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Date : 20110726

Dossiers : IMM‑7348‑10

IMM‑7349‑10

Référence : 2011 CF 932

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 26 juillet 2011

En présence de madame la juge Bédard

 

 

ENTRE :

 

VECKQUETH NEROW STEPHENSON

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de deux décisions, toutes deux rendues par le même agent d’évaluation des risques avant renvoi (l’agent), le 30 novembre 2010.

 

[2]               Dans la première décision, l’agent a rejeté la demande d’évaluation des risques avant renvoi (demande d’ERAR) après avoir conclu qu’il n’avait pas été établi que le demandeur était exposé à un risque de persécution suivant l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch. 27 [LIPR], ou à un risque d’être soumis à la torture ou à des peines ou traitements cruels et inusités suivant l’article 97 de la LIPR. Le dossier IMM‑7348‑10 de la Cour porte sur cette décision.

 

[3]               Dans la deuxième décision, l’agent a rejeté la requête présentée par le demandeur en vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR en vue d’obtenir, pour des motifs d’ordre humanitaire, que sa demande de résidence permanente soit traitée au Canada, après avoir conclu que le demandeur n’avait pas démontré qu’il connaîtrait des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives s’il lui fallait demander la résidence de l’extérieur du pays. Le dossier IMM‑7349‑10 porte sur cette décision.

 

[4]               Les deux demandes de contrôle judiciaire ont été entendues ensemble. Les présents motifs concerneront les deux demandes et une copie en sera versée dans chacun des dossiers de la Cour.

 

I. Le contexte

 

[5]               Le demandeur est un citoyen de la Jamaïque, né le 24 octobre 1961. Il a commencé à avoir des problèmes de vision en 1995, alors qu’il avait 34 ans. En 1998, à la suite d’un accident, il a perdu toute vision dans l’œil gauche. À la même époque, il a reçu un diagnostic de glaucome. Sa vision résiduelle de l’œil droit s’est graduellement détériorée jusqu’à ce qu’il devienne finalement aveugle au sens de la loi.

 

[6]               Le demandeur est arrivé en juin 2000 au Canada, pays où sa mère et ses deux sœurs vivaient (elles étaient et demeurent des citoyennes canadiennes). En juillet 2004, il a déposé une demande d’asile alléguant qu’il était exposé à des risques en raison de son rôle antérieur dans la politique jamaïcaine. Sa demande a été rejetée en mai 2006.

 

[7]               En novembre 2006, le demandeur a déposé une demande CH, sollicitant la permission de présenter une demande de résidence permanente de l’intérieur du Canada. Le demandeur alléguait qu’il ferait l’objet de discrimination fondée sur sa déficience visuelle s’il retournait en Jamaïque. Il a aussi fait valoir qu’il était bien établi au Canada où il bénéficiait du soutien de sa famille et que, pour cette raison, l’exigence selon laquelle il devait solliciter la résidence permanente de l’étranger constituerait une difficulté importante.

 

[8]               En août 2008, le demandeur a déposé une demande d’ERAR. Il soutenait qu’il ferait l’objet de discrimination fondée sur sa déficience visuelle s’il était renvoyé en Jamaïque et que cette discrimination équivaudrait, cumulativement, à de la persécution. De plus, il faisait valoir qu’il n’aurait pas accès à des soins de santé adéquats en Jamaïque et que son intégrité physique et morale serait en conséquence menacée.

 

[9]               Le 3 février 2010, des décisions défavorables ont été rendues relativement aux demandes d’ERAR et CH du demandeur. Le demandeur a déposé une demande de contrôle judiciaire et, en vertu d’une ordonnance sur consentement des parties délivrée par la Cour fédérale le 19 octobre 2010 (dossier IMM‑2256‑10 et IMM‑2257‑10), les demandes d’ERAR et CH ont été renvoyées à un autre agent d’ERAR pour un nouvel examen.

 

II. Les décisions attaquées

 

[10]           Le 30 novembre 2010, la demande d’ERAR et la demande CH ont été de nouveau rejetées. Ce sont les décisions qui font l’objet du présent contrôle.

 

A. La décision relative à la demande d’ERAR (dossier IMM‑7348‑10)

 

[11]           L’agent a divisé son analyse en deux temps principaux : dans un premier temps, il a considéré le risque ayant trait de façon générale à la déficience visuelle du demandeur et, dans un deuxième temps, il a considéré les allégations du demandeur ayant trait aux soins de santé inadéquats fournis en Jamaïque.

 

[12]           En ce qui concerne la déficience visuelle, de façon générale, l’agent a conclu que le demandeur n’avait présenté qu’une preuve minimale à l’appui de son allégation selon laquelle il avait personnellement fait l’objet de discrimination en Jamaïque. Les allégations en cause concernaient plutôt en grande partie la situation de personnes dans une situation similaire : des Jamaïcains ayant une limitation fonctionnelle.

 

[13]           Bien qu’il ait pris acte du taux élevé de chômage parmi les Jamaïcains ayant une limitation fonctionnelle, l’agent a expliqué que les causes de ce chômage ne se réduisaient pas à la discrimination et comprenait l’inaccessibilité des lieux de travail ainsi que les bas niveaux de formation et d’expérience. De plus, l’agent a conclu que l’existence d’organisations telles que la « Jamaica Society for the Blind » (JSB) et le « Jamaica Council for Persons with Disabilities » démontrait que les autorités jamaïcaines et les organisations non gouvernementales (ONG) travaillaient à l’amélioration de la situation des personnes ayant une limitation fonctionnelle, et notamment des personnes ayant une déficience visuelle.

 

[14]           Selon l’agent, peu d’éléments de preuve ont été présentés sur la participation des personnes ayant une déficience visuelle dans la population active ou sur la discrimination à l’égard des personnes ayant une déficience visuelle en particulier.

 

[15]           L’agent a conclu que, bien qu’il soit possible que les personnes ayant une limitation fonctionnelle fassent l’objet de discrimination relativement à l’emploi et à l’éducation, la documentation disponible n’indiquait pas que cette discrimination était soutenue ou systémique au point de constituer de la persécution. Il a conclu que le demandeur n’avait pas présenté une preuve suffisante pour établir que les personnes ayant une déficience visuelle étaient exposées à la persécution en Jamaïque.

 

[16]           Sur la question des soins de santé, l’agent a fait ressortir que le sous‑alinéa 97(1)b)(iv) de la LIPR excluait les risques causés par l’incapacité d’un pays de fournir des soins de santé adéquats. Quoi qu’il en soit, l’agent a cité le Home Office du R.‑U. selon lequel le système de santé jamaïcain était capable de fournir des soins primaires, secondaires et tertiaires. L’agent a conclu que rien dans la preuve n’établissait que le gouvernement jamaïcain n’était pas disposé à fournir des services médicaux aux personnes ayant une limitation fonctionnelle.

 

[17]           Dans l’ensemble, l’agent a conclu que le demandeur n’avait pas démontré de manière suffisante l’existence de risques de persécution ou de torture, d’une menace à la vie ou de risques de traitements ou de peines cruels et inusités.

 

B. La décision relative à la demande CH (dossier IMM—7349‑10)

 

[18]           L’agent a divisé son analyse de la demande CH en deux temps : dans un premier temps, il a considéré les risques allégués par le demandeur et, dans un deuxième temps, il a considéré la question de l’établissement.

 

[19]           L’analyse de l’agent sur les risques allégués ayant trait à la déficience visuelle du demandeur était presque identique à celle à laquelle il avait procédé dans sa décision sur la demande d’ERAR. Cependant, l’agent est parvenu à la conclusion que le demandeur n’avait pas démontré qu’il était personnellement affecté par la discrimination en matière d’emploi et d’éducation et qu’il n’avait pas démontré de manière suffisante la discrimination sociale ou officielle généralisée dont les personnes ayant une déficience visuelle feraient particulièrement l’objet. En conséquence, l’agent n’était pas convaincu que le demandeur serait exposé à un risque équivalant à des difficultés inhabituelles et non justifiées ou excessives reposant sur sa déficience visuelle.

 

[20]           En ce qui concerne l’établissement, l’agent a déclaré que la question consistait à savoir si le demandeur avait établi des liens au Canada dont la rupture lui causerait des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives.

 

[21]           L’agent a conclu que le demandeur n’avait fait la preuve que d’une insertion minimale dans l’économie canadienne, et que le degré de son établissement en ce qui avait trait particulièrement à la population active, soit son emploi à temps partiel comme concierge, ne suffisait pas à lui seul pour justifier une exemption fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. L’agent a noté que le demandeur pourrait avoir accès en Jamaïque au type de services d’emploi assisté auquel il ne pouvait pas avoir accès au Canada en raison de son statut d’immigrant. L’agent n’était pas convaincu que les perspectives d’emploi du demandeur seraient défavorablement affectées par son départ du Canada.

 

[22]           L’agent a noté que le demandeur avait démontré les contributions importantes qu’il avait faites, grâce à son bénévolat, à des organisations de la collectivité. Il a déclaré que le demandeur, en dépit d’efforts louables, n’avait pas expliqué les difficultés qu’il connaîtrait s’il n’était plus lié à ces organisations. En tout état de cause, l’agent a estimé que rien ne démontrait que le demandeur ne pourrait plus poursuivre de telles activités dans la collectivité en Jamaïque.

 

[23]           L’agent s’est alors penché sur les liens du demandeur avec les membres canadiens de sa famille. Il a reconnu que la preuve démontrait que le demandeur dépendait dans une certaine mesure de sa mère et de ses sœurs. Cependant, il a conclu que peu d’éléments indiquaient le degré de cette dépendance et, à la lumière de son engagement dans la collectivité, il doutait que la déficience visuelle du demandeur l’empêche de prendre soin de lui‑même après son retour en Jamaïque.

 

[24]           Sur la question de savoir si le demandeur aurait accès à des soins de santé adéquats en Jamaïque, l’agent a noté que le système de santé jamaïcain était en mesure de fournir des soins médicaux primaires, secondaires et tertiaires et que, si les coûts constituaient un facteur, la famille du demandeur n’avait pas indiqué qu’elle serait incapable de continuer à le supporter financièrement.

 

[25]           L’agent n’était pas convaincu que le demandeur connaîtrait des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives s’il lui fallait demander la résidence permanente de l’extérieur du pays et il a, en conséquence, rejeté la demande d’exemption du demandeur.

 

III. Les questions en litige

 

[26]           Les demandes soulèvent plusieurs questions. La question suivante se rapporte aux deux demandes de contrôle judiciaire (soit IMM‑7348‑10 et IMM‑7349‑10) :

(1) L’agent a‑t‑il manqué à l’obligation d’équité procédurale du fait qu’il n’a pas communiqué certains documents sur la situation générale dans le pays et qu’il n’a pas donné au demandeur la possibilité de commenter ces documents?

 

[27]           Les demandes soulèvent également des questions particulières à chaque dossier :

 

La demande relative la décision sur la demande d’ERAR (IMM‑7348‑10)

(2) L’évaluation des risques à laquelle l’agent a procédé aux fins de la demande d’ERAR était‑elle erronée?

 

La demande relative à la décision sur la demande CH (IMM‑7349‑10)

(3)  L’évaluation des difficultés liées à la discrimination à laquelle l’agent a procédé aux fins de la demande CH était‑elle erronée?

(4)  L’évaluation des difficultés liées à l’accès du demandeur aux traitements médicaux à laquelle l’agent a procédé aux fins de la demande CH était‑elle erronée?

(5)  L’évaluation de l’établissement à laquelle l’agent a procédé aux fins de la demande CH était‑elle erronée?

 

[28]           À l’audience, l’avocat du demandeur a prié la Cour, si elle décidait d’accueillir l’une des demandes ou les deux, d’adjuger les dépens et de surseoir à la mesure de renvoi jusqu’à ce qu’une nouvelle décision soit rendue. Je traiterai de ces requêtes après mon examen des décisions sur la demande d’ERAR et sur la demande CH.

 

IV. La norme de contrôle

 

[29]           Les questions relatives à l’équité procédurale sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, par. 43, [2009] 1 RCS 339; Sketchley c Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, par. 53, [2006] 3 RCF 392). Pour cette raison, la première question, qui a trait au traitement de la preuve documentaire par l’agent, n’appelle pas de déférence envers le décideur.

 

[30]           Les autres questions commandent l’application de la norme de la raisonnabilité.

 

[31]           Il ressort de la jurisprudence que la norme de contrôle applicable à la décision d’un agent relative à une demande CH est celle de la raisonnabilité (Kisana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189, par. 18, [2010] 1 RCF 360). De même, la norme applicable au contrôle d’une décision d’ERAR est également celle de la raisonnabilité (Kanaku c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 394, par. 45, 176 ACWS (3d) 1122). Il est aussi bien établi que la même norme s’applique à l’appréciation de la preuve par le décideur (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190) [Dunsmuir]).

 

[32]           Le rôle de la Cour dans le cadre du contrôle d’une décision selon la norme de la raisonnabilité est énoncé dans Dunsmuir, précité au paragraphe 47 :

[…] La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

 

 

V. Analyse

 

Les dossiers IMM‑7348‑10 et IMM‑7349‑10

 

(1)  L’agent a‑t‑il manqué à l’obligation d’équité procédurale du fait qu’il n’a pas communiqué certains documents sur la situation générale dans le pays et qu’il n’a pas donné au demandeur la possibilité de commenter ces documents?

 

[33]           Le demandeur prétend que l’agent a manqué à l’obligation d’équité procédurale du fait qu’il s’est appuyé sur une preuve extrinsèque sur la situation générale dans le pays, à savoir des documents non soumis par les parties et qui ne se trouvaient pas non plus dans le Cartable de documentation nationale sur la Jamaïque de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, et que la possibilité ne lui a pas été donnée de présenter des observations écrites pour répondre à cette preuve.

 

[34]           En particulier, le demandeur fait état de quatre documents compris dans la liste des sources consultées à la fin de la décision sur la demande d’ERAR et dans la bibliographie à la fin de la décision sur la demande CH :

1.      « Freedom in the World 2010 – Jamaica », Freedom House (3 mai 2010).

2.      « JSB, Empowering the Blind for 50 Years », Jamaica Information Service (10 mars 2004).

3.      « Society for the Blind Sets Sights on Raising Funds », The Gleaner (12 juin 2010).

4.      « Jamaica Society for the Blind Needs Help », The Gleaner (18 juillet 2010).

 

[35]           Il est bien établi qu’un agent d’ERAR n’a pas à communiquer tous les documents sur lesquels il s’appuie pour évaluer une demande d’ERAR ou une demande CH. La Cour d’appel fédérale dans Mancia c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 3 CF 461, 161 DLR (4th) 488 (CA) [Mancia] a précisé ce qui est requis en matière de communication. Elle a indiqué que, lorsque l’agent entend se fonder sur une preuve qui se ne trouve pas normalement dans les centres de documentation, l’équité exige « que le demandeur soit informé de toute information inédite et importante faisant état d’un changement survenu dans la situation générale d’un pays si ce changement risque d’avoir une incidence sur l’issue du dossier » (Mancia, par. 22).

 

[36]           L’agent a fait référence au premier document intitulé « Freedom in the World 2010 – Jamaica », dans sa décision sur la demande d’ERAR de même que dans celle sur la demande CH, dans le cadre de son examen des risques de violence politique allégués par le demandeur dans sa demande d’asile initiale. Comme le demandeur n’a pas invoqué de tels risques à l’appui de ses demandes d’ERAR et CH, il serait difficile de soutenir que l’agent s’est appuyé sur des renseignements contenus dans le premier document, qui auraient pu avoir une incidence sur l’issue des demandes du demandeur. Pour cette raison, l’agent n’a pas commis d’erreur en ne communiquant pas ce document ou les renseignements qu’il contenait.

 

[37]           Les trois autres documents contestés sont des articles d’actualités sur la JSB. Ces articles décrivent le rôle de la JSB qui consiste à dispenser des formations d’acquisition d’habiletés ainsi que des conseils en recherche d’emploi et à offrir des outils et des installations aux personnes ayant une déficience visuelle en Jamaïque. Ils révèlent également que la JSB reçoit une partie de son financement du gouvernement jamaïcain, et une autre partie, du secteur privé. L’agent s’est fondé en partie sur ces articles, dans ses décisions sur les demandes d’ERAR et CH, pour conclure que les [traduction] « autorités jamaïcaines et les ONG travaillent à améliorer la situation des personnes ayant une limitation fonctionnelle, y compris les personnes ayant une déficience visuelle ».

 

[38]           Bien que je sois convaincue que ces articles particuliers ne faisaient pas partie du cartable de documentation normal pour la Jamaïque, j’estime que cette information ne constituait pas une « information inédite et importante faisant état d’un changement survenu dans la situation générale d’un pays » faisant ainsi naître l’obligation de communication énoncée dans Mancia, précité. Le rapport du Département d’État des É.‑U. intitulé « 2009 Human Rights Report: Jamaica », qui est versé dans le Cartable de documentation nationale relatif à la Jamaïque de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CDN), contenait des renseignements similaires. Il y est écrit :

[traduction] Le ministre du travail est responsable du « Jamaica Council for Persons with Disabilities », dont le budget était de 47 millions de dollars jamaïcains (500 000 dollars américains) en 2008‑2009. Le ministre est également responsable du « Early Stimulation Project », un programme éducatif pour les enfants ayant une limitation fonctionnelle, ainsi que de la « Abilities Foundation », un programme de formation professionnelle pour les personnes âgées ayant une limitation fonctionnelle.

 

 

[39]           Le juge Michel Beaudry, dans Jiminez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1078 (disponible sur CanLII) [Jiminez], a souligné que, s’agissant de l’obligation de communication d’un agent, il ne faut pas rechercher si le demandeur disposait du document contesté, mais plutôt s’il avait accès aux renseignements contenus dans ce document. En l’espèce, j’estime que les renseignements sur lesquels l’agent s’est appuyé – relatifs à l’existence d’organisations financées par le gouvernement et de programmes conçus pour améliorer la situation des personnes ayant une limitation fonctionnelle en Jamaïque – étaient accessibles au demandeur au moment de sa demande. Il se peut que l’existence de la JSB elle‑même ne soit pas mentionnée dans le CDN, mais il n’était pas difficile de trouver en furetant les renseignements de détail contenus dans les articles contestés. J’adopte les mots du juge Beaudry dans Jiminez, au paragraphe 19 :

Je conclus qu’il n’y a pas eu en l’espèce atteinte à l’équité procédurale. Les renseignements sur lesquels l’agente s’est fondée étaient largement accessibles et, même si les demandeurs n’ont pas lu l’article particulier qui nous occupe, il s’agissait d’un élément d’information qu’il aurait été facile de trouver en furetant. [...]

 

 

La demande relative à la décision sur la demande d’ERAR (IMM‑7348‑10)

 

(2)  L’évaluation des risques à laquelle l’agent a procédé aux fins de la demande d’ERAR était‑elle erronée?

 

[40]           Le demandeur soutient que l’agent a commis une erreur dans son analyse de la question de savoir si la discrimination dont les personnes ayant une déficience visuelle font l’objet en Jamaïque – en ce qui a trait à l’accès à l’éducation, à l’emploi et aux soins de santé – équivalait cumulativement à de la persécution aux fins de l’article 96 de la LIPR.

 

[41]           La discrimination n’équivaut pas toujours à de la persécution. Bien que le terme « persécution » ne soit pas défini dans la LIPR, la Cour suprême du Canada, dans Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, par. 63, 103 DLR (4th) 1, a défini ainsi la « persécution » : « violation soutenue ou systémique des droits fondamentaux de la personne démontrant l’absence de protection de l’État ». Par conséquent, la discrimination peut constituer de la persécution si elle satisfait à cette définition. C’est ce critère que l’agent a appliqué dans ses motifs.

 

[42]           Le demandeur soutient que l’agent a commis une erreur en tranchant que la preuve présentée était insuffisante pour conclure au caractère soutenu ou systémique de la discrimination à l’égard des personnes ayant une déficience visuelle en Jamaïque. Il invoque des éléments de preuve selon lesquels les personnes ayant une limitation fonctionnelle font l’objet de discrimination en termes d’accès à l’emploi, à l’éducation et aux soins de santé. Il souligne également qu’aucune loi n’interdit la discrimination à l’égard des personnes ayant une limitation fonctionnelle en Jamaïque. Au fond, le demandeur prie la Cour de procéder à une nouvelle appréciation de la preuve dont disposait l’agent et de substituer sa propre appréciation de la question de savoir si la discrimination dont les personnes ayant une déficience visuelle font l’objet en Jamaïque est soutenue ou systémique et constitue ainsi de la persécution. Ce n’est pas le rôle de la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire.

 

[43]           Tout en reconnaissant la persistance possible de la discrimination en matière d’emploi et d’éducation à l’égard des personnes ayant une limitation fonctionnelle en Jamaïque, l’agent n’était néanmoins pas convaincu qu’on avait établi l’existence d’une discrimination soutenue ou systémique, au sens de la définition énoncée dans Ward, à l’égard des personnes ayant une déficience visuelle. Il a expliqué que le demandeur s’appuyait presque exclusivement sur des éléments de preuve ayant trait à des individus dans une situation similaire et non sur des éléments de preuve ayant trait à sa propre expérience personnelle en Jamaïque. Ces éléments de preuve objectifs ne l’ont pas convaincu, à cause de leur caractère général – et parce qu’ils avaient trait à l’emploi et à l’éducation des personnes ayant une limitation fonctionnelle en général et non particulièrement à la situation des personnes ayant une déficience visuelle. En dernière analyse, étant donné l’existence d’organisations financées par le gouvernement et œuvrant à améliorer la situation des personnes ayant une déficience visuelle, l’agent a conclu que le critère relatif à la persécution énoncé dans Ward n’était pas rempli. Je ne puis conclure au caractère déraisonnable de cette appréciation de la preuve.

 

[44]           Le demandeur conteste également des aspects particuliers de l’analyse de l’agent.

 

[45]           Premièrement, il fait valoir que l’agent a conclu de manière déraisonnable que le « Jamaica Council for Persons with Disabilities » (JCPD) et le JSB pouvaient lui assurer une protection. Il soutient que le mandat de ces organisations est d’offrir des services de réhabilitation et de consultation en recherche d’emploi, non d’assurer une protection.

 

[46]           Cependant, la question était de savoir si la discrimination alléguée par le demandeur constituait véritablement une « violation soutenue ou systémique des droits fondamentaux de la personne ». L’agent n’a pas conclu que le JCPD et le JSB [traduction] « protégeraient » le demandeur contre la discrimination; il a plutôt conclu que l’existence de ces organisations démontrait que les autorités jamaïcaines tentaient d’améliorer la situation des personnes ayant une déficience visuelle. Il n’était pas déraisonnable de la part de l’agent de tenir compte de l’existence d’organisations financées par le gouvernement qui offrent des services aux personnes ayant une limitation fonctionnelle et œuvrent à améliorer le sort de ceux‑ci dans la société aux fins de déterminer si la discrimination est véritablement soutenue ou systémique et constitue de la persécution. Je ne décèle aucune erreur dans l’appréciation de l’agent à cet égard.

 

[47]           Deuxièmement, le demandeur soutient que l’agent a commis une erreur lorsqu’il a affirmé que la discrimination n’était pas la seule cause du taux élevé du chômage parmi les personnes ayant une limitation fonctionnelle en Jamaïque. Le demandeur fait valoir que les autres facteurs relevés par l’agent – les bas niveaux de formation et d’expériences et l’inaccessibilité des lieux de travail – résultent tous, au fond, de la discrimination.

 

[48]           Il se peut que l’agent ait voulu faire une distinction entre les employeurs qui exercent une discrimination directe fondée sur la limitation fonctionnelle d’une personne et des formes plus indirectes de discrimination. Néanmoins, je suis d’accord avec le demandeur qu’il serait erroné de ne pas reconnaître que l’accès restreint des personnes ayant une limitation fonctionnelle à la formation, ou même à certains lieux de travail, puisse bel et bien résulter de la discrimination. Cependant, si l’affirmation de l’agent selon laquelle [traduction] « les causes du taux de chômage [élevé] parmi les personnes ayant une limitation fonctionnelle comprennent, outre la discrimination, l’inaccessibilité des lieux de travail et les bas niveaux de formation et d’expérience » m’apparaît effectivement problématique, je ne peux conclure qu’elle rende déraisonnable l’entièreté de son analyse sur la persécution. La conclusion principale de l’agent – que vu l’existence d’organisations financées par le gouvernement ayant vocation d’aider les personnes ayant une déficience visuelle, et vu la nature générale des éléments soumis par le demandeur, la preuve présentée n’était pas suffisante pour démontrer que le demandeur ferait l’objet d’une discrimination équivalant à une violation soutenue ou systémique des droits fondamentaux de la personne – n’est pas mise à mal.

 

[49]           Troisièmement, le demandeur conteste la conclusion de l’agent selon laquelle peu d’éléments de preuve ont été présentés concernant la participation particulière des personnes ayant une déficience visuelle dans la population active. Il soutient que le taux de chômage de 73 % parmi les personnes ayant une limitation fonctionnelle, cité dans la preuve présentée à l’agent, comprenait les personnes ayant une déficience visuelle. Cela est peut‑être vrai, mais il n’était pas déraisonnable de la part de l’agent d’être préoccupé par la généralité de cette preuve. Il incombait au demandeur de démontrer qu’il serait persécuté à son retour en Jamaïque. Quoiqu’il ait eu droit de s’appuyer sur des éléments de preuve relatifs à des individus dans une situation semblable, plus ces éléments portent spécifiquement sur les circonstances particulières du demandeur, plus ils sont convaincants. Le demandeur a inclus dans ses observations un article de journal qui mettait en relief le cas d’une femme ayant une déficience visuelle qui avait été incapable de trouver du travail. Cependant, cet élément anecdotique ne peut guère être considéré comme une preuve des [traduction] « tendances de la participation dans la population active » [non souligné dans l’original] des personnes ayant une déficience visuelle.

 

[50]           Enfin, le demandeur fait valoir que l’agent a commis une erreur en considérant la preuve relative aux soins de santé inadéquats. Il invoque la preuve documentaire dont disposait l’agent, qui indiquait que le système de santé jamaïcain manquait de services spécialisés pour les personnes ayant une limitation fonctionnelle.

 

[51]           Le sous‑alinéa 97(1)b)(iv) de la LIPR prévoit que le revendicateur qui allègue une menace à sa vie ou un risque de traitements ou de peines cruels et inusités n’a pas qualité de personne à protéger, lorsque ce risque résulte de l’« incapacité » de son pays d’origine de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats. La Cour d’appel fédérale dans Covarrubias c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 365, [2007] 3 RCF 169 [Covarrubias], a interprété le terme « incapacité » comme étant assez large pour comprendre l’incapacité qui résulte d’une décision de bonne foi, prise pour des raisons légitimes de politique et de priorités financières, de ne pas fournir de soins.

 

[52]           L’agent a renvoyé au sous‑alinéa 97(1)b)(iv) de la LIPR et à Covarrubias pour conclure qu’il n’y avait [traduction] « pas d’éléments suffisants pour conclure que l’affectation des soins de santé en Jamaïque [répondait] à d’autres critères que les priorités financières ». Il incombait au demandeur de démontrer que le manque de services spécialisés résultait d’une cause autre qu’une raison légitime de politique ou de priorités financières (Covarrubias, par. 41). Le demandeur n’a soumis aucune preuve à cet égard et, pour cette raison, la conclusion à laquelle est parvenu l’agent au titre de l’article 97 de la LIPR était raisonnable.

 

[53]           Le demandeur soutient aussi que, abstraction faite de la question de l’article 97, le manque de services spécialisés pour les personnes ayant une limitation fonctionnelle tend également à démontrer une discrimination systémique suffisante, lorsqu’on l’ajoute à la discrimination en matière d’emploi et d’éducation, pour constituer de la persécution au sens de l’article 96 de la LIPR. Il soutient que l’absence de services spécialisés a un effet disproportionné sur les personnes ayant une limitation fonctionnelle et qu’elle constitue, pour cette raison, une forme de discrimination indirecte.

 

[54]           Bien que l’agent n’ait pas expressément traité de la question de la discrimination indirecte, il est clair qu’il n’était pas convaincu que le demandeur recevrait des soins médicaux inadéquats en Jamaïque. L’agent a cité le Home Office du R.‑U. selon lequel le système de santé jamaïcain était capable de fournir des soins primaires, secondaires et tertiaires et que le gouvernement jamaïcain accordait un certain niveau d’aide financière à cet égard. Cela étant, il n’était pas déraisonnable, pour l’agent, de conclure que le demandeur n’avait pas démontré qu’il recevrait des traitements inadéquats pour son glaucome s’il devait retourner en Jamaïque.

 

[55]           Dans l’ensemble, je conclus que l’agent n’a pas commis d’erreur dans son évaluation des risques aux fins de la demande d’ERAR. Pour ce motif, la demande de contrôle judiciaire de la décision sur la demande d’ERAR est rejetée. Les questions restantes ont trait uniquement à la décision CH.

 

La demande relative à la décision sur la demande CH (IMM‑7349‑10)

 

(3) L’évaluation des difficultés liées à la discrimination à laquelle l’agent a procédé aux fins de la demande CH était‑elle erronée?

 

[56]           Le demandeur fait valoir que l’agent a commis une erreur en tranchant que la preuve de la discrimination était insuffisante pour justifier la conclusion que le demandeur serait exposé à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives s’il était tenu de présenter sa demande de résidence permanente de l’étranger.

 

[57]           Le demandeur soutient que l’agent a commis une erreur en concluant que la discrimination dont les personnes ayant une limitation fonctionnelle font l’objet en Jamaïque n’était pas systémique ou généralisée. Il invoque les mêmes éléments de preuve sur la discrimination que ceux qu’il a invoqués pour la décision sur la demande d’ERAR. Comme pour la demande d’ERAR, le demandeur prie la Cour de procéder à une nouvelle appréciation de la preuve. Cette fois‑ci, il demande à la Cour de substituer sa propre appréciation de la question de savoir si la discrimination dont les personnes ayant une déficience visuelle font l’objet en Jamaïque était assez généralisée pour justifier la conclusion qu’il serait exposé à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives. De nouveau, tel n’est pas le rôle de la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire.

 

[58]           L’agent s’est montré préoccupé du fait que le demandeur n’avait pas démontré qu’il serait personnellement affecté par la discrimination en Jamaïque. La preuve objective sur la discrimination ne l’a pas convaincu, à cause de son caractère général – parce qu’elle portait sur les personnes ayant une limitation fonctionnelle en général, et non sur les personnes ayant une déficience visuelle en particulier. En dernière analyse, vu l’existence d’organisations financées par le gouvernement qui œuvrent à améliorer la situation des personnes ayant une déficience visuelle, l’agent a conclu que la preuve sur la discrimination généralisée dont ces personnes feraient l’objet ne permettait pas de conclure que le demandeur ferait face à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives. Je ne puis conclure que cette appréciation de la preuve était déraisonnable.

 

[59]           Le demandeur allègue les mêmes erreurs particulières que celles qu’il a alléguées relativement à la décision sur la demande d’ERAR. Bien que le critère à appliquer soit différent – au lieu de rechercher si la discrimination équivaut à de la persécution, il faut, dans le contexte d’une demande CH, se pencher sur les difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives – les motifs exposés ci‑dessus relativement à ces points s’appliquent également dans le contexte d’une demande CH. En dernière analyse, je conclus que le traitement par l’agent de la preuve relative à la discrimination était raisonnable.

 

(4)  L’évaluation des difficultés liées à l’accès du demandeur aux traitements médicaux à laquelle l’agent a procédé aux fins de la demande CH était‑elle erronée?

 

[60]           Le demandeur soutient que l’agent a commis une erreur en concluant qu’il y avait peu d’éléments de preuve pour établir que les traitements médicaux accessibles au demandeur en Jamaïque seraient inadéquats.

 

[61]           Il fait valoir qu’il ressort de sa preuve par affidavit qu’il ne recevait pas des traitements appropriés avant son arrivée au Canada. Certes, le demandeur a déclaré dans son affidavit que sa vue s’était détériorée quand il était en Jamaïque parce qu’[traduction] « il ne recevait pas des traitements appropriés », mais il a également précisé que c’était parce qu’il avait des difficultés à payer les gouttes ophtalmiques nécessaires. Le traitement était disponible, mais le demandeur ne pouvait se le payer. L’agent a indiqué relativement à cette préoccupation : [traduction« Si le coût est un facteur, la famille du demandeur n’a pas indiqué qu’elle ne pourrait pas continuer à [le] supporter comme elle le fait actuellement ». Je ne puis conclure que la conclusion de l’agent à cet égard était déraisonnable.

 

[62]           De plus, le demandeur invoque la preuve sur la situation générale dans le pays, selon laquelle des services de santé destinés spécifiquement aux personnes ayant une limitation fonctionnelle ne sont pas disponibles en Jamaïque. Je ne puis conclure que les motifs de l’agent pour rejeter les préoccupations médicales du demandeur sont déraisonnables du simple fait qu’il n’a pas donné d’indication générale sur les services de santé fournis aux personnes ayant une limitation fonctionnelle. L’agent disposait d’éléments de preuve selon lesquels les personnes souffrant du glaucome avaient accès à des traitements. On peut présumer que ces éléments de preuve précis l’ont emporté sur les éléments de preuve plus généraux du demandeur. En tout état de cause, l’agent a également noté que, selon le rapport du Home Office du R.‑U., le système de santé jamaïcain avait la capacité de fournir des soins primaires, secondaires et tertiaires.

 

[63]           En dernière analyse, je ne puis conclure que l’agent a commis une erreur dans son examen relatif au caractère approprié et à l’accessibilité des soins médicaux en Jamaïque.

 

(5)  L’évaluation de l’établissement à laquelle l’agent a procédé aux fins de la demande CH était‑elle erronée?

 

[64]           Le demandeur soutient que l’évaluation à laquelle l’agent a procédé en ce qui a trait à son établissement au Canada était déraisonnable.

 

[65]           Premièrement, le demandeur fait valoir que l’agent n’a pas considéré de manière appropriée son degré de dépendance à l’égard de sa famille au Canada (soit sa mère, ses deux sœurs, ainsi que sa nièce et son neveu). Il fait valoir que, contrairement à la déclaration de l’agent selon laquelle il y avait [traduction] « peu d’éléments de preuve sur son degré d’autonomie ou sur les activités que les membres de sa famille accomplissaient régulièrement pour lui », des informations précises importantes ont en fait été présentées à cet égard. Le demandeur soutient en outre que, non seulement l’agent a omis de considérer la preuve présentée sur sa dépendance, mais il n’a tenu aucun compte du fait qu’aucun membre de sa famille ne pourrait lui fournir ce type de support en Jamaïque. Je suis d’accord.

 

[66]           Bien que l’agent ait bel et bien reconnu qu’[traduction] « il est possible que le manque d’autonomie ait entraîné une certaine dépendance envers sa famille au Canada », je conclus que l’agent a sous‑évalué de manière déraisonnable cette dépendance. Il est parvenu à sa conclusion selon laquelle il y avait « peu d’éléments de preuve » sur le degré d’autonomie du demandeur ou sur le support fourni par sa famille au Canada sans tenir compte de manière appropriée de la preuve dont il disposait.

 

[67]           Le dossier démontrait clairement que le demandeur dépendait de sa mère pour l’emploi : le seul travail qu’il avait pu obtenir, en raison de sa limitation fonctionnelle, était celui que lui donnait sa mère. Il démontrait aussi que le demandeur dépendait de sa mère pour le logement : il vivait dans un immeuble d’habitation dont elle était propriétaire et il [traduction] « contribu[ait] » en payant 260 dollars par mois. Le dossier révélait en outre que le demandeur habitait très près de sa mère et de ses deux sœurs, puisqu’il vivait dans le même immeuble où ils étaient voisins, pour lui fournir de l’assistance ayant trait à sa limitation fonctionnelle, en lui rendant par exemple des services comme faire ses emplettes ou l’amener à ses rendez‑vous médicaux, l’aider à accomplir ses tâches quotidiennes comme s’habiller et, plus généralement, veiller à sa sécurité. Les membres de sa famille ont fait ressortir dans plusieurs lettres que le demandeur dépendait beaucoup d’eux. Il convient également de noter que le dossier dont disposait l’agent démontrait que le demandeur avait besoin de sa famille pour un appui émotionnel très nécessaire également.

 

[68]           Non seulement l’agent a‑t‑il omis de considérer de manière appropriée la preuve à laquelle il est fait référence ci‑dessus sur la dépendance, mais il n’a pas tenu compte de ce que, en Jamaïque, le demandeur n’aurait pas sa famille pour lui accorder un support similaire. Le seul membre de la famille du demandeur en Jamaïque est son vieux père, qui ne peut pas lui donner de soins. Le Guide IP 5 de Citoyenneté et Immigration Canada indique que l’agent d’immigration doit tenir compte des « membres de la famille qui restent dans le pays d’origine ». J’estime que cette considération est particulièrement importante dans le cas du demandeur. À cet égard, je relève la preuve par affidavit du demandeur quant à la situation dans laquelle il se trouvait auparavant (antérieurement à sa venue au Canada en 2000) à titre d’homme aveugle vivant sans le support de sa famille en Jamaïque :

[traduction] Je vivais seul dans une petite pièce dont le toit n’était pas étanche. Mes effets personnels se faisaient mouiller lorsqu’il pleuvait. Les conditions de vie étaient très mauvaises. C’était infesté de rats et de coquerelles. Ce n’était pas salubre. La pièce n’était pas très sûre, parce qu’il n’était pas possible de verrouiller les fenêtres. Il était facile de rentrer par effraction dans ma maison. Certains de mes effets personnels disparaissaient.

 

 

[69]           Les motifs pour lesquels l’agent n’a pas estimé que le demandeur serait exposé à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives s’il était contraint de quitter le réseau de soutien de sa famille au Canada sont dépourvus de justification, de transparence et d’intelligibilité. Pour cette raison, j’estime que la décision de l’agent sur la demande CH était dans son ensemble déraisonnable.

 

[70]           Pour tous les motifs ci‑dessus, la demande de contrôle judiciaire de la décision sur la demande d’ERAR sera rejetée et la demande de contrôle judiciaire sur la demande CH sera accueillie.

 

VI. Les dépens

 

[71]           Le demandeur me prie d’adjuger les dépens. Il soutient qu’il existe des « raisons spéciales » dans son cas pour justifier l’adjudication des dépens en vertu de l’article 22 des Règles des cours fédérales en matière d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93‑22 [les Règles]. En particulier, le demandeur soutient que, comme c’est la deuxième fois qu’il doit présenter une demande de contrôle judiciaire relativement à des décisions défavorables sur une demande d’ERAR et une demande CH, et que le deuxième agent a répété les erreurs commises par le premier, il devrait avoir droit aux dépens. Le demandeur s’appuie sur les commentaires suivants faits par la juge Eleanor Dawson, alors juge à la Cour fédérale, dans Johnson c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1262, par. 26, 175 FRT 316 : « On peut conclure à des raisons spéciales si une partie a inutilement ou de façon déraisonnable prolongé l’instance ou lorsqu’une partie a agi d’une manière qui peut être qualifiée d’inéquitable, d’oppressive, d’inappropriée ou de mauvaise foi ».

 

[72]           L’avocat du défendeur soutient que le cas du demandeur ne justifie pas l’adjudication des dépens. Il fait ressortir que l’ordonnance annulant les décisions initiales sur la demande d’ERAR et la demande CH avait été rendue sur consentement et que, pour cette raison, elle ne comportait pas de motifs. Par conséquent, rien n’étaye l’argument du demandeur selon lequel l’agent a commis, en rendant les décisions qui font l’objet du présent contrôle, les « mêmes erreurs » que celles qui avaient été commises relativement aux décisions initiales. Il soutient en outre que rien ne démontre que le défendeur ou que lui, à titre d’avocat, a agi d’une manière justifiant l’adjudication de dépens. Je suis d’accord.

 

[73]           Rien n’étaye l’argument du demandeur selon lequel l’agent, en rendant sa décision sur la demande CH qui fait l’objet du présent contrôle, a commis les mêmes erreurs que celles qui avaient été faites par l’agent qui avait rendu la décision initiale sur la demande CH. L’argument principal du demandeur est que les décisions initiales ont été renvoyées pour nouvel examen sur consentement parce que l’agent initial avait erronément considéré une preuve extrinsèque sans lui accorder la possibilité de répondre à la preuve. Étant donné ma conclusion selon laquelle l’agent n’a pas commis une telle erreur en rendant les décisions qui font l’objet du présent contrôle, les arguments du demandeur en ce qui a trait à des « raisons spéciales » sont sans fondement.

 

[74]           La juge Anne Mactavish dans Singh Dhaliwal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 201, par. 29 à 33 (disponible dans CanLIII), a récemment donné un résumé des principes ayant trait à l’adjudication des dépens dans les instances en matière d’immigration :

[29]      Des dépens ne sont généralement pas accordés dans les instances en matière d’immigration qui se déroulent devant notre Cour. L’article 22 des Règles des cours fédérales en matière d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93‑22, prévoit que, « [s]auf ordonnance contraire rendue par un juge pour des raisons spéciales, la demande d’autorisation, la demande de contrôle judiciaire ou l’appel introduit en application des présentes règles ne donnent pas lieu à des dépens ».

 

[30]      Le critère de l’existence des « raisons spéciales » est rigoureux et chaque cas dépend de ses faits particuliers : Ibrahim c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1342, [2007] A.C.F. no 1734, au paragraphe 8.

 

[31] Notre Cour a conclu que des raisons spéciales existaient lorsqu’une partie a agi de mauvaise foi ou d’une manière qui peut être qualifiée d’inéquitable, d’oppressive ou d’inappropriée : voir Manivannan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1392, [2008] A.C.F. no 1754, au paragraphe 51.

 

[32] La Cour a toutefois aussi déjà considéré que des « raisons spéciales » existaient lorsqu’une conduite a prolongé inutilement ou de façon déraisonnable l’instance : voir, par exemple, John Doe c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 535, [2006] A.C.F. no 674; Johnson c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1262, [2005] A.C.F. no 1523, au paragraphe 26; Qin c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 1154, [2002] A.C.F. no 1576. À mon avis, c’est le cas en l’espèce.

 

[33] Le simple fait qu’une demande de contrôle judiciaire présentée en matière d’immigration est contestée et que le tribunal est ensuite réputé avoir commis une erreur ne donne pas naissance à une « raison spéciale » justifiant l’adjudication des dépens. […]

 

[voir aussi Ndungu c. Canada (Citizenship and Immigration), 2011 FCA 208 (disponible dans CanLII)]

 

 

[75]           Les erreurs commises par le second agent dans son appréciation de la preuve présentée à l’appui de la demande CH du demandeur sont malheureuses, mais à mon avis elles ne constituent des « raisons spéciales » au sens où l’entendent notre Cour et la Cour d’appel fédérale.

 

VII. Le sursis

 

[76]           Le demandeur me prie en outre de surseoir à la mesure de renvoi jusqu’à ce que nouvelle décision soit rendue relativement à sa demande CH. Le défendeur s’oppose à cette requête.

 

[77]           Je ne vois aucune raison de surseoir à la mesure de renvoi à ce stade. Je ne vois pas même sur quelle base juridique la Cour pourrait fonder sa compétence pour connaître d’une telle demande de sursis. La compétence de la Cour à l’égard des présentes demandes de contrôle judiciaire s’éteindra avec le prononcé du présent jugement et la Cour deviendra ex officio. La Cour n’a aucune compétence résiduelle relativement au processus qui mènera à une nouvelle décision sur la demande CH.

 

[78]           Aucune question de portée générale à certifier n’a été proposée et aucune n’est soulevée.

 


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que :

1.         Dans le dossier IMM‑7348‑10, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2.         Dans le dossier IMM‑7349‑10, la décision de l’agent d’ERAR datée du 30 novembre 2010 est annulée et l’affaire est renvoyée à Citoyenneté et Immigration Canada pour qu’un autre agent d’immigration procède à un nouvel examen.

3.         Les dépens ne sont pas adjugés.

4.         Aucune question de portée générale n’est certifiée.

5.         Une copie des présents motifs sera versée dans les dossiers IMM‑7348‑10 et IMM‑7349‑10 de la Cour.

 

 

« Marie‑Josée Bédard »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑7348‑10 et IMM‑7349‑10

 

INTITULÉ :                                                  VECKQUETH NEROW STEPHENSON. c. MCI

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 19 juillet 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                        LA JUGE MARIE‑JOSÉE BÉDARD

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 26 juillet 2011

 

 

COMPARUTIONS :

 

Tatiana Gomez

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Daniel Latulippe

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Tatiana Gomez

Montréal (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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