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Date : 20110726

Dossier : T‑1353‑10

Référence : 2011 CF 934

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 26 juillet 2011

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE RUSSELL

 

 

ENTRE :

 

LINDA BARTLETT

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

 

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision, en date du 21 juillet 2010 (la décision contrôlée), par laquelle la ministre a rejeté la demande de mesures correctives présentée par la demanderesse sous le régime du paragraphe 66(4) du Régime de pensions du Canada, L.R.C. 1985, ch. C‑8 (le RPC), tendant plus précisément à obtenir le versement d’intérêts sur le paiement rétroactif de ses prestations d’invalidité.

 

 

LE CONTEXTE

 

[2]               La demanderesse a présenté sa première demande de prestations d’invalidité en 1977, demande qui a été rejetée. Elle a présenté en 2001 une nouvelle demande de même nature, qui a aussi été rejetée, aussi bien au premier examen qu’après réexamen. En 2003, elle a produit de nouveaux éléments d’appréciation qui ont amené la Commission d’appel des pensions à conclure qu’elle était effectivement invalide au sens du RPC.

 

[3]               La demanderesse a alors commencé à recevoir des prestations d’invalidité avec rétroactivité à compter de 2000. En 2005, estimant qu’on lui refusait des prestations additionnelles du fait d’une erreur administrative, elle a demandé à la ministre de revoir son dossier sous le régime du paragraphe 66(4). La ministre lui a répondu qu’il n’avait pas été commis d’erreur de cette nature, décision que la demanderesse a contestée par une demande de contrôle judiciaire à laquelle la Cour fédérale a fait droit [Bartlett c. Canada (Procureur général), 2007 CF 89]. La ministre a par la suite réexaminé la demande présentée par la demanderesse sous le régime du paragraphe 66(4) et lui a accordé des prestations avec effet rétroactif sur la base de sa première demande. Par lettre en date du 28 août 2007, la ministre a communiqué à la demanderesse une ventilation du montant de prestations du RPC qui lui restait dû au titre de la période 1978‑2007 et lui a précisé la somme nette d’impôts qu’elle recevrait.

 

[4]               En octobre 2007, la demanderesse a encore une fois prié la ministre de revoir son dossier, alléguant que le montant qu’on lui payait était insuffisant, et qu’il était [traduction] « juste et raisonnable de [sa] part de demander des augmentations au titre du coût de la vie pour la période 1978‑2007 [...] de manière à être placée "dans la situation où [elle se retrouverait] sous l’autorité [du RPC] s’il n’y avait pas eu avis erroné ou erreur administrative" ».

 

[5]               La ministre a répondu à la demanderesse par lettre en date du 2 février 2009 où elle rappelait à la demanderesse qu’on lui avait payé sa pension d’invalidité du RPC à compter de novembre 1977 et où elle l’informait qu’on avait tenu compte des augmentations du coût de la vie dans le calcul de son paiement global rétroactif. La ministre précisait que le calcul avait été effectué sur la base de gains ajustés à la hausse en fonction des augmentations du salaire moyen et qu’on avait actualisé les prestations pour chaque année depuis 1977 selon l’indice des prix à la consommation afin de prendre en compte la progression du coût de la vie. La ministre avisait en outre la demanderesse du fait que [traduction] « le RPC ne contient aucune disposition prévoyant le versement d’intérêts sur les paiements effectués sous son régime ».

 

[6]               Malgré un échange suivi de lettres entre la demanderesse et la ministre, celle‑ci a maintenu son refus de lui verser des sommes supplémentaires. Le 14 juin 2010, la demanderesse a écrit directement à la ministre des Ressources humaines et du Développement des compétences une lettre où elle la priait de prendre, sous le régime du paragraphe 66(4) du RPC, la mesure corrective consistant à lui verser des intérêts sur le paiement rétroactif de ses prestations d’invalidité. La ministre a rejeté cette demande par lettre en date du 21 juillet 2010, où elle déclarait une telle mesure impossible sous le régime du RPC. C’est là la décision de la ministre qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire.

 

LA DÉCISION CONTRÔLÉE

 

[7]               Les passages pertinents de la lettre de la ministre en date du 21 juillet 2010 sont rédigés comme suit :

[traduction]

 

Comme je vous l’ai écrit en mai 2010, le calcul du paiement rétroactif de vos prestations d’invalidité était correct, et le montant de 51 300,22 $ que vous avez reçu en 2007 était déjà ajusté en fonction des hausses du coût de la vie de 1978 à 2007. Vous trouverez ci‑joint copie de cette lettre pour information. Veuillez aussi trouver sous ce pli copie des lettres que vous a adressées le Centre Service Canada de Victoria, où est expliqué de manière plus détaillée le calcul du paiement rétroactif de vos prestations d’invalidité.

 

Pour ce qui concerne votre demande d’intérêts sur ledit paiement rétroactif, j’ai le regret de vous informer qu’il est impossible d’y faire droit. Le RPC ne contient pas de dispositions analogues à celles de la Loi de l’impôt sur le revenu qui prévoient la perception d’intérêts sur les impôts impayés et le versement d’intérêts sur les remboursements. Nous avons pour politique de ne pas percevoir d’intérêts sur les prestations payées en trop et, de même, de ne pas en verser sur les prestations dues.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

 

[8]               Les questions préalables suivantes sont ici en litige :

a.                   La lettre du 21 juillet 2010 est‑elle une « décision » au sens de la Loi sur les Cours fédérales, de sorte qu’elle serait assujettie au contrôle judiciaire?

b.                  La demande de contrôle judiciaire est‑elle hors délai?

 

[9]               Selon les décisions que la Cour rendra sur les questions préalables, elle pourrait avoir à trancher la question de fond suivante :

La ministre a‑t‑elle compétence pour prononcer l’attribution d’intérêts sous le régime du paragraphe 66(4) du RPC?

 

LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES APPLICABLES

 

[10]           Les dispositions suivantes de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7 (la Loi), sont applicables à la présente instance :

 

Demande de contrôle judiciaire

 

18.1 (1) Une demande de contrôle judiciaire peut être présentée par le procureur général du Canada ou par quiconque est directement touché par l’objet de la demande.

 

 

Délai de présentation

 

(2) Les demandes de contrôle judiciaire sont à présenter dans les trente jours qui suivent la première communication, par l’office fédéral, de sa décision ou de son ordonnance au bureau du sous‑procureur général du Canada ou à la partie concernée, ou dans le délai supplémentaire qu’un juge de la Cour fédérale peut, avant ou après l’expiration de ces trente jours, fixer ou accorder.

 

 

 

 

Pouvoirs de la Cour fédérale

 

(3) Sur présentation d’une demande de contrôle judiciaire, la Cour fédérale peut :

 

a) ordonner à l’office fédéral en cause d’accomplir tout acte qu’il a illégalement omis ou refusé d’accomplir ou dont il a retardé l’exécution de manière déraisonnable;

 

b) déclarer nul ou illégal, ou annuler, ou infirmer et renvoyer pour jugement conformément aux instructions qu’elle estime appropriées, ou prohiber ou encore restreindre toute décision, ordonnance, procédure ou tout autre acte de l’office fédéral.

 

 

 

Motifs

 

(4) Les mesures prévues au paragraphe (3) sont prises si la Cour fédérale est convaincue que l’office fédéral, selon le cas :

 

a) a agi sans compétence, outrepassé celle‑ci ou refusé de l’exercer;

 

b) n’a pas observé un principe de justice naturelle ou d’équité procédurale ou toute autre procédure qu’il était légalement tenu de respecter;

 

c) a rendu une décision ou une ordonnance entachée d’une erreur de droit, que celle‑ci soit manifeste ou non au vu du dossier;

 

d) a rendu une décision ou une ordonnance fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose;

 

e) a agi ou omis d’agir en raison d’une fraude ou de faux témoignages;

 

f) a agi de toute autre façon contraire à la loi.

 

Application for judicial review

 

18.1 (1) An application for judicial review may be made by the Attorney General of Canada or by anyone directly affected by the matter in respect of which relief is sought.

 

Time limitation

 

(2) An application for judicial review in respect of a decision or an order of a federal board, commission or other tribunal shall be made within 30 days after the time the decision or order was first communicated by the federal board, commission or other tribunal to the office of the Deputy Attorney General of Canada or to the party directly affected by it, or within any further time that a judge of the Federal Court may fix or allow before or after the end of those 30 days.

 

Powers of Federal Court

 

(3) On an application for judicial review, the Federal Court may

 

 

(a) order a federal board, commission or other tribunal to do any act or thing it has unlawfully failed or refused to do or has unreasonably delayed in doing; or

 

 

(b) declare invalid or unlawful, or quash, set aside or set aside and refer back for determination in accordance with such directions as it considers to be appropriate, prohibit or restrain, a decision, order, act or proceeding of a federal board, commission or other tribunal.

 

 

Grounds of review

 

(4) The Federal Court may grant relief under subsection (3) if it is satisfied that the federal board, commission or other tribunal

 

(a) acted without jurisdiction, acted beyond its jurisdiction or refused to exercise its jurisdiction;

 

(b) failed to observe a principle of natural justice, procedural fairness or other procedure that it was required by law to observe;

 

 

(c) erred in law in making a decision or an order, whether or not the error appears on the face of the record;

 

(d) based its decision or order on an erroneous finding of fact that it made in a perverse or capricious manner or without regard for the material before it;

 

 

(e) acted, or failed to act, by reason of fraud or perjured evidence; or

 

(f) acted in any other way that was contrary to law.

 

 

[11]           Les dispositions suivantes du RPC sont applicables à la présente instance :

 

Refus d’une prestation en raison d’une erreur administrative

 

66. (4) Dans le cas où le ministre est convaincu qu’un avis erroné ou une erreur administrative survenus dans le cadre de l’application de la présente loi a eu pour résultat que soit refusé à cette personne, selon le cas :

 

a) en tout ou en partie, une prestation à laquelle elle aurait eu droit en vertu de la présente loi,

 

b) le partage des gains non ajustés ouvrant droit à pension en application de l’article 55 ou 55.1,

 

c) la cession d’une pension de retraite conformément à l’article 65.1, le ministre prend les mesures correctives qu’il estime indiquées pour placer la personne en question dans la situation où cette dernière se retrouverait sous l’autorité de la présente loi s’il n’y avait pas eu avis erroné ou erreur administrative.

 

Where person denied benefit due to departmental error, etc.

 

66. (4) Where the Minister is satisfied that, as a result of erroneous advice or administrative error in the administration of this Act, any person has been denied

 

 

 

(a) a benefit, or portion thereof, to which that person would have been entitled under this Act,

 

(b) a division of unadjusted pensionable earnings under section 55 or 55.1, or

 

(c) an assignment of a retirement pension under section 65.1,

the Minister shall take such remedial action as the Minister considers appropriate to place the person in the position that the person would be in under this Act had the erroneous advice not been given or the administrative error not been made.

 

 

LA NORME DE CONTRÔLE JUDICIAIRE

 

[12]           La Cour suprême du Canada a posé en principe dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, qu’il n’est pas nécessaire d’effectuer dans chaque cas une analyse pour déterminer la norme de contrôle qui convient. Lorsque la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante la norme de contrôle applicable à la question dont elle est saisie, la cour de révision peut l’adopter sans autre examen. C’est seulement lorsque sa recherche dans la jurisprudence se révèle infructueuse qu’elle doit entreprendre l’analyse des quatre facteurs qui définissent la norme de contrôle appropriée.

 

[13]           Le point de savoir si la ministre peut attribuer des intérêts sous le régime du paragraphe 66(4) du RPC est une question de compétence et relève à ce titre de la norme de la décision correcte. Voir Dunsmuir, précité, paragraphe 59; et Dillon c. Canada (Procureur général), 2007 CF 900, paragraphes 13 et 14. La cour de révision qui applique la norme de la décision correcte n’est pas tenue de faire preuve de déférence à l’égard du raisonnement de l’instance décisionnelle, mais effectue plutôt sa propre analyse de la question.

 

LES PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES

            La demanderesse

La ministre devrait la placer dans la situation qui serait la sienne n’eût été l’erreur administrative

                       

[14]           La demanderesse admet que l’article 66 du RPC ne confère pas de droit automatique à la perception d’intérêts sur les paiements rétroactifs de pension d’invalidité. Cependant, fait‑elle valoir, cet article autorise le ministre à percevoir des intérêts sur les prestations payées en trop, tout comme il permet au demandeur qui a subi une perte en raison du refus de prestations d’invalidité de toucher des intérêts sur leur paiement rétroactif. Le RPC dispose que le demandeur doit être placé dans la situation qui aurait été la sienne n’eût été l’erreur administrative. Si le ministre rejette sa demande d’intérêts, le demandeur peut solliciter le contrôle judiciaire de cette décision.

 

[15]           Par suite d’une erreur administrative, les prestations d’invalidité de la demanderesse sont restées impayées durant 29 ans. S’il est vrai qu’elle a reçu un paiement rétroactif à ce titre, ce paiement, soutient‑elle, ne la place pas dans la situation qui aurait été la sienne si l’erreur administrative n’avait pas été commise, ce qui enfreint le paragraphe 66(4) du RPC. Lorsqu’une erreur administrative a été commise, comme il est arrivé en l’occurrence, la mesure corrective du ministre, affirme la demanderesse, devrait avantager le demandeur.

 

[16]           De 1978 à 2007, l’indice des prix à la consommation (IPC) a augmenté de 497,14 $. La demanderesse déclare avoir reçu 109,17 $ pour chacun de 10 mois en 1978; or, l’IPC pour 2007 (année où elle a reçu son paiement rétroactif) était de 606,31 $. La demanderesse soutient avoir perdu 4 971,40 $ en pouvoir d’achat au titre de l’année 1978. En outre, durant les 29 années où sa pension est restée impayée par erreur, elle a perdu en pouvoir d’achat la somme de 68 615,56 $.

 

[17]           La demanderesse soutient que la ministre n’a pas suivi les lignes directrices du RPC pendant la période 2007‑2010, où elle a demandé à plusieurs reprises l’examen de son dossier. La ministre n’a pas tenu un registre exact de l’affaire, pas plus qu’elle n’a répondu dans des délais raisonnables à ses appels téléphoniques et à ses lettres. La demanderesse affirme qu’elle était en droit d’attendre de la ministre qu’il prenne sous le régime du paragraphe 66(4) des mesures correctives propres à la placer dans la position qui eût été la sienne n’eût été l’erreur administrative. Or, comme elle n’a pas rempli cette obligation, elle demande à la Cour d’infirmer la décision contrôlée.

 

Le défendeur

            La première question préalable : la lettre du 21 juillet 2010 n’est pas une « décision »

 

[18]           Le défendeur soutient que la lettre du 21 juillet 2010 est une lettre de courtoisie. Contrairement aux affirmations de la demanderesse, elle ne constitue pas une « décision » au sens de la Loi et par conséquent ne peut valablement faire l’objet d’un contrôle judiciaire. Le juge Douglas Campbell de la Cour fédérale a établi une distinction entre une « décision » et une « lettre de politesse » au paragraphe 6 de Hughes c. Canada (Agence des douanes et du revenu), 2004 CF 1055, où l’on peut lire ce qui suit : « La jurisprudence a clairement établi qu’une lettre de politesse écrite en réponse à une demande de réexamen ne constitue pas une décision ou une ordonnance au sens de la Loi sur la Cour fédérale, et, par conséquent, ne peut être contestée par voie de contrôle judiciaire [...] »

 

[19]           Le défendeur soutient qu’une véritable décision est le fruit d’un nouvel exercice du pouvoir discrétionnaire, qu’elle infirme, modifie ou maintienne la première décision. La décision peut être dite nouvelle si l’instance décisionnelle accepte de réexaminer sa première décision à la lumière de faits et d’observations qui ne figuraient pas au dossier sur la base duquel elle a rendu celle‑ci. Voir le paragraphe 15 de Dumbrava c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1995), 101 F.T.R. 230, 1995 A.C.F. no 1238 (QL). Si l’instance décisionnelle ne se réfère pas à de nouveaux faits ou à de nouvelles observations et ne déclare pas qu’elle réexamine sa première décision, il n’y a pas de nouvel exercice du pouvoir discrétionnaire et, par conséquent, pas de décision susceptible de contrôle judiciaire. Il n’est pas permis au demandeur de reporter la date d’une décision en envoyant une lettre dans l’intention de susciter une réponse. Voir le paragraphe 8 de Brar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1997), 140 F.T.R. 163, [1997] A.C.F. no 1527 (QL).

 

[20]           Le défendeur fait valoir que la lettre du 21 juillet 2010 ne prend pas en considération de nouveaux faits ni de nouvelles observations. La ministre avait déjà répondu à la réclamation d’intérêts de la demanderesse par une série de lettres, qui confirmaient l’impossibilité de lui verser des sommes supplémentaires. En fait, la lettre du 21 juillet 2010 renvoie à l’une de ces communications antérieures. La lettre du 21 juillet 2010 se limite manifestement à la confirmation des explications déjà données à la demanderesse. C’est une lettre de courtoisie, et à ce titre elle n’est pas susceptible de contrôle judiciaire. La Cour devrait rejeter la présente demande à ce motif.

 

            La seconde question préalable : la demande est hors délai

 

[21]           Par lettre en date du 28 août 2007, la ministre a communiqué à la demanderesse une ventilation détaillée des prestations qu’elle toucherait par suite de la décision rendue en 2007 par la Cour fédérale. Cette lettre s’accompagnait d’un avis explicatif de paiement qui précisait les années au titre desquelles elle toucherait des prestations et le montant correspondant à chacune de ces années. La demanderesse, si elle trouvait à redire aux calculs de la ministre, aurait dû en demander le contrôle judiciaire dans le délai de 30 jours que prévoit le paragraphe 18.1(2) de la Loi.

 

[22]           La ministre a encore une fois expliqué ses calculs dans une lettre en date du 11 septembre 2007, où elle confirmait que le paiement des prestations avait été indexé sur le coût de la vie. Il s’agissait là d’une lettre de courtoisie adressée à la demanderesse en réponse à sa demande de renseignements. Enfin, dans sa lettre en date du 2 février 2009, la ministre exposait en détail sa position touchant le montant des prestations, l’indexation sur le coût de la vie et le versement d’intérêts. Aucune des lettres postérieures ne témoigne d’un nouvel examen de la question. Or, la demanderesse n’a déposé son avis de demande de contrôle judiciaire que le 23 août 2010, soit environ un an et demi après. La présente demande a donc été formée hors délai et devrait en conséquence être rejetée.

 

Le RPC ne prévoit pas le versement d’intérêts sur les paiements rétroactifs de prestations

 

[23]           Si la Cour décide que la présente demande est valablement formée, soutient le défendeur, la question qu’il lui restera à trancher est le point de savoir si la ministre a commis une erreur en établissant que le RPC ne contient aucune disposition prévoyant le versement d’intérêts sur les paiements rétroactifs de prestations.

[24]           Le défendeur fait valoir que la jurisprudence favorise une interprétation du paragraphe 66(4) allant dans le même sens que la position de la ministre selon laquelle il ne peut être versé d’intérêts sur les paiements rétroactifs de prestations. La Cour d’appel fédérale, au paragraphe 37 de l’arrêt Whitton c. Canada (Procureur général), 2002 CAF 46, a examiné l’article 32 de la Loi sur la sécurité de la vieillesse, qui contient des dispositions semblables au paragraphe 66(4) du RPC. Elle y déclarait ce qui suit à propos d’une personne qui s’était vu refuser des prestations auxquelles elle avait droit : « [Le ministre] doit prendre les mesures qui s’imposent pour replacer l’appelant dans la situation où il serait s’il n’y avait pas eu faute de l’administration. La mesure qui s’impose est le rétablissement immédiat du service de la pension et le remboursement avec intérêts des prestations dont le paiement avait été suspendu. »

 

[25]           Cependant, la Cour fédérale a fait observer, aux paragraphes 31 et 32 de King c. Canada, 2007 CF 272, qu’il n’y a pas de droit automatique à des intérêts sur le paiement rétroactif de prestations, mais qu’il est permis au demandeur de réclamer de tels intérêts au ministre. Le paragraphe 66(4), expliquait la Cour fédérale, confère en effet au ministre le pouvoir de prendre des mesures correctives. Cette décision a été contestée devant la Cour d’appel fédérale [Canada (Procureur général) c. King, 2009 CAF 105 (King CAF)], qui a distingué son arrêt Whitton, précité, des affaires mettant en jeu le paragraphe 66(4). Par conséquent, conclut le défendeur, Whitton n’offre pas de fondement jurisprudentiel à la thèse voulant que la ministre puisse prononcer l’attribution d’intérêts sous le régime du paragraphe 66(4).

 

[26]           La décision la plus récente sur cette question, selon le défendeur, est Jones c. Canada (Procureur général), 2010 CF 740 (Jones), qui concernait une demande de mesures correctives présentée sous le régime du paragraphe 66(4) et tendant à obtenir, entre autres, des intérêts sur un versement rétroactif de prestations. La juge Johanne Gauthier y a formulé les observations suivantes :

 

Il n’est pas nécessaire non plus d’examiner l’argument des parties portant sur le pouvoir du ministre d’accorder des intérêts conformément au paragraphe 66(4) du RPC, si ce n’est pour relever que la jurisprudence citée par les parties n’aborde la question que sous forme de remarques incidentes ou de propositions. Une analyse plus approfondie sera nécessaire lorsque cette question devra véritablement être tranchée, compte tenu en particulier des graves conséquences qu’elle aurait non seulement sur les réclamations découlant du RPC, mais également sur les réclamations découlant de dispositions semblables contenues dans maintes autres lois.

 

 

Ces observations de la juge Gauthier, fait valoir le défendeur, confirment qu’aucun précédent jurisprudentiel ne permet d’accorder des intérêts sur le paiement rétroactif de prestations dans le cadre du paragraphe 66(4).

 

[27]           En outre, soutient le défendeur, il ressort à l’évidence du libellé du RPC que toute décision rendue en vertu de son paragraphe 66(4) doit se limiter au versement de prestations. Ce paragraphe confère au ministre le pouvoir de prendre les mesures qu’il estime indiquées pour placer la personne en question dans la situation où elle se retrouverait « sous l’autorité de la présente loi » – et non à un quelconque autre égard. Il faut conclure de ce libellé que le pouvoir d’octroyer des intérêts devrait être expressément conféré par la Loi. Or, celle‑ci ne contient aucune disposition de cette nature, de sorte qu’un tel pouvoir n’existe pas.

 

[28]           Le défendeur fait valoir que le RPC est un code exhaustif régissant le paiement de prestations. Étant donné l’absence de dispositions qui prévoient explicitement le paiement d’intérêts sur les prestations, une telle obligation n’est pas posée. Voir Gladstone c. Canada (Procureur général), 2005 CSC 21, paragraphe 12. Le défendeur invoque à ce sujet l’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario Gorecki c. Canada (Attorney General) (2006), 265 D.L.R. (4th) 206, 146 A.C.W.S. (3d) 834 [Gorecki], au paragraphe 7 duquel on lit ce qui suit :

[traduction] Le RPC est un code exhaustif qui ne contient aucune disposition prévoyant le versement d’intérêts sur les prestations versées en retard par rapport à la date de l’ouverture du droit. La jurisprudence pose en principe que lorsqu’un régime exhaustif ne prévoit pas le paiement d’intérêts par l’État, celui‑ci n’a pas à en payer.

 

 

[29]           Si le législateur avait eu l’intention de créer un droit à intérêts, ajoute le défendeur, il aurait pu facilement le faire. La Cour d’appel fédérale, au paragraphe 37 de King, précité, met en garde contre le danger du « déluge » de réclamations que pourrait provoquer l’octroi d’une réparation pécuniaire sous le régime du paragraphe 66(4). Elle fait observer que « les répercussions financières pour différents ministères pourraient bien s’avérer considérables », compte tenu en particulier du fait que « [d]e nombreuses lois accordant des prestations comportent des dispositions semblables au paragraphe 66(4) du RPC ».

 

[30]           Le défendeur soutient enfin qu’il appartient au législateur de décider expressément si des intérêts doivent être versés sur le paiement rétroactif de prestations, après avoir tenu pleinement compte du coût et de la faisabilité d’une telle mesure corrective dans le contexte du programme en question.

 

ANALYSE

            Le contexte

 

[31]           Mme Bartlett estime que la ministre du Développement des ressources humaines ne l’a pas traitée équitablement.

 

[32]           Après s’être vu refuser une pension d’invalidité en 1977, elle a continué à en réclamer une jusqu’à ce que, en fin de compte, on la déclare invalide au sens du RPC en 2003.

 

[33]           Elle a alors commencé à recevoir des prestations d’invalidité avec rétroactivité à compter de 2000, mais, persuadée d’avoir droit à plus, elle a convaincu notre Cour qu’elle avait raison et qu’on lui avait refusé le supplément réclamé du fait d’une erreur administrative.

 

[34]           À la suite de la décision rendue en ce sens par le juge Yvon Pinard, la ministre a réexaminé la demande de mesures correctives qu’elle avait présentée sous le régime du paragraphe 66(4) et lui a accordé des prestations rétroactives à compter de 1978.

 

[35]           Cette décision rendue par la ministre sous le régime du paragraphe 66(4) du RPC est formulée dans une lettre en date du 28 août 2007, qui s’accompagnait d’un avis explicatif de paiement précisant les droits à prestations du RPC de Mme Bartlett pour chacune des années 1978 à 2007, ainsi que leurs effets fiscaux. Sur un total de prestations imposables de 138 674,42 $, Mme Bartlett recevait ainsi un paiement total après impôts de 87 374,20 $. Cette lettre du 28 août 2007 invitait Mme Bartlett à téléphoner au ministère des Ressources humaines et du Développement social si elle avait des questions. Comme on pense bien, ce n’étaient pas les questions qui manquaient.

 

[36]           Mécontente qu’elle était – qui ne la comprendrait? – de s’être vu refuser si longtemps les prestations auxquelles la loi lui donnait droit, elle estimait que ce n’était pas la même chose de les toucher en 2007 et de les avoir touchées au moment où on aurait dû les lui verser.

 

[37]           Mme Bartlett est douée de persévérance aussi bien que d’une grande facilité d’expression. Elle a plaidé pour elle‑même de manière très compétente à l’audience de la présente instance. Se fondant sur son expérience avec les services du RPC, elle n’attend pas de solution de ce côté, et elle n’est pas disposée à abandonner la partie. Sans animosité ni rancœur (elle s’est montrée tout à fait aimable à l’audience), elle m’a dit que si je ne rendais pas la bonne décision sur la présente demande et ne lui donnais pas raison, elle porterait l’affaire devant la Cour d’appel fédérale. Me voilà donc prévenu moi aussi.

[38]           Après avoir reçu la lettre du 28 août 2007, qui l’informait du montant des prestations auxquelles la ministre estimait qu’elle avait droit après le réexamen sous le régime du paragraphe 66(4) ordonné par le juge Pinard dans sa décision du 30 janvier 2007, Mme Bartlett a entrepris de persuader ladite ministre que les sommes qu’elle avait décidé de lui attribuer dans l’exercice des pouvoirs à lui conférés par le paragraphe 66(4) du RPC ne suffisaient pas à la placer dans la position qui aurait été la sienne « s’il n’y avait pas eu avis erroné ou erreur administrative ».

 

[39]           Au départ, Mme Bartlett a avancé, pour convaincre la ministre, l’argument que les paiements étaient insuffisants parce qu’il n’y était pas tenu compte des hausses du coût de la vie intervenues de 1978 à 2007. Mme Bartlett a écrit au ministère dans ce sens, et la ministre l’a informée dans diverses lettres qu’on avait calculé le paiement global rétroactif qu’elle avait reçu en tenant compte des hausses du coût de la vie constatées pendant la période en question. Elle l’a aussi informée qu’on avait calculé le paiement global en ajustant ses gains à la hausse en fonction des augmentations du salaire moyen et qu’on avait actualisé les prestations pour chaque année depuis 1977 sur la base de l’indice des prix à la consommation afin de prendre en compte la progression du coût de la vie.

 

[40]           Mme Bartlett n’en a pas pour autant cessé d’essayer de convaincre la ministre que le paiement était insuffisant et ne la plaçait pas dans la position qui aurait été la sienne n’eût été l’erreur administrative.

 

[41]           La ministre a continué de lui expliquer qu’on n’avait pas commis d’erreur dans le calcul de ses prestations, que la décision après réexamen du 28 août 2007 la plaçait bel et bien dans la position qui aurait été la sienne conformément au paragraphe 66(4) et qu’on ne pouvait rien lui donner de plus. Une lettre en date du 2 février 2009, par exemple, avisait Mme Bartlett sans ambiguïté qu’on ne lui verserait pas ni pouvait lui verser d’intérêts : [traduction] « le RPC ne contient aucune disposition prévoyant le versement d’intérêts sur les paiements effectués sous son régime ».

 

[42]           Rien de tout cela n’a satisfait Mme Bartlett. Il semble qu’elle ait écrit à la ministre des Ressources humaines et du Développement des compétences, le 22 avril 2010, par l’intermédiaire de son député, Mme Cathy McLeod, et que le directeur général par intérim des Services de traitement et de paiements lui ait adressé une nouvelle réponse selon laquelle, comme les lettres précédentes de la ministre l’avaient déjà expliqué, le calcul des paiements était correct et serait maintenu. Le 14 juin 2010, elle a écrit à l’honorable Diane Finley, ministre des Ressources humaines et du Développement des compétences, une autre lettre où elle expliquait sa requête et qu’elle concluait comme suit :

[traduction] Je prie la ministre de bien vouloir envisager, à titre de mesure corrective sous le régime du paragraphe 66(4) du Régime de pensions du Canada, l’octroi d’intérêts sur le paiement rétroactif de mes prestations d’invalidité. Veuillez agréer mes remerciements anticipés.

 

[43]           C’est à cette étape que la demanderesse a décidé de redéfinir sa demande de sommes supplémentaires comme une réclamation d’intérêts. La première réponse donnée à cette lettre du 14 juin 2010 est une autre lettre du directeur général par intérim des Services de traitement et de paiements confirmant les communications antérieures du ministère. Cette dernière lettre, datée du 21 juillet 2010, portait aussi sur la réclamation d’intérêts récemment formulée par la demanderesse :

[traduction] Pour ce qui concerne votre demande d’intérêts sur ledit paiement rétroactif [de vos prestations], j’ai le regret de vous informer qu’il est impossible d’y faire droit. Le RPC ne contient pas de dispositions analogues à celles de la Loi de l’impôt sur le revenu qui prévoient la perception d’intérêts sur les impôts impayés et le versement d’intérêts sur les remboursements. Nous avons pour politique de ne pas percevoir d’intérêts sur les prestations payées en trop et, de même, de ne pas en verser sur les prestations dues.

 

 

[44]           C’est là la lettre qui constitue selon Mme Bartlett la décision de la ministre de ne pas exercer le pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 66(4) du RPC de verser des intérêts sur les prestations en question et qui forme l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

 

Y a‑t‑il une décision à contrôler?

 

[45]           Il ressort à l’évidence de la correspondance que j’ai récapitulée (et le reste de la correspondance versée au dossier le confirme) que la réclamation d’intérêts formulée par Mme Bartlett le 14 juin 2010 s’inscrit dans le cadre des efforts suivis qu’elle a déployés pour obtenir des sommes plus élevées que celles que lui avait attribuées la décision après réexamen du 28 août 2007. Les réponses de la ministre à Mme Bartlett étaient toutes des lettres de politesse confirmant cette décision, expliquant en quoi les calculs étaient corrects et tenaient compte des préoccupations de la destinataire touchant le coût de la vie, et exposant les raisons pour lesquelles elle ne pouvait recevoir ni ne recevrait rien de plus. La lettre du 2 février 2009 l’informe expressément que [traduction] « le RPC ne contient aucune disposition prévoyant le versement d’intérêts sur les paiements effectués sous son régime ».

 

[46]           Mme Bartlett cherche à contourner les difficultés que soulève son choix de ne pas avoir demandé le contrôle judiciaire du réexamen du 28 août 2007 en définissant sa réclamation d’intérêts du 14 juin 2010 comme une nouvelle demande tendant à obtenir de la ministre qu’elle exerce sur une nouvelle question le pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 66(4), et la lettre du 21 juillet 2010 comme une nouvelle décision de la ministre que notre Cour devrait maintenant contrôler.

 

[47]           Il y a plusieurs raisons pour lesquelles notre Cour ne peut à mon sens accepter la définition que donne Mme Bartlett de l’objet dont elle demande ici le contrôle judiciaire.

[48]           Tout d’abord, comme le montre le dossier, quel que soit le contenu que Mme Bartlett attribue à la majoration qu’elle réclame – indexation sur le coût de la vie ou intérêts –, son sujet de plainte concernant la décision du 28 août 2007 rendue après le réexamen ordonné par le juge Pinard est pour l’essentiel le même : elle fait valoir que ce n’est pas la même chose de toucher des sommes en 2007 que de les avoir reçues aux dates antérieures où elle aurait dû les recevoir. À mon avis, cet argument n’est pas sans valeur, mais ce n’est pas là la question dont je suis saisi.

 

[49]           Le fait essentiel est que la lettre du 21 juillet 2010 sur laquelle se fonde la présente demande n’est pas une nouvelle décision ni l’effet d’un nouvel exercice par la ministre des pouvoirs que lui confère le paragraphe 66(4) du RPC. Cette lettre est plutôt l’une des nombreuses communications où la ministre explique à la demanderesse pourquoi la décision après réexamen du 28 août 2007 doit être maintenue et pourquoi elle ne peut lui consentir de sommes additionnelles, de quelque manière qu’on les définisse.

 

[50]           Mme Bartlett était mécontente de la décision après réexamen du 28 août 2007 lorsqu’elle l’a reçue, et pourtant elle n’a pas demandé à notre Cour de la contrôler. Or, la lettre du 21 juillet 2010 n’est qu’une confirmation de plus que ladite décision après réexamen ne saurait être modifiée. La ministre a exercé le pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 66(4) et il s’en est suivi la décision après réexamen du 28 août 2007, qui n’est pas soumise au présent contrôle judiciaire.

 

[51]           Malgré toute la sympathie que m’inspire la situation de Mme Bartlett, je dois accepter les faits produits devant moi, selon lesquels la lettre du 21 juillet 2010 n’est pas une nouvelle décision. Elle est plutôt l’une des nombreuses lettres de courtoisie expliquant à la demanderesse pourquoi la décision après réexamen du 28 août 2007 doit rester inchangée. À mon avis, il aurait été tout à fait acceptable que Mme Bartlett conteste cette décision devant notre Cour en en demandant le contrôle judiciaire dans le délai prescrit. Mais il n’est pas acceptable qu’elle la conteste hors délai et de manière détournée en présentant la lettre du 21 juillet 2010 comme une nouvelle décision.

 

[52]           Deuxièmement, je ne vois rien dans le RPC ni la jurisprudence qui donnerait à la ministre la compétence ou le pouvoir nécessaires pour remettre à l’examen la décision du 28 août 2007 sur les droits à prestations, sous prétexte que Mme Bartlett s’est tardivement avisée de redéfinir sa demande de sommes additionnelles comme une réclamation d’intérêts.

 

[53]           Mme Bartlett se plaignait à l’origine de ce que les paiements étaient insuffisants parce qu’on n’avait pas tenu compte dans leur calcul des hausses du coût de la vie et d’autres facteurs apparentés. Pourtant, elle n’a à aucun moment demandé, pour ces motifs, le contrôle judiciaire de la décision après réexamen du 28 août 2007. Sa réclamation tardive d’intérêts est une tentative d’obtenir des sommes additionnelles pour la même raison, à savoir la différence que détermine le temps écoulé entre le moment où elle aurait dû recevoir les prestations et celui où elle les a effectivement touchées.

 

[54]           Le défendeur a fait valoir ce qui suit :

[traduction]

 

Les demandes de contrôle judiciaire sont à présenter dans les 30 jours qui suivent la première communication, par l’office fédéral, de sa décision ou de son ordonnance au bureau du sous‑procureur général du Canada ou à la partie concernée, ou dans le délai supplémentaire qu’un juge de la Cour fédérale peut, avant ou après l’expiration de ces 30 jours, fixer ou accorder.

 

La Cour fédérale a établi une distinction entre la « décision » au sens de la Loi sur les Cours fédérales, qui peut valablement faire l’objet d’un contrôle judiciaire, et la lettre de courtoisie, qui ne le peut pas.

 

 

Le délai de prescription

 

[55]           Le dossier montre aussi, à propos de la question connexe du délai de prescription, que Mme Bartlett n’a pas déposé de demande formulant son véritable sujet de plainte (c’est‑à‑dire son désaccord sur la décision après réexamen de la ministre en date du 28 août 2007) dans le délai que prévoient les Règles des Cours fédérales, et qu’elle n’a pas non plus demandé de prorogation de ce délai.

 

[56]           La lettre de la ministre en date du 28 août 2007 ventilait pour Mme Bartlett les prestations qu’elle recevrait par suite de la décision de la Cour fédérale. Elle s’accompagnait d’un avis explicatif de paiement qui précisait les années au titre desquelles elle toucherait des prestations et le montant correspondant à chacune de ces années. Si Mme Bartlett trouvait à redire aux calculs de la ministre, la voie de recours à suivre était de former une demande de contrôle judiciaire dans les 30 jours. Or, elle n’a pas introduit une telle contestation dans le délai prescrit, pas plus qu’elle n’a demandé à la Cour de proroger celui‑ci.

 

[57]           La ministre a encore une fois expliqué les calculs en question à la demanderesse dans une lettre en date du 11 septembre 2007, qui confirmait que le montant payé avait été indexé sur le coût de la vie. On a envoyé cette lettre à Mme Bartlett par courtoisie, en réponse à sa demande de renseignements.

 

[58]           La ministre a adressé à Mme Bartlett, en réponse à une nouvelle demande de renseignements, une autre lettre, en date du 2 février 2009, qui, en plus de confirmer encore une fois l’indexation de ses prestations sur le coût de la vie, tranchait en termes clairs et explicites la question des intérêts : [traduction] « En outre, le RPC ne contient aucune disposition prévoyant le versement d’intérêts sur les paiements effectués sous son régime. »

 

[59]           La ministre avait donc déjà définitivement formulé et confirmé à cette étape sa position concernant le montant des prestations, l’indexation sur le coût de la vie et le versement d’intérêts, et pourtant la présente demande n’a été introduite qu’environ un an et demi plus tard.

 

[60]           La suite est une série de lettres où Mme Bartlett réclame des sommes additionnelles et de réponses de la ministre confirmant l’impossibilité de lui en verser. Force m’est de souscrire à l’argument du défendeur selon lequel aucune de ces lettres ne témoigne d’un nouvel examen de la question qui justifierait l’attribution à la décision ministérielle d’une date postérieure. Il me faut donc rejeter la présente demande au motif qu’elle a été faite hors délai.

 

La possibilité de verser des intérêts

 

[61]           Pour le cas où mes conclusions sur les questions préalables se révéleraient erronées, j’examinerai aussi la présente demande au fond.

 

[62]           Mme Bartlett sait très bien que le RPC ne contient aucune disposition réglant expressément la question de savoir si des intérêts peuvent être versés sur les paiements du RPC. C’est la raison pour laquelle elle s’est rabattue, pour étayer sa réclamation d’intérêts, sur les pouvoirs que le paragraphe 66(4) du RPC confère au ministre. Cette tentative d’obtenir des intérêts par la voie détournée du paragraphe 66(4) soulève de nombreuses difficultés conceptuelles et politiques qui trouvent toute leur expression dans la jurisprudence relative aux dispositions de ce paragraphe. La juge Gauthier a examiné la jurisprudence applicable dans la récente décision Jones, précitée, au paragraphe 63 de laquelle elle formulait les observations suivantes :

Il n’est pas nécessaire non plus d’examiner l’argument des parties portant sur le pouvoir du ministre d’accorder des intérêts conformément au paragraphe 66(4) du RPC, si ce n’est pour relever que la jurisprudence citée par les parties n’aborde la question que sous forme de remarques incidentes ou de propositions. Une analyse plus approfondie sera nécessaire lorsque cette question devra véritablement être tranchée, compte tenu en particulier des graves conséquences qu’elle aurait non seulement sur les réclamations découlant du RPC, mais également sur les réclamations découlant de dispositions semblables contenues dans maintes autres lois.

 

[63]           Mme Bartlett s’est révélée pleinement consciente de ces questions juridiques et a soutenu que la présente demande offre justement l’occasion de décider ce que la juge Gauthier a refusé de décider. Mme Bartlett a aussi fait remarquer que des intérêts ont déjà été accordés par d’autres décisions, notamment l’arrêt Whitton, précité, ce en quoi elle a raison. Cependant, les conséquences de Whitton sont difficiles à évaluer, compte tenu de l’arrêt King, précité, de la Cour d’appel fédérale, ainsi que de l’analyse de la jurisprudence effectuée par la juge Gauthier dans Jones, qui confirme l’absence de véritable précédent jurisprudentiel concernant la question de savoir s’il est ou non possible de verser des intérêts sur les prestations dans le cadre du paragraphe 66(4) du RPC.

 

[64]           Comme j’ai déjà conclu que la présente demande doit être rejetée au double motif que la lettre du 21 juillet 2010 n’est pas à proprement parler une décision de la ministre et que la véritable décision ministérielle, en date du 28 août 2007, n’a pas été contestée devant notre Cour dans le délai que prévoient les Règles des Cours fédérales, tout ce que je pourrais dire sur le sujet entrera aussi dans la catégorie des remarques incidentes.

 

[65]           J’ajouterai toutefois, pour le cas où j’aurais commis une erreur en me fondant sur les motifs exposés ci‑dessus, que les arguments du défendeur sur la question des intérêts emportent ma conviction.

 

[66]           Le paragraphe 66(4) confère au ministre le pouvoir discrétionnaire de prendre les mesures correctives qu’il estime indiquées pour placer la personne en question dans la situation où elle se retrouverait « sous l’autorité de la présente loi » s’il n’y avait pas eu avis erroné ou erreur administrative. La personne en question doit donc être placée dans la position qui aurait été la sienne sous le régime de la Loi, et non à un quelconque autre égard. Par conséquent, le pouvoir d’octroyer des intérêts devrait être expressément conféré par la Loi. Or, celle‑ci ne contient aucune disposition de cette nature, de sorte que ce pouvoir n’existe pas.

 

[67]           J’accepte l’argument du défendeur voulant que le RPC doive être considéré comme un code exhaustif régissant le paiement de prestations et qu’il n’impose pas au ministre l’obligation de verser des intérêts en plus des autres prestations y visées. Étant donné, donc, l’absence de dispositions prévoyant explicitement le versement d’intérêts sur les prestations, une telle obligation n’est pas posée. La jurisprudence citée par le défendeur paraît étayer sa thèse, et Mme Bartlett n’a pas proposé de véritable analyse du régime législatif applicable, se contentant d’invoquer l’arrêt Whitton, précité, qui n’examine pas vraiment les questions que le défendeur soulève aujourd’hui directement.

 

[68]           Dans l’arrêt Gorecki, précité, l’appelant avait demandé l’autorisation d’introduire une action collective tendant à l’obtention d’intérêts sur un paiement global rétroactif que lui avait accordé la Commission d’appel des pensions en réponse à un recours contre le rejet de sa demande de prestations d’invalidité. Le procureur général avait formé une requête en radiation de la demande introductive d’instance, excipant de l’incompétence du tribunal, de l’absence de qualité pour agir du demandeur et de ce que ladite demande ne révélait aucune cause d’action raisonnable. Le juge des requêtes avait rejeté les arguments du procureur général concernant la compétence et la qualité pour agir, mais avait néanmoins radié les moyens fondés sur la violation de fiducie, la violation du devoir fiducial et l’enrichissement injustifié. La Cour d’appel de l’Ontario a confirmé la décision par laquelle le juge des requêtes avait radié les moyens fondés sur la violation du devoir fiducial et l’enrichissement injustifié. Elle a formulé à ce sujet les observations suivantes au paragraphe 7 :

[traduction] Le RPC est un code exhaustif qui ne contient aucune disposition prévoyant le versement d’intérêts sur les prestations versées en retard par rapport à la date de l’ouverture du droit. La jurisprudence pose en principe que lorsqu’un régime exhaustif ne prévoit pas le paiement d’intérêts par l’État, celui‑ci n’a pas à en payer.

[69]           Il semblerait que, comme le fait valoir le défendeur, le RPC ne contenant aucune disposition qui prévoie expressément le versement d’intérêts sur le paiement rétroactif de prestations, une telle obligation n’est pas posée. Si le législateur avait eu l’intention de créer un droit à intérêts sur le paiement rétroactif de prestations, il aurait pu facilement le faire. L’absence de telles dispositions explicites étaye la thèse du défendeur selon laquelle il n’existe pas d’obligation de cette nature.

 

[70]           Au paragraphe 37 de l’arrêt King CAF, précité, la Cour d’appel fédérale met en garde contre le danger du « déluge » de réclamations qu’on pourrait provoquer en prononçant un droit à réparation pécuniaire sous le régime du paragraphe 66(4) :

En terminant, il convient d’observer que, si l’appel de l’intimé devait être accueilli en l’espèce, les répercussions financières pour différents ministères pourraient bien s’avérer considérables. De nombreuses lois accordant des prestations comportent des dispositions semblables au paragraphe 66(4) du RPC (voir, par exemple, la Loi sur la sécurité de la vieillesse, L.R.C. 1985, ch. O‑9, article 32; la Loi sur les régimes de retraite particuliers, L.C. 1992, ch. 46, ann. I, article 23; la Loi sur les allocations aux anciens combattants, L.R.C. 1985, ch. W‑3, article 26; la Loi sur la pension de la fonction publique, L.R.C. 1985, ch. P‑36, paragraphes 42(10) et 42(11)). Si la Cour devait juger qu’un « avis erroné » pouvait être considéré comme ayant été donné chaque fois qu’une décision initiale refusant une prestation est par la suite infirmée par une autorité supérieure, d’où il s’ensuivrait le droit à une réparation pécuniaire, cela pourrait ouvrir la porte à un déluge de réclamations non seulement en vertu du RPC, mais aussi en vertu de toutes ces autres lois. Or, rien n’indique que telle ait été l’intention du législateur.

 

[71]           La juge Gauthier dans Jones, aussi bien que le juge Edgar Sexton de la Cour d’appel fédérale, s’exprimant au nom de la formation dans King CAF, ont mis en garde contre l’introduction d’une telle réparation sans égard pour ses incidences, non seulement sur le RPC, mais aussi sur les autres lois contenant des dispositions semblables à celles du paragraphe 66(4). À mon avis, le point de savoir s’il y a lieu de majorer d’intérêts les paiements rétroactifs de prestations est une question qu’il appartient au législateur de trancher expressément, après avoir pleinement tenu compte du coût et de la faisabilité d’une telle réparation dans le contexte du programme en question.

 

[72]           En outre, le point de vue que Mme Bartlett soutient sur cette question soulève de graves difficultés conceptuelles. Elle ne précise aucunement dans ses écritures la manière dont il conviendrait de calculer les intérêts en question dans son cas. À l’audience, elle a exprimé l’avis qu’on pourrait utiliser une moyenne du taux préférentiel sur la période applicable. Cependant, elle a aussi donné à entendre que ce qu’elle recherche sous le régime du paragraphe 66(4) est une mesure voisine de l’indemnisation délictuelle : elle veut en effet être placée dans la position qui aurait été la sienne n’eût été l’erreur administrative. Elle a invoqué les placements et investissements qui lui auraient été possibles, et les autres usages qu’elle aurait pu faire de ses prestations, si elle les avait touchées au moment où on aurait dû les lui verser. Mais elle n’a produit aucun élément de preuve tendant à établir de quelconques pertes de cette nature. Si le paragraphe 66(4) faisait au ministre l’obligation d’envisager la question sous cet angle, il devrait effectuer une enquête approfondie à propos de chaque demandeur pour établir les conséquences (prévisibles ou non) de l’omission de verser les prestations au moment où elles étaient exigibles. Mme Bartlett n’a produit devant la ministre ou la Cour aucun élément de preuve qui permettrait une telle évaluation. Cependant, il me semble que si le ministre était tenu sous le régime du paragraphe 66(4) de verser, et donc de calculer, des intérêts à titre d’indemnisation propre à « placer la personne en question dans la situation où cette dernière se retrouverait sous l’autorité de la présente loi s’il n’y avait pas eu avis erroné ou erreur administrative », il s’ensuivrait d’insolubles problèmes juridiques et pratiques. Le recours à une moyenne du taux préférentiel proposé par Mme Bartlett serait simplement une opération arbitraire, puisqu’il pourrait n’avoir aucun rapport avec le fait de placer un demandeur déterminé dans la position qui aurait été la sienne, en tout cas au sens où l’entend Mme Bartlett. C’est là à mon avis une autre raison pour laquelle le législateur ne peut avoir eu l’intention de prévoir l’attribution d’intérêts sous le régime du paragraphe 66(4) de cette manière et pour laquelle il lui appartient de régler lui‑même explicitement cette question, après un examen complet du coût et de la faisabilité d’une telle mesure de réparation.

 


 

 

JUGEMENT

 

LA COUR STATUE COMME SUIT :

 

1.                  La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

2.                  Le défendeur n’a pas demandé de dépens et il ne lui en est pas adjugé.

 

 

 

 

 

 

 

« James Russell »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    T‑1353‑10

 

INTITULÉ :                                                   LINDA BARTLETT

                                                                       

                                                                        et

                                                                       

                                                                        LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 10 mars 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LE JUGE RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 26 juillet 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Linda Bartlett,

 

POUR LA DEMANDERESSE

s’est représentée elle‑même

 

Allan Matte

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Linda Bartlett,

 

POUR LA DEMANDERESSE

s’est représentée elle‑même

 

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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