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Date : 20110729

Dossier : IMM‑6477‑10

Référence : 2011 CF 964

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 29 juillet 2011

En présence de monsieur le juge Russell

 

 

ENTRE :

ALEKSANDER MICO

 

demandeur

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire, présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), qui vise la décision datée du 14 septembre 2010 par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté la demande du demandeur pour que lui soit reconnue la qualité de réfugié au sens de la Convention ou de personne à protéger aux termes des articles 96 et 97 de la Loi.

 

CONTEXTE

 

[2]               Le demandeur est un citoyen albanais. Sa demande d’asile est fondée sur son appartenance à un groupe social, plus exactement sa famille, d’après lui impliquée dans une vendetta. Le demandeur allègue que ses jours seraient en danger s’il retournait en Albanie.

 

[3]               Il ne s’agit pas de la première demande d’asile du demandeur. En 1997, il en a présenté une en Grèce, fondée sur ses opinions politiques, qui lui a été refusée. De retour en Albanie en juillet 2006, il a démarré une entreprise de construction avec son frère. En août 2007, son frère et deux travailleurs se trouvaient sur un chantier de construction lorsque des membres de la famille Labi se sont approchés d’eux pour leur dire que leur équipe n’était pas autorisée à travailler sur ce terrain. Son frère l’a appelé au téléphone, et le demandeur est arrivé sur les lieux. Les Labi les auraient tous deux passés à tabac et les deux hommes se sont retrouvés à l’hôpital. C’est durant cette bagarre que Hasan Labi a révélé qu’il avait violé la sœur du demandeur. Pour se venger, le cousin du demandeur a tiré sur le fils de Hasan Labi, le laissant paralysé, avant de se réfugier en Grèce. Plus tard ce mois‑là, les Labi ont envoyé un messager pour informer la famille du demandeur qu’ils déclaraient une vendetta. Le demandeur a immédiatement été se cacher chez son oncle à Tirana. Il a quitté l’Albanie en décembre 2008 avec l’aide d’un passeur et est arrivé au Canada le 14 décembre. Il a présenté une demande d’asile le 5 janvier 2009.

 

[4]               Le demandeur a comparu devant la SPR le 6 août 2010. Il était représenté par un avocat, et assisté d’un interprète. La SPR a estimé que le demandeur n’avait aucune crainte subjective et que ses allégations concernant l’existence d’une vendetta manquaient de crédibilité. Pour ces motifs, elle a rejeté sa demande d’asile. C’est cette décision qui est visée par la présente demande de contrôle judiciaire.

 

DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

 

[5]               La SPR s’est reportée à un rapport psychiatrique daté du 26 juin 2010, d’après lequel le demandeur souffre d’un trouble de stress post‑traumatique (TSPT). La SPR a noté que les allégations du demandeur, telles qu’elles figurent dans ce rapport, reposaient exclusivement sur sa propre version des faits, qu’elle n’a pas jugée crédible pour les motifs suivants.

 

[6]               Tout d’abord, le demandeur a déclaré à l’audience que son cousin avait tiré sur le fils de Hasan Labi trois à quatre jours après que son frère et lui eurent été agressés sur le chantier de construction. Une lettre de l’organisation des missionnaires de la réconciliation pour la paix d’Albanie (la lettre des missionnaires), soumise en preuve par le demandeur, précise que l’incident a eu lieu deux semaines après le passage à tabac. La SPR a estimé que cette contradiction nuisait à la crédibilité du demandeur et a rejeté l’explication voulant que sa mémoire lui ait joué des tours, puisque c’est à la suite de la fusillade que les Labi ont déclaré une vendetta. La SPR a considéré qu’il était raisonnable de s’attendre à ce que la preuve du demandeur soit plus cohérente sur ce point.

 

[7]               Deuxièmement, le demandeur a affirmé à l’audience que Hasan Labi était arrivé sur le chantier de construction avant lui, puis il a soutenu l’inverse. Sommé de mettre les choses au clair, il a déclaré que la dernière version était la bonne. Pour la SPR, cette incohérence inexpliquée a porté atteinte à sa crédibilité.

 

[8]               Troisièmement, le demandeur a d’abord déclaré qu’il n’y avait eu aucun contact entre sa famille et les Labi après l’agression sur le chantier de construction. Il a prétendu ensuite que les Labi avaient envoyé un messager déclarer la vendetta. Plus tard, il a affirmé que son cousin avait tiré sur le fils de Hasan Labi après l’agression. Interrogé sur ces différences, le demandeur a expliqué qu’il avait mal compris la question. La SPR a fait remarquer qu’il n’avait pas signalé avoir mal compris la question lorsqu’elle lui a été posée la première fois, alors qu’il savait qu’il lui était loisible de demander au besoin des clarifications. La SPR a également fait observer qu’il était raisonnable de s’attendre à ce que le témoignage du demandeur à ce sujet soit « plus spontané », or il n’avait pas été « franc ». La SPR a tiré une inférence défavorable du témoignage du demandeur sur cette question.

 

[9]               Quatrièmement, après avoir donné des informations sur lui‑même, son frère et son oncle dans son formulaire de renseignements personnels (FRP), le demandeur a déclaré : « Nous avons communiqué avec l’organisation qui s’occupe des vendettas [c’est‑à‑dire l’association des missionnaires] afin d’obtenir de l’aide. » Le demandeur a précisé à l’audience que son oncle était le seul à avoir communiqué avec cette association pour le compte de la famille. Pour la SPR, l’emploi du pronom « nous » signifiait que les trois hommes avaient communiqué avec l’association de missionnaires, ce qui contredisait le témoignage du demandeur à l’audience. La SPR n’a pas accepté l’explication selon laquelle le « nous » était censé indiquer que son oncle avait pris l’affaire en main à la demande de ses parents. La SPR a estimé que cette incohérence portait atteinte à la crédibilité du demandeur

 

[10]           Cinquièmement, s’agissant de la date à laquelle cette association de missionnaires a été contactée, le demandeur a déclaré à l’audience que son oncle s’était mis en rapport avec eux en 2007. D’après la lettre des missionnaires, cela remontait en fait à 2008. Questionné à ce sujet, le demandeur a indiqué qu’il avait été induit en erreur. La SPR a rejeté cette explication, estimant que le refus des Labi de mettre fin à la vendetta était déterminant pour la demande d’asile du demandeur, et que sa preuve à ce chapitre aurait dû être plus cohérente, ce qui a nui à sa crédibilité.

 

[11]           Sixièmement, le demandeur a déclaré à l’audience que sa sœur avait été violée onze ans plus tôt. La lettre des missionnaires indique que ce viol a eu lieu onze ans avant l’agression sur le chantier de construction. Interrogé là‑dessus, le demandeur a laissé entendre que la lettre était peut‑être inexacte. La SPR a estimé qu’il était raisonnable de s’attendre à ce que le demandeur, qui était représenté par un conseil, corrige cette erreur en obtenant une autre lettre ou qu’il la porte, de sa propre initiative, à l’attention du tribunal. Elle en a tiré une inférence défavorable quant à sa crédibilité.

 

[12]           Septièmement, le demandeur a indiqué dans son FRP que les Labi étaient partis à sa recherche lorsqu’il se cachait à Tirana. Cependant, il a affirmé à deux reprises à l’audience que les Labi n’avaient pas essayé de communiquer avec lui après l’agression sur le chantier de construction. Interrogé sur cette contradiction, le demandeur a expliqué qu’il pensait que la SPR lui avait demandé à l’audience si les Labi avaient cherché à s’entretenir avec lui. La SPR a rejeté cette explication, car elle avait demandé au demandeur si les Labi avaient tenté d’avoir des contacts avec lui, ce qui ne se limitait pas à une conversation. La SPR a tiré une inférence défavorable sur ce point.

 

[13]           Enfin, le demandeur a déclaré à l’audience que son oncle avait demandé l’aide de la police à au moins deux reprises après l’agression sur le chantier de construction, mais que cette aide lui avait été refusée, car les autorités estimaient qu’il n’y avait rien à faire. Lorsqu’on lui a demandé pourquoi il n’avait pas signalé ce fait dans son FRP, le demandeur a répondu que cela s’était produit après qu’il eut rempli son formulaire, ce qui contredisait son témoignage précédent en vertu duquel il n’était pas certain de la date exacte à laquelle il avait appris que son oncle s’était adressé à la police. La SPR a noté qu’il aurait pu modifier son FRP pour y ajouter cette information; il y a d’ailleurs apporté une correction le jour même de l’audience. Même s’il a déclaré qu’il n’en réalisait pas l’importance, le FPR indique clairement que le demandeur doit rapporter les détails de ses tentatives pour se prévaloir de la protection de l’État. Comme l’existence d’une telle protection est décisive pour le succès de sa demande d’asile, la SPR a estimé qu’une incohérence sur ce point portait atteinte à sa crédibilité.

 

[14]           En plus de ses conclusions relatives à la crédibilité, la SPR a également noté que le demandeur était passé par l’Italie, les Pays‑Bas et le Mexique avant d’arriver au Canada, et qu’il n’avait présenté une demande d’asile dans aucun de ces trois pays. La SPR en a tiré une inférence défavorable quant à la crainte subjective de persécution du demandeur, estimant que si elle avait été sincère, il aurait demandé une protection à la première occasion et n’aurait pas attendu d’arriver au Canada pour ce faire. La SPR a rejeté l’explication du demandeur selon laquelle il voulait entrer au Canada, pays démocratique lointain de l’Albanie. Elle a fait remarquer que le demandeur avait demandé l’asile en Grèce des années auparavant. Manifestement, il « n’avait aucune difficulté à demander l’asile dans un pays européen avoisinant ».

 

[15]           Compte tenu des conclusions défavorables quant à la crédibilité et des incohérences concernant la lettre des missionnaires, la SPR a accordé « peu d’importance » à ce document. Par ailleurs, les rapports médicaux énumérant les blessures que le demandeur a subies lors de l’agression sur le chantier ne précisaient pas l’identité des responsables, ou si le demandeur était impliqué dans une vendetta. Pour ces motifs, la SPR ne leur a accordé que peu de poids.

 

[16]           La SPR a conclu que le demandeur manquait en général de crédibilité; cette conclusion a entaché toutes les parties pertinentes de son témoignage. La SPR a estimé que la famille du demandeur n’était pas impliquée dans une vendetta, que ce dernier ne risquait pas d’être persécuté comme membre d’un groupe social aux termes de l’article 96, et qu’il ne s’exposait pas à l’un des risques énoncés à l’article 97 de la Loi.

 

QUESTIONS EN LITIGE

[17]           Le demandeur a soulevé un certain nombre de questions, que l’on peut ainsi résumer :

i.         La SPR a‑t‑elle commis une erreur en tirant ses conclusions au sujet de la crédibilité?

ii.       La SPR a‑t‑elle commis une erreur en ignorant des éléments de preuve pertinents, en s’appuyant sur des éléments de preuve dépourvus de pertinence, en se livrant à une interprétation erronée de la preuve ou en tirant des conclusions de fait erronées?

 

DISPOSITIONS LÉGISLATIVES

 

[18]           Les dispositions suivantes de la Loi s’appliquent à la présente instance

Définition de « réfugié »

 

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

 

 Personne à protéger

 

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles‑ci ou occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

Personne à protéger

 

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

Convention refugee

 

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well‑founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

Person in need of protection

 

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

Person in need of protection

 

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

 

 

 

NORME DE CONTRÔLE

 

[19]           Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, la Cour suprême du Canada explique qu’il n’est pas nécessaire de procéder dans tous les cas à une analyse de la norme de contrôle applicable. En fait, lorsque la norme dont relève la question dont elle est saisie est bien établie par la jurisprudence, la cour de révision peut l’adopter. La cour de révision ne doit entreprendre l’examen des quatre facteurs formant l’analyse de la norme de contrôle que lorsque la recherche de ladite norme s’est avérée infructueuse.

 

[20]           L’appréciation de la crédibilité et l’examen de la preuve relèvent tous deux de l’expertise de la SPR et appellent donc une certaine retenue. La norme de contrôle applicable à de telles questions est celle de la raisonnabilité. Voir Aguebor c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), (1993), 160 NR 315, 42 ACWS (3d) 886 (CAF); Aguirre c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 571, par. 14; Dunsmuir, précité, par. 51 et 53, et Ched c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1338, par. 11).

 

[21]           Lorsqu’une décision est contrôlée suivant la norme de la raisonnabilité, l’analyse se rapporte « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».Voir Dunsmuir, précité, par. 47; et Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, par. 59. Autrement dit, la Cour ne devrait intervenir que si la décision est déraisonnable en ce sens qu’elle n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

 

ARGUMENTS

Le demandeur

Les conclusions de la SPR concernant la crédibilité ne tiennent pas compte de l’avis présenté dans le rapport psychologique.

 

[22]           Le demandeur fait valoir que la SPR n’a pas pris en compte le fait que le traumatisme qu’il avait subi pouvait avoir des effets psychologiques qui nuiraient à sa capacité à témoigner, même si on lui enjoignait expressément de le faire.

 

[23]           L’évaluation psychologique effectuée par le Dr Gerald M. Devins, Ph.D., psych. c., conclut que le demandeur [traduction] « remplit les critères diagnostiques d’un épisode dépressif majeur de gravité modérée (296.22) et d’un trouble de stress post‑traumatique chronique (309.81) selon le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux de l’American Psychiatric Association […] ».

 

[24]           Pendant son entrevue avec le Dr Devins, le demandeur a connu des réviviscences, ressenti du désespoir et éprouvé des problèmes de concentration : il lui était donc difficile de faire des efforts d’attention. Parmi les autres symptômes liés au stress constatés, citons également des problèmes de mémoire et de concentration, fréquents chez les personnes qui ont subi un stress traumatique. Le Dr Devins a développé :

[traduction] [Le demandeur] confond les dates et les détails d’événements passés; il oublie les noms, les numéros de téléphone, les adresses et les rendez‑vous […]Ces difficultés sont exacerbées sous la pression, comme celle qui se fait sentir dans le contexte de l’audition d’une demande d’asile, où l’enjeu est important. Les symptômes peuvent survenir à l’audience sous la forme d’une difficulté à saisir les questions posées, de demandes de répétition ou de reformulation de questions, d’une incapacité à se souvenir de détails précis du passé ou d’une incapacité apparente à formuler une réponse cohérente. Si de tels problèmes deviennent évidents, il est important de comprendre qu’ils reflètent probablement les effets désorganisants du stress traumatique plutôt qu’un effort d’évitement ou de dissimulation.

 

 

[25]           Le demandeur soutient que l’exigence de la SPR, répétée tout au long de la décision, et selon laquelle sa preuve aurait dû être plus cohérente est déraisonnable, compte tenu de l’évaluation du Dr Devins. On doit présumer que la SPR a examiné l’ensemble des éléments de preuve, et notamment le rapport psychologique; cependant, comme le faisait remarquer le juge Yves de Montigny dans la décision Saraci c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 175, par. 33 et 34 :

 

« […] plus la preuve qui n’est pas expressément mentionnée et analysée est importante, plus il est probable qu’une cour de révision tire de l’omission d’avoir mentionné cette preuve la conclusion qu’on l’a écartée ».

La lecture attentive de la décision du tribunal révèle que celui‑ci a écarté de nombreux aspects du témoignage du demandeur ou n’en a pas tenu compte. Il est également troublant de constater que la Commission a omis de formuler des observations concernant des éléments de preuve matériels importants ou pertinents.

 

 

[26]           La décision de la SPR repose entièrement sur la crédibilité. Dans la décision Csonka c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 915, au paragraphe 29, le juge François Lemieux de la Cour déclarait que l’omission du tribunal d’analyser du contenu du rapport psychologique faisant état d’un grave TSPT, justifiait d’annuler la décision fondée sur la crédibilité.

C’est le défaut du tribunal d’avoir mentionné et pris en compte le rapport psychologique qui accompagnait les représentations écrites de son avocat qui justifie l’annulation de la décision quant à Miklos Csonka. À cet égard, je partage l’opinion de M. le juge Denault dans l’affaire Khawaja c. Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (1999), 172 F.T.R. 287, qui a déclaré qu’un tribunal avait tort de conclure qu’un revendicateur n’était pas crédible sans prendre en compte et sans examiner le contenu du rapport psychologique établissant un syndrome grave de stress post‑traumatique.

 

 

[27]           Le demandeur fait valoir que, même si elle a clairement expliqué pourquoi elle ne l’avait pas trouvé crédible, la SPR ne s’est jamais penchée comme il fallait sur la preuve qui montrait qu’il avait subi un traumatisme et qu’il était de ce fait incapable de se souvenir des incidents aussi précisément qu’elle l’exigeait. La décision fait simplement référence au rapport psychologique concernant le TSPT sans s’y attarder sérieusement, ce qui est donc insuffisant. La SPR était tenue de se demander si les circonstances psychologiques pouvaient peut‑être expliquer une omission, une imprécision ou une confusion en ce qui a trait aux événements, surtout si le rapport psychologique évoquait précisément ces erreurs cognitives. Voir Rudaragi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 911, par. 6.

 

[28]           Dans la décision Atay c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 201, le juge John O’Keefe de la Cour a estimé que l’omission de la SPR de tenir compte d’un rapport rédigé en des termes très similaires par le Dr Devins également, rendait la décision déraisonnable. Voici ce qu’il faisait observer, aux paragraphes 30 et 32 :

Parmi les décisions que le demandeur a invoquées, je trouve la décision Fidan, précitée, fort utile. Il était question dans cette affaire d’une situation quasi identique à la présente. Dans cette affaire, la Commission a mentionné le rapport psychologique et a accepté le diagnostic de troubles de stress post‑traumatique, mais elle a déclaré que, vu les conclusions tirées sur la crédibilité, les troubles mentaux n’étaient pas pertinents quant à l’établissement du bien‑fondé de la crainte de persécution du demandeur : Fidan, précitée, au paragraphe 6. Dans Fidan, précitée, la Cour s’est fondée sur la décision C.A. c.. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] A.C.F. no 1082, à l’appui de la thèse selon laquelle il était nécessaire de prendre en considération le rapport psychologique au moment d’évaluer la crédibilité du demandeur, parce que cette crédibilité était un élément fondamental de la décision de la Commission et que les renseignements contenus dans le rapport étaient pertinents quant à cette évaluation. Dans la décision Fidan, précitée, la Cour a déclaré ce qui suit, au paragraphe 12 :

La crédibilité constituait aussi le « pivot » de la décision de la Commission en l’espèce. Celle‑ci a néanmoins omis d’indiquer de quelle façon elle avait tenu compte du rapport psychologique lorsqu’elle avait tiré sa conclusion concernant la crédibilité, si tant est qu’elle en ait tenu compte. La Commission ne devait pas se contenter d’indiquer qu’elle avait « examiné » le rapport. Elle devait expliquer de manière satisfaisante comment elle avait tenu compte du grave problème de santé du demandeur avant de conclure à son manque de crédibilité. En ne le faisant pas, elle a commis une erreur susceptible de contrôle qui justifie le renvoi de l’affaire à un tribunal de la Commission différemment constitué.

À mon avis, ce principe est également valable en l’espèce. La conclusion défavorable de la Commission quant à la crédibilité était un élément fondamental de sa décision.

J’accepte l’opinion du psychologue selon laquelle le demandeur d’asile souffre du « syndrome de stress post‑traumatique chronique ». Toutefois, comme j’ai déjà conclu que le demandeur d’asile a livré un témoignage qui manque de crédibilité en ce qui a trait aux éléments centraux de sa demande d’asile, et selon la preuve documentaire dont j’ai été saisi, j’estime que ce trouble psychologique n’est pas relié aux prétendus mauvais traitements qu’auraient infligés au demandeur d’asile par le passé des musulmans sunnites, des nationalistes turcs et la police ou les forces de sécurité turques; ainsi, l’évaluation psychologique dont il est fait mention ci‑dessus ne permet pas d’appuyer la demande d’asile de M. Atay.

Étant donné que le contenu du rapport psychologique était pertinent à l’égard des conclusions de la Commission quant à la crédibilité, la Commission aurait dû prendre le temps de considérer en quoi l’état de santé du demandeur affectait son comportement avant de tirer sa conclusion en matière de crédibilité. Comme la Commission ne l’a pas fait, il m’est impossible de savoir quelle aurait été sa conclusion au sujet de crédibilité si elle avait pris d’abord en considération le rapport. À mon avis, la Commission a commis une erreur susceptible de contrôle.

 

 

[29]           Le demandeur soutient qu’en l’espèce la SPR n’a même pas évoqué son état mental, et que cela suffit en soi pour que la Cour juge les conclusions sur la crédibilité déraisonnables.

 

Le défendeur

Les conclusions concernant la crédibilité sont raisonnables.

 

[30]           Les conclusions de la SPR concernant la crédibilité et la vraisemblance de la preuve étaient, d’après le dossier, acceptables. Il incombe au demandeur de prouver le bien‑fondé de sa demande en présentant une preuve crédible et digne de foi. La SPR est la mieux placée pour jauger la crédibilité de cette preuve et pour en tirer les conclusions nécessaires. Voir Aguebor, précité. La Cour d’appel fédérale a estimé que des conclusions défavorables quant à la crédibilité pouvaient être fondées pour autant que le tribunal les justifie en « termes clairs et explicites », par exemple en exposant en détail l’imprécision, l’incapacité de répondre aux questions de manière satisfaisante, les incohérences et les invraisemblances. Voir Hilo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1991) 130 NR 236, [1991] ACF n228 (CAF) (QL). Comme le montre la décision, la SPR a manifestement donné tous les détails en l’espèce. Elle a, d’autre part, clairement formulé les motifs pour lesquels elle n’accordait que peu de poids à la lettre des missionnaires et aux rapports médicaux.

 

[31]           Le demandeur a eu la possibilité d’expliquer toutes les incohérences relevées dans la décision. Il a répondu qu’il ne pouvait pas se souvenir (mais a pourtant fourni des dates) ou qu’il ne comprenait pas la question, ce à quoi la SPR a raisonnablement répliqué que ni lui ni son conseil ne lui avaient jamais demandé de répéter la question ou de clarifier quelque chose. Notons également l’observation de la SPR selon laquelle le témoignage du demandeur concernant la fréquence et la nature des contacts entre sa famille et les Labi n’était pas franc.

 

[32]           La SPR peut tirer des conclusions raisonnables fondées sur des invraisemblances, le bon sens et la raison, et peut aussi rejeter des éléments de preuve s’ils ne concordent pas avec les probabilités applicables à l’affaire dans son ensemble. Voir Aguebor, précité. C’est ce qu’elle a fait en l’espèce.

 

Le rapport psychiatrique a été convenablement examiné.

 

[33]           La SPR a étudié le rapport psychiatrique, et s’est dite consciente des nombreuses difficultés que devait surmonter le demandeur pour établir le bien‑fondé de sa demande. Malgré ces considérations, la SPR est parvenue à une conclusion défavorable quant à la crédibilité sur la base des incohérences et des contradictions contenues dans la preuve du demandeur.

 

[34]           Il est bien établi dans la jurisprudence de la Cour qu’un rapport psychiatrique « ne saurait constituer une panacée pour pallier toutes les faiblesses dans le témoignage [du demandeur] », et que lorsqu’un tel rapport est soumis en preuve et que le témoignage du demandeur suscite des doutes, « un témoignage d’opinion n’est valide que dans la mesure où les faits sur lesquels il repose sont vrais ». Voir Arizaj c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 774, par. 22 et 26.

 

[35]           Les conclusions auxquelles la SPR est parvenue étaient raisonnables. Lorsque, comme dans le cas présent, un expert tient pour avérées les affirmations d’un demandeur que le tribunal n’a pas jugé crédible, il est alors raisonnable que celui‑ci remette en question les conclusions de l’expert et n’accorde que peu de poids à son rapport. Comme le juge Michael Phelan de la Cour l’a affirmé dans la décision Saha c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2009 C.F. 304, au paragraphe 16 :

La SPR a le pouvoir discrétionnaire d’écarter la preuve psychologique lorsque le docteur ne fait que reprendre ce que le patient lui a dit quant aux motifs expliquant son stress, et qu’il en tire ensuite une conclusion médicale selon laquelle le patient souffre de stress en raison de ces motifs. C’est d’autant plus fréquent quand la SPR rejette les faits sous‑jacents au diagnostic. En l’espèce, il n’y a eu aucun examen médical indépendant étayant l’évaluation psychologique et aucun autre fondement médical ne corrobore le diagnostic.

 

 

[36]           Le Dr Devins a rencontré le demandeur une seule fois et la durée de cette entrevue n’a pas été dévoilée. Les conclusions énoncées dans le rapport psychiatrique reposaient sur les informations fournies directement par le demandeur, et celles‑ci n’ont pas été soumises à une vérification indépendante. L’appréciation que la SPR a faite de la preuve était raisonnable.

 

[37]           Le demandeur n’a pas démontré en quoi la SPR avait ignoré des éléments de preuve pertinents ou était parvenue à des conclusions erronées quant à la preuve. Bien qu’il conteste la manière dont la SPR a pondéré la preuve, cela ne justifie pas l’intervention de la Cour.

 

La réponse du demandeur

 

[38]           Le demandeur soutient que la SPR n’a pas abordé les conclusions cliniques du rapport psychiatriques, fondées sur des analyses adéquates ayant conduit à un diagnostic professionnel.

 

[39]           La SPR a dit ceci dans sa décision : « Le conseil a présenté un rapport psychiatrique […] dans lequel il est notamment question du fait que le demandeur d’asile est atteint du trouble de stress post‑traumatique. » Le rapport, qui est beaucoup plus détaillé que ne l’indique ce résumé, conclut que le demandeur souffre de dépression et de TSPT et qu’il doit recevoir un traitement de santé mentale. La SPR n’a examiné aucune preuve qui confirme cette conclusion clinique et n’a réfuté aucune conclusion psychologique.

 

[40]           Au paragraphe 4 de la décision, la SPR se dit consciente des nombreuses difficultés que doit surmonter le demandeur et s’emploie à les énumérer : les acteurs culturels; l’environnement de la salle d’audience; le stress d’avoir à répondre aux questions orales par le biais d’un interprète. Elle confirme ensuite qu’elle a « tenu compte de ces facteurs au moment de tirer une conclusion défavorable en ce qui a trait à la crédibilité ». Bien que la SPR ait pris acte des trois difficultés signalées, le demandeur fait valoir qu’elle a manifestement ignoré les conclusions ayant trait au TSPT, qui ne figuraient pas dans la liste.

 

[41]           Contrairement à ce que prétend le défendeur dans ses observations, le Dr Devins ne s’est pas contenté de reprendre les facteurs auxquels le demandeur attribue sa maladie mentale. Le médecin a analysé le demandeur, relevé des symptômes psychologiques précis et posé un diagnostic clinique spécifique reposant sur des critères particuliers. Le défendeur n’a avancé aucune preuve particulière suggérant que des conclusions psychologiques requièrent une vérification indépendante des informations. Le demandeur fait néanmoins valoir l’indépendance du Dr Devins à son égard. Les informations qu’il a recueillies constituent donc une vérification indépendante des renseignements psychologiques pertinents.

 

[42]           Si elle souhaite mettre en doute les conclusions psychologiques d’un expert (par opposition à des éléments de preuve touchant la crédibilité), la SPR doit être explicite. Comme elle ne l’a pas fait en l’espèce, la décision ne peut être confirmée.

 

ANALYSE

 

[43]           Le demandeur a soulevé un certain nombre de questions théoriques, mais la présente demande concerne surtout l’omission de la SPR de tenir dûment compte du rapport psychologique du Dr Devins dans son appréciation de la crédibilité du demandeur.

 

[44]           Au paragraphe 4 de la décision, la SPR évoque ainsi le rapport psychologique :

Le conseil a présenté un rapport psychiatrique, daté du 26 juin 2010, dans lequel il est notamment question du fait que le demandeur d’asile est atteint du trouble de stress post‑traumatique. Le tribunal est conscient des difficultés que doit surmonter le demandeur d’asile pour démontrer le bien‑fondé de sa demande, y compris les facteurs culturels, le fait de se retrouver en salle d’audience et le stress inhérent aux interrogatoires. Le tribunal a tenu compte de ces facteurs au moment de tirer une conclusion défavorable en ce qui a trait à la crédibilité. En ce qui concerne les allégations du demandeur d’asile, lesquelles sont mentionnées dans le rapport psychiatrique et qui sont à l’origine de la demande d’asile, le tribunal constate qu’elles ne sont fondées que sur les éléments de preuve du demandeur d’asile, lesquels ont ci‑après été jugés non crédibles par le tribunal.

 

 

[45]           Il est évident que la SPR a mal apprécié la pertinence et l’importance de la preuve contenue dans le rapport psychologique.

 

[46]           Comme l’a fait remarquer la SPR, la question décisive concernait la crainte subjective du demandeur et « la crédibilité de ses allégations concernant l’existence d’une vendetta impliquant sa famille et la famille Labi ».

 

[47]           Sur la foi de ce qu’elle a considéré comme une série d’incohérences et d’explications inacceptables dans le témoignage du demandeur, la SPR a conclu que ce dernier manquait de crédibilité et qu’il n’avait aucune crainte subjective.

 

[48]           À mon avis, certaines des incohérences mentionnées n’en sont pas et révèlent l’extrême faiblesse des conclusions de la SPR. Par exemple, celle qui figure au paragraphe 14 voulant que l’emploi du pronom « nous » dans le FPR contredise le témoignage à l’audience en vertu duquel seul son oncle avait communiqué avec l’organisation des vendettas, et justifie une inférence défavorable, n’a pour moi aucun sens :

Le refus de la famille Labi de se réconcilier et de mettre un terme à la vendetta est un élément important de la crainte du demandeur d’asile de retourner en Albanie. En ce qui concerne les efforts déployés par la famille du demandeur d’asile pour mettre fin à la vendetta, ce dernier a déclaré que son oncle avait communiqué avec une association de réconciliation pour obtenir de l’aide en 2008. Il a ajouté que ni les autres membres de sa famille, ni lui‑même, n’avaient communiqué avec cette association. Le tribunal a souligné ce que le demandeur d’asile a déclaré dans l’exposé circonstancié de son FRP : [traduction] « Ma famille et moi‑même avons emprunté des chemins différents. Mon frère et moi sommes allés à Tirana, où nous avons habité dans la maison d’un oncle maternel. Nous avons communiqué avec l’organisation qui s’occupe des vendettas afin d’obtenir de l’aide. » [Passage souligné] Le tribunal a donné au demandeur d’asile la possibilité d’expliquer la raison pour laquelle, au lieu d’affirmer que son oncle avait communiqué avec l’organisation, il avait utilisé le pronom [traduction] « nous » immédiatement après avoir parlé de son frère, de son oncle et de lui‑même. Le demandeur d’asile a indiqué que, lorsqu’il avait utilisé le pronom [traduction] « nous », il voulait dire que son père et sa mère avaient demandé à son oncle de s’occuper de l’affaire. Le tribunal est d’avis que l’explication du demandeur d’asile n’est pas convaincante parce qu’il n’est pas indiqué dans l’exposé circonstancié du FRP qu’il voulait parler de sa mère et de son père. Le FRP constitue le récit du demandeur d’asile et le pronom « nous » inclut le demandeur d’asile. Les éléments de preuve incohérents du demandeur d’asile en ce qui concerne les efforts déployés en vue de mettre un terme à la vendetta minent sa crédibilité.

 

 

[49]           Cependant, le grand défaut de la décision est que la SPR a mal saisi l’importance de la preuve psychologique et n’a pas révélé pourquoi elle n’en a pas tenu compte au moment d’évaluer les divergences contenues dans la preuve du demandeur et les explications qu’il a offertes pour les justifier. La SPR semble avoir totalement fait abstraction du rapport psychologique « [e]n ce qui concerne les allégations du demandeur d’asile, lesquelles sont mentionnées dans le rapport psychiatrique et qui sont à l’origine de la demande d’asile […] », pour la raison suivante : « le tribunal constate qu’elles ne sont fondées que sur les éléments de preuve du demandeur d’asile, lesquels ont ci‑après été jugés non crédibles par le tribunal ». La SPR ne s’est jamais demandé si les symptômes du trouble de stress post‑traumatique décrits dans le rapport pouvaient nuire à la capacité du demandeur à se souvenir des événements et à témoigner; il s’agit de considérations déterminantes eu égard aux conclusions défavorables de la SPR sur la crédibilité, fondées sur les incohérences et le rejet des explications que le demandeur a fournies pour les justifier. En d’autres mots, le rapport psychologique n’a pas été présenté pour prouver que le demandeur était persécuté en Albanie; il devait alerter la SPR sur son état mental actuel et les répercussions qu’il pouvait avoir sur son témoignage.

 

[50]           La Cour reconnaît que la SPR est la mieux placée pour jauger la crédibilité de la preuve et pour en tirer des inférences raisonnables. Voir Aguebor, précité. La SPR peut tirer des conclusions raisonnables fondées sur des invraisemblances, le bon sens et la raison, et peut aussi rejeter des éléments de preuve s’ils ne concordent pas avec les probabilités applicables à l’affaire dans son ensemble.

 

[51]           Comme le fait remarquer le défendeur, il est également bien établi qu’un rapport psychologique ne saurait constituer une panacée pour pallier toutes les faiblesses relevées dans le témoignage du demandeur et qu’un « témoignage d’opinion n’est valide que dans la mesure où les faits sur lesquels il repose sont vrais ». Voir Arizaj, précitée, par. 22 et 26.

 

[52]           Le défendeur explique que :

[traduction] [L]a Commission ne pouvait que conclure raisonnablement que le rapport reposait sur des faits rapportés par le demandeur. M. Devins (sic) ne l’a rencontré qu’une seule fois et nous ne savons pas pendant combien de temps. Les informations à partir desquelles les conclusions de ce rapport ont été tirées provenaient directement du demandeur. Ces informations n’ont fait l’objet d’aucune vérification indépendante. L’évaluation de la preuve psychologique à laquelle la Commission s’est livrée était convenable et suffisante.

 

 

[53]           Le défendeur avance ici des raisons pour ignorer ou mettre de côté le rapport du Dr Devins, qui n’apparaissent pas dans la décision. La SPR reconnaît avoir reçu le rapport « dans lequel il est notamment question du fait que le demandeur d’asile est atteint du trouble de stress post‑traumatique ». La SPR n’évoque pas les difficultés que le trouble de stress post‑traumatique pouvait entraîner sur la capacité du demandeur à témoigner, et ne dit pas non plus pourquoi, compte tenu de certaines observations du Dr Devins, les explications du demandeur destinées à justifier ces incohérences ne peuvent raisonnablement être attribuées à ses problèmes psychologiques.

 

[54]           Il faut reconnaître qu’un rapport psychologique comme celui qu’a soumis le Dr Devins n’est pas sans poser problème sur le plan de la preuve. Il ne suffit pas qu’un patient qui souffre de problèmes psychologiques et qui présente des symptômes qui y sont associés en attribue la cause à une persécution passée pour prêter foi à ce qu’il dit. Cependant, à mon avis, le Dr Devins ne fonde pas son diagnostic exclusivement sur le compte rendu des événements survenus en Albanie livré par le demandeur. Le Dr Devins a examiné le demandeur et observé certains symptômes associés au trouble de stress post‑traumatique en partant de ce que celui‑ci a dit, notamment sur son état mental actuel :

[traduction] M. Mico souffre de maux de tête fréquents (« tous les jours »). Ces maux de tête surviennent dans la région du front et affectent bilatéralement les tempes. Il a décrit la douleur comme une sensation « constrictive », accompagnée d’une vision trouble et quelquefois de vertiges. Les analgésiques disponibles sans ordonnance lui apportent un soulagement. Il souffre également d’autres problèmes liés au stress, notamment d’une perte d’appétit (il a perdu 12 kg durant la dernière année), de faiblesse, d’une grande fatigabilité et de difficultés de concentration et de mémoire. L’idéation intrusive (c.‑à‑d. l’éruption spontanée d’inquiétudes et de souvenirs d’événements traumatiques) survient fréquemment et nuit à la lecture et à la conversation. Parfois, il ne se souvient tout simplement de rien. M. Mico est devenu distrait et étourdi (p. ex., il confond les dates et les détails d’événements passés; il oublie les noms, les numéros de téléphone, les adresses et les rendez‑vous; il égare ses clés, les cherche un bon moment avant de découvrir qu’elles étaient dans sa poche).

Les problèmes de concentration et de mémoire sont fréquents chez les personnes exposées à un stress traumatique. Ces difficultés sont exacerbées sous la pression, comme celle qui découle du contexte de l’audition d’une demande d’asile, où l’enjeu est important. Les symptômes peuvent survenir lors de l’audience sous la forme d’une difficulté à saisir les questions posées, de demandes de répétition ou de reformulation de questions, d’une incapacité à se souvenir de détails précis du passé ou d’une incapacité apparente à formuler une réponse cohérente. Si de tels problèmes deviennent évidents, il est important de comprendre qu’ils reflètent probablement les effets désorganisants du stress traumatique plutôt qu’un effort d’évitement ou de dissimulation.

 

 

[55]           J’estime dès lors que dans ce rapport, le Dr Devins n’a pas simplement repris le récit du demandeur. Il s’est aussi appuyé sur des observations actuelles. Ses avertissements quant à la confusion mentale du demandeur sont très pertinents par rapport aux conclusions de la SPR sur les divergences relevées dans le témoignage du demandeur et l’inadéquation de ses explications.

 

[56]           La SPR n’était pas tenue d’accepter la preuve du Dr Devins pour justifier les lacunes qu’elle a relevées dans le témoignage du demandeur, mais elle devait expliquer pourquoi cette preuve concernant l’état mental actuel du demandeur ne devait pas influer sur ses conclusions. Le défendeur a exposé dans sa demande différentes raisons justifiant d’ignorer la preuve du Dr Devins. Cependant, les arguments qu’il fait valoir en réponse à la demande de contrôle judiciaire ne prouvent pas que la pertinence possible du rapport a été prise en compte, ou qu’il était raisonnable que la SPR rejette l’avis qu’il contenait sur l’état d’esprit du demandeur et ses [traduction] « problèmes de concentration et de mémoire ». Compte tenu des faits de l’affaire, si la SPR avait convenablement abordé ces questions, on ignore si elle serait parvenue à la même décision. Le juge O’Keefe était placé devant la même situation dans la décision Atay, précitée :

32. Étant donné que le contenu du rapport psychologique était pertinent à l’égard des conclusions de la Commission quant à la crédibilité, la Commission aurait dû prendre le temps de considérer en quoi l’état de santé du demandeur affectait son comportement avant de tirer sa conclusion en matière de crédibilité. Comme la Commission ne l’a pas fait, il m’est impossible de savoir quelle aurait été sa conclusion au sujet de crédibilité si elle avait pris d’abord en considération le rapport. À mon avis, la Commission a commis une erreur susceptible de contrôle.

 


 

JUGEMENT

 

LA COUR STATUE COMME SUIT :

 

1.                  La demande est accueillie. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal de la SPR différemment constitué pour qu’il statue à nouveau sur celle‑ci conformément à mes motifs.

 

2.                  Il n’y a aucune question à certifier.

 

 

« James Russell »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑6477‑10

 

INTITULÉ :                                                   ALEKSANDER MICO

                                                                        et

                                                                        LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 31 mai 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

ET JUGEMENT                                            LE JUGE RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                                   Le 29 juillet 2011

 

 

COMPARUTIONS :

 

Jeffrey L. Goldman

 

POUR LE DEMANDEUR

Melissa Mathieu

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Jeffery L. Goldman

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Myles J. Kirvan,

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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