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Cour fédérale

 

Federal Court



 

Date : 20110617

Dossier : IMM-5122-10

Référence : 2011 CF 671

Ottawa (Ontario), le 17 juin 2011

En présence de monsieur le juge Simon Noël 

 

ENTRE :

 

EVANS EUGENE

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET L'IMMIGRATION

 

 

 

 

défendeur

      

  MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La Cour est appelée à se prononcer en révision judiciaire d’une décision d’un agent d’immigration en République Dominicaine de refuser la demande de résidence permanente du demandeur pour motif qu’il était « interdit de territoire au Canada en vertu de l’article 35 » de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 11 (LIPR). Le demandeur a été jugé inadmissible en raison de « motifs raisonnables de croire que, en 1996-1999, alors que vous étiez membre du service policier national d’Haïti [PNH], vous avez été complice d’un crime de guerre, d’un génocide ou d’un crime contre l’humanité ».

 

[2]               Le corpus de la décision est constitué d’une lettre, datée du 18 mai 2010. La lettre reprend les définitions des infractions reprochées provenant de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, LC 2000, c 24. La lettre détaille par ailleurs les conséquences d’être interdit de territoire. Afin de complémenter cette lettre, il est nécessaire d’étudier les notes de l’agent dans le Système de traitement informatisé des dossiers d’immigration (STIDI). Les notes STIDI ont été, assez curieusement, entrées au système après que la lettre de refus eut été rédigée. Les notes STIDI en l’espèce sont un compte-rendu de l’entrevue ayant eu lieu avec le demandeur.

 

[3]               Figurent aux notes les éléments-clés suivants de la décision :

a.       Le demandeur a œuvré comme policier dans la Police Nationale d’Haïti dès 1995. Puis, il a œuvré au sein d’une unité spécialisée, la Compagnie d'Intervention et de Maintien de l'Ordre (CIMO), œuvrant dans la capitale et affectée au contrôle des foules dans les manifestations. Par la suite, il a agi comme garde de corps au Ministre de l’Intérieur.

b.      Lors de son travail au CIMO, le demandeur a travaillé lors de trois manifestations. Il avait en sa possession une arme lourde. Il aurait entendu parler des abus commis par le CIMO à cette époque, mais n’en a jamais été témoin directement.

c.       Les abus du CIMO sont documentés par de la preuve documentaire, où tant des meurtres, des disparitions et de la violence sont relatés.

d.      L’agent a été préoccupé par la présence du demandeur à des manifestations et le rôle qu’il a pu jouer dans la répression de l’expression d’opinions politiques.

e.       L’agent a jugé que le demandeur était complice des abus relatés.

 

[4]               Autrement, la décision relate également que le décideur a avisé à la fin de l’entrevue de l’inadmissibilité du demandeur.

 

[5]               Pour le demandeur, la décision de l’agent d’immigration est erronée pour deux raisons principales. Premièrement, il est plaidé que le demandeur n’a aucune connaissance des crimes précis reprochés à la lecture des motifs. En inférant qu’il s’agit des gestes répressifs du CIMO, il a été argué que ces gestes ne constituent pas des crimes contre l’humanité. De plus, comme il s’agit de la complicité alléguée du demandeur qui est en cause, la décision ne serait pas adéquatement motivée en termes de la qualification juridique de la « complicité » du demandeur. Ainsi, l’argument en droit à trait à la suffisance des motifs à l’appui de la décision d’interdire de territoire le demandeur pour des raisons de participation à des crimes contre l’humanité, des crimes de guerre ou un génocide.

 

[6]               Le Ministre a plaidé qu’il était possible, et souhaitable en l’espèce, que la Cour supplée aux motifs de la décision. Cet argument tire ses racines d’un passage de la décision de la Cour Suprême dans Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 48, où la Cour indique que la raisonnabilité d’une décision s’évalue «aux motifs donnés ou qui pourraient être donnés à l’appui d’une décision », en citant « The Politics of Deference : Judicial Review and Democracy », dans M. Taggart, dir., The Province of Administrative Law (1997), 279, p. 286. Le procureur du Ministre a complémenté cet argument avec l’arrêt de la Cour d’appel fédérale dans Sivakumar c Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] 1 CF 433 (CAF), par lequel il est argué que la Cour d’appel a suppléé aux motifs de la Cour en première instance, ainsi que les motifs du décideur. Le procureur du Ministre a toutefois attiré l’attention au passage suivant de la décision de la Cour suprême dans Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 :

Dunsmuir accentue ainsi, en ce qui concerne les tribunaux administratifs, l’importance des motifs, qui constituent pour le décideur le principal moyen de rendre compte de sa décision devant le demandeur, le public et la cour de révision.  Certes, les juges majoritaires dans Dunsmuir citent et approuvent la proposition selon laquelle le bon degré de déférence « n’exige pas de la cour de révision [TRADUCTION] “la soumission, mais une attention respectueuse aux motifs donnés ou qui pourraient être donnés à l’appui d’une décision” » (par. 48 (je souligne)).  Néanmoins, je ne crois pas que la mention des motifs « qui pourraient être donnés »  (mais ne l’ont pas été) doive être interprétée comme atténuant l’importance de motiver adéquatement une décision administrative, que la Cour a soulignée dans Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 699 (C.S.C.), [1999] 2 R.C.S. 817, par. 43.

 

 

[7]               Cette précision honnête et transparente est appréciée de la Cour. Par ailleurs, le Ministre a donc soutenu que le demandeur était interdit de territoire pour ses activités au sein de la PNH et du CIMO. D’autres éléments et statistiques quant aux abus allégués de la PNH et du CIMO ont été présentés. Les critères jurisprudentiels applicables à la complicité à des crimes contre l’humanité ont également été appliqués à la situation du demandeur.

 

Analyse

[8]               Le Législateur a porté, par le biais de l’adoption de la LIPR en 2001, une plus grande emphase sur la sécurité du Canada et de ses citoyens (Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté de l'Immigration), 2002 CSC 1). Outre les modifications apportées à la LIPR, l’interdiction de territoire est venue de pair avec l’adoption de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre. Les préoccupations en matière de sécurité du Législateur sont manifestes, tout comme le sont l’absence d’un droit absolu pour les non-résidents d’entrer et de rester au Canada (Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) c Chiarelli, [1992] 1 RCS 711). Il est également vrai que l’émission d’un visa de résident permanent revêt d’un certain caractère discrétionnaire et que l’appréciation des crimes contre l’humanité allégués est une question de faits (voir, inter alia, Moreno c Canada (Ministre de l'Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 298 (CAF); Ogunfowora c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’immigration), 2007 FC 471).

 

[9]               Toutefois, il va sans dire qu’une décision et ses motifs doivent être adéquatement étayés pour qu’un lecteur puisse en déduire les éléments clés des actes reprochés, a fortiori lorsque l’enjeu est une question aussi importante que des crimes contre l’humanité. L’absence de motifs suffisants constitue une erreur en droit, révisable par cette Cour (Sivakumar c Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1994] 1 CF 433 (CAF); Plaisir c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 264).

 

[10]           Évidemment, comme il s’agit de décisions administratives, le standard n’est pas à savoir si la décision atteint la perfection. Comme l’a récemment précisé Monsieur le juge Hughes, un décideur n’est pas tenu « à une norme de clarté ou d’analyse juridique qui doive impressionner le lecteur le plus exigeant » (Singh Warainch c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 55).

 

[11]           En l’espèce, la lecture de la lettre et des notes STIDI ne permettent pas d’adéquatement déceler une réelle compréhension du décideur du cadre juridique applicable aux crimes contre l’humanité. D’abord, suffit-il de mettre l’emphase sur le caractère laconique de la lettre du 18 mai. Un demandeur peut valablement être exclu pour une participation à un génocide, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité. Mais encore faut-il que la lettre précise laquelle des trois catégories s’applique. Une récitation des définitions légales des trois catégories, sans préciser laquelle s’applique, ne suffit pas.

 

[12]           Les notes STIDI permettent de comprendre les préoccupations du décideur par rapport aux emplois au sein de la PNH, le CIMO ainsi qu’à titre de garde au Ministre de l’Intérieur. La lettre relate toutefois que seules les années 1996-1999 au CIMO sont reprochées, et donc, la décision ne porte que sur les actes reprochés au CIMO, une unité spécialisée ayant pour fonction de contrôler les foules lors de manifestations. D’emblée, il faut exclure le génocide et le crime de guerre de l’analyse, car il n’est pas reconnu qu’une guerre ou un génocide ait eu lieu dans ces années. Déjà, tirer une inférence de ce genre est signe de la faiblesse des motifs à l’appui d’une décision.

 

[13]           Le cadre juridique canadien en matière de crime de guerre a été clarifié par plusieurs tribunaux, dont la Cour Suprême et la Cour fédérale d’appel. Dans l’affaire Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CSC 40, la Cour Suprême a précisé que l’existence d’un crime de guerre requiert d’abord les éléments constitutifs d’un crime : 1) un acte criminel; et 2) une intention criminelle (para 127). Plus précisément, l’acte criminel reproché doit 1) être un des actes prohibés énumérés au Code Criminel; 2) la perpétration de cet acte doit être dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique; et 3) l’attaque doit être dirigée contre une population civile ou un groupe identifiable de personnes (para 128). La décision, par la lettre et les notes STIDI, ne relate aucunement ces éléments. Avec un certain zèle, il serait possible d’inférer ces éléments de la décision, mais là ne réside pas la problématique, car la complicité du demandeur est également en cause.

 

[14]           Ainsi, la décision est dépourvue de toute analyse du cadre juridique applicable à la complicité aux crimes contre l’humanité allégués. D’abord, la Cour est préoccupée du fait que la culpabilité du demandeur serait issue d’une seule association au CIMO. La simple appartenance à une organisation impliquée dans la perpétration de crimes internationaux ne suffit pas pour justifier l’interdiction de territoire (Ramirez c Canada (Ministre de l’Emploi et l’Immigration), [1992] 2 CF 306 (CAF)), sauf si l’existence même de cette organisation vise des fins limitées et brutales (Saridag c Canada (Ministre de l’Emploi et l’Immigration), (1994) 85 FTR 307 (FCTD)). De nombreux facteurs ont été soulignés par la jurisprudence, notamment dans Ramirez, précité, et Sivakumar, précité. Citons, par exemple, les suivants :

a.       La personne a sciemment ou personnellement participé aux actes reprochés, ou les a sciemment tolérés;

b.      L’importance des fonctions accomplies par l’individu, tant dans les fonctions elles-mêmes que leur position dans la hiérarchie de l’organisation;

c.       L’opposition de l’individu aux actes, ou encore ses tentatives de les empêcher ou de se retirer de l’organisation;

d.      L’intention commune des membres de l’organisation;

e.       Durée de la participation au sein du groupe.

 

[15]           De plus, le fardeau de preuve pour reconnaître l’interdiction de territoire, aux termes de l’article 33 de la LIPR, est celui des « motifs raisonnables de croire ». Tel que précisé par la Cour d’appel fédérale, cela exige quelque chose de plus qu'une simple suspicion ou conjecture, mais moins qu'une preuve selon la prépondérance des probabilités (Sivakumar, précité). En l’espèce, la lecture des motifs est telle que la Cour n’est pas satisfaite que ce standard de preuve est rencontré.

 

[16]           Par conséquent, la décision est viciée pour cause d’insuffisance de ses motifs. La demande de révision judiciaire est accueillie. Aucune question n’a été proposée pour fins de certification.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de révision judiciaire est accueillie. La demande de visa de résident permanent est renvoyée pour ré-détermination par un autre agent d’immigration. Aucune question n’est certifiée.

 

 

                                                                                                                  « Simon Noël »

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-5122-10

 

INTITULÉ :                                       EVANS EUGENE c MCI

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Montréal

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 1er juin 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            LE JUGE SIMON NOËL

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 17 juin 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Stéphanie Valois

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Me Normand Lemire

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Me Stéphanie Valois

Montréal (Québec)

POUR LE DEMANDEUR

 

 

Myles J. Kirvan

Le sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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