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Cour fédérale

 

Federal Court

 


Date : 20110519

Dossier : T-1583-09

Référence : 2011 CF 569

[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 19 mai 2011

En présence de monsieur le juge Rennie

 

 

ENTRE :

 

ALFRED T. FRASER, PAUL J. FRASER et FRASER SEA FOODS CORPORATION

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

JANES FAMILY FOODS LTD.; TRIDENT SEAFOODS CORPORATION;

CONAGRA FOODS, INC.; CONAGRA FOODS CANADA INC. /ALIMENTS

CONAGRA CANADA INC.; BLUEWATER SEAFOODS INC.; GORTON’S

INC.; GORTON’S FRESH SEAFOOD, LLC; ROCHE BROS. INC.; ROCHE

BROS. SUPERMARKETS, INC.; ROCHE BROS. SUPERMARKETS, LLC;

HIGH LINER FOODS INCORPORATED; COMEAU’S SEA FOODS

LIMITED; PINNACLE SEAFOODS LTD.; PINNACLE FOODS CANADA CORPORATION; PINNACLE FOODS GROUP LLC; SOBEYS INC.;

SOBEYS CAPITAL INCORPORATED; LOBLAWS INC.

 

 

 

 

défenderesses

 

 

 

  MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

  • [1] Les demandeurs interjettent appel devant la Cour de l’ordonnance du protonotaire Kevin Aalto exigeant le dépôt d’un cautionnement pour dépens. Pour les motifs qui suivent, l’appel est rejeté.

 

  • [2] Le 15 octobre 2010, le protonotaire Aalto a ordonné aux demandeurs de verser un cautionnement pour dépens dans une action en contrefaçon de brevet et de marque de commerce entre les parties (l’ordonnance). Le protonotaire a reporté les audiences sur d’autres requêtes jusqu’à ce que la question du cautionnement pour dépens ait fait l’objet d’une décision définitive. Avec le consentement des parties, la requête en cautionnement pour dépens a été scindée entre les questions de la responsabilité et du montant. Toutefois, le présent appel ayant été interjeté dans l’intervalle, le protonotaire ne s’est jamais penché sur la question du montant. Le présent appel se limite donc à la question de savoir si le protonotaire a commis une erreur en ordonnant aux demandeurs de déposer un cautionnement.

 

  • [3] Les demandeurs sont des résidents des États-Unis. Ils allèguent que les défenderesses ont contrefait le brevet canadien no 1,323,239 (le brevet 239). Le brevet 239 s’intitule « Poisson transformé ». Il a été délivré le 19 octobre 1993 et a expiré le 18 octobre 2010. Avant son expiration, le brevet 239 appartenait conjointement aux deux demandeurs Paul et Alfred Fraser. Il y a 18 défenderesses, dont certaines se font concurrence. La requête en cautionnement des défenderesses visait le dépôt d’un cautionnement initial de 25 000 $ pour chacun des trois groupes de défenderesses représentées par le même avocat.

 

  • [4] Le protonotaire a examiné l’historique des réclamations des demandeurs pour violation du droit d’auteur, notant que l’une des réclamations des demandeurs a été rejetée par jugement sommaire d’une cour de district des États-Unis. Cette décision a été confirmée en appel devant la Cour d’appel des ÉtatsUnis pour le circuit fédéral. En ce qui concerne ces réclamations, le protonotaire a écrit ce qui suit : [traduction] « Les frais engagés par les défenderesses américaines dans les procédures aux États-Unis ont dépassé 500 000 $. Dans le cadre de ces procédures, la juge Zobel a ordonné aux personnes physiques demanderesses de verser la somme de 500 $ à diverses parties. Bien qu’il y ait lieu de se demander si ces sanctions représentent ou pas des “dépens”, la preuve démontre clairement que ces sommes n’ont pas été versées. » Les défenderesses ont confirmé devant le protonotaire qu’il leur en a coûté 500 000 $ collectivement pour se défendre dans le litige aux États-Unis.

 

  • [5] Le protonotaire s’est appuyé sur les alinéas 416a), b) et f) des Règles des Cours fédérales (les Règles) (DORS/98-106) pour ordonner le dépôt d’un cautionnement pour dépens. L’article 416 des Règles est rédigé comme suit :

416. (1) Lorsque, par suite d’une requête du défendeur, il paraît évident à la Cour que l’une des situations visées aux alinéas a) à h) existe, elle peut ordonner au demandeur de fournir le cautionnement pour les dépens qui pourraient être adjugés au défendeur :

 

a) le demandeur réside habituellement hors du Canada;

 

b) le demandeur est une personne morale ou une association sans personnalité morale ou n’est demandeur que de nom et il y a lieu de croire qu’il ne détient pas au Canada des actifs suffisants pour payer les dépens advenant qu’il lui soit ordonné de le faire;

 

[…]

 

f) le défendeur a obtenu une ordonnance contre le demandeur pour les dépens afférents à la même instance ou à une autre instance et ces dépens demeurent impayés en totalité ou en partie.

 

416. (1) Where, on the motion of a defendant, it appears to the Court that

 

(a) the plaintiff is ordinarily resident outside Canada,

 

(b) the plaintiff is a corporation, an unincorporated association or a nominal plaintiff and there is reason to believe that the plaintiff would have insufficient assets in Canada available to pay the costs of the defendant if ordered to do so,

 

 

[…]

 

(f) the defendant has an order against the plaintiff for costs in the same or another proceeding that remain unpaid in whole or in part,

[…]



the Court may order the plaintiff to give security for the defendant's costs.

 

 

 

Le protonotaire a conclu que les demandeurs étaient des non-résidents, qu’il y avait lieu de croire qu’ils ne détenaient pas au Canada des actifs suffisants pour payer les dépens des défenderesses, et qu’ils n’ont toujours pas payé les dépens qu’ils doivent par suite d’instances aux États-Unis concernant le même brevet. À première vue, une ordonnance exigeant le dépôt d’un cautionnement pour dépens était appropriée.

  • [6] Le nœud de la question occupant le protonotaire était de savoir si les demandeurs étaient indigents et si, en vertu de l’article 417 des Règles, ils devaient donc être dispensés de l’obligation de déposer un cautionnement pour dépens. L’article 417 des Règles est ainsi libellé :

417. La Cour peut refuser d’ordonner la fourniture d’un cautionnement pour les dépens dans les situations visées aux alinéas 416(1)a) à g) si le demandeur fait la preuve de son indigence et si elle est convaincue du bien-fondé de la cause.

 

417. The Court may refuse to order that security for costs be given under any of paragraphs

416(1)(a) to (g) if a plaintiff demonstrates impecuniosity and the Court is of the opinion that the case has merit.

 

 

L’article 417 des Règles établit un critère conjonctif. En ce qui a trait à l’indigence, le protonotaire a conclu que les demandeurs n’étaient pas indigents et que le cautionnement pour dépens devait être déposé. 

 

  • [7] Le protonotaire a bien formulé la question juridique de la manière suivante :

[traduction] L’article 417 des Règles a pour objet d’empêcher que la pauvreté n’entrave l’accès à la justice. Ainsi, il incombe à une partie qui cherche à éviter d’avoir à fournir un cautionnement pour les dépens de faire la preuve de son indigence. Pour faire la preuve de son indigence, il doit y avoir une divulgation franche et complète des moyens financiers de la partie, et le fardeau doit être repoussé « de façon particulièrement robuste », afin qu’« aucune question importante ne soit laissée sans réponse » (Voir Heli Tech Services (Canada) Ltd. et al. c. Compagnie Weyerhaeuser Limitée et al., (2006), 56 C.P.R. (4th) 432 (CF); et Frederick L. Nicholas c. Environmental Systems (International) Limited et al., 2009 CF 1160).

 

 

  • [8] En invoquant principalement les décisions Heli Tech Services et Nicholas, le protonotaire a déclaré en définitive ce qui suit :


[traduction] Les demandeurs démontrent bel et bien qu’ils n’ont pas d’actifs importants à partir desquels verser un cautionnement pour dépens; néanmoins, ils possèdent des actifs leur permettant de déposer un tel cautionnement. Dans l’ensemble, les demandeurs n’ont pas démontré, de la façon particulièrement robuste requise, qu’ils sont effectivement indigents. Ils ne se sont donc pas acquittés du fardeau qui leur incombait pour éviter d’avoir à fournir un cautionnement.

 

 

  • [9] La jurisprudence établit des paramètres clairs entourant les allégations d’indigence. Dans la décision Nicholas, la Cour a fait les observations suivantes :

[...] Une personne [traduction] « impécunieuse » est une personne qui a [traduction] « besoin d’argent, est pauvre, sans le sou, appauvrie ou nécessiteuse » [...] Le fardeau de la preuve reposer [sic] sur le demandeur qui affirme être indigent afin de chercher à éviter de déposer un cautionnement pour dépens. [...] [traduction] Pour invoquer l’indigence, il doit être prouvé que si le cautionnement est exigé, les poursuites prendront fin — parce que non seulement le demandeur ne possède pas la somme nécessaire aux fins du cautionnement, mais aussi parce qu’il n’a pas cette somme à sa disposition [...] [Non souligné dans l’original].

 

  • [10] Comme il a été mentionné, le critère prévu à l’article 417 des Règles est conjonctif. Le protonotaire n’a pas abordé le second volet de l’analyse, à savoir si la cause était fondée, parce que les demandeurs n’avaient tout simplement pas satisfait au premier volet de l’article 417 des Règles, c’est-à-dire qu’ils n’avaient pas fait la preuve de leur indigence.

 

Norme de contrôle

  • [11] La norme de contrôle applicable aux décisions d’un protonotaire est énoncée dans l’arrêt Merck & Co. c Apotex Inc., 2003 CAF 488, au paragraphe 19. Le juge de la Cour saisi de l’appel contre l’ordonnance discrétionnaire d’un protonotaire ne doit pas intervenir sauf dans les deux cas suivants : a) l’ordonnance porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l’issue du principal, b) l’ordonnance est entachée d’erreur flagrante, en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d’un mauvais principe ou d’une mauvaise appréciation des faits. L’appel doit être instruit par la Cour de novo s’il est satisfait à l’un ou à l’autre des volets du critère.

 

 

  • [12] La Cour d’appel fédérale a récemment discuté du bien-fondé de cette norme de contrôle tout à fait particulière en matière d’appel dans l’arrêt Apotex Inc. c Bristol-Myers Squibb Co., 2011 CAF 34, et a exposé de solides raisons de principe pour lesquelles la norme de contrôle habituelle en matière d’appel devrait s’appliquer aux appels de décisions d’un protonotaire. Cependant, les observations de la Cour d’appel étaient incidentes et, à ce stade de la jurisprudence, la Cour doit appliquer le droit tel qu’il est exprimé dans l’arrêt Merck précité.

 

Les questions en litige

  • [13] La première question à trancher dans le présent appel est de savoir si l’ordonnance de cautionnement pour dépens a une influence déterminante sur l’issue du principal. Les demandeurs soutiennent qu’ils n’ont pas les moyens de déposer un cautionnement pour dépens selon les modalités et au montant demandés par les défenderesses, même si le montant n’a pas encore été fixé par le protonotaire Aalto. Ils soutiennent, à l’appui de l’annulation de la décision, que l’effet même de l’ordonnance a une influence déterminante sur l’issue du principal, soi-disant parce qu’elle obligerait les demandeurs à mettre fin à l’action.

 

  • [14] La seconde question est de savoir si le protonotaire a exercé correctement son pouvoir discrétionnaire en concluant que les demandeurs n’étaient pas indigents et n’étaient donc pas dispensés de l’obligation prima facie de déposer un cautionnement pour dépens selon l’article 416 des Règles. À cet égard, les demandeurs soutiennent que la conclusion selon laquelle ils n’étaient pas indigents était déraisonnable compte tenu des états financiers présentés au protonotaire.

 

La question de l’influence déterminante sur l’issue du principal

  • [15] L’ordonnance enjoignant aux demandeurs de déposer un cautionnement pour dépens n’a pas une influence déterminante sur l’issue du principal. Une ordonnance de cette nature se distingue d’une ordonnance de radiation d’une cause d’action, d’ajout d’un moyen de défense lié au délai de prescription, ou de retrait ou d’ajout de parties. Pour en arriver à cette conclusion, j’observe que, dans la décision Trevor Nicholas Construction Co. c Canada (Travaux publics et Services gouvernementaux), 2006 CF 687, le juge Michael Phalen a également conclu qu’une ordonnance de cautionnement pour dépens n’exerçait pas une influence déterminante sur l’issue de la cause.

 

  • [16] Par ailleurs, il faut se rappeler que l’influence déterminante sur l’issue du principal est évaluée en fonction de la question dont est saisi le protonotaire; voir la décision Apotex Inc. c Sanofi-Aventis Canada Inc., 2010 CF 1209, aux paragraphes 18 à 31, et la décision Sanofi-Aventis Canada Inc. c Teva Canada Ltd., 2010 CF 1210. Une ordonnance de cautionnement pour dépens ne peut pas avoir une influence déterminante sur l’issue du principal selon qu’une partie peut ou ne peut pas effectuer le versement. C’est la question qui doit servir à établir si une influence déterminante est exercée sur l’issue de l’affaire. En l’espèce, la question qui occupait le protonotaire était de savoir si les demandeurs étaient indigents, et non si sa conclusion quant à leur indigence mettrait effectivement fin ou non à leur réclamation et au litige. De plus, il n’a pas tranché la question de savoir si leur réclamation était fondée ou pas. Au contraire, le protonotaire n’a statué que sur l’allégation d’indigence des demandeurs et la question de savoir s’ils se sont acquittés des charges de persuasion et de présentation en faisant la preuve de leur indigence afin d’éviter d’avoir à déposer un cautionnement pour dépens.

 

  • [17] Comme l’ordonnance n’a pas une influence déterminante sur l’issue du principal, la Cour peut uniquement faire droit à l’appel si elle conclut que le protonotaire a commis une erreur flagrante dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire ou qu’il a de toute évidence mal apprécié les faits. L’avocat des demandeurs a présenté plusieurs observations à ce sujet, à savoir le second volet du critère énoncé dans l’arrêt Merck. Toutefois, la seule observation qui mérite d’être examinée, c’est l’argument selon lequel le protonotaire a appliqué une norme de preuve plus élevée.

 

  • [18] Les demandeurs soutiennent que le protonotaire a commis une erreur en les tenant à une norme de preuve supérieure à celle de la prépondérance des probabilités. Les demandeurs invoquent l’arrêt F.H. c. McDougall, 2008 CSC 53, de la Cour suprême du Canada à l’appui de leur argument. La Cour suprême a déclaré ce qui suit au paragraphe 40 de cet arrêt :

[...] notre Cour devrait [...] affirmer une fois pour toutes qu’il n’existe au Canada, en common law, qu’une seule norme de preuve en matière civile, celle de la prépondérance des probabilités. Le contexte constitue évidemment un élément important et le juge ne doit pas faire abstraction, lorsque les circonstances s’y prêtent, de la probabilité ou de l’improbabilité intrinsèque des faits allégués non plus que de la gravité des allégations ou de leurs conséquences.

 

  • [19] Par conséquent, les demandeurs soutiennent qu’il n’était pas pertinent pour le protonotaire d’invoquer les décisions Heli Tech Services et Nicholas, faisant valoir que, dans une poursuite civile, il était incorrect d’appliquer un [traduction] « lourd fardeau de la preuve », une « norme élevée » ou toute autre norme que la norme de preuve habituelle en matière civile, soit celle de la prépondérance des probabilités. De plus, les demandeurs soutiennent que la tendance jurisprudentielle selon laquelle le fardeau doit être repoussé « de façon particulièrement robuste » ne rend plus compte de l’état du droit. Par ailleurs, si cette tendance jurisprudentielle rend encore compte de l’état du droit, ils soutiennent que le protonotaire a commis une erreur en appliquant le critère de la démonstration « particulièrement robuste » de manière à exiger en fait une preuve qui dépasse la norme civile habituelle de la prépondérance des probabilités.

 

  • [20] À mon avis, cet argument confond deux concepts distincts : celui de la charge de présentation et celui de la charge ultime.

 

  • [21] Lorsqu’un juge parle d’un fardeau de la preuve, il fait référence à la portée de la preuve requise; par exemple, l’éventail des faits, des questions ou des critères à l’égard desquels une preuve doit être présentée. Il s’agit de la charge de présentation qui décrit ce qui doit être établi, en fait, pour qu’une cause d’action soit accueillie.

 

  • [22] En revanche, le demandeur a la charge de persuasion ou ce qu’on appelle parfois la charge ultime d’établir chacun de ces points selon la prépondérance des probabilités. La partie a la charge, le fardeau ou l’obligation de prouver chaque point soit selon la prépondérance des probabilités dans une affaire civile, soit hors de tout doute raisonnable dans une affaire criminelle.

 

  • [23] Les rédacteurs de l’ouvrage Sopinka, Lederman & Bryant : The Law of Evidence in Canada (3e) soulignent, au paragraphe §3.11 de la page 90, qu’il y a souvent confusion terminologique entre la charge ultime, la charge de présentation, le fardeau et la norme de preuve et que la façon dont il en est question est parfois trompeuse. Conformément à la terminologie utilisée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R. c Fontaine, [2004] 1 RCS 702, 2004 CSC 27, aux paragraphes 10 et 78, les rédacteurs parlent de charge [traduction] « ultime » ou « de persuasion » pour décrire l’obligation d’établir les faits selon la prépondérance des probabilités ou hors de tout doute raisonnable :

 

[traduction] L’incidence de la charge de persuasion (ultime) signifie que la partie a l’obligation de prouver ou de réfuter l’existence ou l’inexistence d’un fait ou d’une question selon la norme civile ou criminelle, sans quoi cette partie perd sur cette question. C’est le droit substantiel, comme le droit des délits civils ou le droit pénal, et non le droit adjectival de la preuve, qui régit quelle partie a la charge de la preuve relativement à un fait ou à une question.

 

  • [24] Par exemple, dans une action pour assertion négligente et inexacte, le demandeur a l’obligation de produire notamment une preuve factuelle de la créance, une preuve du caractère raisonnable de la créance et une preuve démontrant que la créance était désavantageuse et que l’assertion à laquelle crédit a été donné a été faite par négligence. Le demandeur a une charge de présentation à l’égard de chacun de ces points. Le degré de certitude avec lequel ces faits doivent être prouvés constitue la charge ultime de la preuve ou la norme de preuve. À cet égard, il n’y en a que deux : la norme civile de preuve selon la prépondérance des probabilités ou la norme criminelle de preuve hors de tout doute raisonnable.

 

  • [25] En l’espèce, les demandeurs avaient la charge de présentation de la preuve de leur indigence. Toutefois, le degré auquel les faits, les facteurs ou les critères d’indigence devaient être établis, soit la charge ultime, reposait sur la prépondérance des probabilités. Ici, la « façon particulièrement robuste » dont le fardeau devait être repoussé indique la portée de la preuve et les détails particuliers – autrement dit, la charge de présentation – concernant le bien-être financier des demandeurs qu’il fallait pour établir leur indigence.

 

  • [26] Comme dans la présente affaire, une partie a la charge, ou le fardeau, de prouver, selon la prépondérance des probabilités, plusieurs faits distincts. Comme l’a déclaré lord Hoffman dans la décision In Re B (Children) (Fc) [2008] UKHL 35, au paragraphe 2 :

[traduction] Lorsqu’une règle de droit exige la preuve d’un fait (le « fait en litige »), le juge ou le jury doit déterminer si le fait s’est ou non produit. Il ne saurait conclure qu’il a pu se produire. Le droit est un système binaire, les seules valeurs possibles étant zéro et un. Ou bien le fait s’est produit, ou bien il ne s’est pas produit. Lorsqu’un doute subsiste, la règle selon laquelle le fardeau de la preuve incombe à l’une ou l’autre des parties permet de trancher. Lorsque la partie à laquelle incombe la preuve ne s’acquitte pas de son obligation, la valeur est de zéro et le fait est réputé ne pas avoir eu lieu. Lorsqu’elle s’en acquitte, la valeur est de un, et le fait est réputé s’être produit.

 

  • [27] En l’espèce, les efforts des demandeurs pour faire la preuve de leur indigence pouvaient produire l’un de deux résultats : ou bien ils s’acquittaient de leur charge de présentation, ou bien ils ne s’en acquittaient pas. Parce que les demandeurs n’avaient pas prouvé tous les faits nécessaires pour établir leur indigence selon la prépondérance des probabilités, le protonotaire a conclu qu’ils ne s’étaient pas acquittés de leur charge de présentation.

 

  • [28] Ce faisant, le protonotaire ne s’est pas écarté du principe selon lequel la charge ultime de la preuve reposait sur la prépondérance des probabilités lorsqu’il a conclu que les demandeurs n’avaient pas produit de preuve de leur situation financière « de façon particulièrement robuste ». Le protonotaire a clairement rattaché l’obligation qui incombait aux demandeurs de présenter une preuve détaillée et complète à la charge de présentation :

[traduction] Pour faire la preuve de son indigence, il doit y avoir une divulgation franche et complète des moyens financiers de la partie, et le fardeau doit être repoussé « de façon particulièrement robuste », afin qu’« aucune question importante ne soit laissée sans réponse ». [Références omises]

 

Pour démontrer son indigence à la Cour de façon particulièrement robuste, une partie doit notamment démontrer qu’elle ne dispose pas d’autres sources de financement. Par exemple, est-elle en mesure de mobiliser des fonds à partir des actifs de la société demanderesse ou auprès d’associés d’affaires ou d’autres membres de la famille? La preuve par affidavit des demandeurs est muette sur ces questions. La preuve par affidavit ne peint pas non plus un portrait financier complet des demandeurs.

 

  • [29] Les demandeurs ont laissé des questions importantes sans réponse et n’ont pas convaincu la Cour [traduction] qu’« une ordonnance de cautionnement les empêcherait de poursuivre le litige ». En termes simples, les demandeurs n’ont pas établi tous les faits qui devaient être prouvés, tous les éléments de leur situation financière qui permettaient de mener à une conclusion d’indigence. En somme, il n’y a aucun fondement à l’argument selon lequel, en examinant la preuve dont il disposait quant à la situation financière des demandeurs, le protonotaire a considéré ou appliqué une norme juridique autre ou différente, comme celle de la preuve hors de tout doute raisonnable.

 

  • [30] Le protonotaire a examiné non seulement ce que les demandeurs ont produit comme preuve d’indigence, mais aussi ce qu’ils n’ont pas présenté. Les demandeurs n’ont pas procédé à une divulgation complète de leur situation financière afin d’établir qu’ils étaient indigents. Il y avait des lacunes importantes dans les dossiers financiers, et la preuve dont disposait le protonotaire ne démontrait pas que les demandeurs étaient indigents. Par conséquent, il est, et il demeure, tout à fait conforme à la norme juridique de preuve selon la prépondérance des probabilités d’exiger des éléments de preuve de vaste portée sur un certain nombre de points concernant la situation financière des demandeurs pour qu’ils s’acquittent de la charge de présentation de la preuve. À mon avis, le protonotaire n’a pas commis d’erreur en déclarant que la preuve d’indigence doit être établie de façon particulièrement robuste.

 

  • [31] Le second motif d’appel invoqué repose sur le second volet du critère énoncé dans l’arrêt Merck – une mauvaise appréciation des faits ou de la preuve – et je peux me prononcer rapidement à cet égard. Les conclusions du protonotaire quant à l’indigence sont bien fondées dans le dossier. Elles reposent notamment sur les divergences relevées dans les états financiers des demandeurs et, comme il a été mentionné, les lacunes importantes dans les explications offertes par les demandeurs sur leur situation financière. Le protonotaire a conclu que, malgré la situation financière précaire des demandeurs, il restait des questions sans réponse en ce qui a trait à la cession et à la valeur actuelle de certains actifs d’entreprise. Il a également observé une forte fluctuation du revenu brut. En 2008, les sociétés contrôlées par les demandeurs ont gagné environ 1,4 million de dollars, alors qu’en 2009 leur revenu brut était presque nul. Aucune explication n’a été fournie. Le protonotaire a également noté que, bien que les actifs d’entreprise aient été presque entièrement amortis, aucune preuve n’a été fournie quant à leur état ou à leur valeur marchande restante.

 

  • [32] Ce sont toutes des observations raisonnables fondées sur la preuve. Il n’a pas été soutenu qu’une conclusion de fait particulière était inexacte, et l’attention de la Cour n’a pas été attirée sur les faits ou les aspects des états financiers qui ont été mal compris ou non pris en compte.

 

  • [33] En terminant, je souligne que, au lieu d’un cautionnement comme tel pour les dépens, les demandeurs ont offert de s’engager auprès de la Cour à couvrir tous les frais de justice des défenderesses si leur poursuite devait échouer. Comme l’a fait observer le protonotaire, l’offre de s’engager à couvrir tous les frais contredisait la position des demandeurs selon laquelle ils étaient indigents : [traduction] « Il semble un peu incongru que, d’une part, les demandeurs allèguent être indigents, mais que, d’autre part, ils s’engagent à payer toute somme en exécution d’un jugement rendu contre eux ou les éventuels dépens adjugés à leur encontre. S’ils sont en mesure de s’engager à payer, il n’y a aucune raison pour laquelle ils ne devraient pas satisfaire à l’obligation prima facie de déposer un cautionnement pour dépens. » Je souscris à cette observation.

 

  • [34] Pour répondre à la première question dont la Cour est saisie, je conclus donc que l’ordonnance ne porte pas sur une question ayant une influence déterminante sur l’issue du principal. Quant à la seconde question, je conclus que le protonotaire n’a pas commis d’erreur dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire qui lui était conféré et qu’il n’a pas exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d’une mauvaise appréciation des faits.

 

  • [35] Les dépens sont adjugés en faveur des défenderesses et sont fixés à 3 000 $.


JUGEMENT

LA COUR rejette l’appel. Des dépens fixés à 3 000 $ sont adjugés aux défenderesses.

 

 

« Donald J. Rennie »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :  T-1583-09

 

INTITULÉ :  ALFRED T. FRASER et al. c.

  JANES’ FAMILY FOODS, LTD. et al.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :  Toronto

 

DATE DE L’AUDIENCE :  Le 2 mars 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT
ET JUGEMENT :
  LE JUGE RENNIE

 

DATE DES MOTIFS
ET DU JUGEMENT :
  Le 19 mai 2011

 

COMPARUTIONS :

 

Me Samuel Kazen

POUR LES DEMANDEURS

 

Me Daniela Bassan

POUR LES DÉFENDERESSES :

Highliner Foods, Comeau’s Seafoods

 

Me R. Scott MacKendrick

POUR LA DÉFENDERESSE :

Loblaws

 

Me Marek Nitoslawski

POUR LES DÉFENDERESSES :

Gorton’s Inc., Broche Bros., Blue Water Seafoods

 

Me Arthur Renaud

POUR LES DÉFENDERESSES :

Pinnacle, Sobeys

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

IMAGINE
Intellectual Property Law
Professional Corporation

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Gowling Lafleur Henderson S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Ottawa (Ontario)

 

POUR LES DÉFENDERESSES :

Janes Family Foods Ltd., Trident Seafoods Corporation, ConAgra Foods, Inc., Conagra Foods Canada Inc. / Aliments Conagra Canada Inc., Pinnacle Seafoods Ltd., Pinnacle Foods Canada Corporation, Pinnacle Foods Group LLC, Sobeys Inc., Sobeys Capital Incorporated

 

Fasken Martineau Dumoulin S.E.N.C.R.L., s.r.l.
Montréal (Québec)

POUR LES DÉFENDERESSES :

Bluewater Seafoods Inc., Gorton’s Inc., Gorton’s Fresh Seafood, LLC, Roche Bros. Inc., Roche Bros. Supermarkets, Inc., Roche Bros. Supemarkets, LLC

 

Stewart McKelvey Stirling Scales
Halifax (Nouvelle-Écosse)

POUR LES DÉFENDERESSES :

High Liner Foods Incorporated,

Comeau’s Sea Foods Limited

 

Cameron MacKendrick LLP

Toronto (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE :

Loblaws Inc.

 

 

 

 

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