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Cour fédérale

 

Federal Court

 

Date : 20110908

Dossier : T-1366-10

Référence : 2011 CF 1061

Ottawa, Ontario, le 8 septembre 2011

En présence de monsieur le juge Scott

 

ENTRE :

 

FATEH KAMEL

 

 

 

partie demanderesse

 

et

 

 

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

PASSEPORT CANADA

 

                                                  

 

 

partie défenderesse

 

 

 

 

         MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le 6 avril 2001, le Tribunal de Grande Instance de Paris prononçait la condamnation suivante contre le demandeur, un citoyen canadien :

[…]

 

DÉCLARE Fateh KAMEL COUPABLE de PARTICIPATION À UNE ASSOCIATION DE MALFAITEURS EN VUE DE LA PRÉPARATION D’UN ACTE DE TERRORISME, (faits commis depuis 1996 et jusqu’en 1998, à ROUBAIX (Nord) et sur le territoire national ainsi qu’au CANADA, en TURQUIE, en BOSNIE, en BELGIQUE et en ITALIE, de COMPLICITÉ de FAUX DANS UN DOCUMENT ADMINISTRATIF CONSTATANT UN DROIT, UNE IDENTITÉ OU UNE QUALITÉ. (faits commis courant 1996, à ROUBAIX (Nord) et sur le territoire national, ainsi qu’au CANADA, en TURQUIE, en BOSNIE et en BELGIQUE et de COMPLICITÉ d’USAGE DE FAUX DANS UN DOCUMENT ADMINISTRATIF CONSTATANT UN DROIT, UNE IDENTITÉ OU UNE QUALITÉ, (faits commis courant 1996, à ROUBAIX (Nord) et sur le territoire national, ainsi qu’au CANADA, en TURQUIE, en BOSNIE et en BELGIQUE.

Avec cette circonstance que l’infraction ci-dessus spécifiée est en relation à titre principal ou connexe avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur.

 

LE CONDAMNE À LA PEINE DE HUIT ANS D’EMPRISONNEMENT.

 

ORDONNE SON MAINTIEN EN DÉTENTION.

 

Vu les articles 422-4 et 131-10 du code pénal, prononce à son encontre l’INTERDICTION DÉFINITIVE DU TERRITOIRE FRANÇAIS.

 

[…]

 

 

[2]               Depuis sa libération et son retour au Canada en janvier 2005, le demandeur tente sans succès d’obtenir un passeport canadien. C’est pourquoi il a déposé une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales (LRC 1985, c F-7) et de réparation en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11 (Charte). Le demandeur s’oppose au refus du ministre des Affaires étrangères du Canada et de l’office fédéral Passeport Canada (Passeport Canada), en date du 15 juillet 2010, de lui délivrer un passeport, pour des raisons de sécurité nationale, refus fondé sur l’article 10.1 du Décret sur les passeports canadiens, TR/81-86, modifié par le Décret modifiant le Décret sur les passeports canadiens, TR/2004-113 (Décret).

 

I.          Faits

[3]               Le demandeur est citoyen canadien depuis le 27 janvier 1993. Il est né en Algérie en 1960 et a immigré au Canada en 1987.

 

[4]               En mai 1999, on arrête le demandeur en Jordanie puis on l’extrade en France, où on le condamne pour son « rôle de principal animateur des réseaux internationaux déterminé à préparer des attentats et à procurer des armes et des passeports à des terroristes agissant partout dans le monde » (Tribunal de Grande Instance de Paris, no d’affaire 9625339012, jugement du 6 avril 2001, page 86).

 

[5]               Après qu’il eut purgé la moitié de sa peine de huit ans de prison, on a libéré le demandeur. Passeport Canada lui délivre alors un passeport valide pour son seul voyage de retour. Il revient donc au Canada en janvier 2005.

 

[6]               Le 13 juin 2005, le demandeur demande un nouveau passeport au bureau de Passeport Canada à Montréal. Le 1er décembre 2005, le ministre lui refuse la délivrance d’un passeport en se fondant sur l’article 10.1 du Décret.

 

[7]               Le demandeur dépose alors une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire aux motifs qu’il y a eu manquement aux principes d’équité procédurale et que l’article 10.1 du Décret porte atteinte à ses droits protégés par les articles 6, 7 et 15 de la Charte.

 

[8]               Le 13 mars 2008, le juge Noël de la Cour fédérale accueille en partie la demande de contrôle judiciaire. Il conclut, dans un premier temps, qu’il y a eu manquement aux principes de l’équité procédurale, puis que l’article 10.1 du Décret porte atteinte à la liberté de circulation du demandeur protégée par le paragraphe 6(1) de la Charte. Selon le juge Noël, cette atteinte n’est pas justifiée aux termes de l’article premier de la Charte. Conséquemment, il ne se prononce pas sur l’application des articles 7 et 15 de la Charte (Kamel c Canada (Procureur général), 2008 CF 338, [2009] 1 RCF 59 [Kamel 2008]).

 

[9]               Le juge Noël déclare invalide l’article 10.1 du Décret et accorde au gouverneur général en conseil une période de six mois pour remanier l’article 10.1 du Décret et prendre un nouveau décret. Le juge annule la décision du ministre du 1er décembre 2005 refusant la délivrance d’un passeport au demandeur, mais refuse, par ailleurs, de rendre une ordonnance obligeant le ministre à délivrer le passeport demandé.

 

[10]           Le procureur général du canada [PGC] interjette appel. L’appel se limite finalement à la question de la validité constitutionnelle de l’article 10.1 du Décret au regard des articles 1 et 6 de la Charte, le PGC ayant admis qu’il y a eu manquement aux principes de l’équité procédurale.

 

[11]           Le 23 janvier 2009, la Cour d’appel fédérale accueille l’appel du PGC et annule en partie la décision du juge Noël (Kamel c Canada (Procureur général), 2009 CAF 21, [2009] 4 RCF 449 [Kamel 2009]). La Cour d’appel fédérale précise dans son jugement que l’article 10.1 du Décret porte atteinte au paragraphe 6(1) de la Charte, mais que cette atteinte peut se justifier aux termes de l’article premier de la Charte.

 

[12]           Le demandeur dépose alors une requête pour permission de faire appel à la Cour suprême du Canada.

 

[13]           Le 10 février 2009, le demandeur présente une nouvelle demande de passeport. Passeport Canada l’informe alors que cette nouvelle demande ne sera pas traitée immédiatement puisque le délai pour déposer une demande d’autorisation à la Cour suprême du Canada n’est pas expiré.

 

[14]           Dans une lettre du 26 février 2009, Passeport Canada informe le demandeur que sa demande de passeport du 10 février 2009 ne sera pas traitée puisque la décision du juge Noël subsiste. Cette décision précise que le dossier du demandeur doit être réexaminé. Il s’ensuit que c’est la demande de passeport du 13 juin 2005 qui doit être traitée par le ministre.

 

[15]           Le 3 avril 2009, le demandeur met Passeport Canada en demeure de lui octroyer un passeport.

 

[16]           Dans une lettre du 24 avril 2009, le ministère de la Justice du Canada confirme au demandeur que Passeport Canada entend maintenant traiter sa demande de passeport.

 

[17]           Dans une lettre subséquente du 27 avril 2009, Passeport Canada exige du demandeur qu’il remplisse et dépose un nouveau formulaire de demande de passeport. Les politiques et procédures de Passeport Canada requièrent que le formulaire de demande de passeport ne remonte pas à plus d’un an avant la date d’étude d’un dossier.

 

[18]           Le 5 mai 2009, le demandeur dépose le nouveau formulaire.

 

[19]           Dans une lettre du 27 juillet 2009, Passeport Canada avise le demandeur que son admissibilité à l’obtention d’un passeport fait l’objet d’une enquête en vertu de l’article 10.1 du Décret. La lettre précise que la condamnation criminelle du demandeur, prononcée par le Tribunal de Grande Instance de Paris, est à l’origine de l’enquête de Passeport Canada. On invite le demandeur à présenter tous faits additionnels, tous renseignements atténuants ou toutes corrections d’information erronée pouvant être pertinents.

 

[20]           Le 20 août 2009, la Cour suprême du Canada rejette la demande d’autorisation d’appel du demandeur.

 

[21]           Le 23 décembre 2009, le demandeur dépose une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire contre le PGC et Passeport Canada afin d’obtenir un jugement déclaratoire et une réparation en vertu de la Charte (le dossier T-2151-09 de cette Cour).

 

[22]           Le 14 janvier 2010, Passeport Canada avise le demandeur de la remise de son dossier au ministre. On remet également au demandeur une copie de la première ébauche de la recommandation au ministre. On l’invite aussi à présenter tous faits additionnels, tous renseignements atténuants ou toutes corrections d’information erronée pouvant influer sur la recommandation de Passeport Canada au ministre.

 

[23]           Le 5 mars 2010, le demandeur répond à Passeport Canada. Il souligne que la première ébauche de la recommandation au ministre omet des faits importants qui lui sont favorables.

 

[24]           Le 7 avril 2010, le demandeur reçoit une copie de la deuxième ébauche de la recommandation au ministre préparée par Passeport Canada après considération des renseignements qu’il a transmis à cet office en mars. Cette deuxième ébauche traite des éléments soulevés par le demandeur en réponse à la première ébauche. Passeport Canada l’invite à nouveau à présenter tous faits additionnels pouvant être pertinents.

 

[25]           Le 19 avril 2010, le demandeur répond à la deuxième ébauche et soutient qu’elle ne tient toujours pas compte des commentaires transmis en réponse à la première ébauche.

 

[26]           Le 16 juin 2010, Passeport Canada remet au ministre sa recommandation de refuser la délivrance d’un passeport au demandeur en vertu de l’article 10.1 du Décret. À l’appui de cette recommandation négative de Passeport Canada, le ministre reçoit un dossier complet contenant tous les renseignements sur lesquels cet office fonde sa recommandation.

 

[27]           Dans une lettre du 17 juin 2010, on avise le demandeur qu’à la suite d’une révision de tous les éléments de son dossier, y compris ses observations écrites de mars et d’avril 2010, Passeport Canada a transmis son dossier au ministre et lui recommande de refuser de délivrer un passeport au demandeur. Cette recommandation définitive contient aussi les commentaires du demandeur en réponse à la deuxième ébauche.

 

[28]           Le 17 juin 2010, le ministre prend sa décision. Il refuse de délivrer un passeport au demandeur en vertu de l’article 10.1 du Décret. Cette décision lui est communiquée dans une lettre du 15 juillet 2010.

 

[29]           Le 28 juillet 2010, la décision du ministre ainsi que la traduction française de cette décision sont envoyées au demandeur.

 

[30]           À la suite de la décision du ministre, la Cour conclut, le 28 juillet 2010, que la demande de contrôle judiciaire formulée dans le dossier T-2151-09 est devenue caduque. Par conséquent, la Cour ne se prononce pas sur cette demande.

 

[31]           Le 25 août 2010, le demandeur dépose un avis de demande de contrôle judiciaire de la décision de lui refuser un passeport.

 

[32]           La Cour est saisie de cette demande.

 

 

 

 

II.        Questions en litige

 

[33]           Les questions en litige sont les suivantes :

1.             Quelle est la norme de contrôle applicable aux décisions du ministre prises en vertu de l’article 10.1 du Décret?

 

2.       Y a-t-il manquement aux principes d’équité procédurale?

 

3.       Les droits constitutionnels du demandeur protégés par l’article 6 de la Charte ont-ils été violés par le processus d’enquête, la recommandation de Passeport Canada et la décision du ministre de lui refuser la délivrance d’un passeport?

 

4.       Les droits constitutionnels du demandeur protégés par l’article 7 de la Charte ont-ils été violés par le processus d’enquête, la recommandation de Passeport Canada et la décision du ministre de lui refuser la délivrance d’un passeport?

 

5.       Les droits constitutionnels du demandeur protégés par l’article 8 de la Charte ont-ils été violés par le processus d’enquête, la recommandation de Passeport Canada et la décision du ministre de lui refuser la délivrance d’un passeport?

 

6.       Si oui, est-ce que ces violations sont justifiées aux termes de l’article premier de la Charte?

 

7.       La Cour devrait-elle prononcer un jugement déclaratoire disant que le ministre des Affaires étrangères et Passeport Canada ont porté atteinte aux droits du demandeur protégés par les articles 6, 7 et 8 de la Charte?

 

8.       La Cour devrait-elle ordonner à Passeport Canada de délivrer un passeport au demandeur à titre de réparation aux termes du paragraphe 24(1) de la Charte, compte tenu de la violation de ses droits protégés par les articles 6, 7 et 8 de la Charte?

 

Dispositions législatives pertinentes

 

[34]           Les dispositions législatives pertinentes se trouvent jointes en annexe aux présents motifs.

 

1.       Quelle est la norme de contrôle applicable aux décisions du ministre prises en vertu de l’article 10.1 du Décret?

 

Arguments de la partie demanderesse

 

[35]           Le demandeur n’a présenté aucun argument sur cette question.

 

 

 

 

Arguments de la partie défenderesse

 

[36]           Selon la partie défenderesse, la décision Kamel 2008 aux paragraphes 57 à 61, établit que, compte tenu de la spécialisation du décideur, de l’objet du décret, de la nature de la question à traiter et du caractère discrétionnaire du pouvoir à exercer, la Cour doit appliquer la norme de contrôle de la décision raisonnable, norme dont l’application appelle une grande retenue.

 

Analyse

 

[37]           La Cour tient à rappeler, tout d’abord, que la norme à appliquer pour des questions de fait est celle de la décision raisonnable. Elle souscrit entièrement à la position adoptée par le juge Noël dans sa décision portant sur cette même affaire (Kamel 2008), alors qu’il écrivait :

[59] En effet, la spécialisation du décideur en semblable matière, l’objet du Décret et ses préoccupations pour la sécurité nationale et internationale sont des facteurs qui militent nettement en faveur de la reconnaissance d’une large discrétion et déférence au profit du décideur. En cette matière, l’autorité judiciaire doit avoir une attitude de retenue. Pour trancher de telles questions, il est nécessaire d’avoir une connaissance spécialisée de la matière, ainsi que des engagements du Canada en semblables circonstances aussi bien sur le plan national qu’international, et de la situation quant à la sécurité nationale.

 

[38]           Quant aux questions relatives au devoir d’équité procédurale et aux violations de droits garantis par la Charte, ce sont là des questions de droit nécessitant l’application de la norme de la décision correcte (Kamel 2008 au paragraphe 62).

 

 

            2.       Y a-t-il manquement aux principes d’équité procédurale?

 

Arguments de la partie demanderesse

 

[39]           Le demandeur prétend que, pour les raisons précisées ci-après, il y a manquement aux principes d’équité procédurale dans son dossier :

 

Omission de mentionner des renseignements favorables

 

[40]           En l’espèce, le demandeur prétend que la partie défenderesse omet de mentionner, dans sa recommandation au ministre, plusieurs renseignements favorables au demandeur qui sont pertinents, à savoir :

  • Le demandeur n’est pas visé par l’article 9 du Décret portant sur le refus de délivrer un passeport à un requérant, un fait que ne conteste pas Passeport Canada.

 

  • Tous les passeports antérieurs délivrés au demandeur ont été renouvelés ou remplacés légitimement, un fait reconnu par Passeport Canada.

 

  • Le rapport du Service canadien du renseignement de sécurité [SCRS] de 2005 ne désigne pas le demandeur comme un individu présentant un danger pour la sécurité nationale, un fait et un élément de preuve que Passeport Canada passe sous silence dans sa recommandation au ministre. Or, Passeport Canada était déjà au courant de ce fait par suite de la demande de contrôle judiciaire.

 

  • Le demandeur ne fait l’objet d’aucune mesure de restriction légale quelconque pour motif de terrorisme ou de danger pour la sécurité nationale au Canada, que ce soit en vertu de la Loi antiterroriste, du Code criminel ou d’une ordonnance judiciaire. C’est là un fait et un élément de preuve que Passeport Canada passe sous silence dans sa recommandation au ministre.

 

  • Le demandeur ne figure pas sur une liste canadienne de terroristes, un fait qui n’est aucunement contesté par Passeport Canada.

 

  • Le demandeur ne figure pas sur une liste internationale de terroristes, un fait qui n’est aucunement contesté par Passeport Canada.

 

  • La loi française ayant permis la condamnation du demandeur en France fait l’objet de critiques sévères des tribunaux canadiens et français. Dans la décision France v Ouzchar, [2001] OJ No 5713 (QL) [Ouzchar], on peut lire ce qui suit :

21 In terms of the strength of the case, I am compelled to say that I find the manner in which the charges against the defendant were proceeded with in France to be highly disturbing.  While there may be an explanation forthcoming in the fullness of time, on the record before me it is inexplicable why notice of the charges or of the trial was not given to the defendant.

 

22 Further, the information before me regarding the offences is contained entirely in the judgment of the High Court of Paris.  While I do not mean to be critical because I do not know the usual practice of that court in terms of what normally is included in a judgment, I must say that the judgment is long on generalities and short on specifics as to exactly the events and activities of this defendant in respect of the offences with which he was charged.

 

23 While I appreciate that certain telephone numbers were found in the defendant’s possession and that certain telephone calls were either placed from the defendant’s telephone or received at his telephone number, that evidence by itself would appear to fall considerably short of what would be considered necessary in this court for a conviction on these offences beyond a reasonable doubt.  There is no information provided regarding the specifics of any discussions that took place between the defendant and any of the other individuals or the specifics of any telephone calls that were intercepted between the defendant and any of the other individuals or any other similar direct evidence of inculpatory behaviour by the defendant.

 

[…]

 

25 […] I adopt the approach of Mr. Justice Green in R. v. Parsons (1997), 124 C.C.C. (3d) 92 (Nfld. C.A.) that the court should consider the matter from the point of view of a reasonably informed, right thinking member of the community, cognizant of the presumption of innocence and the notion that an accused person should not be deprived of liberty without a sufficient legal basis.

 

 

  • Aucun fait nouveau ni aucune nouvelle information concernant le demandeur n’a été versé au dossier de Passeport Canada depuis le jugement du Tribunal de Grande Instance de Paris en 2001 (pages 1 et 6 de la recommandation).

 

  • Le casier judiciaire du demandeur n’établit pas la nécessité, pour la sécurité nationale, de le priver de son passeport. Dans Thompson c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] ACF no 1097 (QL), (1996), 41 Admin LR (2d) 10 au paragraphe 19, la Cour s’exprime ainsi :

19 Je suis convaincue [sic] que bien qu’il ne faille pas imposer à l’intimé des lignes directrices formelles sur ce qui constitue un danger pour le public, ces mots doivent avoir un certain sens en soi; il doit s’agir de quelque chose de plus que la simple répétition de l’élément « condamnation pour une infraction grave » du cadre législatif.  Le législateur n’envisageait certainement pas que les opinions de danger n’aient aucun sens, et, pour que l’intimé se forme une opinion en vertu de paragraphe 70(5), une condamnation seule est un motif insuffisant; les circonstances de chaque espèce doivent, en plus de la condamnation, indiquer l’existence d’un danger pour le public.  Cela ne veut pas dire qu’il n’y a aucun cas où il serait possible de formuler avec raison une opinion de danger en vertu du paragraphe 70(5) lorsqu’un individu n’a qu’une seule condamnation; je conclus simplement qu’il doit y avoir dans chaque cas des circonstances qui s’ajoutent à une condamnation unique dénotant la présence d’un danger pour le public. […]

 

 

  • La double peine n’a pas sa place dans notre société, ni la discrimination fondée sur le casier judiciaire, ce dont la partie défenderesse ne tient pas compte. Ce dernier reconnaît que le dossier du demandeur ne contient pas de faits nouveaux survenus depuis la décision du Tribunal de Grande Instance de Paris en 2001 (Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c Maksteel Québec Inc, [2003] 3 RCS 228 au paragraphe 63).

 

Omission de fournir le rapport d’enquête de Passeport Canada

 

[41]           De plus, le demandeur prétend qu’il n’a jamais reçu le rapport d’enquête de Passeport Canada (affidavit du demandeur à la page 28 du dossier du demandeur) alors qu’un tel rapport aurait dû lui être divulgué, selon ce qui a été déclaré dans Kamel 2008. Le demandeur soutient donc que la partie défenderesse ne respecte pas l’ordonnance de la Cour quant à son devoir d’agir équitablement (voir Kamel 2008 aux paragraphes 87 à 89).

 

 

 

Manquements au devoir d’agir dans un délai raisonnable

 

[42]           Le demandeur soutient aussi que la partie défenderesse a violé les principes d’équité procédurale. En effet, la partie défenderesse n’a pas repris l’étude de la demande de passeport du demandeur dans un délai raisonnable, alors que ce dernier est privé de son passeport depuis juin 2005.

 

[43]           Le demandeur souligne de plus qu’en 2008, la Cour fédérale a annulé, en raison de manquements aux principes d’équité procédurale, la décision du ministre lui refusant un passeport (Kamel 2008). En appel, la partie défenderesse a néanmoins reconnu les manquements aux principes d’équité procédurale. Cet élément de la décision n’a pas fait l’objet de l’appel (ce motif d’appel ayant été retiré le 9 juillet 2008) (paragraphes 22 à 25 des pages A19 à A24 du dossier du demandeur).

 

[44]           Le demandeur rappelle qu’il s’est écoulé environ 2 ans après la première décision avant que le ministre lui communique sa décision de lui refuser un passeport.

 

Fautes factuelles

 

[45]           Le demandeur soutient aussi que la partie défenderesse prétend erronément lui avoir accordé un délai de 30 jours pour répondre à sa lettre du 27 juillet 2009 (page A40 du dossier du demandeur), ce qui serait faux tel qu’il appert du contenu de la lettre du 27 juillet 2009 de Passeport Canada (pages A36 à A39 du dossier du demandeur).

 

Crainte raisonnable de partialité

 

[46]           Le demandeur fait valoir que l’enchaînement des faits qui ont précédé la recommandation définitive de Passeport Canada au ministre (pages A79 à A90 du dossier du demandeur) permet de conclure qu’il est raisonnable de craindre qu’il y ait eu partialité.

 

Arguments de la partie défenderesse

 

[47]           La partie défenderesse répond, de son coté, qu’il n’y a pas eu de manquement aux principes d’équité procédurale. La partie défenderesse se fonde sur la décision Kamel 2008, dans laquelle le juge Noël précisait qu’au regard des cinq facteurs de l'arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 RCS 817 [Baker]), il suffit pour satisfaire aux principes d’équité procédurale que :

 

a)             l’enquête comporte la communication à l’intéressé des faits qui lui sont reprochés et de toute l’information obtenue dans le cadre de l’enquête;

 

b)             l’enquête lui fasse connaître les objectifs visés par l’enquêteur et lui donne la possibilité de répondre pleinement;

 

c)             le décideur puisse disposer de tous les éléments voulus pour prendre une décision éclairée.

 

[48]           La partie défenderesse soutient donc que la partie demanderesse n’a pas établi l’existence de quelque manquement que ce soit aux principes d’équité procédurale en l’espèce.

 

a) L’enquête comporte la communication à l’intéressé des faits qui lui sont reprochés et de l’information obtenue dans le cadre de l’enquête

 

[49]           La partie défenderesse souligne que la lettre du 27 juillet 2009 avise le demandeur que Passeport Canada est en train d’examiner son admissibilité à l’obtention d’un passeport en raison du jugement prononcé contre lui par le Tribunal de Grande Instance de Paris en 2001.

 

[50]           La partie défenderesse rappelle à la Cour que le demandeur n’a présenté aucun renseignement additionnel entre la réception de la lettre du 27 juillet 2009 et l’envoi de la première ébauche de la recommandation le 14 janvier 2010.

 

[51]           La partie défenderesse prétend que tous les faits et documents pertinents de l’enquête sur lesquels se fondent les reproches formulés à l’égard du demandeur lui ont été communiqués par l’envoi à celui-ci, le 14 janvier 2010 et le 7 avril 2010, des ébauches de la recommandation de Passeport Canada au ministre.

 

[52]           La partie défenderesse soutient également que la recommandation de Passeport Canada remise au ministre le 16 juin 2010 et communiquée au demandeur ne contient aucun fait nouveau.

 

b) L’enquête fait connaître à l’intéressé les objectifs visés par l’enquêteur et lui donne la possibilité de répondre pleinement

 

[53]           La partie défenderesse rappelle que le demandeur pouvait présenter des renseignements supplémentaires et des arguments en réponse aux deux ébauches de la recommandation de Passeport Canada et qu’il s’est prévalu de ce droit.

 

            c) Le décideur peut disposer de tous les éléments voulus pour prendre une décision éclairée

 

[54]           La partie défenderesse nie l’allégation du demandeur que la recommandation passe sous silence les éléments soulevés dans ses réponses de mars et d’avril 2010. La recommandation au ministre traite des renseignements supplémentaires et des arguments présentés par le demandeur, lesquels y sont annexés. À cet égard, la partie défenderesse rappelle à la Cour le contenu du dossier transmis au ministre, lequel se trouve, plus précisément, à l’onglet B du dossier de la partie défenderesse, aux pages 1347 à 1905.

 

[55]           La partie défenderesse soutient que le ministre disposait de tous les éléments et documents pertinents pour prendre une décision éclairée.

 

[56]           La partie défenderesse affirme de plus que, dans les circonstances, eu égard à la nature de la décision prononcée, et au régime juridique dans lequel s’inscrit la décision et compte tenu de la procédure suivie par Passeport Canada, les principes d’équité procédurale applicables ont été respectés.

 

Analyse

 

[57]           Afin d’établir l’étendue du devoir d’équité procédurale en l’espèce, la Cour s’en remet à la décision du juge Noël dans Kamel 2008, d’autant plus que les deux parties souscrivent à cet élément de la décision. À ce propos, il est utile de rappeler les paragraphes du jugement qui énoncent les grands principes applicables :

[66]  Pour les cerner, l’arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3 de la Cour suprême est d’une certaine utilité, plus particulièrement les observations dans le paragraphe 115 :

 

L’obligation d’équité — et par conséquent les principes de justice fondamentale — exigent en fait que la question soulevée soit tranchée dans le contexte de la loi en cause et des droits touchés : Baker, précité, par. 21; Knight c. Indian Head School Division No. 19,  [1990] 1 R.C.S. 653, p. 682; Assoc. des résidents du Vieux St-Boniface Inc. c. Winnipeg (Ville), [1990] 3 R.C.S. 1170, le juge Sopinka. Plus précisément, pour décider des garanties procédurales qui doivent être accordées, nous devons tenir compte, entre autres facteurs, (1) de la nature de la décision recherchée et du processus suivi pour y parvenir, savoir « la mesure dans laquelle le processus administratif se rapproche du processus judiciaire », (2) du rôle que joue la décision particulière au sein du régime législatif, (3) de l’importance de la décision pour la personne visée, (4) des attentes légitimes de la personne qui conteste la décision lorsque des engagements ont été pris concernant la procédure à suivre et (5) des choix de procédure que l’organisme fait lui-même : Baker, précité, par. 23-27. Cela ne signifie pas qu’il est exclu que d’autres facteurs et considérations entrent en jeu. Cette liste de facteurs n’est pas exhaustive même pour circonscrire l’obligation d’équité en common law : Baker, précité, par. 28. Elle ne l’est donc forcément pas pour décider de la procédure dictée par les principes de justice fondamentale.

 

[67]  Vu les facteurs un et deux, la Cour constate d’abord que la décision de refuser ou de révoquer un passeport constitue une décision discrétionnaire. Toutefois, la nature du processus aboutissant à cette décision relève du domaine d’une procédure d’enquête. En ce qui concerne la présente affaire, le BPC a mené une enquête, a invité M. Kamel à faire des observations et par la suite, a fait une recommandation au ministre. Puisque les conséquences d’un refus de passeport sont importantes, la Cour conclut que l’évaluation et la pondération de la sécurité nationale du Canada et des autres pays, eu regard aux droits et aux observations du demandeur, milite en faveur de l’application de garanties procédurales particulièrement strictes qui doivent comporter la participation réelle du demandeur au processus d’enquête.

 

[68]  En l’espèce, le ministre était appelé à décider s’il devait, ou non, délivrer un passeport à un citoyen canadien, et l’on a eu recours à une enquête administrative. Comme nous le verrons, le refus d’une telle demande empêche le citoyen canadien de voyager à travers le monde. Donc, cette décision est importante pour la personne qui se voit refuser un passeport. En conséquence, l’enquête menant à la recommandation à présenter au ministre doit donc comporter la pleine participation de l’intéressé. Il s’ensuit que des garanties procédurales s’imposent : le demandeur de passeport doit pouvoir connaître exactement les reproches qu’on lui fait et l’information recueillie au cours de l’enquête et pouvoir y répondre de façon complète, de sorte que le rapport remis au ministre fasse état de ses observations.

 

[69]  Le troisième facteur exige l’appréciation de l’importance du droit visé. Comme nous l’avons indiqué précédemment, l’intérêt qu’a M. Kamel à obtenir son passeport canadien est important, non seulement parce qu’il en a besoin pour voyager mais aussi parce que le passeport est un titre d’identité qui confère au détenteur la protection du pays visé à la demande du Canada. La liberté de circuler est facilitée par ce document de voyage. Comme nous le souligne la Cour suprême dans l’arrêt Suresh, précité, au paragraphe 118 : « Plus l’incidence de la décision sur la vie de l’intéressé est grande, plus les garanties procédurales doivent être importantes afin que soient respectées l’obligation d’équité en common law et les exigences de la justice fondamentale consacrées par l’art. 7 de la Charte ». Le refus du passeport canadien a des conséquences importantes sur les plans personnel et financier. Il n’est pas nécessaire d’élaborer plus amplement à ce sujet. Par conséquent, ce facteur milite en faveur du respect de garanties procédurales accrues pour l’application de l’article 10.1 du Décret.

 

[70]  Le quatrième facteur consiste à apprécier les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision lorsque des engagements ont été pris concernant la procédure à suivre. Or en l’espèce, il est raisonnable que M. Kamel s’attende à ce que le BPC l’informe de leurs préoccupations et lui donne la réelle possibilité d’y répondre. Étant donnée [sic] l’historique des renouvellements des passeports et le fait que le BPC lui avait livré un passeport spécial pour son retour au Canada le 29 janvier 2005 d’une part et son offre de rencontrer les agents du BPC d’autre part, il était raisonnable que le demandeur ait eu certaines attentes légitimes à l’égard du processus d’enquête.

 

[71]  Vu le cinquième facteur, la Cour est appelée à scruter les choix de procédure que l’organisme fait. Le ministre doit décider en fonction des renseignements remis par l’enquêteur. En l’occurrence, ils figuraient entièrement dans le rapport du BPC, qui a l’obligation de garantir que son instruction soit apte à donner au ministre toute l’information nécessaire pour prendre une décision éclairée. La procédure suivie n’a pas comporté de participation réelle du demandeur, ce qui a une incidence sur la teneur du rapport.

 

[72]  Au regard des cinq facteurs, la Cour conclut que le BPC avait l’obligation de suivre une procédure conforme aux principes d’équité procédurale à l’égard du demandeur. Ceci ne veut pas dire que le droit à une audience soit de mise automatiquement dans le cadre de l’enquête (à titre d’exemple, lorsque la crédibilité du demandeur de passeport est en jeu). Il suffit que l’enquête comporte la communication à l’intéressé des faits qui lui sont reprochés et de l’information colligée dans le cours de l’enquête, lui donne la possibilité d’y répondre pleinement et lui fasse savoir les objectifs visés par l’enquêteur; enfin, il faut que le décideur puisse disposer de tous les éléments pour prendre une décision éclairée. Le BPC a-t-il respecté ces principes au cours de l’enquête?

 

[58]           Dans sa décision, le juge Noël critique l’omission de Passeport Canada de remettre au demandeur une copie du rapport du SCRS sur lequel se fonde la décision de recommander qu’un passeport soit refusé au demandeur. Le juge Noël souligne au paragraphe 19 : « Dans le document du BPC accompagnant la recommandation au ministre, aucune référence spécifique n’est faite au document du SCRS. Toutefois, la simple lecture du rapport du BPC au ministre permet de constater qu’il a été déterminant. »

 

[59]           Le juge Noël tient également compte, au paragraphe 83 de sa décision, du fait que le dossier d’enquête ne reflète pas objectivement le point de vue du demandeur. Le juge Noël souligne que ce rapport n’expose pas au ministre les positions respectives des parties, mais présente plutôt celle de Passeport Canada. Il précise, de plus, qu’un « rapport de ce genre se doit de présenter de manière factuelle et équilibrée les prises de position des parties ».

 

[60]           En l’espèce, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu de manquement aux principes d’équité procédurale.

 

[61]           À la lecture des documents contenus dans le dossier, il est évident que Passeport Canada tient compte des commentaires du juge Noël ci-dessus. De plus, le rapport contenant la recommandation au ministre intègre toutes les observations du demandeur. Certes, l’avocate du demandeur soutient que la formulation, dans le rapport, de ses observations quant à l’absence d’accusations contre le demandeur depuis sa condamnation en France, en 2001, laisse à désirer. Mais une lecture de la recommandation au ministre nous convainc du contraire puisqu’on y reprend textuellement des extraits tirés de la lettre de l’avocate du 19 avril 2010 envoyée à Passeport Canada. En effet, on y lit :  « Dans sa réponse à la première ébauche de recommandation en vertu de l’article 10.1 du Décret sur les passeports canadiens relatif à la sécurité nationale, la conseillère juridique de M. Kamel, Me Johanne Doyon, a déclaré que M. Kamel n’a jamais fait l’objet d’une enquête en vertu de l’article 9 du Décret, qu’il ne fait pas partie d’une liste de personnes considérées comme terroristes canadiens ou internationaux, qu’il n’a jamais été arrêté ni inculpé d’aucun crime depuis sa libération en 2004 et que tous les passeports délivrés en son nom ont été remplacés légitimement. »

 

[62]           De plus, la Cour constate que le demandeur a effectivement eu accès au rapport d’enquête préparé par Passeport Canada et a pu le commenter. Au paragraphe 99 de son mémoire, le demandeur prétend le contraire. Toutefois, dans son contre-interrogatoire écrit relatif à son affidavit, plus précisément à la page 38 du dossier du demandeur, ce dernier affirme ce qui suit en réponse à une question : 

Je fais référence au rapport d’enquête préparé par la Section des enquêtes et de la revue de l’admissibilité, la Direction générale de la sécurité et/ou la Division des enquêtes de Passeport Canada dans le cadre de leur enquête à mon égard.  Le rapport d’enquête auquel je fais référence dans mon affidavit peut aussi inclure tout rapport préparé par le Service canadien du renseignement de sécurité à mon égard et communiqué à Passeport Canada, le cas échéant.

 

[63]           Mis à part le rapport d’enquête de Passeport Canada, il n’existe aucun rapport au dossier. La Cour constate que le demandeur a en fait eu accès au rapport d’enquête de Passeport Canada puisqu’il souligne à plusieurs reprises, dans ses observations écrites, que ce rapport ne le désigne pas comme présentant un danger pour la sécurité nationale :

Le rapport du SCRS en 2005 ne l’identifiait pas comme un danger à la sécurité nationale, un fait et une preuve qui sont passés sous silence dans la recommandation de l’office fédéral au Ministre alors que Passeport Canada en était déjà en possession dans le cadre du contrôle judiciaire No. T-100-06 (Kamel c Canada, 2008 CF 338, par. 19, 23, 79 et 85) […]

 

[64]           De plus, les documents suivants se trouvent intégralement dans les annexes à la recommandation présentée au ministre : les lettres du 4 et 16 mars 2010 de l’avocate du demandeur envoyées à Passeport Canada, ainsi qu’une copie intégrale de la décision Ouzchar, précitée, citée par le demandeur. Les articles du Code criminel du Canada cités par l’avocate du demandeur se retrouvent également dans les annexes à la recommandation. Compte tenu de ces éléments concrets, on ne peut accepter la prétention du demandeur qu’il y a eu manquement aux principes d’équité procédurale, puisque le dossier remis au ministre contient toutes les observations présentées par le demandeur.

 

[65]           Quant au temps qui s’est écoulé avant la prise de décision du ministre, malgré que la Cour sympathise avec le demandeur, elle ne peut toutefois conclure à l’existence d’un retard indu en l’instance. Certes, la décision de la Cour d’appel fédérale date du 23 janvier 2009; toutefois, il nous apparaît raisonnable que Passeport Canada ait attendu la décision sur la demande d’autorisation d’appel adressée à la Cour suprême. Ce n’est qu’au mois d’août 2009 que la Cour suprême a rejeté la demande d’autorisation d’appel. La Cour constate également qu’environ 5 mois plus tard, soit le 14 janvier 2010, Passeport Canada a transmis au demandeur sa première ébauche de recommandation. Compte tenu de la nature particulière du dossier, la Cour ne peut qualifier de « déraisonnable » le retard qu’il y a eu. D’ailleurs, à la suite du premier envoi de Passeport Canada, les retards entre les échanges s’amenuisent considérablement.

 

[66]           Quant à l’argument du demandeur relatif à des erreurs de fait commises par Passeport Canada, plus précisément en ce qui concerne la mention qui aurait été faite, dans la lettre du 27 juillet 2009, d’un délai de 30 jours accordé au demandeur pour transmettre ses observations, la Cour reconnaît que la partie défenderesse ne précise pas le délai dans ladite lettre. Cette exigence se trouve plutôt dans les annexes à la lettre remise en mains propres au demandeur. Dans la lettre du 14 janvier 2010, la partie défenderesse dit tout simplement que « le demandeur a bénéficié d’un délai de 30 jours pour répondre ou pour acheminer des renseignements pertinents ». Dans ces circonstances, il nous apparaît difficile de conclure que la partie défenderesse a fait des déclarations erronées. La Cour estime, néanmoins, que la partie défenderesse devait préciser au demandeur un délai pour répondre s’il voulait lui opposer un tel délai par la suite. Pareille erreur ne peut servir de fondement valable à l’assertion qu’il y a une crainte de partialité, d’autant plus que le demandeur n’en subit aucun préjudice, ce qu’il a d’ailleurs reconnu par l’entremise de son avocate.

 

[67]           Pour ces motifs, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu de manquement aux principes d’équité procédurale applicables dans ce dossier.

 

3.       Les droits constitutionnels du demandeur protégés par l’article 6 de la Charte ont-ils été violés par le processus d’enquête, la recommandation de Passeport Canada et la décision du ministre de lui refuser la délivrance d’un passeport?

 

Arguments de la partie demanderesse

 

[68]           Le demandeur affirme qu’il ressort, de la jurisprudence et de la doctrine, que le refus de délivrer un passeport a une incidence directe sur la liberté de circulation garantie par l’article 6 de la Charte. Il s’agit d’une mesure qui empêche le citoyen d’entrer ou de sortir librement de son pays (voir Kamel 2008 au paragraphe 113).

 

[69]           Le demandeur souligne de plus que le droit d’accès au passeport est également reconnu par la jurisprudence dans différents contextes. On considère cet accès comme une manifestation directe du droit garanti par l’article 6 de la Charte et l’article 12 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (Pacte international).

 

[70]           Le demandeur fait donc valoir que la partie défenderesse refuse, sans justification raisonnable, de lui délivrer un passeport et viole ainsi ses droits garantis par le paragraphe 6(1) de la Charte.

 

Arguments de la partie défenderesse

 

[71]           La partie défenderesse reconnaît qu’une décision refusant la délivrance d’un passeport à un citoyen canadien viole ses droits protégés par le paragraphe 6(1) de la Charte.

 

Analyse

 

[72]           Compte tenu des propos de la Cour d’appel fédérale dans cette affaire, la Cour reconnaît que la décision de refuser de délivrer un passeport au demandeur viole ses droits protégés par le paragraphe 6(1) de la Charte.

 

4.       Les droits constitutionnels du demandeur protégés par l’article 7 de la Charte ont-ils été violés par le processus d’enquête, la recommandation de Passeport Canada et la décision du ministre de lui refuser la délivrance d’un passeport?

 

 

 

 

Arguments de la partie demanderesse

 

[73]           Le demandeur affirme que les articles du Décret visés en l’instance qui permettent de refuser la délivrance d’un passeport portent atteinte à la sécurité et à la liberté générale de l’individu.

 

[74]           Selon le demandeur, on le prive injustement, depuis 2005, de son droit à la liberté de circulation et à la liberté que garantissent les articles 6 et 7 de la Charte. À titre d’exemple, il rappelle que le refus de lui délivrer un passeport l’empêche de voyager afin de développer un commerce d’importation qu’il entend mettre sur pied avec son frère et afin de travailler dans ce commerce. Ce refus le prive également de la possibilité de visiter sa famille en Algérie et de voyager avec son épouse et son fils pour des vacances de plaisir. Enfin, il ne peut jouir de toute sa liberté sans entrave.

 

[75]           Le demandeur prétend également que ni la décision du ministre ni le processus suivi par Passeport Canada ne répondent aux exigences des principes de justice fondamentale. Toute décision doit reposer sur les faits et le droit. On doit la prendre de façon impartiale, en appliquant une norme de preuve adéquate, tout en respectant l’ensemble des valeurs de la Charte, y compris la présomption d’innocence et de bonne foi et le droit au respect de la vie privée.

 

[76]           Le demandeur soutient aussi que la décision du ministre et le processus suivi ne sont pas conformes aux principes de justice fondamentale, qui assurent aux justiciables le droit d’être entendus par un tribunal indépendant et impartial. Le demandeur prétend avoir été privé d’une audition complète et impartiale de sa cause selon les principes de justice fondamentale, aux termes de l’article 7 de la Charte. Il invoque également le Pacte international et l’alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits (SC 1960, c 44). Le demandeur affirme que Passeport Canada et le ministre des Affaires étrangères ne représentent pas « un décideur indépendant » ayant compétence pour le priver ainsi de ses droits les plus fondamentaux.

 

Arguments de la partie défenderesse

 

[77]           La partie défenderesse fait valoir qu’aux fins de l’article 7 de la Charte, le demandeur doit prouver, dans un premier temps, qu’il y a eu atteinte au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne, et, dans un deuxième temps, que cette atteinte n’est pas conforme aux principes de justice fondamentale (Chaoulli c Québec (Procureur général), 2005 CSC 35, [2005] 1 RCS 791 aux paragraphes 29 et 30 [Chaoulli]).

 

[78]           En l’espèce, la partie défenderesse soutient que le demandeur n’a pas réussi à se décharger de son fardeau de prouver qu’on a porté atteinte à ses droits constitutionnels protégés par l’article 7 de la Charte (Mahjoub (Re), 2009 CF 988 aux paragraphes 46 et 47).

 

[79]           La partie défenderesse souligne aussi que les allégations du demandeur ne démontrent pas non plus que la décision du ministre constitue une atteinte au droit à la liberté. Les droits revendiqués par le demandeur ne relèvent pas « des choix fondamentaux participant de l’essence même de ce que signifie la jouissance de la dignité et de l’indépendance individuelles » (Godbout c Longueuil (Ville), [1997] 3 RCS 844 au paragraphe 66 [Godbout]). De plus, la partie défenderesse rappelle que la portée de la Constitution ne saurait être élargie pour protéger toute activité qu’une personne décide de définir comme étant essentielle à son mode de vie.

 

[80]           En ce qui concerne les allégations relatives aux choix professionnels du demandeur, la partie défenderesse rappelle qu’il est clairement établi que l’article 7 de la Charte ne protège pas les droits économiques. Cet article ne protège pas le droit de choisir une carrière ou le choix de faire des affaires dans toutes les occasions souhaitées (Chaoulli aux paragraphes 200 à 202).

 

[81]           De plus, la partie défenderesse souligne que les éléments de preuve présentés par le demandeur pour établir qu’il se trouvait empêché de voyager pour des vacances de plaisir ne suffisent pas à démontrer qu’il s’agit d’une violation des droits protégés par l’article 7 de la Charte (Khadr c Canada (Procureur général), 2006 CF 727, [2007] 2 RCF 218 aux paragraphes 73 à 75 [Khadr]).

 

[82]           Enfin, la partie défenderesse soutient que l’existence, dans la Charte, d’une disposition précise applicable aux faits, en l’espèce le paragraphe 6(1) de la Charte, qui englobe précisément le droit au passeport, empêche tout recours à d’autres dispositions, plus générales, de la Charte.

 

Analyse

 

[83]           La Cour souscrit à l’argument de la partie défenderesse voulant que les droits revendiqués par le demandeur ne relèvent pas « des choix fondamentaux ». La Constitution ne protège pas les droits économiques ni ne confère un droit de voyager pour les vacances de plaisir. De plus, le demandeur ne présente dans son dossier aucun élément de preuve précis pour démontrer que la délivrance d’un passeport est essentielle à la mise sur pied de son projet de commerce d’importation; de toute façon, la Constitution ne protège pas les droits économiques. D’ailleurs, comme l’écrit le juge Phelan dans Khadr au paragraphe 73 :

La liberté, c’est davantage que d’échapper à la contrainte physique; cela comprend aussi l’autonomie personnelle. On pourrait assez facilement soutenir que, si le choix du lieu de résidence est une décision essentiellement privée qui tient de la nature même de l’autonomie personnelle, comme il a été statué dans Godbout c. Longueuil (Ville), [1997] 3 R.C.S. 844, au paragraphe 66, il en va de même pour le choix d’entrer au Canada ou d’en sortir.

 

[84]           De plus, l’équité procédurale n’exige pas toujours la tenue d’une audience (Baker, précitée, au paragraphe 33; Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 RCS 3 au paragraphe 121 [Suresh]). La Cour est convaincue qu’en l’espèce la tenue d’une audience n’était pas nécessaire. Le demandeur pouvait faire valoir tous ses arguments puisque le processus suivi lui permettait d’intégrer dans le dossier remis au ministre chacun de ses arguments. Il ne peut dans ces circonstances y avoir de manquement aux principes d’équité procédurale.

 

5.       Les droits constitutionnels du demandeur protégés par l’article 8 de la Charte ont-ils été violés par le processus d’enquête, la recommandation de Passeport Canada et la décision  du ministre de lui refuser la délivrance d’un passeport?

 

Arguments de la partie demanderesse

 

[85]           Le demandeur soutient que l’article 8 de la Charte accorde à tous la protection contre les fouilles et perquisitions abusives (R c Morelli, 2010 CSC 8, [2010] 1 RCS 253). En l’espèce, il affirme que Passeport Canada n’avait pas le droit de fouiller ni de s’immiscer dans sa vie privée et encore moins avait-il le droit de le faire en enquêtant sur les actions, croyances et associations légitimes d’un individu, lesquelles relèvent des libertés fondamentales protégées par l’article 2 de la Charte, ou de le faire parce que le demandeur aurait une « réputation douteuse ».

 

Arguments de la partie défenderesse

 

[86]           La partie défenderesse affirme que le demandeur formule simplement une allégation générale selon laquelle l’enquête de Passeport Canada viole ses droits protégés par l’article 8 de la Charte sans apporter aucun élément de preuve concret au soutien de son allégation.

 

[87]           La partie défenderesse soutient, de plus, que Passeport Canada peut, dans une enquête menée en vertu de l’article 10.1 du Décret, prendre en considération les actions, croyances et associations d’un requérant, sans qu’il en découle une atteinte au droit au respect de la vie privée de ce dernier. La partie défenderesse soutient aussi que le dossier ne contient aucun élément de preuve qui établit que Passeport Canada a en fait pris en considération les actions, croyances et associations de monsieur Kamel.

 

[88]           La partie défenderesse prétend qu’en l’espèce, Passeport Canada a ouvert une enquête relative à l’admissibilité du demandeur à un passeport et a tenu compte du jugement français, un document public. La partie défenderesse affirme, de plus, que la responsabilité confiée à Passeport Canada par le Décret entraîne, par déduction nécessaire, le pouvoir de vérifier la véracité des renseignements fournis et, au besoin, d’enquêter sur l’admissibilité d’un requérant à bénéficier des services de Passeport Canada.

 

[89]           La partie défenderesse rappelle à la Cour que l’article 10.1 du Décret vise à assurer l’atteinte des objectifs gouvernementaux en matière de lutte contre le terrorisme international, le respect des engagements du Canada dans ce domaine et le maintien de la bonne réputation du passeport canadien. La partie défenderesse conclut en conséquence que l’enquête de Passeport Canada sur le demandeur s’inscrit dans le cadre de l’atteinte de ces objectifs et établit un juste équilibre entre ceux-ci et le droit du demandeur au respect de la vie privée (Kamel 2009 aux paragraphes 50 et 51; R c Rodgers, 2006 CSC 15, [2006] 1 RCS 554 au paragraphe 44). 

 

Analyse

 

[90]           La Cour constate que le demandeur n’a présenté aucun élément de preuve pour soutenir sa prétention que l’enquête viole ses droits protégés par l’article 8 de la Charte. D’ailleurs, le dossier de la recommandation au ministre ne contient aucun élément de preuve matérielle établissant que Passeport Canada a tenu compte des actions, croyances et associations du demandeur. La décision de Passeport Canada se fonde exclusivement sur le jugement du Tribunal de Grande Instance de Paris. Dans ces circonstances, il nous apparaît impossible de conclure que, comme le prétend le demandeur, il existe une atteinte à son droit au respect de la vie privée. Le seul élément qui fonde la recommandation au ministre est public; il s’agit du jugement du Tribunal de Grande Instance de Paris.

 

[91]           De plus, le processus même de délivrance d’un passeport entraîne automatiquement une vérification de faits et une évaluation de sécurité pour tous les citoyens canadiens. Le demandeur ne saurait faire exception à cette règle, d’autant plus que, dans ce cas, il existe un document public, soit un jugement qui porte précisément sur un élément essentiel à prendre en considération dans le contexte des obligations de Passeport Canada selon l’article 10.1 du Décret, soit celles en matière de lutte contre le terrorisme, de respect des engagements du Canada à cet égard et de maintien de la bonne réputation du passeport canadien.

 

[92]           Dans ces circonstances, la Cour ne peut conclure à une violation des droits du demandeur garantis par l’article 8 de la Charte.

 

            6.       Si oui, est-ce que ces violations sont justifiées aux termes de l’article premier de la Charte?

 

[93]           La Cour déclare qu’il y a effectivement eu atteinte aux droits fondamentaux du demandeur garantis par le paragraphe 6(1) de la Charte, mais cette atteinte se justifie en vertu de l’article premier de la Charte pour les motifs exposés ci-après.

 

Le cadre analytique

 

[94]           Aux termes de l’article premier de la Charte, les droits qui sont garantis par la Charte ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

La décision est prescrite par une règle de droit

 

[95]           Cette question fait l’objet d’une partie de la décision Kamel 2009. La Cour d’appel fédérale ayant conclu, en effet, que l’article 10.1 du Décret constitue une règle de droit. Nous souscrivons entièrement à l’analyse de la Cour d’appel fédérale que l’on trouve aux paragraphes 20 à 31, et plus particulièrement aux paragraphes reproduits ci-dessous, tirés de la décision Kamel 2009, où on précise que la formulation de l’article 10.1 du Décret a la précision nécessaire pour en faire une règle de droit au sens de l’article premier de la Charte.

[20] Des enseignements de la Cour suprême du Canada relativement à l’invalidité constitutionnelle de dispositions législatives ou réglementaires pour cause d’imprécision, je retiens les principes suivants :

 

1) Le critère selon lequel une loi sera jugée imprécise est assez exigeant. La conduite de l’État est guidée par l’approximation. Le processus de l’approximation aboutit parfois à un ensemble assez restreint d’options, parfois à un ensemble plus large (R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606, aux pages 626, 638 et 639);

 

2) Une règle de droit est constitutionnellement imprécise si elle ne constitue pas un fondement adéquat pour un débat judiciaire et une analyse, si elle ne délimite pas suffisamment une sphère de risque ou si elle n’est pas intelligible. La règle de droit doit donner prise au pouvoir judiciaire. La certitude n’est pas requise (Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général),  2004 CSC 4, [2004] 1 R.C.S. 76, au paragraphe 15; Harper c. Canada (Procureur général), 2004 CSC 33, [2004] 1 R.C.S. 827, au paragraphe 90);

 

3) Les cours peuvent faire usage de plusieurs sources afin de déterminer si les termes utilisés peuvent guider un débat judiciaire, tenant toujours compte de l’intention du législateur. Les cours doivent premièrement examiner les termes employés dans leur contexte juridique et social. Elles peuvent également faire usage, notamment, de la doctrine et d’opinions données par des experts, que celles-ci soient exprimées avant ou après l’adoption de la disposition en cause (Canada (Procureur général) c. JTI‑Macdonald Corp., 2007 CSC 30, [2007] 2 R.C.S. 610, au paragraphe 80);

 

4)   Même si, dans un cas donné, le constituant aurait pu adopter une définition plus détaillée, la disposition n’est pas constitutionnellement imprécise pour autant;

 

5) Certains domaines, tels les relations internationales et la sécurité, se prêtent difficilement à une codification précise, dans la mesure où les situations visées sont variables et imprévisibles. En ce sens, un niveau de généralité et de flexibilité est nécessaire afin de préserver l’efficacité de la loi pour le futur (Ontario c. Canadien Pacifique Ltée, [1995] 2 R.C.S. 1031, au paragraphe 48; Nova Scotia Pharmaceutical, aux pages 641 et 642; Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3, au paragraphe 85);

 

6) En matière, plus précisément, de sécurité du Canada ou de sécurité nationale (dans un contexte canadien ces expressions me paraissent interchangeables et l’expression sécurité nationale du Canada m’apparaît redondante; dans un contexte mondial, l’expression « sécurité nationale » me paraît être celle le plus largement utilisée), les termes « sécurité nationale du Canada » permettent de guider un débat judiciaire. Dans l’affaire Suresh, où l’expression « danger pour la sécurité du Canada » n’était pas définie dans l’alinéa 53(1)b) [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 43] de la Loi sur l’immigration [L.R.C. (1985), ch. I-2], la Cour suprême du Canada, au paragraphe 85, a reconnu que l’expression était difficile à définir et a convenu que la conclusion qu’il existe ou non un tel danger repose en grande partie sur les faits et ressortit à la politique, au sens large. La Cour n’en a pas moins conclu, aux paragraphes 82 et 85 à 90, que l’expression était suffisamment intelligible pour faire l’objet d’une interprétation judiciaire et, ainsi, satisfaire au critère de la précision constitutionnelle.

 

[21] L’article 10.1 doit être lu dans le contexte de la nature de la prérogative royale en cause et dans le contexte du Décret lui-même, particulièrement de l’ajout, en septembre 2004, des paragraphes 4(3) et (4) et de l’article 10.1.

 

Justification dans le cadre d’une société libre et démocratique

 

[96]           Le cadre analytique permettant d’établir si une disposition législative constitue une limite raisonnable apportée à une liberté ou à un droit garantis par la Charte se trouve énoncé dans l’arrêt R c Oakes, [1986] 1 RCS 103. Les deux parties en l’instance en conviennent. La Cour d’appel fédérale présente ainsi le test dans l’arrêt Kamel 2009 aux paragraphes 32 et 33 :

[32] L’analyse visant à déterminer si une restriction à un droit énoncé dans la Charte est justifiée en vertu de l’article premier requiert que l’on réponde par l’affirmative aux deux questions suivantes :

 

1) la restriction vise-t-elle un objectif suffisamment important?

 

2) les moyens choisis sont-ils proportionnels à l’objectif visé?

 

(La Reine c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, aux pages 138 et 139; Trociuk c. Colombie-Britannique (Procureur général), 2003 CSC 34, [2003] 1 R.C.S. 835, au paragraphe 33.)

 

[33] Le deuxième volet — la proportionnalité — comporte à son tour ce que le juge en chef Dickson, dans Oakes, à la page 139, décrit comme « trois éléments importants » :

 

-   la mesure doit avoir un lien rationnel avec l’objectif poursuivi : elle doit être soigneusement conçue pour atteindre cet objectif et n’être ni arbitraire, ni inéquitable;

 

-   le moyen choisi pour atteindre l’objectif doit être de nature à porter le moins possible atteinte au droit ou à la liberté en question; et

 

-   il doit y avoir proportionnalité entre les effets de la mesure et l’objectif recherché.

 

 

[97]           Le juge Décary de la Cour d’appel fédérale ajoute au paragraphe 35 que « [l]a norme de preuve que doit satisfaire le procureur général est celle de la balance des probabilités, laquelle s’établit par application du bon sens à ce qui est connu, même si ce qui est connu peut comporter des lacunes du point de vue scientifique (RJR-MacDonald Inc c Canada (Procureur général), [1995] 3 RCS 199 aux paragraphes 63 et 137 [RJR-MacDonald Inc]) ».

 

[98]           En l’espèce, l’analyse de cette question par la Cour d’appel fédérale dans Kamel 2009 circonscrit le débat. En fait, étant donné que c’est la même affaire, il s’agit plutôt de déterminer si l’analyse de la Cour d’appel fédérale demeure toujours pertinente relativement aux faits particuliers de la présente instance. Notons également les commentaires du juge dans la décision Abdelrazik c Canada (Ministre des Affaires étrangères), 2009 CF 580, [2010] 1 RCF 267 :

 

[133]      Par conséquent, même s’il n’y a aucun doute que la Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Kamel, a conclu que l’article 10.1 du Décret sur les passeports canadiens était constitutionnellement valide, cela ne veut pas dire que chaque refus que signifie le ministre sous le régime de cette disposition est forcément valide sur le plan constitutionnel. Dans Kamel, la question soumise à la Cour d’appel fédérale se bornait à savoir si l’article 10.1 portait atteinte à l’article 6 de la Charte et, dans l’affirmative, s’il était justifié au regard de l’article premier de cette dernière. Dans son jugement, le juge Décary a pris soin de faire remarquer ce qui suit : « Je ne passerai en conséquence aucun commentaire relativement aux autres aspects de ce dossier et rien dans mes motifs ne doit être interprété comme ayant un impact sur la décision qui sera éventuellement rendue par le ministre après réexamen de la demande de passeport de M. Kamel. » Autrement dit, l’article est valide, mais pas forcément la décision rendue sous le régime de ce dernier. [Non souligné dans l’original.]

 

[99]           La Cour doit donc procéder à une nouvelle analyse. Il nous faut cependant souligner que la présente instance a ceci de particulier que cette analyse a déjà été faite relativement au même demandeur dans des circonstances semblables.

 

 

1) La restriction vise-t-elle un objectif suffisamment important?

 

[100]       Quant à cette première question, la Cour s’en remet au jugement de la Cour d’appel fédérale, aux paragraphes 50 et 51, étant donné que ni l’objet de la Loi ni les préoccupations en matière de sécurité et de lutte contre le terrorisme n’ont changé depuis Kamel 2009 :

[50]     Je retiens de la preuve que l’article 10.1 du Décret vise un objectif général, celui de contribuer à la lutte internationale contre le terrorisme et de respecter les engagements du Canada en ce domaine, et un objectif spécial, celui de maintenir la bonne réputation du passeport canadien.

 

[51]     Ces objectifs sont, à leur face même, suffisamment importants pour qu’une mesure restreignant le droit d’un citoyen canadien d’entrer au pays ou d’en sortir soit adoptée. La procureure de l’intimé a d’ailleurs reconnu, à l’audience, que si nous en arrivions à la conclusion que l’article 10.1 du Décret était suffisamment précis pour constituer une règle de droit, l’objectif visé était suffisamment important.

 

2)  Les moyens choisis sont-ils proportionnels à l’objectif visé?

 

La violation des droits doit avoir un lien rationnel avec l’objectif législatif

 

Arguments de la partie demanderesse

 

[101]       Le demandeur affirme que les allégations quant au danger qu’il y a à lui délivrer un passeport du fait que la communauté internationale n’accordera plus la confiance voulue aux passeports canadiens ne sont que des conjectures sans preuve liées à l’objectif d’un prétendu maintien de « la bonne réputation » du passeport canadien. Le demandeur soutient que cette crainte à elle seule ne peut suffire pour établir un lien entre la violation de ses droits et l’objectif législatif.

 

Arguments de la partie défenderesse

 

[102]       En réponse, la partie défenderesse rappelle que pour satisfaire au critère du lien rationnel entre la violation des droits du demandeur et l’objectif énoncé au Décret, il ne faut rien de plus que la démonstration que les moyens retenus par le gouvernement favorisent logiquement la réalisation des objectifs légitimes et importants du législateur. La partie défenderesse souligne également que s’il existe des motifs raisonnables de croire à un lien rationnel entre la mesure prise par le gouvernement et l’objectif poursuivi, cela peut suffire. (RJR-MacDonald Inc, précitée, au paragraphe 82).

 

[103]       La partie défenderesse prétend qu’en l’espèce, les éléments de preuve au dossier démontrent que le ministre a des motifs de croire que le refus de délivrer un passeport à monsieur Kamel favorise logiquement la réalisation des objectifs énoncés au décret.

 

Analyse

 

[104]       Dans son analyse, au paragraphe 56, la Cour d’appel fédérale conclut que « [c]ette preuve [l’affidavit du professeur Rudner, ainsi que les conventions des Nations-Unies sur le terrorisme ratifiées par le Canada], combinée à la logique, à la raison, au bon sens, permet aisément d’établir un lien causal entre la violation — le refus de délivrer un passeport — et l’avantage recherché — le maintien de la bonne réputation du passeport canadien et la participation du Canada à la lutte internationale contre le terrorisme ». 

 

[105]       Nous tenons à rappeler le paragraphe 5 de l’historique du cas de Fateh Kamel, qui se trouve dans la recommandation de Passeport Canada au ministre :

M. Kamel ainsi que 21 autres personnes sont condamnés par le Tribunal de grande instance de Paris pour leurs activités en 1996, 1997 et 1998 dans un complot visant à préparer des actes terroristes, et plus spécifiquement, pour leur implication dans un complot visant à commettre des attaques à la bombe contre des stations de métro sises à Paris ainsi que pour leur implication dans une série d’attaques à Roubaix, au nord de la France.  Dans sa décision, la Cour française a indiqué que M. Kamel avait beaucoup voyagé en 1994 et 1995, en Bosnie, en Slovénie, à Montréal, en Autriche et aux Pays-Bas afin de solidifier sa position dans le réseau terroriste.  C’est en 1996 que M. Kamel participa à la falsification et à l’approvisionnement de passeports au profit du réseau terroriste.

 

[106]       La condamnation prononcée contre le demandeur porte sur des crimes qui sont intimement liés aux voyages et à l’utilisation d’un passeport. Le lien rationnel entre l’objectif visé et la violation des droits nous apparaît clairement établi. En effet, on ne peut isoler les faits qui ont conduit à l’inculpation du demandeur et examiner s’ils permettent d’établir un lien quelconque avec l’objectif du décret.

 

La disposition contestée doit porter le moins possible atteinte aux droits garantis par la Charte

 

Arguments de la partie demanderesse

 

[107]       Le demandeur soutient que l’article 10.1 du Décret ne satisfait pas au critère de l’atteinte minimale aux droits du demandeur. Le demandeur, se fondant sur l’absence d’éléments de preuve concrets au dossier, conclut qu’il n’est pas nécessaire de le priver d’un passeport pour atteindre les objectifs de sécurité nationale énoncés dans la politique ministérielle.

 

[108]       À l’audience, l’avocate du demandeur a fait valoir qu’il y aurait moyen d’arriver aux objectifs énoncés au Décret sans pour autant porter atteinte aux droits du demandeur.

 

Arguments de la partie défenderesse

 

[109]       La partie défenderesse, de son coté, rappelle que la Cour suprême traite de ce qui constitue une « atteinte minimale » dans l’affaire Multani c Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys, 2006 CSC 6, [2006] 1 RCS 256. Au paragraphe 50 de cette décision, la Cour rappelle l’affaire RJR-MacDonald Inc, dans laquelle elle définissait comme suit le critère applicable, c’est-à-dire celui selon lequel l’atteinte aux droits ne doit pas dépasser ce qui est nécessaire :

160 […] La restriction doit être « minimale », c’est-à-dire que la loi doit être soigneusement adaptée de façon à ce que l’atteinte aux droits ne dépasse pas ce qui est nécessaire.  Le processus d’adaptation est rarement parfait et les tribunaux doivent accorder une certaine latitude au législateur.  Si la loi se situe à l’intérieur d’une gamme de mesures raisonnables, les tribunaux ne concluront pas qu’elle a une portée trop générale simplement parce qu’ils peuvent envisager une solution de rechange qui pourrait être mieux adaptée à l’objectif et à la violation ; […]

 

 

[110]       La partie défenderesse se réfère aussi à Kamel 2009, où la Cour d’appel soulignait que :

[59] Dès lors qu’il est établi que le refus de délivrer un passeport pour cause de sécurité nationale ou internationale sert de manière rationnelle un objectif suffisamment important, il devient difficile de concevoir comment le refus de délivrer un passeport pourrait, substantiellement, s’effectuer autrement que de la manière prescrite par le Décret.

 

[111]       La partie défenderesse affirme qu’en l’espèce le refus du passeport se limite à une période de cinq ans, ce qui n’a pas pour effet de priver monsieur Kamel de façon absolue de son droit de sortir du pays, d’autant plus que le demandeur peut toujours déposer une demande de délivrance d’un passeport à durée de validité limitée pour des raisons urgentes et de compassion (Kamel 2009 au paragraphe 62).

 

[112]       Finalement, la partie défenderesse rappelle que, même si un tribunal propose des moyens moins attentatoires, cela ne suffit pas pour conclure qu'il n’a pas été satisfait à l’exigence (Trociuk c Colombie-Britannique (Procureur général), 2003 CSC 34 [2003] 1 RCS 835 au paragraphe 36 ; Etats-Unis d’Amérique c Cotroni et Etats-Unis d’Amérique c El Zein, [1989] 1 RCS 1469).

 

Analyse

 

[113]       La Cour constate tout d’abord que le ministre limite temporellement son refus de délivrer un passeport au demandeur à une durée de cinq ans. Ce refus s’accompagne également d’une seconde atténuation puisque le demandeur peut en tout temps déposer une demande de passeport à durée de validité limitée pour des raisons urgentes et de compassion. Ces deux éléments démontrent que les droits du demandeur font l’objet d’une certaine pondération en fonction des objectifs de la Loi. En effet, le demandeur n’essuie pas un refus définitif et inconsidéré. La décision portant refus de délivrance souligne la possibilité d’obtenir un passeport à durée de validité limitée. Dans ces circonstances, le refus de délivrer un passeport se situe à l’intérieur de la gamme des mesures raisonnables et, à notre avis, constitue une atteinte minimale aux droits du demandeur.

 

Il doit y avoir proportionnalité entre les effets de la mesure et l’objectif recherché.

 

Arguments de la partie demanderesse

 

[114]       Le demandeur remet en question le bien-fondé de la conclusion qu’il était « nécessaire », pour la sécurité nationale du Canada ou d’un autre pays, de refuser de lui délivrer un passeport. Il prétend que la partie défenderesse ne possède pas les éléments de preuve nécessaires pour conclure qu’il devait lui refuser un passeport. L’avocate du demandeur soutient que monsieur Kamel a purgé sa peine en France, qu’il n’a pas d’autres antécédents criminels et que le gouvernement n’a pas d’autre élément de preuve contre lui que la décision française. Ce seul élément de preuve, selon le demandeur, ne peut justifier le refus du ministre vu l’absence de lien de causalité direct entre sa condamnation antérieure et la sécurité nationale ou la lutte contre le terrorisme.

 

[115]       Le demandeur affirme que la partie défenderesse erre en droit puisqu’il ne reconnaît pas la différence entre la « nécessité » de la mesure pour la sécurité nationale et son « opportunité ou avantage » pour le Canada (voir Kamel 2009 au paragraphe 29).

 

[116]       Le demandeur soutient aussi que la partie défenderesse n’a pas procédé à une appréciation de ses droits selon la norme de preuve et le droit applicables.

 

Arguments de la partie défenderesse

 

[117]       La partie défenderesse rappelle que les mots « s’il est d’avis », que l’on trouve à l’article 10.1 du Décret, confèrent au ministre un pouvoir discrétionnaire, lequel s’inscrit dans le cadre que constituent les mots « cela est nécessaire ».

                                                

[118]       De plus, la partie défenderesse souligne aussi que les tribunaux ont reconnu la nécessité de donner une interprétation large et souple à la notion de « sécurité du Canada » (Harkat (Re), 2010 CF 1241 aux paragraphes 80 et 82 à 84 [Harkat] ; Suresh, précitée, aux paragraphes 85 à 87).

 

[119]       La partie défenderesse reconnaît que la décision du ministre repose sur la condamnation du demandeur par le Tribunal de Grande Instance de Paris, en 2001. Il affirme également qu’en matière de sécurité nationale, une preuve directe de danger n’est pas requise. De plus, la conduite passée de personnes peut être prise en compte (Harkat, précitée, au paragraphe 83 ; Zündel (Re), 2005 CF 295 au paragraphe 18 [Zündel]).

 

[120]       La partie défenderesse souligne aussi qu’il n’y a pas que le jugement français. En effet, se trouvent joints à la recommandation, le Décret ainsi que des documents qui décrivent les objectifs précisés par celui-ci, le mandat de Passeport Canada, les engagements du Canada et l’importance d’un passeport, et qui fournissent une description du terrorisme dans le monde actuel. La partie défenderesse soutient que ce sont tous ces éléments qui permettent au ministre d’apprécier la teneur du dossier et d’exercer son pouvoir discrétionnaire.

 

Analyse

 

[121]       Au paragraphe 67 de l’arrêt Kamel 2009, la Cour d’appel fédérale nous rappelle les éléments qui doivent être pris en considération par le ministre dans de tels dossiers :

[67] Dès lors que le ministre est d’avis, dans l’exercice légal de sa discrétion, qu’il est nécessaire, pour cause de sécurité nationale ou internationale, de refuser de délivrer un passeport à un citoyen canadien, la privation d’un passeport ne pèse pas lourd dans la balance quand on la compare au renforcement de la sécurité qu’elle procure. La Cour n’a pas à spéculer sur le préjudice que pourrait causer cette personne à la sécurité des Canadiens, du Canada et de la communauté internationale. La preuve est claire : le ministre faillirait à son devoir de protéger les Canadiens et le Canada et de respecter les engagements internationaux du Canada s’il délivrait le passeport demandé. Il n’y a pas lieu d’attendre que le risque se concrétise. La Cour doit se satisfaire, ici, d’hypothèses et de spéculations réalistes et se fonder, pour reprendre les mots du juge Bastarache [au paragraphe 77] dans l’arrêt Harper, « sur une crainte raisonnée du préjudice ». Le bon sens veut, ici, que le préjudice collectif possible l’emporte sur le préjudice individuel réel.

 

[122]       Il s’agit donc de déterminer si la partie défenderesse satisfait au critère de la « nécessité ». Dans l’affirmative, il en découle une proportionnalité entre les effets préjudiciables pour le demandeur et les effets bénéfiques pour l’ensemble de la collectivité.

 

[123]       La Cour demeure très sensible aux arguments du demandeur selon lesquels on doit trouver des éléments de preuve suffisants pour justifier l'atteinte à la présomption d’innocence dont jouit le demandeur. Cependant, elle constate également que la décision de refuser un passeport ne s’exerce pas dans le contexte du droit pénal. Cela étant, le ministre n’a pas à appliquer les normes et les garanties que l’on trouve généralement en droit pénal.

 

[124]        De plus, la Cour doit tenir compte, dans son analyse, du paradigme unique de la sécurité nationale et des règles qui y sont applicables, lesquelles évoluent rapidement au fil des événements. D’ailleurs, cette Cour a déjà affirmé qu’en matière de sécurité nationale, une preuve directe de danger n’est pas requise et, de plus, que la conduite passée de personnes peut être prise en compte (Harkat, précitée, au paragraphe 83 ; Zündel, précitée, au paragraphe 18). Il s’ensuit que, dans un certain contexte de lutte contre le terrorisme et de risques pour la sécurité nationale, les règles générales de preuve ne sont pas nécessairement les mêmes que celles appliquées généralement dans des dossiers d’une autre nature. On se retrouve, dans ce cas, dans le domaine de l’exception. Il faut laisser place à l’exercice d’une discrétion éclairée. À cet égard, il nous apparaît judicieux de rappeler les propos de la Chambre des lords dans la décision Secretary of State for The Home Department v Rehman [2001] UKHL 47 (11 October 2001) au paragraphe 62 :

62. Postscript.  I wrote this speech some three months before the recent events in New York and Washington.  They are a reminder that in matters of national security, the cost of failure can be high.  This seems to me to underline the need for the judicial arm of government to respect the decision of ministers of the Crown on the question of whether support for terrorist activities in a foreign country constitutes a threat to national security.  It is not only that the executive has access to special information and expertise in these matters.  It is also that such decisions, with serious potential results for the community, require a legitimacy which can be conferred only by entrusting them to persons responsible to the community through the democratic process.  If the people are to accept the consequences of such decisions, they must be made by persons whom the people have elected and whom they can remove.

 

[125]       La jurisprudence citée ci-dessus définit bien les éléments de preuve qui sont suffisants pour satisfaire au critère de la proportionnalité, ainsi que la retenue nécessaire de la part de cette Cour devant une décision à caractère discrétionnaire prise à la lumière d’une recommandation formulée par un organisme spécialisé. En l’instance, nous considérons que ce critère est rempli puisque l’atteinte aux droits du demandeur se limite temporellement à une période de cinq ans. On ne peut non plus qualifier cette atteinte de définitive et d’irrémédiable, puisqu’on constate qu’il y a possibilité de délivrance d’un passeport à validité limitée.

 

[126]       La décision du ministre en l’instance respecte toutes les règles de l’équité procédurale et elle répond aux objectifs énoncés au Décret. En effet, le Décret vise à maintenir, entre autres, la bonne réputation du passeport canadien. La décision du ministre de refuser de délivrer un passeport au demandeur, qui s’est rendu coupable, dans le passé, d’infractions intimement liées aux passeports, nous apparaît raisonnable. Le lien causal avec les objectifs que l’on retrouve au Décret nous semble clair. C’est pourquoi la Cour conclut que la décision du ministre de refuser un passeport au demandeur pour des motifs tenant à la sécurité nationale du Canada ou d’un autre pays est raisonnable et conforme aux règles de droit dans les circonstances.

 

[127]       Vu cette conclusion, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’analyser les questions 7 et 8.

 

III.       Conclusion

 

[128]       La Cour constate qu’il n’y a pas eu de manquement aux principes d’équité procédurale dans l’enquête qui à été menée en l’espèce. Quant aux droits constitutionnels du demandeur garantis par les articles 6, 7 et 8 de la Charte, la Cour conclut qu’il y a eu contravention uniquement au paragraphe 6(1), contravention qui est justifiée aux termes de l’article premier de la Charte. Conséquemment, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

 

« André F.J. Scott »

Juge


ANNEXE

 

Décret sur les passeports canadiens, TR/81-86

 

4. (1) Sous réserve du présent décret, un passeport peut être délivré à toute personne qui est citoyen canadien en vertu de la Loi.

 

(2) Aucun passeport n'est délivré à une personne qui n'est pas citoyen canadien en vertu de la Loi.

 

(3) Le présent décret n'a pas pour effet de limiter, de quelque manière, la prérogative royale que possède Sa Majesté du chef du Canada en matière de passeport.

 

(4) La prérogative royale en matière de passeport peut être exercée par le gouverneur en conseil ou le ministre au nom de Sa Majesté du chef du Canada.

 

[…]

 

4. (1) Subject to this Order, any person who is a Canadian citizen under the Act may be issued a passport.

 

(2) No passport shall be issued to a person who is not a Canadian citizen under the Act.

 

(3) Nothing in this Order in any manner limits or affects Her Majesty in right of Canada's royal prerogative over passports.

 

 

(4) The royal prerogative over passports can be exercised by the Governor in Council or the Minister on behalf of Her Majesty in right of Canada.

 

 

9. Passeport Canada peut refuser de délivrer un passeport au requérant qui :

 

a) ne lui présente pas une demande de passeport dûment remplie ou ne lui fournit pas les renseignements et les documents exigés ou demandés

 

(i) dans la demande de passeport, ou

 

(ii) selon l'article 8;

 

b) est accusé au Canada d'un acte criminel;

 

 

c) est accusé dans un pays étranger d'avoir commis une infraction qui constituerait un acte criminel si elle était commise au Canada;

 

 

d) est assujetti à une peine d’emprisonnement au Canada ou est frappé d’une interdiction de quitter le Canada ou le ressort d’un tribunal canadien selon les conditions imposées :

 

(i) à l’égard d’une permission de sortir, d’un placement à l’extérieur, d’une libération conditionnelle ou d’office, ou à l’égard de tout régime similaire d’absences ou de permissions, d’un pénitencier, d’une prison ou de tout autre lieu de détention, accordés sous le régime de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, de la Loi sur les prisons et les maisons de correction ou de toute loi édictée au Canada prévoyant des mesures semblables de mise en liberté,

 

(ii) à l’égard de toutes mesures de rechange, d’une mise en liberté provisoire par voie judiciaire, d’une mise en liberté ou à l’égard d’une ordonnance de sursis ou de probation établie sous le régime du Code criminel ou de toute loi édictée au Canada prévoyant des mesures semblables de mise en liberté,

 

(iii) dans le cadre d’une permission de sortir sans escorte d’une prison ou d’un pénitencier accordée en vertu de toute loi édictée au Canada;

 

d.1) est assujetti à une peine d’emprisonnement à l’étranger ou est frappé d’une interdiction de quitter un pays étranger ou le ressort d’un tribunal étranger selon les conditions imposées dans le cadre de dispositions privatives de liberté comparables à celles énumérées aux sous-alinéas d)(i) à (iii);

 

e) a été déclaré coupable d’une infraction prévue à l’article 57 du Code criminel ou, à l’étranger, d’une infraction qui constituerait une telle infraction si elle avait été commise au Canada;

 

 

f) est redevable envers la Couronne par suite des dépenses engagées en vue de son rapatriement au Canada ou d'une autre assistance financière consulaire qu'il a demandée et que le gouvernement du Canada lui a fournie à l'étranger; ou

 

g) détient un passeport qui n'est pas expiré et n'a pas été révoqué.

 

9. Passport Canada may refuse to issue a passport to an applicant who

 

(a) fails to provide the Passport Office with a duly completed application for a passport or with the information and material that is required or requested

 

(i) in the application for a passport, or

 

(ii) pursuant to section 8;

 

(b) stands charged in Canada with the commission of an indictable offence;

 

(c) stands charged outside Canada with the commission of any offence that would, if committed in Canada, constitute an indictable offence;

 

(d) is subject to a term of imprisonment in Canada or is forbidden to leave Canada or the territorial jurisdiction of a Canadian court by conditions imposed with respect to

 

(i) any temporary absence, work release, parole, statutory release or other similar regime of absence or release from a penitentiary or prison or any other place of confinement granted under the Corrections and Conditional Release Act, the Prisons and Reformatories Act or any law made in Canada that contains similar release provisions,

 

 

 

 

 

(ii) any alternative measures, judicial interim release, release from custody, conditional sentence order or probation order granted under the Criminal Code or any law made in Canada that contains similar release provisions, or

 

 

 

(iii) any absence without escort from a penitentiary or prison granted under any law made in Canada;

 

 

(d.1) is subject to a term of imprisonment outside Canada or is forbidden to leave a foreign state or the territorial jurisdiction of a foreign court by conditions imposed with respect to any custodial release provisions that are comparable to those set out in subparagraphs (d)(i) to (iii);

 

 

(e) has been convicted of an offence under section 57 of the Criminal Code or has been convicted in a foreign state of an offence that would, if committed in Canada, constitute an offence under section 57 of the Criminal Code;

 

(f) is indebted to the Crown for expenses related to repatriation to Canada or for other consular financial assistance provided abroad at his request by the Government of Canada; or

 

 

(g) has been issued a passport that has not expired and has not been revoked.

 

10. (1) Passeport Canada peut révoquer un passeport pour les mêmes motifs que le refus d’en délivrer un.

 

(2) Il peut en outre révoquer le passeport de la personne qui :

 

a) étant en dehors du Canada, est accusée dans un pays ou un État étranger d'avoir commis une infraction qui constituerait un acte criminel si elle était commise au Canada;

 

b) utilise le passeport pour commettre un acte criminel au Canada, ou pour commettre, dans un pays ou État étranger, une infraction qui constituerait un acte criminel si elle était commise au Canada;

 

c) permet à une autre personne de se servir du passeport;

 

d) a obtenu le passeport au moyen de renseignements faux ou trompeurs;

 

e) n'est plus citoyen canadien.

 

 

10.1 Sans que soit limitée la généralité des paragraphes 4(3) et (4), il est entendu que le ministre peut refuser de délivrer un passeport ou en révoquer un s'il est d'avis que cela est nécessaire pour la sécurité nationale du Canada ou d'un autre pays.

10. (1) Passport Canada may revoke a passport on the same grounds on which it may refuse to issue a passport.

 

(2) In addition, Passport Canada may revoke the passport of a person who

 

(a) being outside Canada, stands charged in a foreign country or state with the commission of any offence that would constitute an indictable offence if committed in Canada;

 

(b) uses the passport to assist him in committing an indictable offence in Canada or any offence in a foreign country or state that would constitute an indictable offence if committed in Canada;

 

(c) permits another person to use the passport;

 

(d) has obtained the passport by means of false or misleading information; or

 

(e) has ceased to be a Canadian citizen.

 

 

10.1 Without limiting the generality of subsections 4(3) and (4) and for greater certainty, the Minister may refuse or revoke a passport if the Minister is of the opinion that such action is necessary for the national security of Canada or another country.

 

 

 

 

Charte canadienne des droits et libertés

 

1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.

 

[…]

 

1. The Canadian Charter of Rights and Freedoms guarantees the rights and freedoms set out in it subject only to such reasonable limits prescribed by law as can be demonstrably justified in a free and democratic society.

 

 

6. (1) Tout citoyen canadien a le droit de demeurer au Canada, d'y entrer ou d'en sortir.

 

6. (1) Every citizen of Canada has the right to enter, remain in and leave Canada.

 

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale.

 

7. Everyone has the right to life, liberty and security of the person and the right not to be deprived thereof except in accordance with the principles of fundamental justice.

 

8. Chacun a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives.

 

8. Everyone has the right to be secure against unreasonable search or seizure.

 

 

Loi constitutionnelle de 1982

 

52. (1) La Constitution du Canada est la loi suprême du Canada; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit.

52. (1) The Constitution of Canada is the supreme law of Canada, and any law that is inconsistent with the provisions of the Constitution is, to the extent of the inconsistency, of no force or effect.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-1366-10

 

INTITULÉ :                                       FATEH KAMEL

                                                            c

                                                            LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                            LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

                                                            PASSEPORT CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Montréal, Québec

 

DATE DE L’AUDIENCE :               18 mai 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE SCOTT

 

DATE DES MOTIFS :                      8 septembre 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Johanne Doyon

 

 

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

 

Linda Mercier et

Sarah Gauthier

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Doyon & Associés Inc.

Montréal (Québec)

 

 

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

 

 

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

 

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