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Date : 20111027

Dossier : IMM‑24‑11

Référence : 2011 CF 1190

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 27 octobre 2011

En présence de monsieur le juge Pinard

ENTRE :

WILLIAMS W. URIOL CASTRO

 

demandeur

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le 18 décembre 2010, Williams W. Uriol Castro (le demandeur) déposait la présente demande de contrôle judiciaire, conformément au paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001 ch. 27 (la Loi), à l’encontre de la décision de Me Michelle Langelier, commissaire à la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission). La Commission avait conclu qu’il n’était ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi, et qu’il tombait sous le coup d’une exclusion aux termes de la section Fa) de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés (la Convention) pour complicité de crimes contre l’humanité (article 98 de la Loi).

 

[2]               Le demandeur est un citoyen péruvien. De janvier 1992 à janvier 2008, il était agent du renseignement pour la Division du renseignement des Forces aériennes péruviennes (le Service de renseignement des Forces aériennes), et a participé de ce fait à diverses missions de reconnaissance. Le demandeur recueillait des renseignements qui, ultimement, étaient transmis au Service national de renseignement (SIN) péruvien.

 

[3]               Entre 1992 et 2001, le demandeur a recueilli des renseignements sur la subversion dans le pays. Entre 1994 et 2000, il a dirigé sa propre petite entreprise d’imprimerie et de photocopie près de l’Université San Marcos à Lima pour mieux enquêter sur les éléments subversifs. Il dactylographiait des travaux d’étudiants et photocopiait des documents. Si un étudiant apportait un livre subversif, le demandeur le dénonçait dans un rapport hebdomadaire transmis au Service de renseignement des forces aériennes.

 

[4]               En février 2001, le demandeur a été chargé d’une mission de renseignement visant des trafiquants de drogue. Au cours des années qui ont suivi cette mission, il a reçu des menaces et a eu plusieurs affrontements avec les trafiquants de drogue sur lesquels il enquêtait, ce qui lui a fait craindre pour sa vie. Il a donc fui le Pérou en janvier 2008 et est arrivé aux États‑Unis le 1er février suivant. Le demandeur a ensuite quitté ce pays le 16 mars 2008 et est entré au Canada le jour même. C’est donc en mars 2008 qu’il a présenté une demande d’asile sous le régime des articles 96 et 97 de la Loi.

 

[5]               Avant l’audience, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile est intervenu pour demander que le demandeur d’asile soit exclu conformément aux sections Fa) et c) de l’article premier de la Convention, comme le prévoit l’article 98 de la Loi.

 

* * * * * * * *

 

[6]               Dans sa décision, la Commission a conclu que le demandeur n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Loi, car l’article 98 et la section Fa) de l’article premier de la Convention avaient pour effet de l’exclure de la définition de réfugié, puisqu’il existait de « sérieuses raisons » de croire qu’il avait été complice de crimes contre l’humanité.

 

[7]               La Commission commence sa décision en exposant les étapes de son analyse : tout d’abord, le demandeur a‑t‑il collaboré avec le SIN? Le SIN a‑t‑il commis des crimes contre l’humanité? Enfin, le demandeur était‑il complice de ces crimes? La Commission a conclu que le demandeur n’avait pas directement collaboré avec le SIN (paragraphe 14 de la décision), mais a estimé néanmoins qu’il avait été associé à ce service lorsqu’il travaillait pour les forces aériennes péruviennes : les renseignements pertinents qu’il a obtenus ont fini par être transmis au SIN.

 

[8]               La Commission compare ensuite les crimes contre l’humanité, tels que les définissent la jurisprudence applicable et le Statut de Rome de la Cour pénale internationale, et la preuve documentaire faisant état de violations des droits de la personne commises par le SIN. La Commission insiste sur l’existence de La Colina, un escadron de la mort dirigé par le SIN et responsable de deux massacres tristement célèbres, notamment celui de 1992 dont des étudiants universitaires de Lima ont été victimes. Sur la base de cette preuve documentaire, la Commission a conclu que le SIN avait commis des crimes contre l’humanité. Cette conclusion demeure incontestée par les deux parties. Cependant, le demandeur rejette la conclusion de la Commission quant à sa complicité.

 

[9]               La dernière étape de l’analyse de la Commission consistait à établir si le demandeur était complice des crimes contre l’humanité perpétrés par le SIN. Ayant examiné la jurisprudence définissant la notion de complicité, la Commission a déterminé que celle‑ci reposait sur une conclusion de connaissance et de but communs (Thomas c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2007 CF 838; Moreno c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 298 (C.A.)). Même si elle a estimé que le demandeur n’était pas membre du SIN, elle a conclu qu’il avait sciemment collaboré avec cette organisation, dont elle a qualifié les fins de limitées et brutales. Par conséquent, le demandeur était présumé avoir la connaissance requise pour être jugé complice des crimes contre l’humanité commis par le SIN. Après avoir passé en revue les six facteurs admis pour établir la complicité, énoncés dans la décision Ryivuze c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2007 CF 134, la Commission était d’avis que le demandeur n’avait pas réussi à réfuter cette présomption de complicité. Elle n’a pas prêté foi à ses allégations selon lesquelles il ignorait comment les renseignements qu’il transmettait étaient [traduction] « traités », qu’il n’avait jamais identifié d’étudiants par leur nom ou qu’il ne savait pas que le SIN commettait des crimes contre l’humanité. Par conséquent, la Commission a conclu que le demandeur était complice des atrocités commises par le SIN durant les années où il a collaboré avec cette organisation.

 

* * * * * * * *

 

[10]           La question soulevée dans la présente demande est de savoir si la Commission a commis une erreur en concluant que le demandeur avait sciemment collaboré avec le SIN et qu’il était donc exclu de la définition de réfugié au sens de la section Fa) de l’article premier de la Convention et de l’article 98 de la Loi.

 

[11]           La norme de contrôle applicable à la décision de la Commission d’exclure le demandeur de la définition de réfugié au sens de la section Fa) de l’article premier de la Convention et de l’article 98 de la Loi, est celle de la raisonnabilité (voir Ryivuze, au paragraphe 15, et Harb c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (2003), 302 N.R. 178).

 

[12]           L’application par la Commission du critère relatif à la complicité au cas d’espèce est une question de fait et de droit et, à ce titre, elle doit être examinée suivant la norme de la raisonnabilité (Thomas, au paragraphe 15; Ezokola c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2011 CAF 224, au paragraphe 39). Par conséquent, les conclusions de la Commission doivent appartenir « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 47).

 

[13]           La norme de la raisonnabilité s’applique aussi aux conclusions de fait de la Commission (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, [2009] 1 R.C.S. 339; Thomas, au paragraphe 14).

 

[14]           Dans le cas d’espèce, le demandeur reconnaît que le SIN a commis des crimes contre l’humanité. Il ne conteste pas non plus la conclusion de la Commission selon laquelle le SIN était une organisation ayant des fins limitées et brutales. Il affirme cependant que la Commission a eu tort de conclure qu’il était associé au SIN. La question est donc de savoir si la Commission a commis une erreur en concluant que le demandeur avait sciemment collaboré avec le SIN.

 

[15]           Le demandeur soutient tout d’abord que la Commission s’est trompée lorsqu’elle a conclu qu’il collaborait avec le SIN par le truchement de son entreprise d’imprimerie. Il fait valoir que sa participation au sein de cette organisation était insuffisante pour en faire un collaborateur averti. Le demandeur insiste sur la chaîne de transmission des renseignements qu’il fournissait. Il n’a jamais directement communiqué avec le SIN et n’était pas en mesure de le faire. Comme il était plutôt un [traduction] « second technicien », les renseignements qu’il recueillait étaient transmis à une filière d’analystes et quelqu’un finissait ultérieurement par relayer les renseignements pertinents au SIN. Le demandeur prétend donc que la Commission a commis une erreur en n’expliquant pas de quelle manière il collaborait avec le SIN et en ne disant rien de l’étendue de son implication.

 

[16]           Le demandeur fait également valoir que la Commission a eu tort de conclure qu’il était personnellement au fait des crimes contre l’humanité commis par le SIN et de l’usage auquel ses renseignements étaient destinés. Elle se serait aussi trompée en qualifiant d’aveuglement volontaire son allégation voulant qu’il ait ignoré, pendant les sept années durant lesquelles il a transmis des renseignements à partir de son imprimerie et en dépit des reportages médiatiques, que des violations de droits de la personne étaient commises. En tant que militaire, le demandeur était plutôt formé pour obéir aux ordres, pas pour poser de questions; il ne savait pas qu’il collaborait avec le SIN. Cela revient toutefois à invoquer l’aveuglement volontaire. D’après l’ouvrage « Criminal Offences and Defences » de Alan D. Gold publié dans Halsbury’s Laws of Canada, « l’ignorance volontaire se produit lorsqu’une personne qui a ressenti le besoin de se renseigner refuse de le faire parce qu’elle ne veut pas connaître la vérité. Elle préfère rester dans l’ignorance ». Le demandeur ne peut justifier sa prétendue ignorance par son devoir d’obéir aux ordres. C’est méconnaître que dans la perpétration de crimes contre l’humanité, les responsabilités et les tâches sont justement compartimentées de telle sorte que chaque auteur puisse invoquer l’ignorance. Pour en tenir compte, la loi est conçue de manière à déclarer complices non seulement ceux qui ordonnent et commettent directement les actes de violence, mais également ceux qui se contentent d’ignorer les conséquences des actes apparemment insignifiants qu’ils ont posés (Rutayisire c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2010 CF 1168, aux paragraphes 48 et 50).

 

[17]           De plus, une certaine déférence est de mise à l’égard des conclusions de fait de la Commission (Khosa, précitée). Le demandeur n’a pas prouvé que celles‑ci étaient déraisonnables. Comme l’indique le défendeur, la Commission a expliqué quelle partie du témoignage du demandeur elle n’a pas jugé crédible et pourquoi, à savoir quand il a cherché à minimiser son implication durant la deuxième audience. Par conséquent, compte tenu des divers reportages médiatiques, du fait que le demandeur était un agent du renseignement et non un citoyen ordinaire et qu’il a reconnu qu’il savait ce qu’enduraient les opposants au gouvernement, il n’était pas déraisonnable de la part de la Commission de conclure qu’il connaissait le sinistre sort réservé à ceux qu’il dénonçait comme des éléments subversifs. Les conclusions de la Commission appartiennent aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, au paragraphe 47).

 

[18]           Quant au droit applicable, les parties sont d’accord. Personne ne conteste que la simple appartenance suffit à établir la complicité lorsqu’une organisation obéit à une fin limitée et brutale (Ramirez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 2 C.F. 306 (C.A.)). Comme la Commission a conclu que le demandeur n’était pas membre du SIN, il ne pouvait être jugé complice que s’il était établi qu’il avait personnellement et délibérément pris part aux affaires de ce service. Dans l’arrêt Bazargan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] A.C.F. no 1209, 205 N.R. 282, au paragraphe 11, la Cour d’appel fédérale a déclaré :

[…] une « participation personnelle et consciente » [peut] être directe ou indirecte et ne [requiert] pas l’appartenance formelle au groupe qui, en dernier ressort, s’adonne aux activités condamnées. Ce n’est pas tant le fait d’œuvrer au sein d’un groupe qui rend quelqu’un complice des activités du groupe, que le fait de contribuer, de près ou de loin, de l’intérieur ou de l’extérieur, en toute connaissance de cause, aux dites activités ou de les rendre possibles […]

(Non souligné dans l’original.)

 

 

[19]           Comme en fait mention le paragraphe 12 de l’arrêt Bazargan, il s’agit là d’une question de fait. Par conséquent, s’il n’y a pas appartenance, la question est désormais de savoir si la Commission a commis une erreur en concluant que le demandeur a sciemment participé « aux crimes proscrits, [selon] la norme des “raisons sérieuses de penser”, une norme de preuve moindre que la prépondérance des probabilités » (Savundaranayaga c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2009 CF 31, au paragraphe 37; Murillo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] 3 C.F. 287 (1re inst.), au paragraphe 30).

 

[20]           Dès lors, les conclusions factuelles de la Commission sont raisonnables puisqu’elles sont appuyées par la preuve documentaire et la preuve orale, quoique celles de la Cour auraient pu être différentes. La Commission n’a donc pas commis d’erreur en concluant que le demandeur a sciemment collaboré avec le SIN, et qu’il est de ce fait complice de crimes contre l’humanité et exclu de la définition de réfugié par application de l’article 98 de la Loi et de la section Fa) de l’article premier de la Convention.

 

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[21]           Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

[22]           Je conviens avec les avocats des parties que la présente affaire ne soulève aucune question à certifier.

 


 

JUGEMENT

 

            La demande de contrôle judiciaire de la décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, par laquelle le demandeur s’est vu refuser la qualité de réfugié au sens de la Convention ou de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, est rejetée.

 

 

« Yvon Pinard »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑24‑11

 

INTITULÉ :                                                   WILLIAMS W. URIOL CASTRO c.
LE MINISTRE DE
LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 21 septembre 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LE JUGE PINARD

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 27 octobre 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Cristina Marinelli

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Catherine Brisebois

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Cristina Marinelli

Montréal (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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