et à la suspension possible de l’exécution d’un jugement favorable.

 

[20]           L’urgence de l’affaire ne devrait pas aveugler la Cour en ce qui a trait à la tâche qui lui est demandée, soit déterminer l’obligation de la vérificatrice générale envers le public à la lumière des valeurs reconnues par la Charte, tel qu’il a été débattu verbalement devant la Cour le 27 avril 2011, ou de la violation présumée des droits énoncés dans la Charte, comme l’a affirmé la demanderesse dans ses observations écrites. Indépendamment de la question qui devra être tranchée en dernier ressort, le délai extrêmement serré à l’intérieur duquel la demande serait traitée n’est pas suffisant. L’urgence ne devrait pas l’emporter sur l’évaluation minutieuse de notre Constitution, qu’il s’agisse d’un « outil d’interprétation » ou de la source du recours lui‑même. Même le dossier de la demanderesse n’est pas clair en ce qui a trait aux motifs de la demande. S’agit-il d’une demande de mandamus, d’une demande de contrôle judiciaire relative à la décision de la vérificatrice générale ou d’une action fondée sur le paragraphe 24(1) de la Charte? Les réparations disponibles et la compétence de la Cour dépendent totalement de la réponse à cette question. L’examen de cet aspect est essentiel et ne peut avoir lieu à l’intérieur du délai extrêmement court que la demanderesse sollicite.

 

[21]           En ce qui concerne le caractère théorique de la demande, la Cour estime que, malgré l’élection générale du 2 mai 2011, les questions de droit sous-jacentes ne sont toujours pas résolues. Cependant, la Cour devra se prononcer sur cet aspect lorsqu’elle tranchera la demande sous-jacente et décider s’il y a lieu d’exercer son pouvoir discrétionnaire résiduel pour entendre l’affaire, dans la mesure où l’élection générale est au coeur de la demande.

 

[22]           Il est donc permis de dire qu’il existe un intérêt public lié à la divulgation du rapport de la vérificatrice générale. Il s’agit d’un rapport final que le Bureau de celle-ci a révisé, apparemment dans le cadre de consultations continues avec les membres de l’exécutif qui cherchent actuellement à se faire réélire. Un argument d’équité pourrait être invoqué à cet égard. De plus, les chefs des quatre principaux partis ont reconnu publiquement qu’ils souhaitent que le rapport soit rendu public. Cependant, l’intérêt public ne sera pas mieux servi si une décision favorable mais prise à la hâte ne peut être exécutée avant le 2 mai 2011. L’intérêt public ne sera pas mieux servi non plus si la Cour doit se prononcer de manière précipitée sur une importante question constitutionnelle. En conséquence, pour les motifs exposés ci-dessus, la Cour ne peut faire droit à la requête visant à faire instruire la demande de manière accélérée.

 

[23]           À ce stade-ci, aucuns dépens n’ont été sollicités et, par conséquent, la Cour n’accordera pas de dépens.

 


ORDONNANCE

 

La requête en vue d’obtenir une instruction accélérée de la demande est rejetée.

 

 

« Simon Noël »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-696-11

 

INTITULÉ :                                       KATHLEEN TROTTER

                                                            c.

                                                            LE VÉRIFICATEUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 27 avril 2011

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       LE JUGE NOËL

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 28 avril 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Frank Addario

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Andrew McKenna, Andrew Hayes, Todd J. Burke

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Sack Goldblatt Mitchell LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Gowling Lafleur Henderson LLP

Avocats

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

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