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Cour fédérale

 

Federal Court

 

 

Date : 20110705

Dossier : IMM-5920-10

Référence : 2011 CF 817

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 5 juillet 2011

En présence de monsieur le juge Zinn

 

 

ENTRE :

 

                MOHAMED SUGULE TAHLIL

 

 

 

demandeur

 

                                       et

 

 

              LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                         ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               L’unique question en litige dans le présent contrôle judiciaire, bien qu’elle ait été présentée sous diverses formulations par le demandeur, est de savoir si la décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission), selon laquelle le demandeur a une possibilité de refuge intérieur (PRI) dans le Puntland, dans le Nord-Est de la Somalie, plus précisément à Bosaso, la capitale du Puntland, est déraisonnable.

 

[2]               M. Tahlil est né et a été élevé à Mogadishu, en Somalie. Il est un membre du sous-clan Majerteen, du clan Darod.

 

[3]               La Commission a accepté l’allégation du demandeur, selon laquelle il avait été la cible du groupe islamiste terroriste appelé Al-Shabaab, à Mogadishu, et elle a conclu qu’il y courait un risque. La Commission a conclu que le récit du demandeur était crédible et elle a fait remarquer qu’il avait témoigné de façon directe, sans contradiction, incohérence ou omission. Elle a également conclu que « [l]a Somalie est un État en déroute », que « [d]ans ce pays dévasté qu’est la Somalie, seuls les clans assurent une protection; l’État n’en offre aucune » et que dans le Sud de la Somalie, où le demandeur résidait, « [i]l ne pouvait se prévaloir ni de la protection de l’État ni de la protection de son clan ».

 

[4]               La Commission a conclu que l’existence d’une PRI était la question décisive dans l’affaire du demandeur, et elle a fait remarquer que pour conclure à l’existence d’une PRI, il fallait d’abord déterminer s’il y avait plus qu’une possibilité minime de persécution ou de risque à la vie ou de traitements cruels et inusités pour le demandeur dans la PRI et déterminer s’il serait objectivement déraisonnable de la part du demandeur, dans les circonstances, de déménager dans la région qui offre une PRI.

 

[5]               Se fondant sur les éléments de preuve objectifs présentés devant la Commission dans le cartable de documentation sur les conditions du pays, et tenant compte du fait que le demandeur est un membre du clan Majerteen, la Commission a conclu qu’il ne ferait pas face à un grave risque de persécution ou à des risques à sa vie ou de préjudice à Bosaso, au Puntland. Cette conclusion n’est pas contestée. Le demandeur conteste la conclusion de la Commission selon laquelle il ne serait pas objectivement déraisonnable pour lui, dans les circonstances, de déménager dans la région qui offre une PRI.

 

[6]               Le demandeur a affirmé qu’il ne pourrait pas vivre à Bosaso, parce qu’il ne connaît rien de la région et que sa famille vient de Juba, dans le Sud, région qui est désormais sous le contrôle d’Al‑Shabaab. Il a également expliqué que sa mère est du clan Midgan, un clan opprimé depuis longtemps, et qu’elle ne pourrait pas vivre dans le Puntland; elle a deux autres fils, dont l’un qui est handicapé mentalement, et l’autre qui est paralysé; elle ne pourrait donc pas déménager.

 

[7]               Il n’y a aucun fondement à l’allégation du demandeur selon laquelle la conclusion qu’il existe une PRI était contraire à sa preuve, que la Commission a jugée crédible. La Commission a accepté la preuve du demandeur dans son ensemble; elle a tout simplement rejeté les motifs que le demandeur a présentés pour expliquer pourquoi il ne pourrait pas vivre dans la région envisagée comme PRI, parce qu’elle a conclu qu’ils n’étaient pas valables. Ce fondement de la décision de la Commission au sujet de la PRI du demandeur n’était pas déraisonnable.

 

[8]               À mon avis, les motifs présentés par le demandeur pour expliquer pourquoi il ne pourrait pas vivre là où une PRI est envisagée sont très semblables à ceux rejetés par la Cour d’appel fédérale dans Thirunavukkarasu c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 1172 (C.A.). Au paragraphe 13, la Cour d’appel a expliqué que :

Pour savoir si c’est raisonnable, il ne s’agit pas de déterminer si, en temps normal, le demandeur choisirait, tout compte fait, de déménager dans une autre partie plus sûre du même pays après avoir pesé le pour et le contre d’un tel déménagement. Il ne s’agit pas non plus de déterminer si cette autre partie plus sûre de son pays lui est plus attrayante ou moins attrayante qu’un nouveau pays. Il s’agit plutôt de déterminer si, compte tenu de la persécution qui existe dans sa partie du pays, on peut raisonnablement s’attendre à ce qu’il cherche refuge dans une autre partie plus sûre de son pays avant de chercher refuge au Canada ou ailleurs. Autrement dit pour plus de clarté, la question à laquelle on doit répondre est celle-ci : serait-ce trop sévère de s’attendre à ce que le demandeur de statut, qui est persécuté dans une partie de son pays, déménage dans une autre partie moins hostile de son pays avant de revendiquer le statut de réfugié à l’étranger?

 

[9]               La jurisprudence de la Cour montre qu’en évaluant s’il serait objectivement déraisonnable pour un demandeur de déménager dans une région qui offre une PRI, un certain nombre de facteurs doivent être pris en compte. Les facteurs pour lesquels une PRI pourrait être déraisonnable comprennent :

a.         Ne pas être en mesure de prouver son appartenance à un clan alors qu’il est requis de le faire pour pouvoir vivre dans la région qui offre une PRI, n’y avoir jamais vécu ou ne pas y avoir de famille, ne pas en parler la langue et n’y avoir aucune perspective d’emploi ou de résidence :  Abubakar c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 887 (1re inst.);

 

b.         Une conséquence défavorable sur un enfant du demandeur : Sooriyakumaran c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1998] A.C.F. no 1402 (1re inst.);

 

c.         Le jeune âge du demandeur : Elmi c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] A.C.F. no 336 (1re inst.);

 

d.         L’improbabilité pour le demandeur d’atteindre la région offrant une PRI sans risque injustifié pour sa vie : Hashmat c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] A.C.F. no 598 (1re inst.); et

 

e.         L’incapacité du demandeur d’avoir légalement le droit de vivre dans la région : Kandiah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. no 1269 (1re inst.).

 

[10]           La Commission a fait remarquer que le demandeur est un jeune homme en santé et célibataire, et que ce sont là des qualités recherchées par les membres du clan au Puntland. De plus, j’ajouterai que les situations personnelles de sa mère et de ses autres fils ne seraient pas différentes si le demandeur résidait au Puntland plutôt qu’au Canada. Ils seraient éloignés l’un de l’autre dans les deux cas. Je ferai également remarquer que les circonstances du demandeur ne seraient que très peu différentes s’il résidait au Canada plutôt qu’au Puntland, vu qu’il n’a qu’un seul membre de sa famille au Canada, qu’il ne connaît pas le Canada plus que le Puntland et que l’on peut supposer qu’il connaît la langue du clan du Puntland, alors qu’il ne connaît aucune des deux langues officielles du Canada. En résumé, son établissement au Puntland ne serait pas plus difficile que celui au Canada; de plus le Puntland fait partie de son pays natal.

 

[11]           Des différents facteurs évalués par la Commission dans la présente affaire pour déterminer s’il serait objectivement déraisonnable pour M. Tahlil d’aller vivre dans la région offrant une PRI, le seul qui ait semblé être d’importance est de savoir si M. Tahlil pouvait atteindre la PRI sans risque injustifié pour sa vie. Cependant, la Commission a conclu « que le demandeur d’asile serait en mesure de se rendre en avion au Puntland, et ce, en toute sécurité ». Cette conclusion est basée sur la preuve que la Commission a résumée au paragraphe 12 de sa décision :

Selon l’évaluation du Royaume-Uni, le Somaliland et le Puntland sont, en général, relativement sécuritaires, mais les autorités de ces régions acceptent seulement les personnes qui viennent de ce territoire ou celles qui sont étroitement liées au territoire grâce à leur appartenance à un clan. Lorsqu’il est question de l’affiliation de personnes à des clans majoritaires, il s’agit des personnes associées au clan Majerteen au Puntland et au clan Isaaq au Somaliland. Au Somaliland, les taxis et les véhicules tout-terrain peuvent facilement se rendre à Hargeisa, à Burao, à Lasanod et à Garowe. Le camion est le principal moyen de transport utilisé pour parcourir la route entre le Somaliland et le Centre‑Sud. Les gens se déplacent par voie aérienne entre Mogadishu et Hargeisa. Qui plus est, un transporteur aérien de Dubaï effectue des vols internationaux vers Bosaso. L’évaluation du Royaume-Uni indique également que, en raison du taux peu élevé de bagarres et du fait qu’il est relativement facile de se déplacer entre un grand nombre de régions en Somalie, les risques associés aux déplacements sont probablement moins importants que ceux examinés par l’AIT. De nombreuses personnes pourront retourner dans leur région d’origine à partir de l’aéroport de Mogadishu, étant donné que la plupart des régions sont plus faciles d’accès qu’auparavant. L’aéroport de Mogadishu continue à fonctionner normalement. Des vols sont prévus vers un certain nombre de destinations en Somalie, soit Mogadishu, Bosaso, Hargeisa, Berbera, Burao et Galcaiyo.

 

[12]           Je conclus que l’utilisation par la Commission de cette preuve pour appuyer sa conclusion selon laquelle le demandeur pourrait se rendre sans danger par avion au Puntland est problématique. D’abord, la plus grande partie de l’extrait traite du déplacement vers le Somaliland et du Somaliland, qui se trouve au Nord-Ouest de la Somalie. La Commission fait remarquer que le Somaliland n’accepte que les personnes qui en sont originaires ou qui ont une affiliation avec le clan Isaaq : M. Tahlil ne remplit aucun de ces deux critères. Il est né et a vécu dans le Sud de la Somalie et n’est pas un membre du clan Isaaq. Par conséquent, aucun des éléments de preuve concernant la possibilité de voyager vers le Puntland en provenance du Somaliland n’est pertinent quant au demandeur.

 

[13]           Ensuite, une grande partie du reste de la preuve traite des déplacements en provenance de Mogadishu et de déplacement par voie aérienne vers le Puntland en provenance de l’aéroport de Mogadishu. La Commission avait déjà conclu que le demandeur serait exposé à des risques à Mogadishu et elle n’a tiré aucune conclusion selon laquelle il ne serait pas exposé à des risques s’il devait passer par cet aéroport. Mogadishu est très vraisemblablement peu sûre pour le demandeur, vu que la Commission a conclu que la Somalie est « un État en déroute » et que le demandeur n’a ni la protection de l’État à Mogadishu, ni la protection de son clan.

 

[14]           Finalement, l’affirmation de la Commission, selon laquelle « un transporteur aérien de Dubaï effectue des vols internationaux vers Bosaso », est le seul fondement pour sa conclusion « que le demandeur d’asile serait en mesure de se rendre en avion au Puntland, et ce, en toute sécurité ». Il semble ressortir d’un échange entre l’avocat du demandeur et le commissaire, contenu dans la transcription de l’audience, à la page 23 (page 266 du dossier certifié du tribunal), qu’il s’agit là d’une affirmation basée sur les connaissances personnelles du commissaire et non sur la preuve documentaire.  

 

[15]           Cela montre qu’alors que M. Tahlil, lorsqu’il a quitté la Somalie, n’aurait pas pu voyager sans danger vers la région offrant une PRI, maintenant qu’il se trouve au Canada, il peut s’y rendre sans danger parce qu’il peut prendre un vol direct vers Bosaso, au Puntland, et qu’il n’a pas besoin de se rendre ou de passer par le Sud du pays.

 

[16]           La Cour d’appel, dans Thirunavukkarasu, précité, a conclu que l’existence d’une PRI n’est pas un critère distinct, mais fait partie de la définition de réfugié au sens de la Convention. La Cour a affirmé, au paragraphe 2, que :

Le concept de la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays est « inhérent » à la définition de réfugié au sens de la Convention il ne lui est pas du tout distinct. Selon cette définition, les demandeurs du statut doivent craindre avec raison d’être persécutés et, du fait de cette crainte, ils ne peuvent ou ne veulent retourner dans leur pays d’origine. S’il leur est possible de chercher refuge dans leur propre pays, il n’y a aucune raison de conclure qu’ils ne peuvent ou ne veulent pas se réclamer de la protection de ce pays. [Renvoi omis.]

 

[17]           La Cour a souvent souligné que la définition de réfugié au sens de la Convention est de nature prospective et que la crainte de persécution doit être évaluée au moment de l’examen de la demande d’asile. Vu cela, savoir s’il existe une PRI pour le demandeur doit également être évalué prospectivement et il n’est pas important de savoir si le refuge envisagé aurait pu être atteint directement par le demandeur au moment où il a quitté son pays d’origine; il est seulement important de savoir s’il peut l’atteindre au moment de l’examen. Par conséquent, la décision de la Commission selon laquelle le demandeur a une PRI au Puntland est raisonnable, à la condition qu’il soit renvoyé directement à Bosaso, au Puntland, et n’ait pas besoin de passer par d’autres régions de la Somalie. Vu l’importance de cette conclusion sur ce point précis et le risque pour la vie du demandeur si ces conditions ne sont pas remplies, il est approprié, à mon avis, dans les circonstances, d’ordonner, comme la Commission l’a conclu, que si le demandeur doit être renvoyé du Canada vers la Somalie, il doit être renvoyé directement vers Bosaso, au Puntland, et ne doit pas passer par d’autres régions de la Somalie.

 

[18]           Aucune question n’a été proposée pour certification.

 

 


JUGEMENT

LA COUR statue comme suit :

1.         La présente demande est rejetée.

 

2.         Si le demandeur est renvoyé du Canada vers la Somalie, il doit être renvoyé directement vers Bosaso, au Puntland, et ne doit pas passer par d’autres régions de la Somalie.

 

3.         Aucune question n’est certifiée.

 

                                                                                                                « Russel W. Zinn »

Juge

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-5920-10

 

INTITULÉ :                                       MOHAMED SUGULE TAHLIL c.

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 30 mai 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE ZINN

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 5 juillet 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Rezaur Rahman

 

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Holly LeValliant

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

REZAUR RAHMAN

Avocat

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

MYLES J. KIRVAN

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

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