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Cour fédérale

 

Federal Court

 


Date : 20110718

Dossier : IMM-3404-10

Référence : 2011 CF 895

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 18 juillet 2011

En présence de monsieur le juge Near

 

 

ENTRE :

AUDLEY HORACE GARDNER
REPRÉSENTÉ PAR SA TUTRICE À L’INSTANCE,
MARCIA REID

 

demandeur

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET
DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire concernant une décision qu’a rendue Jillan Sadek, directrice de la détermination des cas au sein de la Direction générale du règlement des cas de Citoyenneté et Immigration Canada (l’agente), en date du 22 avril 2010. L’agente a décidé de ne pas accorder au demandeur le statut de résident permanent pour motifs d’ordre humanitaire. Le demandeur cherchait à faire lever une interdiction de territoire prononcée contre lui pour grande criminalité. La décision lui a été communiquée par une lettre datée du 28 mai 2010.

 

[2]               Pour les motifs qui suivent, la présente demande sera rejetée.

 

I.                    Le contexte

 

A.                 Les faits

 

[3]               Le demandeur, Audley Horace Gardner, âgé de 48 ans, est citoyen de la Jamaïque. Sa sœur l’a parrainé pour qu’il vienne au Canada en 1980, alors qu’il n’avait que 18 ans. Huit ans plus tard, il a reçu un diagnostic de schizophrénie paranoïde et a été reconnu non criminellement responsable à la suite d’une infraction commise avec violence. Il a été hospitalisé pendant un an et demi. Après avoir eu son congé en 1993, il a obtenu des soins en clinique externe sous la forme d’évaluations hebdomadaires et d’un suivi de la prise de médicaments. Il a reçu des médicaments antipsychotiques par injection jusqu’en 2003, date à laquelle il a commencé à prendre plutôt des comprimés. Il souffre également de diabète.

 

[4]               En 2004, le demandeur a été expulsé de son appartement. Incapable de trouver un nouveau logement, il a passé les dix-huit mois suivants à vivre dans divers refuges pour sans‑abri. Selon son avocate, cette période a coïncidé avec la réapparition de ses symptômes de schizophrénie, car il avait de plus en plus de difficulté à prendre régulièrement ses médicaments et à gérer à la fois sa schizophrénie et son diabète.

 

[5]               Le 29 octobre 2004, le demandeur a poignardé un co-résident au refuge où il vivait, et il a été reconnu coupable d’agression armée en juin 2005. Il a été déclaré interdit de territoire pour cause de grande criminalité, et une mesure d’expulsion a été prise à son endroit le 24 avril 2007. Il a aussi été déclaré coupable de deux autres agressions dans l’année suivant l’attaque à coups de couteau de 2004, dont une agression armée.

 

[6]               Le 31 janvier 2008, la Section d’appel de l’immigration (SAI) a rejeté l’appel du demandeur contre la mesure d’expulsion le concernant. Le tribunal a conclu que même si [traduction] « il avait dû se passer quelque chose » en 2005, il n’avait en main aucune preuve pour expliquer ce qu’était ce [traduction] « quelque chose », et aucune preuve médicale fiable ne montrait qu’il était possible de maîtriser le comportement violent du demandeur. Ce dernier a déclaré qu’il continuait de prendre des antipsychotiques. Se fondant sur le manque de preuves contraires devant la SAI, le tribunal a conclu que le demandeur avait commis ses agressions violentes pendant qu’il prenait des médicaments et qu’il représentait donc une menace constante trop sérieuse pour la santé et la sécurité du public canadien pour que le tribunal exerce le pouvoir discrétionnaire en matière de motifs d’ordre humanitaire que lui conférait l’alinéa 67(1)c) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 [la LIPR]. Le demandeur a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire à l’encontre la décision de la SAI. La demande d’autorisation a été rejetée le 3 juin 2008.

 

[7]               Le 11 février 2008, le demandeur a déposé une demande d’évaluation des risques avant renvoi (ERAR), qui s’est soldée par une décision défavorable rendue le 30 avril 2008. L’agent d’ERAR a conclu que le risque qu’aurait le demandeur d’être exposé à une menace à sa vie s’il retournait en Jamaïque était attribuable à l’insuffisance des soins médicaux disponibles dans ce pays. Le demandeur tombait donc sous le coup de l’exception médicale prévue au sous‑alinéa 97(1)b)(iv) de la LIPR. L’agent d’ERAR a ensuite passé en revue la preuve documentaire et conclu que [traduction] « si le demandeur avait besoin d’aide sur le plan juridique, médical ou financier, il disposerait de voies de recours ».

 

[8]               Le demandeur est gardé en détention au Centre de détention de Toronto-Ouest depuis 2007.

 

[9]               Le demandeur a déposé une demande de résidence permanente pour motifs d’ordre humanitaire (demande CH) le 28 novembre 2008.

 

[10]           Le 20 octobre 2010, le juge John O’Keefe a conclu que le demandeur n’était pas apte à donner des instructions à son avocate et il a désigné la nièce de ce dernier, Mme Marcia Reid, comme tutrice à l’instance.

 

B.                 La décision contestée

 

[11]           L’agente qui a examiné la demande CH a évalué le danger que le demandeur pourrait représenter pour le public canadien par rapport au risque auquel il s’exposerait s’il retournait en Jamaïque, et elle a conclu qu’il n’était pas justifié dans les circonstances de lever l’interdiction de territoire pour criminalité imposée au demandeur.

 

[12]           L’agente a conclu qu’il était probable que le demandeur poserait dans l’avenir un danger pour le public canadien. Elle s’est fondée sur la décision de la SAI pour établir que le demandeur était un délinquant à haut risque qui, sans provocation, s’attaquait avec violence à des étrangers.

 

[13]           L’agente a conclu que [traduction] « [l]es infractions criminelles de M. Gardner semblent liées à son état de santé mental – plus précisément s’il prend ou non les médicaments requis pour soigner sa maladie mentale » (Dossier certifié du tribunal (DCT), page 6). Elle a signalé que, selon le rapport médical du Dr Siu, le demandeur avait [traduction] « une faible conscience de sa maladie mentale » et que, à l’époque de l’évaluation, il courait le risque de cesser de prendre ses médicaments s’il n’était pas suivi de près (DCT, page 7). Elle a ensuite évalué le programme établi par le demandeur pour s’assurer qu’il continuerait de prendre ses médicaments, ce qui consistait, notamment, à vivre chez sa nièce (qui travaille pour une organisation aidant les familles de personnes atteintes de maladie mentale), ainsi qu’à prendre part à un programme communautaire de santé mentale, cinq jours par semaine. Ce programme, a-t-elle conclu, était insuffisant car le demandeur n’avait pas consenti à recevoir ses médicaments par injection plutôt que par voie orale, et tous les éléments de ce programme dépendaient de la participation volontaire constante du demandeur et de sa nièce.

 

[14]           L’agente a ensuite évalué les possibilités de récidive susmentionnées par rapport aux liens qu’avait le demandeur avec le Canada et aux difficultés auxquelles celui-ci ferait face s’il retournait en Jamaïque. Elle a conclu que le départ du demandeur ne causerait pas de graves difficultés aux membres de sa famille restant au Canada et que, même s’il avait passé la majeure partie de sa vie ici, il n’avait pas fait la preuve qu’il s’était établi sur le plan économique ou qu’il participait activement à la vie de la communauté.

 

[15]           L’agente a conclu qu’il était possible d’obtenir en Jamaïque les médicaments appropriés, de même que des subventions destinées à aider les personnes dûment inscrites à payer le coût des ordonnances. Elle a fait remarquer que l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) avait tenté de prendre des dispositions pour que le demandeur soit accueilli convenablement à son arrivée.

 

[16]           L’agente a pris acte des observations de l’avocate au sujet des résultats de son enquête sur les dispositions prises par l’ASFC. Cette enquête a révélé que l’organisation avec laquelle travaillait censément la personne chargée d’organiser l’accueil du demandeur en Jamaïque, le capitaine Rubin Phillips, avait récemment rompu ses liens avec lui parce qu’il s’était approprié des milliers de dollars. L’agente a confirmé auprès de l’ASFC que celle-ci continuait de travailler avec cette personne et sa nouvelle organisation.

 

[17]           L’agente a aussi fait référence à un rapport d’un éminent psychiatre jamaïcain, le Dr Wendel Abel, au sujet de la disponibilité de services de santé mentale en Jamaïque. Le DAbel était aussi du nombre des personnes qui avaient pris part aux arrangements faits par l’ASFC pour l’accueil du demandeur en Jamaïque. Son rapport indiquait notamment que le demandeur ne serait vraisemblablement pas capable de payer le coût des médicaments en Jamaïque, et ce, même s’il parvenait à les obtenir au taux subventionné. Selon le psychiatre, le demandeur pourrait vivre dans un refuge pendant un délai maximal de trente jours et le seul hôpital psychiatrique en Jamaïque n’avait pas assez de lits pour offrir un logement transitoire à une personne expulsée dont l’état est instable. Il a fait remarquer qu’étant donné que le demandeur n’avait pas de membres de sa famille qui résidaient dans ce pays et qui pourraient subvenir à ses besoins, [traduction] « il [était] plus probable qu’improbable que cet homme se retrouve dans les rues de la Jamaïque » (DCT, page 15).

 

[18]           L’agente a conclu qu’elle n’avait aucune raison de mettre en doute les déclarations du psychiatre sur les traitements disponibles en Jamaïque, mais elle a accordé peu de poids à celles qui concernaient le degré de soutien familial du demandeur et sa capacité de payer des médicaments, car le médecin n’avait pas rencontré le demandeur en personne et n’avait aucune connaissance directe du lieu où se trouvait la famille ou de la situation financière de cette dernière. L’agente s’est ensuite fondée sur la preuve du psychiatre selon laquelle le demandeur disposerait d’une période de logement de trente jours, qu’il lui était possible d’obtenir des médicaments subventionnés à la condition d’obtenir un numéro d’inscription de contribuable et que l’hôpital psychiatrique était en mesure de servir les malades très atteints sur le plan mental.

 

[19]           Comme preuve que des traitements communautaires étaient disponibles, l’agente a examiné un rapport du Home Office du Royaume-Uni, qui indiquait que la Jamaïque avait l’intention de passer d’un régime de prestation de services de santé mentale centralisé à un régime communautaire, et où il était dit que la plupart des malades psychiatriques vivaient dans la collectivité avec le soutien de membres de leur famille et d’infirmières.

 

[20]           L’avocate a fait valoir qu’à cause de l’insuffisance des soins disponibles en Jamaïque, le demandeur deviendrait probablement sans-abri et serait victime de brutalité de la part du public et de la police. L’agente a examiné la preuve documentaire et conclu que les autorités jamaïcaines étaient conscientes des problèmes auxquels étaient confrontés les malades mentaux dans le système et qu’elles prenaient des mesures pour les contrer. Elle a signalé que le demandeur pouvait être victime de voies de fait non provoquées de la part de simples citoyens ayant des préjugés, mais elle a pris note de preuves que la collectivité était indignée par ces attaques, ajoutant que le public n’était [traduction] « pas du tout indifférent au triste sort des malades mentaux qui vivent dans la rue » (DCT, page 20). L’agente a fait référence à la conclusion de l’agent d’ERAR selon laquelle le demandeur bénéficierait d’une protection de l’État. Elle a conclu que les observations de l’avocate à propos de la probabilité que le demandeur soit maltraité s’il devenait sans-abri ou était emprisonné étaient conjecturales car il n’y avait pas assez de preuves pour donner à penser que la majorité des malades mentaux finissaient par se retrouver dans la rue.

 

[21]           L’avocate a soutenu que le demandeur n’avait aucun réseau de soutien en Jamaïque. L’agente a fait remarquer que le père du demandeur, qui vit en Jamaïque, lui a rendu visite pendant qu’il était détention en 2009, et que le demandeur avait fait part de son intérêt à le revoir. Le demandeur a aussi un frère qui vit en Jamaïque. Elle a fait remarquer que [traduction] « [s]i la famille de M. Gardner au Canada est effectivement assez unie et déterminée à l’aider au Canada, la raison pour laquelle elle ne serait pas intéressée à réorienter ses énergies et ses ressources financières pour l’aider en Jamaïque n’est pas évidente » (DCT, page 22).

 

[22]           L’agente a conclu que le niveau de soins que le demandeur recevrait en Jamaïque pourrait être inférieur à celui qu’il obtiendrait au Canada, mais qu’il existait quand même un certain niveau de soins. Elle a reconnu que le demandeur bénéficierait d’une aide pour ses tâches quotidiennes, mais elle a conclu qu’il y avait des membres de sa famille intéressés à son bien‑être qui paraissaient disposés à offrir leur aide. Elle a conclu qu’il se pouvait le demandeur finisse par devenir sans-abri et soit victime de sévices et emprisonné, mais elle n’était pas convaincue qu’il était plus probable qu’improbable que cela survienne.

 

[23]           Compte tenu de la conclusion selon laquelle le demandeur posait un danger pour le public et qu’il ne courait pas plus qu’un simple risque de préjudice s’il était renvoyé en Jamaïque, et après avoir tenu compte des besoins spéciaux de ce dernier, l’agente a refusé de lever pour des motifs d’ordre humanitaire l’interdiction de territoire pour grande criminalité dont le demandeur faisait l’objet, et ce, même s’il résidait de longue date au Canada.

 

II.                 Les questions en litige

 

A.        L’agente a-t-elle tiré des conclusions déraisonnables des éléments de preuve qui lui ont été soumis?

(i)         L’agente a-t-elle rejeté de façon déraisonnable le programme de soins proposé, en se fondant sur une perception exagérée du danger que le demandeur représente pour le public?

(ii)        L’agente a-t-elle conclu de façon déraisonnable que le demandeur bénéficierait d’un soutien familial en Jamaïque?

(iii)       L’agente a-t-elle conclu de façon déraisonnable que le demandeur ne courrait pas de risques en Jamaïque?

 

B.         Le paragraphe 36(1) de la LIPR a-t-il un effet discriminatoire sur les résidents permanents atteints d’une maladie mentale, ce qui est contraire à l’article 15 de la Charte?

 

III.               Analyse

 

La norme de contrôle applicable

 

[24]           La norme de contrôle qui s’applique aux questions de droit est la décision correcte, et pour ce qui est des questions de fait et des questions mixtes de fait et de droit, il s’agit de la raisonnabilité. Nous avons affaire ici au contrôle judiciaire d’une décision rendue sur une demande CH. Le demandeur soutient qu’il soulève une question de droit. À mon avis, toutefois, il soulève trois questions de fait et une contestation fondée sur la Charte. Comme il est dit dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, 174 D.L.R. (4th) 193, au paragraphe 61, la norme de contrôle qui s’applique aux décisions discrétionnaires rendues pour des motifs d’ordre humanitaire est la raisonnabilité : « [l]a décision d’accorder une dispense fondée sur des raisons d’ordre humanitaire demande principalement l’appréciation de faits relatifs au cas d’une personne, et ne porte pas sur l’application ni sur l’interprétation de règles de droit précises ». La Cour suprême a conclu dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 53 que : « [e]n présence d’une question touchant aux faits, au pouvoir discrétionnaire ou à la politique, la retenue s’impose habituellement d’emblée [citations omises] ». C’est donc dire qu’il convient de contrôler les trois questions qui soulèvent des questions de fait en fonction de la norme de la raisonnabilité.

 

[25]           Il a été conclu que la raisonnabilité oblige à examiner la justification de la décision, ainsi que la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel. Il est question aussi de savoir si la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, précité, au paragraphe 47).

 

[26]           Une contestation fondée sur la Charte ne soulève ni une question de droit ni une question de fait. C’est une question de validité constitutionnelle qu’elle soulève, et elle se situe donc en dehors du cadre de la norme de contrôle.

 

A.                 L’agente a-t-elle tiré des conclusions déraisonnables des éléments de preuve qui lui ont été soumis?

 

(i)                  L’agente a-t-elle rejeté de façon déraisonnable le programme de soins proposé, en se fondant sur une perception exagérée du danger que le demandeur représente pour le public?

 

[27]           Le demandeur soutient que l’agente a fixé, à propos de ce qui constituerait un programme de soins suffisant, un critère irréaliste et déraisonnable et qu’elle a exagéré son risque de récidive une fois que son état serait stable et qu’il prendrait convenablement ses médicaments.

 

[28]           Le défendeur est d’avis que le demandeur demande à la Cour de réévaluer la preuve. Il ajoute qu’il était loisible à l’agente d’arriver à la conclusion qu’elle a tirée car le programme proposé était fondé sur la participation volontaire du demandeur.

 

[29]           À mon avis, l’agente a procédé à une analyse détaillée du dossier du demandeur et est arrivée à une conclusion raisonnable. En tant que résident canadien de longue date atteint d’une maladie mentale, le demandeur présente un scénario factuel favorable. Cependant, il m’est impossible de dire que l’agente a commis une erreur en concluant que le programme de soins proposé était insuffisant.

 

[30]           L’agente a fait remarquer que la probabilité de réhabilitation du demandeur était liée de près à sa capacité de prendre régulièrement ses médicaments. Le demandeur a dit au psychiatre qui l’avait interrogé en septembre 2009 qu’il n’était pas disposé à reprendre ses médicaments par injection, comme il l’avait fait entre 1993 et 2005, une période au cours de laquelle il n’avait commis aucun crime. Le demandeur soutient qu’il n’a cessé de prendre régulièrement ses médicaments qu’au moment où il a perdu son logement, et sa nièce lui a offert d’emménager avec elle et ses enfants afin de lui procurer un logement stable et de veiller à ce qu’il prenne tous les jours ses médicaments. L’agente a reconnu que la nièce du demandeur semblait entretenir de bons liens avec des ressources qui seraient fort utiles au demandeur, mais elle a eu néanmoins, au sujet du programme proposé, plusieurs doutes qu’elle a soumis au demandeur. Ces doutes ne se sont pas dissipés après qu’elle a reçu des observations additionnelles, et l’agente a continué de penser que le programme était faible car il était fondé sur la participation volontaire et constante du demandeur et de sa nièce et comprenait le fait d’exposer de jeunes enfants au demandeur sur une base quotidienne et intime.

 

[31]           Les observations du demandeur sur ce point reviennent dans une large mesure à soutenir que le programme proposé répond à toutes les préoccupations que le psychiatre a soulevées et, dans ce contexte, l’agente ne pouvait raisonnablement pas le rejeter. Malheureusement, je ne souscris pas à cette thèse. Je suis conscient que la famille du demandeur a fait tout son possible pour établir un programme qui, espère-t-elle, serait accepté. Selon le demandeur, un programme volontaire est le seul type de mesure qui peut être organisée pendant que sa maladie est maîtrisée et pendant que son état est stable. Vu l’état du droit en rapport avec la maladie mentale, je suis conscient que le programme devait être fondé sur la participation volontaire du demandeur. Cependant, il était quand même loisible à l’agente de conclure que ce programme ne répondait pas de manière satisfaisante aux problèmes de risques éventuels. En raison de la nature volontaire et donc constamment facultative du programme, l’agente s’est inquiétée du fait que la nièce et ses deux enfants seraient exposés à un degré de risque inacceptable. Vu la conclusion du psychiatre selon laquelle le demandeur n’a pas conscience de sa maladie mentale et est [traduction] « incapable de relever les graves conséquences du fait de cesser de prendre ses antipsychotiques » (DCT, page 7), cette préoccupation était raisonnablement ancrée dans la possibilité que l’état du demandeur puisse ne pas demeurer stable. L’agente aurait pu arriver à la conclusion contraire mais, comme sa décision était justifiée, transparente et intelligible, elle doit être maintenue.

 

(ii)                L’agente a-t-elle conclu de façon déraisonnable que le demandeur bénéficierait d’un soutien familial en Jamaïque?

 

[32]           Le demandeur soutient que l’agente a commis une erreur en concluant qu’il est possible d’obtenir en Jamaïque des traitements communautaires et que sa famille serait capable de lui assurer là-bas un soutien solide. Le demandeur allègue qu’au vu de la preuve, ces conclusions de fait sont déraisonnables.

 

[33]           Le défendeur est d’avis que le demandeur demande uniquement à la Cour de réévaluer la preuve et de modifier des conclusions qu’il était raisonnablement loisible à l’agente de tirer.

 

[34]           L’agente s’est reportée aux observations de l’avocate sur l’indisponibilité d’un réseau de soutien pour le demandeur en Jamaïque et elle a fait remarquer que ce dernier ne se verrait offrir une place dans un foyer collectif que pour trente jours. Cependant, elle a aussi fait remarquer que le demandeur aurait accès à des médicaments subventionnés et que, si son état devenait aigu, le seul hôpital psychiatrique de la Jamaïque pourrait quand même le servir. L’agente a également fait référence à un rapport du Home Office du Royaume-Uni dans lequel il est indiqué que des soins communautaires sont disponibles :

[traduction] À l’heure actuelle, tous les Jamaïcains ont accès à des soins de santé gratuits au sein du système public et, de ce fait, tous les membres de la population ayant besoin de médicaments psychotropes y ont accès […]. De plus, tous les troubles mentaux graves et certains troubles légers sont couverts par les régimes d’assurance sociale. (DCT, page 17).

 

[35]           Même si le demandeur a tenté de montrer que les dispositions que l’ASFC avait prises pour l’accueillir en Jamaïque étaient insuffisantes, l’agente est entrée en contact à ce sujet avec l’Agence. Cette dernière a confirmé qu’elle travaillait encore avec le capitaine Philip, mais elle a reconnu que ce dernier n’est plus associé à l’organisme appelé « Family Unification Resettlement Initiative – Jamaica (FURI) ». L’agente a également signalé que le Dr Abel, qui avait fourni une déclaration décrivant les difficultés que subirait vraisemblablement le demandeur s’il était renvoyé en Jamaïque, était également mentionné comme l’une des personnes ayant participé aux plans d’accueil de l’ASFC pour le demandeur.

 

[36]           L’agente a reconnu qu’étant donné que le demandeur avait déclaré au psychiatre qu’il ne prendrait ses médicaments que s’ils lui étaient fournis gratuitement, il aurait vraisemblablement besoin d’une aide personnelle et financière ainsi que d’encouragements si l’on voulait être sûr qu’il obtienne les médicaments requis s’il était renvoyé en Jamaïque. Le demandeur a fait valoir qu’il ne bénéficierait d’aucun réseau de soutien en Jamaïque, mais l’agente a exprimé l’avis que l’avocate exagérait l’importance du problème, car le père du demandeur lui avait rendu visite en 2009 au Centre de détention de Toronto-Ouest et il avait un frère qui vivait en Jamaïque. Le demandeur soutient que son père est âgé de près de 80 ans et souffre d’un cancer du pancréas, et qu’il s’est brouillé avec son frère. Selon le demandeur, la seule raison pour laquelle l’ASFC devait prendre des dispositions en vue de son accueil était qu’il n’avait pas de soutien familial disponible en Jamaïque.

 

[37]           Il me faut reconnaître que le retour du demandeur en Jamaïque présentera à ce dernier de nombreuses difficultés. Nul ne conteste que le demandeur aurait un meilleur accès à des ressources en santé mentale et à un soutien familial au Canada. Malheureusement, ce facteur à lui seul ne me permet pas de changer les conclusions de l’agente, qui font suite à une analyse approfondie et que je considère comme raisonnables, en ce sens qu’elles appartiennent aux issues possibles acceptables. Il ressort de la preuve documentaire que le demandeur aura accès à un réseau communautaire de soins psychiatriques, à des médicaments subventionnés en partie ainsi qu’à des services d’hospitalisation si son état s’aggrave. La nièce du demandeur semble s’inquiéter du bien-être du demandeur et cela signifie, comme l’a dit l’agente, qu’il est possible qu’elle, et d’autres membres de sa famille, puissent réorienter leur aide financière de façon à aider à réétablir le demandeur en Jamaïque. Ce sont là des conclusions qu’il était loisible à l’agente de tirer.

 

(iii)               L’agente a-t-elle conclu de façon déraisonnable que le demandeur ne courrait pas de risque en Jamaïque?

 

[38]           Le demandeur soutient que l’agente a rejeté de façon déraisonnable les risques qu’il courrait en Jamaïque. Il fait état de preuves montrant que, sans un soutien familial et financier, il se retrouverait vraisemblablement sans-abri et vulnérable. Même si le gouvernement a [traduction] « commencé à s’attaquer » aux cas de violence visant les malades mentaux, il n’existe aucune protection contre la réalité actuelle.

 

[39]           Le défendeur soutient que la conclusion de l’agente était raisonnable. L’agent d’ERAR a conclu qu’en Jamaïque le demandeur disposerait d’une aide juridique, médicale et financière. Ce fait, conjugué aux propres conclusions de l’agente à propos du niveau des soins en Jamaïque, permettait à cette dernière de conclure que les allégations de risque du demandeur reposaient sur une succession de faits hypothétiques.

 

[40]           Je conviens avec le défendeur qu’il était loisible à l’agente de conclure que les allégations de risque du demandeur ne menaient pas forcément à l’obligation de rendre une décision favorable quant à la demande CH, eu égard à toutes les voies d’assistance dont le demandeur disposait, ainsi que l’agente l’a conclu. Le demandeur a fourni une preuve illustrant les risques de sans-abrisme et de maltraitance auxquels sont confrontés les malades mentaux. L’agente n’a pas fait abstraction de ces risques mais a fait remarquer qu’il n’était pas nécessairement sûr que le demandeur se retrouverait dans la rue et que, si c’était le cas, il n’était pas sûr qu’il serait maltraité, car il ressortait d’une preuve documentaire que l’État tente d’atténuer le climat généralisé de maltraitance et de stigmatisation qui est associé aux malades mentaux. Je conclus qu’il était raisonnable pour l’agente de juger qu’il n’y avait pas plus qu’une simple possibilité que le demandeur risque d’être maltraité s’il était renvoyé en Jamaïque.

 

[41]           La présente affaire est difficile. Elle illustre très clairement que les citoyens du Canada jouissent de droits que n’ont pas les résidents permanents, lesquels peuvent être légalement renvoyés du pays malgré leur vulnérabilité ou leur situation personnelle difficile. L’agente a fait remarquer que le demandeur souffre d’un trouble mental qui rendra sa vie difficile, peu importe l’endroit où il réside. Il est important de se souvenir que la prise en compte de motifs d’ordre humanitaire est une mesure exceptionnelle et discrétionnaire, et non un moyen de « permettre aux intéressés d’obtenir ce qu’ils souhaitent après avoir été déboutés » (Mayburov c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), (2000), 183 FTR 280, 6 Imm LR (3d) 246, au paragraphe 39). Par ailleurs, selon la jurisprudence de la Cour, une maladie mentale ou d’autres affections ne confèrent pas aux non-Canadiens le droit de rester au Canada (Beaumont c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 787, 159 ACWS (3d) 256, au paragraphe 14).

 

[42]           Les motifs de l’agente étaient exhaustifs et détaillés. La décision est intelligible, justifiée et transparente. Le demandeur n’a pas établi qu’on avait fait abstraction d’éléments de preuve ou qu’on en avait oublié. La décision appelle une certaine déférence judiciaire, et la Cour n’interviendra pas.

 

B.                  Le paragraphe 36(1) de la LIPR a-t-il un effet discriminatoire sur les résidents permanents atteints d’une maladie mentale, ce qui est contraire à l’article 15 de la Charte?

 

[43]           Le demandeur soutient que le paragraphe 36(1) de la LIPR, en dépit de son apparente neutralité, touche négativement et de manière discriminatoire les résidents permanents souffrant d’une maladie mentale car il ne tient pas compte de la situation déjà défavorisée des étrangers mentalement atteints. Résultat, ces personnes sont privées du bénéfice de la résidence permanente et d’une protection contre une mesure de renvoi du fait de leur état, à cause de présomptions stéréotypées selon lesquelles les personnes mentalement malades sont en soi dangereuses et incapables de se réhabiliter.

 

[44]           Le défendeur soutient que l’argument qu’invoque le demandeur est, dans le meilleur des cas, conjectural. Il fait remarquer que l’article 6 de la Charte fait une distinction entre les droits qu’ont les citoyens et les non-citoyens de rester au Canada. Il se fonde sur l’arrêt Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 2 CF 299, 67 DLR (4th) 697 (CAF), à l’appui de la thèse selon laquelle le fait de restreindre les droits de non-citoyens à rester au Canada conformément à l’article 6 ne viole pas l’article 15 de la Charte.

 

[45]           Le demandeur semble plaider en faveur d’une obligation positive d’accommodement en vertu de l’article 15. À mon avis, les faits de l’espèce ne peuvent étayer cet argument.

 

[46]           Le critère qui s’applique actuellement à une violation de l’article 15 est énoncé dans l’arrêt R. c. Kapp, 2008 CSC 41. Pour satisfaire à ce critère, le demandeur doit établir que la disposition crée une distinction pour un motif énuméré ou analogue, et cette distinction doit causer un désavantage ou un préjugé.

 

[47]           La prétention du demandeur échoue au premier stade du critère énoncé dans l’arrêt Kapp. Comme le défendeur l’a fait remarquer, la principale doléance du demandeur est que le paragraphe 36(1) ne fait pas de distinction entre les résidents permanents ou les étrangers non atteints d’une maladie mentale et les résidents permanents ou les étrangers atteints d’une maladie mentale, et que cette disposition donne lieu à un traitement plus sévère pour les personnes atteintes d’une maladie mentale. Dans l’arrêt Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624, 151 DLR (4th) 577, la Cour suprême du Canada a conclu qu’une fois que l’État crée un droit auquel tous ont accès – des soins de santé gratuits en l’occurrence – l’accès à ce droit doit être fourni de manière égale. Cependant, en l’espèce, l’État n’a pas créé un tel droit. L’article 6 de la Charte et l’arrêt Chiarelli, précité, établissent de façon concluante que les étrangers n’ont aucun droit de rester au Canada, peu importe leur état de santé physique ou mental. L’argument du demandeur ne peut pas être retenu.

 


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE que la présente demande de contrôle judiciaire soit rejetée.

 

 

« D. G. Near »

Judge

 

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traductrice‑conseil

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-3404-10

 

INTITULÉ :                                       AUDLEY HORACE GARDNER, REPRÉSENTÉ PAR SA TUTRICE EN L’INSTANCE, MARCIA REID c. MCI

 

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 20 AVRIL 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE NEAR

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 18 JUILLET 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Carole Dahan

 

POUR LE DEMANDEUR

Asha Gafar

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Aviva Basman

Avocate

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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