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Cour fédérale

 

Federal Court

 

 

Date : 20110908


Dossier : IMM-243-11

Référence : 2011 CF 1055

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 8 septembre 2011

En présence de monsieur le juge Kelen

 

 

ENTRE :

 

ALBERTO TATEL GUTIERREZ, ZENAID PINGOL GUTIERREZ, MARY ANN PINGOL GUTIERREZ, ET GABRIELLE PINGOL GUTIERREZ

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

 

[1]               Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission), datée du 21 décembre 2010, qui leur a refusé la qualité de réfugiés au sens de la Convention et la qualité de personnes à protéger, en application des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), parce que, selon la Commission, leurs demandes ne présentaient aucun lien avec un motif prévu dans la Convention, ils n’étaient pas exposés à un risque personnel pour leurs vies, ou à des traitements ou peines cruels et inusités, et il n’existait aucune raison convaincante de croire qu’ils seraient personnellement soumis à la torture aux Philippines.

LES FAITS

Le contexte

[2]               Les demandeurs sont le demandeur principal, son épouse et leurs deux enfants adultes – une fille, Mary Ann, et un fils, Gabrielle. Ils sont Philippins. Le demandeur principal était propriétaire d’une boucherie dans un marché de Valenzuela, leur ville d’origine.

[3]               Le 28 janvier 2005, le demandeur principal et son épouse retournaient chez eux lorsque le demandeur principal fut agressé en sortant de leur véhicule par quelqu’un parmi un groupe de gens qui les attendaient à leur domicile. Il fut immobilisé par deux des hommes, dévalisé, puis atteint de trois balles. Nécessitant une opération chirurgicale, il fut hospitalisé durant plus de deux semaines. Son épouse fut elle aussi dévalisée durant l’agression.

[4]               Les demandeurs ont signalé le vol à la police, et leurs dépositions ont été recueillies par deux agents. Une enquête a été ouverte, et les demandeurs ont été informés que des mandats avaient été délivrés pour l’arrestation des suspects. En avril 2007, les deux policiers qui avaient recueilli les dépositions ont prié les demandeurs de se présenter au poste de police pour tenter d’identifier les photographies de certains des suspects. Les demandeurs se sont présentés au poste. En mars 2008, les deux policiers se sont rendus au domicile des demandeurs et ont exigé d’eux 50 000 pesos pour accélérer le dossier et pour assurer leur protection. Les demandeurs ont dit avoir eu le sentiment qu’ils n’avaient pas le choix, et ils ont versé la somme demandée. Entre juillet et décembre 2008, ils ont été forcés à maintes reprises de remettre de l’argent aux policiers pour être protégés. Le demandeur principal a témoigné qu’il détestait cela et qu’il pouvait à peine se permettre de verser les sommes exigées, mais il croyait qu’il n’avait d’autre choix que de s’exécuter pour protéger sa famille.

[5]               En avril 2009, les demandeurs ont refusé de verser aux policiers une somme de 500 000 pesos qu’ils exigeaient d’eux en échange de l’arrestation ou de l’élimination de leur agresseur. Dans son témoignage, le demandeur principal a déclaré que, outre la somme, il était aussi effrayé et choqué par l’idée que des policiers puissent tuer le membre du gang au nom de sa famille. Les demandeurs sont plutôt allés trouver le capitaine de police du barangay (une division administrative aux Philippines) pour lui signaler l’escroquerie et solliciter de l’aide. Le capitaine de police s’est d’abord offert à aider les demandeurs, mais il leur a dit plus tard qu’il ne pouvait pas les aider, parce que les policiers concernés comprenaient des fonctionnaires d’un niveau hiérarchique plus élevé que le sien.

[6]               Pendant ce temps, selon le témoignage de la demanderesse Mary Ann, à partir de mars 2009, l’un des policiers qui extorquaient de l’argent à la famille s’est mis à la harceler sexuellement et à la menacer. Il l’appelait et la suivait quand elle sortait. Elle a alors insisté pour que son frère l’accompagne lorsqu’elle quittait le domicile familial et y retournait. Une fois, son frère a donné un coup de poing au policier.

[7]               En juillet 2009, Mary Ann attendait que son frère vienne la chercher au centre commercial lorsque deux hommes sont arrivés et l’ont empoignée, en lui disant qu’ils allaient l’emmener voir leur patron. Elle a crié à l’aide et, lorsque les gens aux alentours ont remarqué l’incident, les deux hommes se sont enfuis. Le policier lui a plus tard téléphoné et lui a demandé pourquoi elle n’avait pas accompagné [traduction] « ses hommes ». Il l’a menacée pour le cas où elle résisterait la prochaine fois. Il lui a dit aussi qu’il briserait les bras et les jambes de son frère pour qu’il ne s’avise plus jamais d’agresser de nouveau un policier.

[8]               Le 21 août 2009, l’épouse du demandeur principal et les deux enfants ont été agressés par cinq hommes alors qu’ils revenaient du marché et rentraient chez eux. Ils croyaient que les policiers étaient impliqués dans ce vol.

[9]               Après la tentative d’enlèvement de Mary Ann et le vol apparemment télécommandé, les demandeurs ont décidé d’envoyer Mary Ann en dehors du pays, ce qu’ils ont fait.

[10]           La police s’est mise à importuner Gabrielle, pour qu’il leur dise où se trouvait sa sœur. Mary Ann a déclaré, dans l’exposé circonstancié de son Formulaire de renseignements personnels, que, en plus des craintes générales ressenties par sa famille, elle craignait elle-même de retourner aux Philippines, parce qu’elle serait victime de harcèlement sexuel et psychologique de la part du policier qui avait jeté son dévolu sur elle.

[11]           Le 2 octobre 2009, le chien des demandeurs a été tué, puis déposé sur le pas de leur porte, accompagné d’une note menaçante. La famille s’est rendu compte qu’ils étaient tous en grave danger et elle est partie pour le Canada.

La décision faisant l’objet du contrôle

[12]           La Commission a rejeté la demande d’asile parce que, selon elle, il n’y avait aucun lien avec un motif prévu par la Convention et que les demandeurs n’étaient exposés qu’à un risque généralisé de persécution.

[13]           La Commission a passé en revue les détails de la demande d’asile, qui, selon elle, était [traduction] « très bien » exposée dans leurs témoignages, et elle a accepté tous les faits.

[14]           La Commission écrivait que, pour avoir la qualité de réfugié selon l’article 96 de la Loi, les demandeurs devaient craindre la persécution en raison de l’un des cinq motifs énumérés dans la définition de « réfugié au sens de la Convention ». Elle a estimé que ce n’était pas le cas. Elle a rejeté l’affirmation des demandeurs selon laquelle ils pouvaient être membres d’un groupe social constitué de [traduction] « gens d’affaires de la classe moyenne », et elle s’est référée au jugement Vetoshkin c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] A.C.F. n° 921, où le juge Rothstein confirmait la conclusion de la Commission selon laquelle un requérant qui était persécuté parce qu’il « exploitait une entreprise [et qu’il] était un marin en mesure d’obtenir des devises fortes » n’était pas persécuté pour un motif lié à la Convention.

[15]           Puis la Commission s’est demandé si ce que craignaient les demandeurs constituait un risque auquel ils étaient personnellement exposés, à savoir une menace à leurs vies, un risque de traitements ou peines cruels et inusités ou un risque de torture, au sens de l’article 97 de la Loi. Selon la Commission, le point essentiel était que les demandeurs n’étaient pas exposés à un risque personnel de persécution :

¶19.     D’après le sous‑alinéa 97(1)b)(ii) de la Loi, la protection est réservée aux personnes qui sont exposées à un risque précis auquel ne sont généralement pas exposées les autres personnes qui se trouvent dans ce pays ou qui en viennent. La preuve doit établir que les demandeurs d’asile seraient exposés à un risque différent de ceux auquel est exposée la population en général. Cela exclut généralement les risques associés à une criminalité généralisée, à l’abus de pouvoir ou à la violence aveugle. Je conclus que le risque auquel sont exposés les demandeurs d’asile est le même que celui auquel sont exposées les autres personnes de ce pays. […]

 

[16]           La Commission a cité la décision Castillo Mendoza c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 648, au paragraphe 33, pour faire la distinction entre un crime ciblé et une persécution individualisée :

¶20.     Comme l’a écrit l’honorable juge Zinn dans Mendoza c. MCI, un crime ne devient pas ciblé simplement parce que les criminels, en l’espèce des agents de police, suivent leurs victimes. Le fait que les demandeurs ont été ciblés ne fait pas en sorte que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne sont pas exposées généralement au même risque.

[Renvoi omis.]

 

[17]           La Commission a également invoqué ce précédent, au paragraphe 36 de ses motifs, pour dire qu’un risque peut être généralisé s’il a pour origine un agent de persécution, mais particularisé si le risque a pour origine un agent différent.

[18]           La Commission a estimé que, en l’espèce, les demandeurs étaient exposés aux mêmes risques que la population philippine en général — à savoir un risque de subir la violence des gangs et la corruption policière. La Commission s’est fondée sur les faits suivants pour appuyer sa conclusion selon laquelle le risque est un risque généralisé :

a)      Les demandeurs savent personnellement que l’extorsion, les menaces, le harcèlement sexuel et les mauvais traitements entre les mains de la police sont endémiques aux Philippines, ils connaissent des gens qui ont été victimes d’extorsion au marché où ils travaillent, et ils ont lu de telles histoires dans les journaux et ont entendu des reportages sur le sujet à la radio et à la télévision (paragraphe 22).

b)      Les demandeurs ont produit une preuve documentaire montrant que les membres de la police « auraient participé à diverses violations des droits de la personne, y compris des assassinats ». La Commission a constaté que la police aux Philippines commet des crimes graves « en relative impunité » et que les policiers sont largement perçus comme corrompus par les Philippins (paragraphe 24). La Commission a fait remarquer que les policiers sont « souvent désignés comme des malfaiteurs armés dans des cas de violence contre les journalistes aux Philippines » (paragraphe 25, renvoi omis).

c)      La preuve documentaire montrait que la corruption policière est un facteur qui contribue aux enlèvements et que la police est de mèche avec les gangs qui se livrent aux enlèvements à Manille (paragraphe 25).

d)      La preuve documentaire montrait que les institutions de justice criminelle aux Philippines sont « tellement barbares que, collectivement, elles n’ont rien d’un système de justice moderne » (paragraphe 27). Par exemple, la Commission a cité la conclusion d’un rapport selon laquelle [traduction] « l’arrestation et la torture de gens ordinaires, destinées à leur faire avouer des crimes qu’ils n’ont pas commis, sont courantes aux Philippines ».

 

[19]           La Commission a rejeté l’argument des demandeurs pour qui les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe devraient être prises en compte dans le cas de Mary Ann. La Commission a conclu que Mary Ann ne craignait pas le viol ni la violence fondée sur le sexe :

¶30. […] Mary Ann Pingol Gutierrez n’a fait aucune allégation générale quant à des craintes de viol, de violences sexuelles ou de violence conjugale, en général, et les autres demandeures d’asile non plus. Ce n’est pas que Mary craint en général d’être violée aux Philippines, mais c’est qu’un agent de police exerce ses fonctions en toute impunité. Je conclus qu’il s’agit d’un risque de préjudice généralisé et que l’article 97 ne s’applique pas.

 

LES DISPOSITIONS APPLICABLES

[20]           L’article 96 de la Loi confère la protection aux réfugiés au sens de la Convention :

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country

 

 

[21]           L’article 97 de la Loi confère la protection aux personnes dont le renvoi du Canada les exposerait à une menace pour leur vie, au risque de traitements ou peines cruels et inusités ou au risque de torture :

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

[22]           Les demandeurs soulèvent les deux questions suivantes :

a)      La Commission a-t-elle fondé sa décision sur des conclusions défavorables tirées arbitrairement et au mépris de la preuve, et a-t-elle par conséquent rendu une décision injuste et déraisonnable?

b)      La Commission a-t-elle commis une erreur en ne considérant pas l’ensemble de la preuve des demandeurs ou leur situation particulière au moment d’examiner la question du risque généralisé?

 

[23]           Les demandeurs n’ont pas désigné de conclusions défavorables tirées par la Commission. La Commission a d’ailleurs accepté leurs témoignages dans leur intégralité. Je reformulerais ainsi les questions :

a)      La Commission a-t-elle commis une erreur en ne considérant pas l’ensemble de la preuve des demandeurs ou leur situation particulière au moment d’examiner la question du risque généralisé?

b)      La Commission a-t-elle commis une erreur en ne se demandant pas si la demande de la demanderesse Mary Ann présentait un lien avec la Convention, et en n’appliquant pas, dans ce contexte, les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe?

 

LA NORME DE CONTRÔLE

[24]           Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, la Cour suprême du Canada écrivait, au paragraphe 62, que la première étape d’une analyse relative à la norme de contrôle consiste à « vérifie[r] si la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier » : voir aussi l’arrêt Khosa c. Canada (MCI), 2009 CSC 12, le juge Binnie, au paragraphe 53.

[25]           La manière dont la Commission a interprété les conditions des articles 96 et 97 de la Loi est une question de droit qui doit être contrôlée d’après la norme de la décision correcte : Josile c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 39, au paragraphe 8.

[26]           La question de savoir si les demandeurs sont des personnes à protéger et s’ils sont exposés à un risque particularisé est cependant une question mixte de droit et de fait qui appelle l’application de la norme de la décision raisonnable : voir, par exemple, une décision antérieure rendue par le soussigné, Michaud c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 886, aux paragraphes 30 et 31.

[27]           Examinant la décision de la Commission d’après la norme de la décision raisonnable, la Cour s’attachera « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 47; arrêt Khosa, précité, au paragraphe 59.

 

ANALYSE

Première question : La Commission a-t-elle commis une erreur en ne considérant pas l’ensemble de la preuve des demandeurs ou leur situation particulière au moment d’examiner la question du risque généralisé?

[28]           Les demandeurs affirment que, selon leurs témoignages, ils sont exposés au risque spécifique d’être persécutés par des agents de l’État, à savoir des policiers. Ils affirment que la Commission n’a pas tenu compte de leurs témoignages montrant que c’est eux personnellement que la police cherchait à persécuter. Par ailleurs, les demandeurs soutiennent que la conclusion de la Commission selon laquelle la police philippine est corrompue au point de représenter un risque pour l’ensemble de la population philippine n’entre pas dans la gamme des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Ils disent que, pour arriver à cette conclusion, la Commission a laissé de côté une bonne partie de la preuve documentaire qui montrait que, bien que la corruption règne au sein de l’État philippin, les Philippines sont une démocratie qui fonctionne, dotée de forces de sécurité compétentes et d’un système de justice pénale. Les demandeurs n’ont pas cependant désigné à la Cour une preuve spécifique de ce fait.

[29]           Le défendeur soutient que, puisque ce ne sont pas les mêmes normes qui déterminent le risque généralisé et la protection de l’État, il n’était nullement déraisonnable pour la Commission de dire que les agents de l’État constituent un risque pour l’ensemble de la population, et de dire en même temps que les citoyens peuvent obtenir de l’État une protection. Le défendeur affirme que c’est, [traduction] « par déduction », ce que la Commission a décidé en l’espèce, et il ajoute que sa décision est raisonnable.

[30]           La Cour exprime son désaccord avec le défendeur sur ce point. Dans la décision Mendoza, précitée, le juge Zinn, abordant cette question, écrivait qu’il est difficile de concilier une conclusion de corruption policière généralisée et de criminalité avec une conclusion d’existence d’une protection de l’État :

¶39.     Il y a une incohérence évidente entre considérer le Mexique comme un État protégeant généralement ses citoyens et considérer le Mexique comme un État où les enlèvements et les extorsions commis par la police sont si répandus qu’ils constituent un risque généralisé. Si la décision de la Commission en l’espèce est correcte, alors on peut s’attendre à ce que tous les futurs demandeurs d’asile déboutés originaires du Mexique l’invoquent pour établir que la corruption et la criminalité au sein de la police sont si répandues que la police même constitue un risque généralisé pour l’ensemble des Mexicains, de telle façon qu’ils ne peuvent pas obtenir de la protection de l’État.

[31]           En l’espèce, la Commission n’a pas dit que les demandeurs pouvaient obtenir de l’État une protection. Elle a plutôt conclu que, parce que la protection de l’État est absente, le risque couru par les demandeurs n’est pas un risque personnel. Les demandeurs n’ont signalé à la Cour aucun élément de preuve contredisant cette conclusion de la Commission. La Commission a cité un certain nombre de rapports et d’articles qui appuient cette position. La Cour ne voit aucune erreur dans sa conclusion.

[32]           Néanmoins, la Cour estime que l’appréciation par la Commission du risque auquel sont exposés les demandeurs était déraisonnable. Il est bien possible que tous les Philippins soient exposés à un risque d’agression commise au hasard, ou à un risque d’extorsion de la part des policiers philippins, mais, en l’espèce, les demandeurs sont exposés à bien davantage qu’un risque d’agression au hasard. Selon leurs témoignages, que la Commission a acceptés, ils avaient plutôt été les victimes de l’attaque d’un gang, et les policiers chargés d’enquêter les ont alors escroqués et arrêtés.

[33]           La Commission s’est fondée sur une preuve documentaire montrant que les policiers exigeaient des rançons aux signaux de circulation, torturaient les suspects pour obtenir des aveux ou collaboraient avec les gangs, mais aucune de ces situations ne rend compte des risques auxquels étaient exposés les demandeurs. Selon le témoignage des demandeurs, le risque auquel ils étaient exposés venait de certains policiers, qu’ils avaient tenté de dénoncer pour corruption, avec lesquels Gabrielle s’était déjà querellé, qui avaient tenté d’enlever Mary Ann et à qui la famille avait finalement refusé de payer des rançons.

[34]           La Commission avait l’obligation de considérer clairement ces détails de la demande d’asile dans le contexte de son examen du risque, au lieu de simplement écrire qu’il s’agissait d’une corruption policière semblable à toute autre corruption policière.

Deuxième question : La Commission a-t-elle commis une erreur en ne se demandant pas si la demande de la demanderesse Mary Ann présentait un lien avec la Convention, et en n’appliquant pas, dans ce contexte, les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe?

[35]           La Commission a l’obligation de considérer tous les motifs possibles d’une demande d’asile qui ressortent de la preuve, même lorsqu’ils ne sont pas invoqués par le demandeur : Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, aux pages 745 et 746; Viafara c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1526, au paragraphe 6.

[36]           En l’espèce, la demanderesse Mary Ann affirmait clairement dans son affidavit craindre la violence de genre, compte tenu de la manière dont l’un des policiers l’avait poursuivie jusqu’à ce qu’elle lui échappe :

[traduction]

 

 J’ai très peur de devoir retourner aux Philippines, car je suis sûre que Griete, le policier n° 3, me harcèlera sexuellement et psychologiquement. Il est capable de me faire n’importe quoi, y compris de m’enlever, de me violer et de me tourmenter de toute autre manière plus grave encore.

[37]           Il est bien établi que le genre est un motif de protection compris dans l’appartenance à un groupe social, laquelle est un motif prévu par la Convention : arrêt Ward, précité, à la page 739; décision Josile, précitée, aux paragraphes 28 à 30.

[38]           La Commission avait donc le devoir de se demander si Mary Ann est exposée à la persécution du fait qu’elle est une femme. La Commission s’exprimait ainsi dans sa décision :

[…] Ce n’est pas que Mary craint en général d’être violée aux Philippines, mais c’est qu’un agent de police exerce ses fonctions en toute impunité. Je conclus qu’il s’agit d’un risque de préjudice généralisé et que l’article 97 ne s’applique pas.

[39]           Ce passage montre que la Commission a commis une erreur de droit en ne considérant pas la demande de Mary Ann au titre de l’article 96 de la Loi, et des Directives concernant la persécution fondée sur le sexe, qui s’appliquent à l’article 96. La Commission ne semble pas s’être demandé si Mary Ann est exposée à la persécution en raison de son sexe. Selon le témoignage de Mary Ann, que la Commission semble avoir accepté, c’est bien le cas. Alors que les autres membres de sa famille craignent des atteintes à leurs vies ou à leur bien-être, Mary Ann craint le viol et l’enlèvement, parce que l’un des policiers l’a ciblée en tant que femme.

[40]           L’obligation de la Commission d’examiner le risque couru par un demandeur d’asile dans de telles circonstances a été étudiée en détail dans la décision Josile, précitée. Dans ce précédent, le juge Martineau a infirmé une décision de la Commission qui avait jugé que la demanderesse, une Haïtienne, n’était pas une réfugiée, parce que sa crainte d’être violée ne constituait pas une persécution selon un motif prévu par la Convention et que le risque qu’elle courait était un risque généralisé. La Cour s’était exprimée ainsi :

¶36      Compte tenu du droit canadien et de la preuve qui a été soumise à la Commission, la conclusion selon laquelle la demanderesse, en tant qu’Haïtienne, ne craint pas avec raison d’être persécutée du fait de son appartenance à ce groupe est déraisonnable. Si la Commission avait admis qu’un risque de viol est ancré dans l’appartenance de la demanderesse à un certain groupe social, l’examen aurait dû donner lieu à une décision sur la question de savoir s’il y avait « plus qu’une simple possibilité » que la demanderesse risque d’être victime de ce préjudice en Haïti. Les circonstances et la situation particulières de la demanderesse, advenant son retour en Haïti, n’ont pas été examinées et analysées de manière rigoureuse. Dans l’analyse manquée, l’étape suivante aurait consisté à décider si, en l’absence alléguée d’une protection masculine dans son cas particulier, la demanderesse bénéficie d’une protection adéquate de l’État.

[41]           En l’espèce, la Commission ne s’est pas demandé si la crainte de Mary Ann d’être violée par le policier constituait un risque en raison de son sexe. Dans sa décision, la Commission écrit que sa crainte est englobée dans le reste de la demande. Mais il se trouve que la demanderesse Mary Ann est exposée à un risque distinct qui découle du fait qu’elle est une jeune femme. Dans la décision Josile, précitée, la Cour a examiné la jurisprudence entourant la relation entre une allégation de viol et la Convention :

¶24.     En ce qui concerne l’établissement d’un lien, la Cour, dans la décision Dezameau, précitée, aux paragraphes 34 et 35, souligne qu’« il est bien établi en droit canadien que le viol, entre autres formes d’agression sexuelle, est un crime qui s’inspire du statut de la femme dans la société », et ajoute-t-il à cet effet : « [l]’idée qu’un viol puisse être motivé par une simple intention criminelle ou par un simple désir criminel, sans égard au sexe ou au statut des femmes dans une société, est erronée en droit canadien ».

¶25.     La jurisprudence canadienne est également catégorique sur le sujet. Par exemple, dans l’arrêt R. c. Osolin, [1993] 4 R.C.S. 595, le juge Cory, s’exprimant au nom de la majorité de la Cour suprême du Canada, déclare ce qui suit : « [i]l ne faut pas oublier que l’agression sexuelle est une infraction très différente des autres types de voies de fait. Il est vrai que, comme toutes les autres formes de voies de fait, elle est un acte de violence. Elle est toutefois plus qu’un simple acte de violence. Dans la grande majorité des cas, l’agression sexuelle est fondée sur le sexe de la victime. C’est un affront à la dignité humaine et un déni de toute notion de l’égalité des femmes » (Osolin, précité, au paragraphe 165).

¶26.     En fait, le viol est qualifié de crime « lié au sexe » dans les Directives no 4. Ces dernières catégorisent spécifiquement le viol comme un crime de cette nature :

Le fait que la violence, notamment la violence sexuelle et familiale, à l’encontre des femmes soit universelle n’est pas pertinent pour déterminer si le viol et d’autres crimes liés au sexe constituent des formes de persécution.

[Non souligné dans l’original.]

¶27.     En conséquence, je souscris sans réserve à l’approche que la Cour a suivie dans la décision Dezameau, précitée.

[42]           Enfin, la Cour fait observer que la question de savoir si les jeunes femmes sont toutes exposées à un risque de viol n’est pas pertinente à l’égard de l’article 96, et, dans la mesure où la Commission a pu transposer la question du risque généralisé posée par l’article 97 dans une analyse relative à l’article 96 (une analyse qu’elle n’a pas clairement faite), elle a commis une erreur : décision Josile, précitée, au paragraphe 11.

CONCLUSION

[43]           La Cour arrive à la conclusion que l’analyse de la Commission était déraisonnable quant aux risques auxquels sont exposés les demandeurs. Il était loisible à la Commission de dire que les demandeurs sont exposés à un risque généralisé de persécution, mais elle avait l’obligation, dans ce contexte, de se référer aux témoignages des demandeurs.

[44]           La Cour estime que la Commission a également commis une erreur en n’examinant pas, sous l’angle de la persécution fondée sur le sexe, la demande de la demanderesse Mary Ann au titre de l’article 96 de la Loi.

[45]           La demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

[46]           Aucune question ne sera certifiée.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie, que la décision de la Commission datée du 21 décembre 2010 est annulée et que la demande d’asile est renvoyée à un autre tribunal de la Commission, pour nouvelle décision.

 

 

« Michael A. Kelen »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Christian Laroche, LL.B.

Juriste-traducteur et traducteur-conseil


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-243-11

 

INTITULÉ :                                       Alberto Tatel Gutierrez et autres c. MCI.

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Vancouver (Colombie-Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 25 août 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            LE JUGE KELEN

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 8 septembre 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Ghulam Murtaza

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Timothy E. Fairgrieve

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

GMS Law Corporation

Vancouver (C.-B.)

 

POUR LES DEMANDEURS

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

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