Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

Cour fédérale

 

Federal Court

 


Date : 20110527

Dossier : T-1773-07

Référence : 2011 CF 626

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 27 mai 2011

En présence de monsieur le juge Lemieux

 

 

ENTRE :

 

ELI LILLY CANADA INC. et ELI LILLY AND COMPANY

 

 

 

demanderesses

 

et

 

 

 

HOSPIRA HEALTHCARE CORPORATION

 

 

 

 

défenderesse

 

 

 

 

  MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I.  Introduction et contexte factuel

  • [1] La présente instance est un appel interjeté par la défenderesse, Hospira Healthcare Corporation (Hospira), à l’égard de la décision rendue le 28 janvier 2011 par la protonotaire Tabib qui, en application de l’article 75 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles), a autorisé les demanderesses (Lilly) à modifier la déclaration qu’elles avaient déposée dans une action en contrefaçon de brevet intentée devant la Cour le 4 octobre 2007.

 

  • [2] Dans cette action, Lilly allègue que Hospira a enfreint son brevet canadien no 2 098 881 (le brevet 881) en important en vue de vendre au Canada et en y vendant de l’hydrochlorure de gemcitabine sous forme posologique définitive (le produit importé) et, plus particulièrement, que l’ingrédient pharmaceutique actif (l’IPA) du produit importé, qui est fabriqué en Chine par Hansen Pharmaceutical Co. Ltd. (Hansen), utilise un procédé qui enfreint le brevet 881.

 

  • [3] Il n’est pas contesté par les parties que l’ensemble du procédé de synthèse de l’IPA comprend un certain nombre d’étapes et que le procédé breveté est une étape intermédiaire connue sous le nom de réaction de glycosylation induite par une réaction SN2 (le procédé breveté).

 

  • [4] Hospira affirme en défense que la gemcitabine que contient son produit importé est dérivée d’une réaction de glycosylation obtenue au moyen d’une réaction SN1 qui n’enfreint pas le brevet 881 parce que ce dernier couvre seulement la réaction SN2. Hospira ajoute que lorsqu’elle a demandé au ministre de la Santé du Canada (le ministre) de délivrer un avis de conformité lui permettant d’importer et de vendre le produit importé au Canada, elle a indiqué au ministre que sa réaction de glycosylation était induite par une réaction SN1.

 

  • [5] Dans sa déclaration originale, Lilly faisait valoir ce qui suit aux paragraphes 20 et 25 :
    [traduction]

20. Les procédés revendiqués dans le brevet 881 sont les seuls qui permettent de produire des quantités commerciales de gemcitabine de façon efficace et rentable. Les demanderesses ne sont au courant d’aucune échelle commerciale permettant de produire de la gemcitabine d’une qualité réglementaire qui ne contrevient pas aux revendications 1 à 6 et 8 à 13 du brevet 881.

 

25. Les seuls procédés commercialement viables sont ceux que le brevet 881 revendique. Par conséquent, le procédé utilisé par Hospira et ses fournisseurs pour fabriquer de la gemcitabine en vrac, mentionné à l’annexe A, n’est pas visé par le brevet 881.

 

  • [6] Hospira a déposé sa défense et demande reconventionnelle le 24 janvier 2008. Sa réponse au paragraphe 20 de la déclaration de Lilly se lit comme suit :
    [traduction]

19. Hospira nie toutes les allégations énoncées au paragraphe 20 de la déclaration modifiée. Au moins un procédé supplémentaire, autre que celui qui est soi-disant décrit dans le brevet 881, est connu et peut être utilisé en vue d’une production commerciale de gemcitabine, notamment celui dont il est question à la page 1 (lignes 6 à 26) du brevet 881. Une personne versée dans l’art serait en mesure de faire une synthèse utile et efficiente de la gemcitabine à des fins de production commerciale au moyen d’un procédé qui n’enfreint aucune revendication du brevet 881 en se fondant sur de l’information du domaine public antérieure au dépôt du brevet 881, à savoir les enseignements de l’art antérieur dont exemple est donné par les brevets et les publications énumérés à l’annexe 1 jointe à la présente, lorsqu’ils sont lus à la lumière des connaissances générales courantes de l’art.

 

  • [7] Quant au paragraphe 25 de la déclaration originale de Lilly, Hospira a simplement nié l’allégation.

 

  • [8] Dans la décision faisant l’objet du contrôle, la protonotaire Tabib a autorisé Lilly à effectuer deux modifications dans sa déclaration. Premièrement, elle a autorisé Lilly à modifier la formulation du paragraphe 20 qui n’avait pas déjà été modifiée. Deuxièmement, elle a autorisé Lilly à ajouter une nouvelle cause d’action, à savoir la violation par Hospira de trois brevets canadiens qui appartiennent à Lilly ou que celle-ci est autorisée à exploiter, lesquels portent les numéros 2 324 128 (le brevet 128), 1 331 194 (le brevet 194) et 1 330 989 (le brevet 989). Plus particulièrement, les nouvelles déclarations disent que les procédés utilisés par Hansen afin de fabriquer de la gemcitabine pour Hospira enfreignent ces brevets.

 

  • [9] Le nouveau paragraphe 20 est simplement formulé comme suit :
    [traduction]

20. Les procédés revendiqués dans le brevet 881 permettent de produire des quantités commerciales de gemcitabine de la façon la plus efficace et la plus rentable qui soit.

 

 

  • [10] Par souci d’exhaustivité, j’aimerais ajouter que Lilly a supprimé le paragraphe 25 de sa déclaration originale lorsqu’elle a apporté la première modification à sa déclaration.

 

  • [11] À l’égard des nouvelles revendications qui ont pu être ajoutées à la déclaration de Lilly, la protonotaire Tabib a écrit ce qui suit :
    [traduction]

Le brevet 128 porte en fait sur un procédé qui couvre la réaction SN1; le brevet 194 concerne un procédé utilisé en amont de la réaction de glycosylation (lequel procédé peut suivre un mécanisme SN1 ou SN2); et le brevet 989 vise un procédé qui est utilisé en aval de la réaction de glycosylation et qui peut aussi suivre un mécanisme SN1 ou SN2, mais qui s’applique plus couramment à un mécanisme SN1. [Non souligné dans l’original.]

 

 

II.  Contexte additionnel

  • [12] Afin de comprendre correctement les modifications que Lilly souhaite apporter, un contexte additionnel est nécessaire. Celui-ci a trait à la requête présentée par Lilly le 8 décembre 2008 en vue d’obtenir une ordonnance enjoignant à Hospira de déposer un nouvel affidavit de documents amélioré comprenant : (1) la partie divulguée de la fiche maîtresse du médicament (FMM); (2) les parties pertinentes et non expurgées de la présentation abrégée de drogue nouvelle (PADN) déposée auprès du ministre de la Santé et lui ayant permis d’obtenir l’avis de conformité; et (3) les dossiers de production des lots de fabrication qui divulgueraient la nature exacte de la réaction utilisée par Hansen à l’étape de la glycosylation dans le procédé de synthèse de la gemcitabine contenue dans le produit importé.

 

  • [13] La requête de Lilly a été entendue et accueillie par la protonotaire Tabib le 19 juin 2009. Cette dernière a noté ce qui suit :
    [traduction]

1. Hospira a allégué que pour obtenir la réaction de glycosylation, Hansen a utilisé un procédé déjà connu et divulgué, connu sous le nom de réaction SN1.

 

2. Les deux parties ont convenu que si la gemcitabine de Hospira a été et est effectivement fabriquée au moyen de la réaction SN1, il ne pouvait y avoir de violation du brevet 881 parce que celui-ci revendique seulement la glycosylation obtenue au moyen de la réaction SN2. [Non souligné dans l’original.]

 

  • [14] Elle a noté une autre concession de Lilly quant à la divulgation par Hospira de parties de la PADN déposée auprès du ministre. Lilly a concédé que la réaction correspond à la réaction SN1 et que [traduction] « s’il s’agit effectivement du procédé que Hansen a suivi, il n’y a pas de violation ».

 

  • [15] Les deux parties ont convenu que les dossiers de production des lots de fabrication que Lilly souhaite obtenir [traduction] « constitueraient une preuve directe du procédé réellement utilisé par Hansen pour fabriquer la gemcitabine en vrac et, en supposant qu’ils sont précis, qu’ils constitueraient une preuve directe indiquant si le procédé utilisé par Hansen est la réaction SN1 ou la réaction SN2, ce qui permettrait de déterminer s’il y a eu violation ou non ». [Non souligné dans l’original.]

 

  • [16] Son ordonnance a été portée en appel devant la Cour fédérale. J’ai entendu et rejeté cet appel (voir Eli Lilly Canada Inc. v. Hospira Healthcare Corporation, 2009 FC 1316), et cette décision a été corroborée lors d’un autre appel porté devant la Cour d’appel fédérale (voir la décision Hospira Healthcare Corporation c. Eli Lilly Canada Inc., 2010 CAF 282, datée du 26 octobre 2010).

 

  • [17] Il faut mentionner que Hospira a demandé à la Cour fédérale de surseoir à l’ordonnance rendue par la protonotaire Tabib le 19 juin 2009; cette demande de sursis a été rejetée par la Cour le 30 juillet 2009, de sorte que Hospira demeure obligée de respecter son ordonnance en attendant l’issue des appels.

 

  • [18] Non convaincue que l’ordonnance de divulgation rendue par la protonotaire Tabib serait adéquatement respectée, en particulier en ce qui a trait à la production des dossiers de production des lots de fabrication de Hansen, Lilly a demandé l’aide de la Cour de district des États-Unis en septembre 2009 afin d’obliger l’agent vendeur et organe de réglementation exclusif de Hansen en Amérique du Nord, Chemwerth Inc., à produire et déposer, conformément aux certificats d’analyse de Hansen, les dossiers de production des lots de fabrication du produit importé et vendu au Canada, ainsi que la partie de la présentation réglementaire de Hansen à la Food and Drug Administration (FDA) des États-Unis.

 

  • [19] Lilly a eu gain de cause dans sa requête aux États-Unis et a obtenu que soit délivrée une assignation à produire et déposer. Chemwerth et Hospira ne l’ont apparemment pas respectée, alors Lilly a demandé une ordonnance de conformité. Chemwerth s’y est opposée en déposant la déclaration de son vice-président directeur, M. Song Lin, selon laquelle Hansen a plus d’un procédé pour fabriquer la gemcitabine :
    [traduction]

5. Je comprends que par son assignation, Lilly a également demandé à Chemwerth des renseignements confidentiels sur la méthode qu’emploie Hansen pour fabriquer la gemcitabine aux fins de vente à des clients autres que Hospira et aux fins de distribution sur le marché américain. Ces renseignements visent un procédé qui n’est pas utilisé pour fabriquer la gemcitabine fournie à Hospira et qui est décrit dans les dossiers de production des lots de fabrication remis à la FDA et dans la FMM no 18810… [Souligné dans l’original.]

 

 

  • [20] Lilly a eu gain de cause dans sa demande à la Cour de district des États-Unis : une ordonnance de conformité a été rendue le 15 juin 2010 et un appel interjeté de cette ordonnance a été rejeté le 27 juillet 2010. La déclaration de M. Song Lin a été déposée après que Chemwerth a produit les documents visés par l’assignation à produire.

 

  • [21] C’est après la déposition de M. Lin que l’avocat canadien de Lilly a écrit à la protonotaire Tabib, le 31 août 2010, pour l’informer que Lilly allait demander l’autorisation de modifier sa déclaration.

 

  • [22] En ce qui a trait à la progression de l’action de Lilly, les parties en sont toujours à l’étape de l’interrogatoire préalable.

 

III.  La décision de la protonotaire

  • [23] L’essence même de la décision rendue par la protonotaire se trouve dans le paragraphe suivant de ses motifs :
    [traduction]

Étant donné que Hospira n’a pas fait valoir que les modifications proposées ne révèlent pas une cause défendable et qu’elle n’a pas réussi à démontrer qu’elles équivalent à la rétractation inadmissible d’un aveu, qu’elles s’écartent radicalement des actes de procédure antérieurs ou qu’elles représentent un abus de procédure, l’autorisation de modifier la déclaration devrait être accordée à moins qu’elle cause à Hospira un préjudice que les dépens ne pourraient réparer. Je ne vois aucun préjudice de ce genre. En ce qui concerne les conséquences des modifications sur les dépens, je ne peux concevoir aucuns frais engagés inutilement en raison d’une modification ni aucuns frais découlant d’une modification qu’on aurait évités si la modification avait été apportée plus tôt, à l’exception des frais facturés à Hospira pour la préparation d’une défense modifiée. À part les instances entourant l’interrogatoire préalable mené par Chemwerth aux États-Unis, aucun interrogatoire préalable n’a encore été réalisé dans la présente action. En outre, comme il est mentionné ci-dessus, je ne crois pas que Hospira aurait démontré moins d’insistance ou de vigueur dans sa réplique aux efforts déployés par Lilly pour obtenir l’interrogatoire préalable des dossiers et des procédés de Hansen, ni que ces efforts auraient été plus fructueux si les actes de procédure avaient été formulés à l’origine comme ils sont maintenant proposés. [Non souligné dans l’original.]

 

 

  • [24] En ce qui a trait à la rétractation d’un aveu, la protonotaire Tabib est d’avis que ce ne sont pas tous les faits allégués dans les actes de procédure qui constituent un aveu, dont la rétractation doit faire l’objet d’un examen minutieux. Elle a écrit ceci : [traduction] « un aveu s’entend généralement de la reconnaissance de faits qui sont pertinents pour la cause d’un adversaire ou qui nuisent à celle de la partie faisant l’aveu ». Elle a conclu que l’allégation initiale selon laquelle le procédé SN2 est le seul procédé viable avait manifestement pour but de plaider sa cause et qu’elle n’aurait ni fait avancer ou aidé la cause de Hospira ni porté atteinte à la cause de Lilly telle qu’elle se présentait au moment où l’allégation a été soulevée. En outre, Hospira a nié l’allégation et a fait valoir le contraire, à savoir que le procédé SN1 pouvait être utilisé sur une échelle commerciale, ce que Hansen a fait. À son avis, la dilution de l’allégation, au paragraphe 20, n’a d’aucune façon varié ou changé la défense de Hospira.

 

  • [25] Quant à l’ajout d’une nouvelle cause d’action, la protonotaire a écrit que, dans les circonstances, la modification apportée par Lilly à son acte de procédure qui prévoit que, si Hansen n’utilise pas le procédé SN2, elle utilise alors un procédé SN1 couvert par d’autres brevets [traduction] « constitue assurément l’ajout d’une nouvelle cause d’action subsidiaire, mais qu’elle ne s’écarte pas radicalement de l’acte de procédure antérieur ».

 

  • [26] Hospira a indiqué à la protonotaire qu’elle considère comme un abus de procédure le fait que Lilly ait obtenu que le procédé de Hansen fasse l’objet d’un interrogatoire préalable en affirmant que la réaction SN2 est l’unique procédé commercialement viable, interrogatoire qu’elle n’aurait pas obtenu autrement, puis qu’elle utilise les renseignements obtenus pour piéger Hospira et Hansen en affirmant que ce procédé contrevient à des brevets autres que le brevet 881. La protonotaire Tabib n’est pas d’accord. Elle a écrit ce qui suit :
    [traduction]

Lilly n’a présenté aucun élément de preuve dans le cadre de la présente requête pour expliquer son apparente volte-face quant à la viabilité commerciale du procédé SN1. Néanmoins, la Cour ne présumera pas et n’inférera pas qu’elle était de mauvaise foi sans la présence de motifs convaincants. Il est vrai que l’acte de procédure initial de Lilly indiquait de façon catégorique qu’il n’existe aucun autre procédé commercialement viable. Je n’ai aucune raison de douter qu’à ce moment, cet acte de procédure reflétait l’opinion de Lilly, même si elle peut avoir changé depuis. D’ailleurs, Lilly a présenté le témoignage de son expert interne, M. Kjell, pour étayer et expliquer ce point de vue. Le témoignage de M. Kjell était convenablement nuancé : il a exprimé son scepticisme et en a donné les motifs. Durant son contre-interrogatoire, M. Kjell a fermement maintenu son opinion. La Cour a retenu le témoignage de M. Kjell, non comme la preuve qu’il ne peut y avoir qu’un seul procédé commercialement viable, mais comme la « probabilité raisonnable » qu’un procédé SN2 fut utilisé. Quoi qu’il en soit, la Cour a fondé sa principale conclusion sur la pertinence, à première vue, des dossiers de production des lots de fabrication et sur sa constatation que, dans les circonstances (et sans même tenir compte du témoignage de M. Kjell), Hospira n’a pas établi la présomption que son PADN constitue une preuve concluante du contenu probable de ces dossiers.

 

De même, il m’apparaît que les tribunaux américains ne se sont pas fondés sur l’allégation de Lilly concernant l’unique procédé commercialement viable comme unique fondement nécessaire pour rendre leur décision d’autoriser l’interrogatoire préalable de Chemwerth. [Non souligné dans l’original.]

 

 

  • [27] La protonotaire a examiné la probabilité qu’une ordonnance établisse la pertinence des dossiers de production des lots de fabrication de Hansen et ouvre la porte à un interrogatoire préalable aux États-Unis, si Lilly avait initialement présenté son action comme un argument subsidiaire de contrefaçon des brevets 881 et 128. Elle a conclu que l’issue n’aurait pas été différente parce que des éléments de preuve convaincants ont été présentés à la Cour pour démontrer que la réaction SN2 est fondamentalement plus efficace et plus souhaitable que la réaction SN1, que la question du procédé réellement utilisé n’est pas résolue et que, même si les réactions SN1 et SN2 constituaient toutes les deux une violation, si le brevet 128 était expiré et si aucune injonction ne pouvait être prononcée, les recours varieraient considérablement en fonction du brevet enfreint. Elle a ajouté ce qui suit :
    [traduction]

Enfin, rien n’indique que l’acte de procédure initial de Lilly et ses modifications subséquentes ont pris Hospira par surprise ou l’ont induite en erreur de sorte qu’elle adopte une position qui lui serait préjudiciable. Les trois nouveaux brevets que Lilly souhaitait faire valoir sont de notoriété publique et Hospira a elle-même reconnu que le procédé SN1 prétendument utilisé par Hansen est basé sur les travaux de M. Chou, l’un des inventeurs des nouveaux brevets que Lilly a fait valoir.

 

 

IV.  Principes juridiques entourant l’autorisation de modifier

  • [28] La Cour d’appel fédérale a rendu trois décisions qui ont établi ces principes :

    1. Canderel Ltée c. Canada, [1994] 1 CF 3 (CA) [Canderel];

    2. Merck & Co. Inc. c. Apotex Inc., 2003 CAF 488 [Merck]; et

    3. la très récente décision Apotex Inc. c. Bristol-Myers Squibb Company, 2011 CAF 34 [Apotex]

 

 

  • [29] Les principes juridiques exprimés dans ces trois affaires peuvent être résumés ainsi :

    1. « La modification des actes de procédure doit être autorisée [à tout stade de l’action] lorsqu’il s’agit de cerner les véritables questions en litige, à condition cependant que cette autorisation n’entraîne pour l’autre partie aucune injustice qui ne puisse être réparée par l’adjudication des dépens et qu’une telle modification soit dans l’intérêt de la justice ». (Apotex, au paragraphe 4)

    2. « Le fardeau est plus lourd quand les modifications en cause visent la rétractation d’un aveu important et auraient pour conséquence un changement radical de la nature des questions en litige ». (Merck, au paragraphe 32)

    3. Le décideur « a l’obligation d’examiner tous les facteurs pertinents ».

    4. Les facteurs pertinents qui sont appropriés pour évaluer si une modification est dans l’intérêt de la justice ou n’entraîne pas d’injustice pour l’autre partie seront différents en fonction des circonstances spécifiques à chaque affaire. Au paragraphe 33 de la décision Merck, le juge Décary a écrit ce qui suit :

La nature, le moment choisi et les circonstances varient d’une modification à l’autre et on doit faire attention à ne pas généraliser des prononcés judiciaires faits dans des contextes précis. Le protonotaire ou le juge saisi d’une requête en modification a l’obligation d’examiner tous les facteurs pertinents. En effet, comme l’a fait remarquer lord Griffiths dans l’arrêt Ketteman, à la page 62, il existe [traduction] « une claire distinction entre les modifications ayant pour but de rendre plus claires les questions en litige, et celles qui permettent de soulever une défense différente pour la première fois ». Il existe aussi une différence claire entre le fait d’autoriser des modifications au procès et le fait de le faire avant l’instruction de l’affaire (voir les arrêts Glisic c. Canada, [1988] 1 C.F. 731 (C.A.), à la page 740; Ketteman, précité). J’estime qu’il existe également une différence claire entre le fait d’autoriser des modifications qui équivalent à une rétractation d’aveu et d’autoriser des modifications qui ne le font pas, et une différence claire entre le fait de permettre des modifications qui équivalent à la rétractation d’un aveu important et entraînent une modification de la cause d’action et une modification portant sur une simple admission de fait. [Non souligné dans l’original.]

 

  1. Dans Canderel, la modification a été refusée. Le cinquième jour du procès, la Couronne a proposé au juge de première instance une modification qui aurait soulevé une question complètement nouvelle qui aurait dû l’être bien avant et qui était complètement contraire à la position qu’elle avait précédemment avancée dans ses actes de procédure et durant l’interrogatoire préalable.

  2. Dans Apotex, les modifications demandées ont été proposées après l’interrogatoire préalable, la préparation des rapports d’experts, l’échange de mémoires préparatoires et la tenue d’une conférence préparatoire. Ces modifications auraient ajouté de nouveaux éléments aux questions en litige et auraient radicalement changé la nature de ces questions. Le juge Stratas a refusé l’autorisation de modifier.

  3. Dans Merck, l’issue est la même : le juge Décary a refusé l’autorisation de modifier. Il a écrit ce qui suit aux paragraphes 27 et 28 :

Je suis d’avis que les modifications proposées s’éloignent considérablement de la position qu’avait fait valoir jusqu’à présent Apotex dans ses actes de procédure. Son moyen de défense fondé sur l’absence de contrefaçon reposait essentiellement sur les faits suivants : elle avait acquis le lisinopril avant la délivrance du brevet 350, le 16 octobre 1990, et elle l’avait fait conformément à la licence obligatoire délivrée à son fournisseur, Delmar. Apotex a toujours admis, dans les présents actes de procédure et autres procédures, qu’il y aurait eu violation du brevet 350 si ces faits n’avaient pas existé. L’interprétation du brevet et la composition chimique du lisinopril n’ont jamais été contestées.

 

Il est évident que les modifications proposées ajouteraient un moyen de défense entièrement nouveau à la défense qui toucherait le cœur de la revendication du brevet 350 et commanderait des preuves d’experts, lesquelles n’auraient pas pu être prévues par les appelantes au stade des interrogatoires préalables, vu les aveux déjà faits dans les actes de procédure et les procédures. Elles sont, à mon avis, déterminantes pour l’issue de l’affaire. La révision de novo de la décision du protonotaire était par conséquent justifiée et le juge de première instance a commis une erreur en concluant qu’elle ne l’était pas. Je dois donc exercer de novo le pouvoir discrétionnaire que le juge de première instance n’a pas exercé.

 

 

V.  La norme de contrôle

 

  • [30] Dans Merck, le juge Décary a exprimé la norme de contrôle en ces termes aux paragraphes 19 et 25 :

Afin d’éviter la confusion que nous voyons parfois découler du choix des termes employés par le juge MacGuigan, je pense qu’il est approprié de reformuler légèrement le critère de la norme de contrôle. Je saisirai l’occasion pour renverser l’ordre des propositions initiales pour la raison pratique que le juge doit logiquement d’abord trancher la question de savoir si les questions sont déterminantes pour l’issue de l’affaire. Ce n’est que quand elles ne le sont pas que le juge a effectivement besoin de se demander si les ordonnances sont clairement erronées. J’énoncerais le critère comme suit : « Le juge saisi de l’appel contre l’ordonnance discrétionnaire d’un protonotaire ne doit pas intervenir sauf dans les deux cas suivants : a) l’ordonnance porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l’issue du principal, b) l’ordonnance est entachée d’erreur flagrante, en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d’un mauvais principe ou d’une mauvaise appréciation des faits ».

 

Quand peut-on qualifier une modification de « courante » par opposition à « déterminante »? Il serait imprudent d’essayer de leur donner une classification formelle. Il est de loin préférable de trancher cette question au cas par cas (voir la décision Trevor Nicholas Construction Co. c. Canada (Ministre des Travaux publics), 2003 CFPI 255; [2003] A.C.F. no 357 (1re instance) (QL), juge O’Keefe, au paragraphe 7, confirmée à 2003 CAF 428; [2003] A.C.F. no 1706 (C.A.) (QL)). Je remarque que la Cour fédérale du Canada a constamment conclu que les modifications susceptibles d’ajouter de nouvelles demandes ou causes d’action sont déterminantes aux fins de l’application du critère formulé dans l’arrêt Aqua-Gem (voir les décisions suivantes : Scannar Industries Inc. (Receiver of) v. Canada, [1994] 1 C.T.C. 215 (C.F. 1re inst.), juge Denault, confirmée à [1994] 2 C.T.C. 185 (C.A.F.); Trevor Nicholas Construction Co., précitée; Louis Bull Band c. Canada, 2003 CFPI 732; [2003] A.C.F. no 961 (1re instance) (QL), juge Snider). [Non souligné dans l’original.]

 

 

  • [31] À mon avis, je dois revoir de novo la décision de la protonotaire. Manifestement, les nouvelles allégations de contrefaçon qui visent les trois brevets supplémentaires, outre le brevet 881, ont une influence déterminante sur l’issue du principal, à savoir son règlement définitif. Si la modification n’est pas accordée, Lilly ne pourra pas faire valoir une allégation selon laquelle le procédé réellement utilisé par Hansen pour Hospira relativement à ses ventes au Canada, qu’il s’agisse de la réaction SN2 ou de la réaction SN1, enfreint les brevets de Lilly.

 

  • [32] Quant à la modification du paragraphe 20 de la déclaration de Lilly, je la considère comme accessoire ou consécutive aux nouvelles allégations que Lilly souhaite faire valoir au sujet de la réaction SN1.

 

VI.  Conclusion

 

  • [33] Après avoir examiné de novo cette affaire, je conclus que le présent appel doit être rejeté pour deux raisons. Premièrement, je suis entièrement d’accord avec les motifs de la protonotaire. La modification du paragraphe 20 de la déclaration ne rétracte aucun aveu, car ce paragraphe fait simplement valoir un fait que Hospira a nié. L’ajout d’une nouvelle cause d’action alléguant que le produit importé enfreint trois brevets de Lilly ne s’écarte pas radicalement des actes de procédure, car la façon dont le procédé de glycosylation est réalisé pour le produit importé – c’est-à-dire par la réaction SN1 ou SN2 – a toujours fait partie des questions à débattre. Manifestement, les modifications ne constituent pas un abus de procédure et Hospira n’a été en mesure de démontrer aucun préjudice que les dépens ne pourraient réparer.

 

  • [34] L’avocat de Hospira a souligné que les éléments de preuve de Lilly ont été versés au dossier par un auxiliaire juridique qui travaille pour l’avocat de Lilly. À mon avis, l’objet de l’affidavit n’était pas de déposer des éléments de preuve sur le bien-fondé de l’appel, mais de présenter une preuve documentaire, sans plus.

 

  • [35] Deuxièmement, la modification relève clairement des principes juridiques de l’article 75 des Règles. L’interrogatoire préalable n’a pas encore été effectué. La cause d’action ajoutée est un argument subsidiaire qui clarifie les questions en litige. Les modifications ont pour but de déterminer les réelles questions en litige; elles n’entraînent aucune injustice pour Hospira et, enfin, elles sont dans l’intérêt de la justice parce qu’elles habiliteront les parties à présenter une preuve complète qui permettra à la Cour de trancher de façon appropriée la question de la contrefaçon.

 


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT : Le présent appel est rejeté, avec dépens.

 

 

« François Lemieux »

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :  T-1773-07

 

INTITULÉ :  ELI LILLY CANADA INC. et ELI LILLY AND COMPANY c. HOSPIRA HEALTHCARE CORPORATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :  OTTAWA

 

DATE DE L’AUDIENCE :  LE 14 AVRIL 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT
ET JUGEMENT :
  LE JUGE LEMIEUX

 

DATE DES MOTIFS :  LE 27 MAI 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

M. Smith et M. Norman

POUR LES DEMANDERESSES

 

Mme Beaubien et Mme Finlayson

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Gowling Lafleur Henderson S.E.N.C.R.L., s.r.l.
Avocats

160, rue Elgin, bureau 2600

Ottawa (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Macera & Jarzyna S.E.N.C.R.L.
427, avenue Laurier Ouest, bureau 1200
Ottawa (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

 

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.