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Date : 20110531

Dossier : IMM-6907-10

Référence : 2011 CF 604

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 31 mai 2011

En présence de monsieur le juge Pinard

 

ENTRE :

ICHECHUKWU ONYENWE

 

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

 

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée par Ichechukwu Onyenwe (le demandeur), conformément au paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), à l’égard de la décision par laquelle un commissaire de la Section des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la Commission) a conclu que le demandeur n’était ni un réfugié au sens de la Convention, ni une personne à protéger en vertu des articles 96 et 97 de la Loi.

 

[2]               Le demandeur, qui est nigérien, est né le 27 novembre 1979. Il vient d’Ogbakiri dans le delta du Niger. Le demandeur allègue avoir été l’un des membres fondateurs d’un groupe de jeunes appelé Organization for Better Ogbakiri Youth (l’OBOY).

 

[3]               Le demandeur allègue avoir dénoncé les activités illégales d’une milice, le Movement for Emancipation of Niger Delta (le MEND) aux autorités locales. L’OBOY a aussi tenté de lancer un appel à la jeunesse par des moyens non violents tels que l’éducation, afin d’offrir une solution de rechange concrète aux groupes violents comme le MEND.

 

[4]               Le demandeur allègue que le MEND a trouvé que les activités de l’OBOY étaient inconvenantes parce que l’OBOY était la seule organisation locale qui a pris publiquement position contre les milices. En novembre 2008, le MEND s’est attaqué aux dirigeants de l’OBOY. Le président de l’OBOY a été battu à mort. Des membres du MEND ont également pris d’assaut la demeure du demandeur et, découvrant qu’il ne s’y trouvait pas, ont agressé sa mère et incendié la maison. Le demandeur craint maintenant la persécution et estime sa vie menacée par le MEND.

 

[5]               Le demandeur est entré au Canada le 13 février 2009 et, peu après, a revendiqué le statut de réfugié.

 

* * * * * * * *

[6]               La Commission a conclu que la question déterminante en l’espèce était celle de l’existence d’une possibilité de refuge intérieur (PRI) à Abuja, la capitale du Nigéria.

 

[7]               La Commission a ensuite déclaré, en s’appuyant sur Rasaratnam c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 C.F. 706 (C.A.), que pour conclure à l’existence d’une PRI viable, la Commission devait être convaincue 1) qu’il n’existe pas de motifs sérieux de croire que le demandeur serait persécuté ou, selon la prépondérance des probabilités, qu’il serait exposé au risque d’être soumis à la torture ou à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels ou inusités dans la PRI et 2) que les conditions régnant dans cette partie du pays sont telles qu’il serait raisonnable, en toutes circonstances, y compris dans les circonstances particulières du demandeur, que celui-ci y cherche refuge.

 

[8]               En l’espèce, le demandeur a soulevé deux questions :

a.       La Commission a-t-elle mal énoncé ou mal interprété le droit en concluant à l’existence d’une PRI pour le demandeur?

b.      En appliquant le critère de la PRI aux faits, la Commission a-t-elle commis une erreur en ne tenant pas compte de la preuve ou en l’interprétant de façon erronée?

 

 

[9]               La question du critère juridique qu’il convient d’appliquer à la question de savoir s’il existe une PRI en est une de droit qui appelle une révision selon la norme de la décision correcte (Meneses Gonzalez c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2010 CF 691, au paragraphe 7; Lugo c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2010 CF 170, aux paragraphes 30 et 31).

 

[10]           L’application du critère de la PRI aux faits est susceptible de révision selon la norme de la décision raisonnable (Shehzad Khokhar c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2008 CF 449, au paragraphe 21). Par conséquent, la conclusion de la Commission doit appartenir aux « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 47).

 

* * * * * * * *

 

[11]           Après avoir conclu « qu’il n’y a pas de possibilité sérieuse que le demandeur d’asile soit persécuté ou, selon la prépondérance des probabilités, qu’il soit exposé au risque d’être soumis à la torture, à une menace à sa vie ou à un risque de traitements ou peines cruels et inusités de la part du MEND à Abuja », la Commission a tranché qu’il serait raisonnable que le demandeur s’installe à Abuja :

 

[17]     Le demandeur d’asile a indiqué que, malgré les différentes tribus et religions au Nigeria, toutes sortes de personnes habitent à Abuja. Je constate également que la Constitution nigériane accorde aux citoyens le droit de voyager dans le pays et que, en pratique, le gouvernement fédéral respecte généralement ce droit [note de bas de page omise].

 

[18]     Le demandeur d’asile a affirmé n’avoir aucune famille à Abuja. Je remarque que jusqu’à ce qu’il rencontre son épouse au Canada, le demandeur d’asile n’avait aucune famille dans ce pays non plus. Le demandeur d’asile a fait des études universitaires et travaille à titre de fabricant de matelas au Canada. Par conséquent, je n’estime pas que la situation serait particulièrement difficile pour lui à Abuja. Après avoir examiné la situation à Abuja et toutes les circonstances en l’espèce, y compris celles particulières au demandeur d’asile, je suis d’avis qu’il n’est pas objectivement déraisonnable pour le demandeur d’asile de se réfugier dans cette ville.

 

[19]    J’estime que le fait d’avoir une PRI viable est fatal aux demandes d’asile présentées en vertu de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi.

 

 

 

[12]           J’ai de sérieux doutes quant au bien‑fondé de l’argument du demandeur selon lequel la Commission a mal énoncé le premier volet du critère de la PRI viable. Quoi qu’il en soit, j’estime que l’application par la Commission du deuxième volet du critère n’était pas raisonnable, ce qui permet de trancher la présente demande de contrôle judiciaire.

[13]           Concernant le deuxième volet du critère, le demandeur fait valoir que la question de son degré d’adaptation au Canada n’était pas pertinente dans le cadre de ce qui aurait dû constituer un examen attentif et détaillé de sa situation individuelle visant à évaluer le caractère raisonnable de la PRI à Abuja. Le demandeur fait valoir que la Commission a fondé son évaluation sur un seul document, qui indiquait que le gouvernement du Nigéria respecte généralement les droits de mobilité et le témoignage du demandeur selon lequel [traduction] « on trouve des gens de toutes les parties du pays dans la capitale ». Le demandeur soutient que la Commission n’a pas considéré la preuve pertinente qui a été présentée dans le document intitulé « Nigeria: No End to Internal Displacement. A Profile of the Internal Displacement Situation » (Internal Displacement Monitoring Centre, Conseil norvégien pour les réfugiés, 19 novembre 2009), auquel renvoient les observations écrites de l’avocat présentées après l’audience. La Commission ne fait pas explicitement référence à ce document qui, selon le demandeur, démontre qu’il serait indûment difficile pour lui de s’installer à Abuja étant donné l’importance des déplacements internes au Nigéria en raison de violences interethniques et religieuses. Selon le demandeur, la Commission n’a pas traité des conditions particulières existant à Abuja qui rendraient une PRI raisonnable, et elle n’aurait pas dû parvenir à sa conclusion sans renvoyer à la preuve documentaire. Le demandeur fait ressortir l’extrait suivant du document susmentionné :

[traduction]

[] L’organisation Centre on Housing Rights and Evictions a estimé en 2008 que plus de deux millions de personnes avaient été évincées de force depuis l’année 2000 dans des villes telles que Lagos, Port Harcourt et Abuja (COHRE, mai 2008, page 7). À Abuja, des résidents de constructions informelles ont été évincés dans le cadre de la mise en œuvre du plan d’urbanisme d’Abuja, un plan-cadre visant à ce qu’il y ait davantage d’ordre dans la nouvelle capitale fédérale que dans l’ancienne, Lagos (Reuters, 23 juillet 2008; IRIN, 23 novembre 2007). La plus grande partie des démolitions ont affecté des résidents qui sont arrivés après l’établissement du territoire de la capitale fédérale en 1991, qui sont aussi appelés les « non-indigènes » ou les colons; ce sont des agents de sécurité lourdement armés qui ont procédé aux démolitions dans la violence (COHRE, mai 2008, page 11).

 

[14]           Le défendeur fait valoir qu’un revendicateur du statut de réfugié doit satisfaire à un seuil élevé pour démontrer qu’il serait déraisonnable de lui demander de se réinstaller dans une région censée lui offrir une PRI, comme la Cour d’appel fédérale l’a déclaré dans Ranganathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 C.F. 164, au paragraphe 15 :

[] Il ne faut rien de moins que l’existence de conditions qui mettraient en péril la vie et la sécurité d’un revendicateur tentant de se relocaliser temporairement en lieu sûr. De plus, il faut une preuve réelle et concrète de l’existence de telles conditions. []

 

 

 

[15]           Le défendeur fait observer que la Commission n’a mentionné la capacité d’adaptation à la vie canadienne du demandeur que parce que celui‑ci avait déclaré ne pas avoir de famille à Abuja. L’absence de parents dans un endroit sûr ne suffit pas à elle seule à satisfaire au seuil énoncé dans Ranganathan (au paragraphe 15 de cet arrêt). Je relève que, au paragraphe 18 de Ranganathan, la Cour a statué que l’omission de la Commission de considérer un tel facteur pourrait constituer une erreur, même s’il ne s’agissait que d’un des facteurs. Je ne décèle aucune erreur dans le choix de la Commission de mentionner ce facteur en l’espèce.

 

[16]           Le défendeur fait également observer que le document cité par le demandeur traite de manière générale des déplacements internes, mais qu’il ne traite pas de la question de savoir en quoi la situation à Abuja rendrait déraisonnable pour le demandeur d’y chercher refuge. Le défendeur fait valoir que les observations écrites de l’avocat du demandeur sur le sujet sont générales et qu’elles n’expliquent pas la raison pour laquelle le haut niveau de déplacements internes au Nigéria rendrait la PRI déraisonnable. La Commission a déclaré avoir examiné la preuve du demandeur; on pourrait présumer que celle‑ci comprendrait la preuve documentaire (Florea c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (11 juin 1993), A-1307-91 (C.A.F.) au paragraphe 1). Le défendeur soutient que le document en cause n’était pas suffisamment pertinent pour mériter un examen particulier.

 

[17]           Le défendeur soutient en outre qu’il n’incombait pas à la Commission d’établir que le demandeur serait en sécurité à Abuja, mais plutôt au demandeur de démontrer qu’il serait déraisonnable qu’il s’installe à Abuja, étant donné le seuil élevé établi dans Ranganathan.

 

[18]           Je suis troublé par le fait que la Commission n’a pas traité des éléments de preuve importants présentés dans le document cité par le demandeur. Quoique je sois d’accord avec le défendeur pour dire que les observations du demandeur n’expliquent pas en quoi les problèmes généraux de déplacements internes attribuables à la violence interethnique l’affecteraient personnellement, l’extrait cité fait ressortir à mon avis des problèmes précis auxquels les nouveaux venus à Abuja font face, notamment [traduction] « la violence des agents de sécurité lourdement armés ». L’existence d’une telle violence a le potentiel de satisfaire au seuil élevé énoncé dans Ranganathan, étant donné qu’elle « met[trait] en péril la vie et la sécurité » du demandeur. J’estime que ces éléments de preuve étaient pertinents quant à la question de savoir s’il était objectivement raisonnable que le demandeur tente de s’installer à Abuja et qu’ils contredisaient suffisamment la conclusion de la Commission sur la situation existant à Abuja pour que la Commission ait à expliquer pourquoi elle ne les considérait pas comme probants (voir Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 F.T.R. 35, aux paragraphes 16 et 17). La conclusion tirée au regard du deuxième volet du critère était donc déraisonnable.

 

[19]           Comme le critère de la PRI requiert de satisfaire aux deux volets, il suffit que le demandeur démontre que la décision n’était pas raisonnable en ce qui concerne l’un des volets (voir Calderon c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2010 CF 263).

 

* * * * * * * *

 

[20]           Pour les motifs exposés ci-dessous, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision contestée est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Commission pour nouvel examen.

JUGEMENT

 

            La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision rendue le 1er novembre 2010 par un commissaire de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la Commission) est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Commission pour nouvel examen.

 

 

« Yvon Pinard »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM-6907-10

 

INTITULÉ :                                                   ICHECHUKWU ONYENWE c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Vancouver (Colombie-Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 10 mai 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          Le juge Pinard

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 31 mai 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

M. Robert James Kincaid                                                   POUR LE DEMANDEUR

 

M. François Paradis                                                           POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Robert J. Kincaid Law Corporation                                    POUR LE DEMANDEUR

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Myles J. Kirvan                                                                  POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

 

 

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