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Cour fédérale

 

Federal Court

 


Date : 20110823


Dossier : IMM-18-11

Référence : 2011 CF 1017

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 23 août 2011

En présence de monsieur le juge Rennie

 

ENTRE :

 

MARIBEL NUNEZ RODRIGUEZ

JULIO CESAR MENDEZ-NUNEZ

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire d’une décision datée du 13 décembre 2010 qui leur est défavorable et qui a été rendue à la suite d’un examen des risques avant renvoi (ERAR).

 

[2]               La demanderesse principale, Maribel Nunez Rodriguez, est une citoyenne du Mexique. Elle a invoqué la violence aux mains de son ex-époux au soutien de sa demande d’asile. Le demandeur est son fils âgé de 20 ans. La Section de la protection des réfugiés (la SPR) a conclu que Mme Rodriguez avait bien été victime de violence, mais qu’elle pouvait se réclamer de la protection de l’État. La SPR a conclu que la demanderesse principale avait tenté une seule fois d’obtenir la protection de la police, et a rejeté les explications données par elle pour ne pas avoir cherché sérieusement à recevoir cette protection. La SPR a également conclu que les demandeurs disposaient dans le district fédéral d’une possibilité de refuge intérieur (PRI). Je ne vais pas exposer davantage les faits sur lesquels s’est fondée la décision de la SPR puisque les motifs pour lesquels j'accueillerai la présente demande ne s’y rapportent pas.

 

[3]               J'annulerai la décision de l’agent d’ERAR au motif qu'il a conclu erronément que les opinions des expertes dont il était saisi ne constituaient pas une preuve nouvelle. Ces opinions constituaient une preuve nouvelle au regard des critères juridiques correctement appliqués et l’agent aurait dû les prendre en compte.

 

La preuve produite dans le cadre de l’ERAR

[4]               La demanderesse principale a notamment produit dans le cadre de l’ERAR deux affidavits d’expertes, qui donnaient leur opinion sur la disponibilité de la protection de l’État pour les femmes victimes de violence conjugale au Mexique. La première experte était Mme Alicia Elena Perez Duarte y Norona, professeure de droit à l’Université nationale autonome du Mexique et ancienne procureure spéciale, en 2006 et 2007, chargée des affaires de crimes violents contre les femmes dans la ville de Mexico. C’est une experte reconnue en droit de la famille et en droits de la personne  elle a été magistrat à la Cour supérieure de justice du district fédéral, directrice au Bureau des affaires familiales et civiles du Bureau du procureur général et conseillère juridique auprès de la Mission permanente du Mexique à Genève, en Suisse. L’auteure du deuxième affidavit était Jimena Avalos Capin, chercheure en matière de politiques et avocate comptant huit années d’expérience en litige de droit constitutionnel et administratif, de même que spécialiste des questions d’accès à l’information et de respect de la vie privée au Mexique.

 

La décision à l’examen

[5]               L’agent d’ERAR a conclu que les rapports des expertes ne constituaient pas une preuve nouvelle. Bien que les rapports aient été postérieurs au rejet par la SPR de la demande d’asile, l’agent d’ERAR a conclu que les renseignements y figurant n’étaient pas sensiblement différents de ceux dont la SPR avait été saisie. L’agent a également conclu que les renseignements fournis par Mme Norona auraient normalement pu être présentés lors de l’audience devant la SPR.

 

[6]               L’agent d’ERAR s’est fondé sur la décision Raza c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1385, où le juge Mosley a conclu que l’agent d’ERAR a pour rôle d’examiner la situation actuelle et d’établir s’il y a de nouveaux renseignements d'importance depuis le prononcé de la décision de la SPR. L’agent d’ERAR a également fait référence à Escalona Perez c. Canada (MCI), 2006 CF 1379, où la Cour a conclu que la décision de la SPR était définitive et que la preuve nouvelle prise en compte à l’ERAR visait à établir si les demandeurs allaient être exposés à un risque nouveau, différent ou supplémentaire qui ne pouvait être examiné au moment où la SPR a rendu sa décision. La décision Raza a bien sûr été confirmée en appel, mais pour des motifs quelque peu étoffés dont, comme je le montrerai, l’agent en l’espèce n’a pas tenu compte.

 

[7]               Comme je l'ai dit, le critère de Raza énoncé par la Cour d’appel fédérale comporte des éléments qui s’ajoutent à ceux décrits par le juge Mosley. Le critère intégral est le suivant :

1. Crédibilité : Les preuves nouvelles sont-elles crédibles, compte tenu de leur source et des circonstances dans lesquelles elles sont apparues? Dans la négative, il n’est pas nécessaire de les considérer.

 

2. Pertinence : Les preuves nouvelles intéressent-elles la demande d’ERAR, c’est‑à-dire sont-elles aptes à prouver ou à réfuter un fait qui intéresse la demande d’asile? Dans la négative, il n’est pas nécessaire de les considérer.

 

3. Nouveauté : Les preuves sont-elles nouvelles, c’est‑à-dire sont‑elles aptes :

 

a) à prouver la situation ayant cours dans le pays de renvoi, ou un événement ou fait postérieur à l’audition de la demande d’asile,

 

b) à établir un fait qui n’était pas connu du demandeur d’asile au moment de l’audition de sa demande d’asile?

 

c) à réfuter une conclusion de fait tirée par la SPR (y compris une conclusion touchant la crédibilité)?

 

Dans la négative, il n’est pas nécessaire de les considérer.

 

4. Caractère substantiel : Les preuves nouvelles sont-elles substantielles, c’est‑à-dire la demande d’asile aurait-elle probablement été accordée si elles avaient été portées à la connaissance de la SPR? Dans la négative, il n’est pas nécessaire de les considérer.

 

5. Conditions légales explicites :

 

a) Si les preuves nouvelles sont aptes à établir uniquement un fait qui s’est produit ou des circonstances qui ont existé avant l’audition de la demande d’asile, alors le demandeur a-t-il établi que les preuves nouvelles ne lui étaient pas normalement accessibles lors de l’audition de la demande d’asile, ou qu’il ne serait pas raisonnable de s’attendre à ce qu’il les ait présentées lors de l’audition de la demande d’asile? Dans la négative, il n’est pas nécessaire de les considérer.

 

b) Si les preuves nouvelles sont aptes à établir un fait qui s’est produit ou les circonstances qui ont existé après l’audition de la demande d’asile, alors elles doivent être considérées (sauf si elles sont rejetées parce qu’elles ne sont pas crédibles, pas pertinentes, pas nouvelles ou pas substantielles).

 

 

[8]               Les opinions des expertes qui figurent dans les rapports soumis à l’agent d’ERAR constituent une preuve nouvelle selon le critère de Raza. Les deux expertes en l’espèce étaient hautement qualifiées, prima facie, pour traiter de la protection de l’État au Mexique, et leurs titres de compétences n’ont nullement été mis en cause. La preuve dont il est fait état dans leurs rapports est pertinente : elle concerne directement le caractère adéquat des institutions qui offrent la protection de l’État au Mexique. Cette preuve a aussi un caractère substantiel en ce sens qu'elle contredit directement les conclusions de la SPR quant à des faits étayant sa décision tant sur la protection de l’État que sur les PRI. Cette preuve est également nouvelle tant sur le fond que sue le plan chronologique.

 

[9]               La SPR a estimé que la prétention de la demanderesse principale selon laquelle son ex-époux pourrait la retracer dans le district fédéral, n'était « ni fiable ni étayée », en soulignant l’absence de preuve montrant qu’on pouvait obtenir l’accès aux banques de données fédérales pour repérer des gens. Or, l’affidavit de Mme Capin contredit directement cette conclusion. Mme Capin déclare qu’il est possible d’acheter ce type d’information sur Internet, pour aussi peu que 40 $, et d’obtenir des renseignements personnels dans les banques de données du gouvernement en raison de problèmes à faire respecter la règle de droit, une question sur laquelle elle s’exprime plus longuement. Le rapport décrit ainsi des cas où des hommes ont obtenu des données protégées sur une femme dont ils déclaraient être l’époux. Il est mentionné aussi dans le rapport le cas de fonctionnaires de rang intermédiaire ou subalterne qui ont transmis des données protégées en échange de pots-de-vin ou de cadeaux, une pratique que Mme Capin qualifie de [traduction] « très courante ». Mme Norona confirme semblablement que des personnes recourent à la corruption pour obtenir des renseignements protégés, et déclare qu’on lui a elle-même offert de l’argent lorsqu’elle était fonctionnaire pour avoir accès à des renseignements confidentiels.

 

[10]           L’opinion de Mme Capin renferme des renseignements à la fois nouveaux et très différents de ceux dont la SPR était saisie, et qui mettent en question la conclusion de la SPR selon laquelle aucune preuve ne montrait qu’on pouvait retracer des femmes en obtenant de fonctionnaires des renseignements personnels. La preuve contredit la conclusion de l’agent d’ERAR voulant que les renseignements en cause n’aient pas été sensiblement différents de ceux présentés à la SPR, et amène à conclure que l’agent a fait abstraction de manière déraisonnable de la teneur de cette preuve. Enfin, la preuve est nouvelle étant donné qu'elle traite de la disponibilité actuelle de la protection de l’État au Mexique, et de l’efficacité des institutions mêmes invoquées par la SPR pour conclure que cette protection était disponible.

 

[11]           Je relève que l’agent d’ERAR n’a pas rejeté les opinions des expertes au seul motif qu’il ne s’agissait pas d’une preuve nouvelle. L’agent a également conclu que les renseignements fournis par Mme Norona étaient normalement accessibles lors de l’audience devant la SPR. J’estime que cette conclusion n’était pas raisonnable. S’il est vrai qu’on aurait pu obtenir de Mme Norona son opinion d’experte avant la tenue de l’audience de la SPR, l’opinion qu’elle a en fait donnée était postérieure à la décision de la SPR et visait à fournir des précisions sur la situation qui règne alors au Mexique. Si l’on retenait l’approche suivie par l’agent d’ERAR, jamais un demandeur d’ERAR ne pourrait produire l’opinion d’un expert sur la situation régnant dans son pays, même pour traiter de changements survenus dans cette situation, lorsque cet expert aurait pu fournir une opinion à l’audience devant la SPR. Le législateur n’a pas pu avoir comme intention de donner cet effet à la disposition sur l’examen des risques avant renvoi.

 

[12]           La SPR a partiellement fondé sa conclusion quant au caractère adéquat de la protection de l’État sur l’existence au Mexique d’un Bureau du procureur spécial chargé des affaires de crimes violents contre les femmes. Mme Norona avait occupé ce poste de procureure spéciale, mais elle en avait démissionné en raison de ce qu’elle considérait être l’inaction systémique des autorités mexicaines face à la violence faite aux femmes. Ainsi, la personne même devant veiller à ce que les femmes obtiennent la protection de l’État a affirmé, dans sa déposition non contredite, que le Mexique ne pouvait pas offrir sa protection. La SPR a également considéré que l’existence d’ordonnances de protection attestait qu'il y avait une protection adéquate de l’État. Or on peut franchement douter qu’il soit judicieux de se fonder sur l’existence de telles ordonnances alors que dans son rapport produit à titre de preuve nouvelle, Mme Norona a fait remarquer que [traduction] « bien que la loi de 2007 ait instauré des ordonnances de protection, les autorités mexicaines d'application de la loi ne sont pas en mesure de les faire respecter de manière rapide et efficace ».

 

[13]           En résumé, la preuve ici en cause satisfait pleinement aux critères énoncés par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Raza c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385. La preuve est nouvelle en ce sens qu'on y traite de faits inconnus de la demandeure d’asile au moment où a été rendue la décision initiale en matière d’ERAR, elle a un caractère substantiel parce qu'on y aborde des questions de fait essentielles à l'égard de cette décision et elle contredit directement certaines conclusions de fait sur lesquelles se fondait la décision quant à la protection de l’État et quant aux PRI. L’agent d’ERAR était tenu, pour ces motifs, de prendre en compte la preuve nouvelle soumise par les demandeurs et d’apprécier le risque en cas de renvoi en fonction de cette preuve. L’agent d’ERAR a commis une erreur susceptible de contrôle en ne le faisant pas.


 

 

JUGEMENT

 

LA COUR STATUE COMME SUIT :

1.         La demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il procède à un nouvel examen en se fondant sur les présents motifs.

 

2.         Aucune question n’est certifiée.

 

 

« Donald J. Rennie »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-18-11

 

INTITULÉ :                                       MARIBEL NUNEZ RODRIGUEZ

                                                            JULIO CESAR MENDEZ-NUNEZ c. MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 19 juillet 2011

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT
ET JUGEMENT :
                              LE JUGE RENNIE

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 23 août 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Carole Dahan
L. Brittin

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Leanne Briscoe

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Bureau du droit des réfugiés
Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Myles J. Kirvan,

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

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