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Date : 20110722


Dossier : IMM-57-11

Référence : 2011 CF 923

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

ENTRE :

YUNETSY GARCIA LUZBET

 

demanderesse

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

 

LE JUGE HARRINGTON

 

[1]               Mme Luzbet est une avocate au service de l’État cubain et elle conseillait des entreprises d’État; dans la présente affaire, il s’agissait d’une entreprise de camionnage qui livrait des denrées alimentaires à des établissements de vacances accueillant des touristes étrangers. Un chauffeur avait refusé de faire une livraison parce qu’il avait déjà fait trop d’heures de travail et qu’il était trop fatigué pour conduire en toute sécurité. En prenant sa défense, elle avait suscité la colère de la direction. Elle soutient avoir été persécutée et ne pas pouvoir rentrer dans son pays parce que son visa de sortie cubain a été obtenu de manière frauduleuse et, en tout état de cause, parce qu’elle a dépassé le délai prescrit.

 

[2]               Il s’agit du contrôle judiciaire de la décision par laquelle un commissaire de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR) a rejeté la demande de Mme Luzbet.

 

[3]               L’affaire soulève trois questions. La première consiste à savoir si le commissaire a censément omis de tenir compte du fait qu’à Cuba, les gestes de Mme Luzbet n’ont pas seulement donné lieu à un différend entre employeur et employé; ils lui ont conféré un profil politique des plus défavorables. La deuxième est celle de savoir si le commissaire a commis une erreur en droit au sujet d’une loi cubaine d’application générale – la loi relative aux visas de sortie – en omettant de tenir compte du fait que Mme Luzbet serait considérée comme un danger pour l’État parce qu’elle avait quitté le pays sans un visa approprié. La troisième question était une crainte de partialité possible de la part du décideur.

 

La justice naturelle

 

[4]               C’est l’allégation de partialité qu’il convient de régler en premier. Si cette allégation est fondée, il y a lieu d’infirmer la décision car il n’appartient pas à la Cour de se demander si un autre décideur serait arrivé à la même conclusion sur le fond de la demande (Cardinal c. Établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643, [1985] A.C.S. no 78 (QL)).

 

[5]               Pour cette question, la Cour n’a pas à faire preuve de déférence envers le décideur. Même si certains disent que la norme de contrôle applicable est la décision correcte, à strictement parler, la norme de contrôle ne s’applique pas du tout aux questions de justice naturelle (Syndicat canadien de la fonction publique (S.C.F.P.) c. Ontario (Ministre du Travail), 2003 CSC 29, [2003] 1 R.C.S. 539).

 

[6]               Ce n’est qu’au début de l’audience de la SPR que l’avocate de Mme Luzbet a appris l’identité du commissaire qui allait trancher l’affaire. Elle a aussitôt demandé que celui-ci se récuse. La raison de cette demande était que l’avocate de Mme Luzbet représentait une autre avocate qui avait porté plainte contre le commissaire dans le cadre d’une autre affaire. Cette avocate soutenait qu’elle avait été intimidée par lui. Aucune décision sur la plainte n’avait été rendue à l’époque de la tenue de l’audience de Mme Luzbet, ni même au moment de l’audition du présent contrôle judiciaire.

 

[7]               Le commissaire a refusé de se récuser et a déclaré qu’il motiverait ce refus dans sa décision. Selon l’avocate de Mme Luzbet, cela a aggravé la crainte de partialité car un commissaire n’est pas censé motiver sa décision quand une demande d’asile d’une personne originaire de Cuba est accueillie, mais uniquement quand elle est refusée. Elle soutient que les remarques du commissaire donnaient à penser que l’issue était prédéterminée et que les questions que le commissaire avaient posées lors de l’audience étaient axées sur cette issue.

 

[8]               Il ne s’agit pas ici d’un cas de partialité réelle, mais plutôt de crainte de partialité. Il faut non seulement que justice soit rendue, mais qu’il soit manifeste qu’elle l’a été. L’énoncé classique qui circonscrit la crainte de partialité est celle du juge de Grandpré dans l’arrêt Committee for Justice and Liberty c. Canada (L’Office national de l’énergie), [1978] 1 R.C.S. 369; [1976] A.C.S. no 118 (QL), où il a déclaré ce qui suit, aux pages 394 et 395 du recueil :

La Cour d’appel a défini avec justesse le critère applicable dans une affaire de ce genre. Selon le passage précité, la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d’une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle-même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet. Selon les termes de la Cour d’appel, ce critère consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. […] »

Je ne vois pas de différence véritable entre les expressions que l’on retrouve dans la jurisprudence, qu’il s’agisse de « crainte raisonnable de partialité », « de soupçon raisonnable de partialité », ou « de réelle probabilité de partialité ». Toutefois, les motifs de crainte doivent être sérieux et je suis complètement d’accord avec la Cour d’appel fédérale qui refuse d’admettre que le critère doit être celui d’« une personne de nature scrupuleuse ou tatillonne ».

 

[9]               En parlant de la crainte raisonnable de partialité en rapport avec un commissaire de la CISR, le juge Mosley a dit ce qui suit, dans la décision Arrachch c. Canada (MCI), 2006 CF 999; 299 FTR 1 :

[20]           Une allégation de partialité, surtout réelle et non simplement appréhendée, portée à l’encontre d’un tribunal, est une allégation sérieuse. Elle met en doute l’intégrité du tribunal et des membres qui ont participé à la décision attaquée. Elle ne peut être faite à la légère. Elle ne peut reposer sur de simples soupçons, de pures conjectures ou encore de simples impressions d’un demandeur ou de son procureur. Elle doit être étayée par une preuve concrète qui fait ressortir un comportement dérogatoire à la norme : Arthur c. Canada (Procureur général), 2001 CAF 223, (2001), 283 N.R. 346.

 

[10]           Les motifs du commissaire montrent qu’il avait une connaissance approfondie de la jurisprudence. Il a fait remarquer qu’il s’était engagé par un serment professionnel à exercer ses fonctions de manière impartiale. Il a fait référence au Code de déontologie des commissaires de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, qui souligne l’importance de l’honnêteté, de la bonne foi et de la transparence.

 

[11]           La section 29 de ce Code indique ce qui suit :

Les commissaires ne doivent pas se laisser influencer par des considérations externes ou indues lorsqu’ils statuent sur un cas. Ils doivent rendre leurs décisions libres de toute influence indue de la part de personnes, d’institutions, de groupes d’intérêt ou du processus politique.

 

[12]           À mon avis, les faits de l’espèce ne donnent pas lieu à une crainte raisonnable de partialité de la part de personnes sensées et raisonnables. Il est hautement conjectural de laisser entendre que le fait que le commissaire ait dit qu’il motiverait la raison pour laquelle il refusait de se récuser dans la décision écrite à suivre était le signe que sa décision était déjà arrêtée à l’encontre de Mme Luzbet. Habituellement, il n’est pas nécessaire de motiver une décision lorsqu’une demande d’asile émanant d’un citoyen de Cuba est accueillie, mais il est toujours loisible au commissaire de le faire, quelle que soit l’issue de sa décision. La Cour, à cause d’une question de planification et de contraintes temporelles, rend souvent des décisions, qui sont suivies plus tard des motifs écrits.

 

[13]           Il n’y avait rien de déraisonnable dans les questions que le commissaire a posées. Mme Luzbet peut fort bien croire que le différend qu’elle avait eu avec son employeur avait rehaussé son profil politique et l’amènerait à être persécutée, mais le commissaire avait parfaitement le droit de mettre à l’épreuve cette opinion. En fait, c’était son devoir de le faire.

 

[14]           Enfin, comme le droit au service d’un avocat est à ce point ancré dans notre société, je ne puis accepter que l’on fasse preuve de partialité à l’encontre d’une avocate et, par ricochet, de sa cliente, juste parce qu’elle représente une autre avocate qui s’est plainte de la conduite du même commissaire à une autre audience.

 

Mme Luzbet est-elle une réfugiée?

 

[15]           Il me semble curieux que le directeur de l’entreprise de camionnage et les membres haut placés du Parti communiste n’aient pas souscrit à l’avis de Mme Luzbet selon lequel un chauffeur qui avait été au volant de son véhicule pendant vingt heures consécutives ne devait pas reprendre la route. Leur position, comme Mme Luzbet l’a relatée, est que le chauffeur était obligé de travailler dans l’intérêt de l’État afin de garantir que l’industrie touristique était convenablement servie. J’aurais pensé que le risque d’un accident, qui aurait pu non seulement blesser ou tuer le chauffeur en question, mais aussi les chauffeurs et les passagers d’autres véhicules, lesquels passagers auraient pu inclure des touristes, aurait été plus préjudiciable à l’industrie touristique. Son avis a en fait été utile à l’État; cependant, aucune conclusion défavorable générale quant à la crédibilité n’a été tirée contre elle.

 

[16]           Les représailles exercées pour son avis juridique indésirable ont été que son travail a été surveillé de plus près, que certains dossiers lui ont été enlevés, qu’on lui a donné à faire des tâches peu importantes et qu’elle a été régulièrement interrogée. Ces incidents n’équivalent pas à de la persécution. En fait, au cours des quatre mois suivants, l’obligation qu’elle avait de rendre des comptes est passée d’une fois par jour à une fois par semaine, et aucune sanction officielle n’a été prise contre elle. Il n’était donc pas déraisonnable, au sens de l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] A.C.S. no 9 (QL), de conclure qu’elle n’était pas persécutée du fait d’opinions politiques contraires à celles de l’État, ou pour tout autre motif.

 

[17]           Elle affirme que son visa de sortie cubain a été obtenu illégalement, mais les circonstances de cette affaire, y compris le fait qu’elle a signé des documents qui ont été traités par un ami, sont telles qu’il était raisonnablement loisible au commissaire de conclure qu’elle détenait un visa de sortie valide, valable pour six mois.

 

[18]           C’est elle qui a décidé de ne pas retourner à Cuba dans le délai prescrit de six mois. En prenant cette décision, elle a enfreint une loi d’application générale. Le commissaire n’a pas commis d’erreur en se fondant sur la décision que la Cour d’appel a rendue dans l’affaire Valentin c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] 3 CF 390, [1991] A.C.F. no 554 (QL), relativement à des ressortissants tchèques qui n’étaient pas rentrés dans leur pays dans le délai que prescrivaient leurs visas de sortie :

8.         […] Ni la convention internationale, ni la loi qu’elle a suscitée chez nous, à ce que j’en comprends, n’ont eu en vue d’assurer protection à ceux qui, sans avoir été sujet de persécution jusque là, se fabriqueraient eux-mêmes une cause de crainte de persécution en se rendant librement, de leur propre chef et sans raison, passibles de sanctions pour transgression d’une loi pénale d’ordre général. […]

 

[19]           L’affirmation de Mme Luzbet selon laquelle elle serait considérée comme une contrevenante dangereuse est conjecturale, et il n’était pas déraisonnable que le commissaire la rejette.

 

[20]           Même si un examen fait à la loupe peut toujours soulever des questions (Miranda c. Canada, 63 FTR 81, [1993] A.C.F. no 437 (QL)), la décision, quand on la lit objectivement, est bien motivée et il n’est pas justifié que la Cour intervienne.

 

[21]           L’avocate de la demanderesse aura une semaine à compter de la date des présentes pour soumettre une question grave de portée générale donnant matière à un appel, et le défendeur aura une semaine pour y répondre.

 

 

 

« Sean Harrington »

Juge

 

Ottawa (Ontario)

Le 22 juillet 2011

 

 

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traductrice‑conseil

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-57-11

 

INTITULÉ :                                       YUNETSY GARCIA LUZBET c. MCI

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 6 JUILLET 2011

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :  LE JUGE HARRINGTON

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 22 JUILLET 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Pamila Bhardwaj

 

POUR LA DEMANDERESSE

Amy King

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Pamila Bhardwaj

Avocate

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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