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Date : 20111102

Dossier : IMM‑1202‑11

Référence : 2011 CF 1253

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 2 novembre 2011

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE RUSSELL

 

 

ENTRE :

 

MAURO WILLIAM SANCHEZ MOLANO

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, fondée sur le paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), d’une décision, en date du 26 janvier 2011 (la décision), par laquelle la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et de la protection des réfugiés a rejeté la demande d’asile du demandeur présentée en vertu des articles 96 et 97 de la Loi.

 

LE CONTEXTE

 

[2]               Le demandeur est un citoyen colombien. Il a une conjointe de fait et quatre enfants, qui vivent tous en Colombie.

 

[3]               À la fin de 1979 ou au début de 1980, le demandeur et sa femme ont adhéré au Syndicat FESTRAM à Villavicencio, Meta, Colombie. À cette époque en Colombie, le demandeur était membre de l’Union Patriotica (UP), un parti politique lié au parti communiste. Le demandeur faisait également du travail communautaire avec son église locale, dans l’archidiocèse de Villavicencio. En 1986, le demandeur a été nommé au poste d’« organisateur syndical ». En 1986 toujours, d’autres membres du syndicat du demandeur ont commencé à être ciblés par des guérilleros des FARC ou par des organisations paramilitaires. Le demandeur a déménagé avec sa famille à Bogota, en Colombie, parce que des membres de son syndicat avaient été ciblés par ces organisations.

 

[4]               Quelque temps avant 1992, le demandeur, sa conjointe de fait et sa fille quittaient ensemble le cinéma avec les gardes du corps que leur avait fournis le FESTRAM. Pendant qu’ils se déplaçaient dans leur voiture, les gardes du corps ont remarqué qu’une autre voiture les suivait et ils ont dit au demandeur et à sa conjointe de se baisser. Le deuxième véhicule est arrivé à la hauteur du premier et un de ses occupants a pointé une mitraillette sur eux. Les gardes du corps ont réussi à échapper à leurs agresseurs et ont sauvé la vie du demandeur et de sa conjointe.

 

[5]               En 1992, des membres de son syndicat étaient la cible d’enlèvements et d’assassinats et lui et sa conjointe avaient déjà été la cible d’une attaque. Le demandeur a donc décidé de s’enfuir avec sa famille en Argentine. Ils ont demeuré en Argentine jusqu’en 2000; au cours de cette période, le demandeur est allé plusieurs fois en Colombie.

 

[6]               Pour des raisons obscures, le demandeur et sa famille sont retournés en Colombie en 2000. Le demandeur a déclaré qu’il avait décidé de revenir en Colombie à cause de la situation économique difficile qui régnait en Argentine à l’époque et parce qu’il pensait que les FARC ou les paramilitaires, ou les personnes qui avaient ciblé des membres de son syndicat, ne le cherchaient plus pour le tuer. Il avait renoncé à ses activités syndicales lorsqu’il avait déménagé en Argentine, et le demandeur a adhéré de nouveau au FESTRAN lorsqu’il est revenu en Colombie en 2000.

 

[7]               En 2001, un soir que le demandeur marchait dans la rue, il a été enlevé par trois ou quatre hommes armés. Ses ravisseurs l’ont ligoté, lui ont bandé les yeux et l’ont fait monter dans leur véhicule; ils lui ont ensuite demandé son nom. Lorsqu’il leur a dit, ils ont répondu [traduction] « Oui, c’est bien le salaud que nous recherchons ». Ils l’ont amené dans un autre endroit où ils l’ont battu jusqu’à ce qu’il perde connaissance; ils lui ont fracturé le crâne et il a perdu la mémoire. Pensant qu’il était mort, ils l’ont abandonné. Le demandeur a réussi à se rendre chez sa sœur, qui l’a débarrassé de ses liens, l’a nettoyé et l’a amené à l’hôpital.

 

[8]               Cet événement n’a pas incité le demandeur à quitter la Colombie. Il est demeuré dans le pays et a habité à différents endroits chez des membres de sa famille. Pendant cette période encore, le demandeur avait une petite entreprise qui vendait des produits naturels en Colombie. Jusqu’en 2008, le demandeur n’a pas fait l’objet d’autre persécution.

 

[9]               En 2008, alors qu’il vivait chez sa sœur, l’aide ménagère est sortie pour acheter de la nourriture. Elle a remarqué un véhicule suspect devant la maison et elle a appelé le demandeur d’un téléphone public pour l’avertir du danger. Le demandeur a regardé par la fenêtre et a vu quatre personnes dans une voiture. Il a pris peur et a quitté la maison en sautant dans la maison voisine. Lorsqu’il a dit à son voisin ce qui se passait, celui‑ci l’a caché à l’arrière de sa voiture et l’a conduit en lieu sûr.

 

[10]           Plus tard le même jour, le demandeur a appelé chez sa sœur et a parlé avec l’aide ménagère. Celle‑ci lui a dit que quatre hommes fortement armés s’étaient introduits de force dans la maison et avaient exigé qu’elle leur dise où il se trouvait. Elle leur a dit que le demandeur avait passé la nuit dans la maison, mais qu’il était parti tôt le matin. Elle a également dit au demandeur que les hommes avaient fouillé la maison à sa recherche, mais ne l’avaient pas trouvé.

 

[11]           Après cet événement, le demandeur a compris qu’il n’était plus en sécurité en Colombie. Il s’est d’abord rendu à Barranquilla, où il a demeuré chez un ami. De là, il a appelé son neveu et a pris des dispositions pour habiter chez lui au Guatemala. Il est resté chez son neveu jusqu’en janvier 2009, et son neveu l’a ensuite amené au Mexique où il a obtenu un faux permis de conduire et un faux passeport mexicains. Du Mexique, le demandeur a pris un vol pour le Canada et il est arrivé à Toronto le 13 mars 2009.

 

[12]           Le demandeur a présenté sa demande d’asile le 28 mai 2009. L’audience devant la SPR a eu lieu le 20 janvier 2011 et la décision a été prononcée le 26 janvier 2011.

 

LA DÉCISION ATTAQUÉE

 

[13]           Le demandeur craint d’être persécuté, au sens de l’article 96 de la Loi, en raison de son appartenance à un syndicat, groupe qui a été ciblé par les guérilleros et les paramilitaires en Colombie.

 

[14]           La décision de SPR a porté sur la crédibilité du demandeur. La SPR a conclu que celui‑ci avait établi son identité, mais qu’il n’avait pas démontré une crainte subjective de persécution, ni que sa crainte reposait sur un fondement objectif. Il n’était donc pas admissible à une protection au titre de réfugié au sens de la Convention en vertu de l’article 96. La SPR a également conclu qu’il n’était pas exposé au risque d’être soumis à la torture ou à des traitements ou peines cruels ou inusités et n’était donc pas une personne à protéger au sens de l’article 97 parce que rien n’indiquait qu’il serait exposé à un risque de violence supérieur au risque général.

 

[15]           La conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur n’avait pas de crainte subjective de persécution repose sur plusieurs motifs. Premièrement, la SPR a jugé que sa demande n’était pas crédible parce qu’il était resté en Colombie de 1980 à 1992. Elle a jugé que sa crainte des paramilitaires et des membres de la guérilla avait pris naissance en 1980. La SPR a estimé que, parce que les membres de son syndicat avaient été ciblés pendant cette période et qu’il était resté en Colombie, le demandeur n’avait pas de crainte subjective de persécution.

 

[16]           La SPR a également conclu que l’omission par le demandeur de déposer une demande d’asile en Argentine, après qu’il y soit déménagé avec sa famille, combinée à ses nombreux voyages entre les deux pays au cours de cette période, témoignait d’une absence de crainte subjective de persécution. De 1992 à 2000, alors que le demandeur faisait la navette entre la Colombie et l’Argentine, plusieurs personnes qui faisaient le même travail que lui ont été assassinées, ce qui ne l’a pas empêché de retourner en Colombie en 2000. Pour la SPR, cela démontrait que le demandeur n’avait pas de crainte subjective de persécution.

 

[17]           En outre, étant donné que le demandeur prétendait se cacher et exploiter son entreprise en même temps, la SPR n’a pas jugé crédible son affirmation selon laquelle il s’était déplacé en Colombie entre 2000 et 2008. Le demandeur a dit qu’il se cachait et exploitait son entreprise en Colombie entre 2000 et 2008. La SPR a estimé qu’il n’était pas raisonnable qu’il fasse les deux choses en même temps, de sorte qu’il ne se cachait pas vraiment en Colombie pendant cette période.

 

[18]           Étant donné la déclaration du demandeur selon laquelle il est revenu en Colombie à cause de la crise économique qui sévissait en Argentine, la SPR a rejeté l’explication du demandeur selon laquelle il était revenu en Colombie parce qu’il pensait que les FARC ou les paramilitaires l’avaient oublié. Le fait qu’il soit revenu dans ce pays pour des raisons économiques alors qu’il était déraisonnable pour lui de croire que les FARC ou les paramilitaires l’avaient oublié étaye la conclusion selon laquelle il n’avait pas de crainte subjective de persécution.

 

[19]           Quant au fait que le demandeur aurait été enlevé et battu en 2001, la SPR n’a pas retenu sa déclaration selon laquelle il avait été attaqué soit par les FARC soit par les paramilitaires. La SPR a indiqué qu’en réponse aux questions de sa conseil à l’audience, le demandeur a déclaré qu’il avait été enlevé et torturé par les FARC. La SPR a également déclaré que « [d]ans l’exposé circonstancié de son FRP et en réponse aux questions du tribunal, il a indiqué qu’il ne savait pas qui l’avait enlevé et torturé au mois de janvier 2001. Lorsqu’il a été demandé au demandeur d’asile d’expliquer ces incompatibilités, il a admis que les personnes qui l’avaient enlevé portaient des vêtements civils et qu’elles ne s’étaient pas identifiées ». Compte tenu de son témoignage et du fait que le rapport médical concernant son agression ne mentionnait pas l’identité de ses assaillants, la SPR a conclu qu’il n’était pas établi que les FARC ou les paramilitaires l’avaient attaqué. La SPR a conclu que le demandeur avait faussement relié cette attaque à ces groupes pour appuyer sa demande d’asile.

 

[20]           La SPR a également jugé que l’affirmation du demandeur selon laquelle les FARC ou les paramilitaires avaient attaqué la maison de sa sœur n’était pas crédible. Encore une fois, la SPR a fait remarquer que les auteurs de l’attaque étaient habillés en civil et ne s’étaient pas identifiés. De plus, aucune preuve documentaire n’a été soumise à la SPR indiquant qui étaient les auteurs de l’attaque de la maison, de sorte que la SPR a conclu que ce n’étaient ni les FARC ni les paramilitaires. La SPR a conclu, encore une fois, que le demandeur avait relié faussement cette attaque à ces groupes pour étayer sa demande d’asile.

 

[21]           L’ensemble de la preuve présentée n’a pas convaincu la SPR que le demandeur avait été ciblé par les FARC ou les paramilitaires après son retour en Colombie en 2000. La SPR a rejeté l’affirmation du demandeur selon laquelle ces groupes avaient continué à interroger sa famille à son sujet après qu’il ait quitté la Colombie et a jugé que sa famille n’avait jamais été contactée par ces groupes. En s’appuyant sur ces conclusions, la SPR a jugé que la crainte du demandeur ne reposait sur aucun fondement objectif en Colombie. Étant donné qu’elle estimait que la version des faits du demandeur n’était pas crédible et que sa crainte ne reposait sur aucun fondement objectif, la SPR a jugé qu’il était exposé « à moins qu’une simple possibilité d’être persécuté par les FARC s’il retournait en Colombie à cette époque ».

 

[22]           La SPR a également conclu que la crainte de demandeur ne reposait sur aucun fondement objectif, de sorte qu’il ne serait pas exposé à un risque au sens de l’article 97 s’il retournait en Colombie. En l’absence de preuve documentaire indiquant qu’il serait exposé à un risque de violence supérieur au risque général, elle a conclu que le demandeur n’était pas une personne à protéger.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

 

[23]           La seule question en litige soulevée par le demandeur est de savoir si la décision est raisonnable.

 

LES DISPOSITIONS LÉGALES

 

[24]           Les dispositions suivantes s’appliquent à la présente affaire :

Définition de « réfugié »

 

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

Personne à protéger

 

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

Convention refugee

 

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well‑founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

 

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries;

 

Person in Need of Protection

 

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

 

LA NORME DE CONTRÔLE

 

[25]           Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, la Cour suprême du Canada a conclu qu’il n’était pas toujours nécessaire de se livrer à une analyse de la norme de contrôle. En fait, lorsque la norme de contrôle applicable à une question en particulier soumise à la cour de révision est bien arrêtée par la jurisprudence, la cour de révision peut adopter cette norme de contrôle. C’est seulement lorsque cette recherche est infructueuse que la cour de révision doit examiner les quatre facteurs que comporte l’analyse de la norme de contrôle.

 

[26]           La SPR a uniquement fondé sa décision sur la crédibilité du demandeur. Les conclusions relatives à la crédibilité et l’appréciation de la preuve relèvent des domaines de spécialisation de la SPR et appellent donc la déférence. Elles sont susceptibles de contrôle selon la norme de la raisonnabilité. Voir Ched c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1338, par. 9, Aguirre c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2008 CF 571, par. 14, et Aguebor c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 732 (CAF), par. 4.

 

[27]           Lorsqu’une décision est contrôlée selon la norme de la raisonnabilité, l’analyse tient « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ». Voir Dunsmuir, précité, par. 47, et Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, par. 59. En d’autres termes, la Cour ne devrait intervenir que si la décision est déraisonnable en ce sens qu’elle n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

 

LES THÈSES EN PRÉSENCE

Le demandeur

            Les conclusions de la SPR étaient déraisonnables

 

[28]           Le demandeur soutient qu’en raison des multiples erreurs qu’elle contient, la décision est déraisonnable et devrait être infirmée.

 

            La conclusion selon laquelle il n’avait pas de crainte subjective était déraisonnable

 

[29]           Le demandeur soutient qu’il était déraisonnable pour la SPR de conclure qu’il n’avait pas de crainte subjective de persécution parce qu’il ne s’est enfui de la Colombie qu’en 1992. Il affirme qu’il n’était pas ciblé avant que lui et sa femme aient été menacés pendant qu’il conduisait une voiture en 1992. Il affirme que cet incident s’est produit peu de temps avant qu’il s’enfuie de la Colombie, de sorte que la conclusion selon laquelle il aurait dû s’enfuir plus tôt est déraisonnable. En outre, le demandeur affirme que, de 1980 à 1992, pendant que ses collègues étaient ciblés en Colombie, il se déplaçait constamment en Colombie. Comme la preuve ne permettait pas d’établir qu’il avait été personnellement ciblé avant 1992, il était déraisonnable pour la SPR de conclure qu’il aurait dû s’enfuir plus tôt. En outre, étant donné qu’il se cachait en Colombie en se déplaçant constamment, il était raisonnable qu’il attende avant de quitter le pays. Il était déraisonnable que la SPR tire une conclusion de cette attente parce que celle‑ci ne démontrait pas une absence de crainte subjective.

 

[30]           Le demandeur soutient également qu’il était déraisonnable pour la SPR de conclure qu’il n’avait pas de crainte subjective du fait qu’il n’avait pas demandé l’asile en Argentine. Il est effectivement resté en Argentine pendant huit ans, mais n’avait aucunement l’intention d’y demeurer de façon permanente. Comme il l’a déclaré à la SPR, il attendait seulement que la situation en Colombie s’améliore et il est retourné en Colombie parce qu’il pensait que les FARC ne s’intéressaient plus à lui.

 

[31]           La conclusion de la SPR selon laquelle il n’avait pas de crainte subjective était également déraisonnable dans la mesure où elle est fondée sur son retour en Colombie en 2000. Il était raisonnable qu’il croie que tous ceux qui faisaient partie du FESTRAM comme lui avaient été tués au moment où il est retourné dans ce pays en 2000. Il était raisonnable qu’il estime que les FARC et les paramilitaires ne s’intéressaient plus à lui parce que tous les membres de l’UP qui avaient été ciblés étaient morts.

 

La conclusion de la SPR selon laquelle il a faussement relié les attaques aux FARC ou aux paramilitaires est déraisonnable

 

[32]           Le demandeur affirme qu’il était déraisonnable pour la SPR de conclure que ce n’étaient pas les FARC ou les paramilitaires qui l’avaient attaqué en 2000. Cette conclusion est fondée sur une mauvaise compréhension de la preuve qu’il a présentée. Dans sa décision, la SPR a déclaré que le FRP du demandeur, les réponses de celui‑ci aux questions de la SPR de même que celles fournies aux questions de sa conseil présentaient des contradictions. La SPR a écrit que le demandeur avait déclaré, en réponse aux questions de sa conseil, qu’il avait été attaqué par les FARC. La SPR a également écrit qu’en réponse aux questions de la SPR et dans l’exposé circonstancié de son FRP, il avait déclaré ne pas savoir qui l’avait ciblé. La SPR s’est fondée sur cette contradiction et sur le fait que le rapport médical ne corroborait pas sa version des faits pour conclure que le demandeur n’avait pas établi que c’étaient les FARC ou les paramilitaires qui l’avaient attaqué. Contrairement à la conclusion de la SPR selon laquelle son témoignage contenait des contradictions, le demandeur affirme qu’il a toujours maintenu qu’il avait été attaqué soit par les FARC soit par les paramilitaires. Cela est, d’après lui, étayé par la preuve documentaire.

 

[33]           Le demandeur fait remarquer qu’il était syndicaliste et que les UNHCR Guidelines for Assessing the International Protection Needs of Asylum‑Seekers from Colombia indiquent que les syndicalistes sont exposés à un risque de persécution par les FARC ou les paramilitaires; il était donc raisonnable qu’il croie qu’il était ciblé par les FARC ou les paramilitaires. Il affirme que, lorsque sa conseil lui a demandé si c’étaient les FARC ou les paramilitaires qui l’avaient ciblé, sa réponse ne pouvait être qu’hypothétique. La SPR a fondé sa conclusion sur sa crédibilité à partir d’une réponse hypothétique, ce qui est déraisonnable.

 

[34]           Le demandeur affirme également qu’il était déraisonnable que la SPR fonde sa conclusion selon laquelle il n’avait pas été attaqué par les FARC ou les paramilitaires sur le fait que son rapport médical ne corroborait pas ses déclarations. Premièrement, il affirme que la SPR a écarté la preuve constituée par le rapport médical, à savoir qu’après l’attaque de 2000, il était confus, ne pouvait répondre à des questions et souffrait d’une perte de mémoire. En raison de son état, attesté par le rapport médical lui‑même, il n’était pas en mesure de dire au personnel médical qui l’avait attaqué. La SPR n’a pas pris en compte la preuve relative à ses troubles de mémoire lorsqu’elle a tiré sa conclusion au sujet de sa crédibilité, de sorte que cette conclusion est déraisonnable.

 

[35]           En outre, il était déraisonnable que la SPR écarte son témoignage. Le demandeur se fonde sur l’arrêt Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302 (CAF) pour affirmer que le témoignage livré sous serment doit être présumé vrai en l’absence de preuve contraire. Au paragraphe 5 de l’arrêt Maldonado, la Cour fédérale a écrit :

J’estime que la Commission a agi arbitrairement en mettant en doute, sans justes motifs, la véracité des déclarations sous serment du requérant susmentionnées. Quand un requérant jure que certaines allégations sont vraies, cela crée une présomption qu’elles le sont, à moins qu’il n’existe des raisons d’en douter. En l’espèce, je ne vois aucune raison valable pour la Commission de douter de la sincérité des allégations susmentionnées du requérant.

 

 

Le demandeur affirme que la SPR n’avait aucune raison de mettre en doute son témoignage selon lequel les FARC ou les paramilitaires l’avaient ciblé, de sorte qu’il était déraisonnable que la SPR conclût qu’il n’était pas ciblé par un de ces groupes.

 

[36]           Le demandeur affirme également qu’il était déraisonnable pour la SPR de conclure que les auteurs de l’attaque lancée contre la maison de sa sœur n’étaient pas les FARC ou les paramilitaires. Il n’existe aucun élément démontrant que les FARC ou les paramilitaires s’identifient lorsqu’ils attaquent des gens. Il était déraisonnable pour la SPR de conclure qu’aucun de ces groupes n’avait attaqué la maison en question, compte tenu de ses déclarations selon lesquelles ses attaquants ne s’étaient pas identifiés. La SPR a également écarté la preuve établissant que des rapports, préparés par des groupes de défense des droits de la personne ou par la police, confirmaient que les FARC ou les paramilitaires avaient attaqué la maison de sa sœur. Le demandeur invoque la déclaration sous serment faite par sa conjointe de fait :

[traduction]
M. Sanchez Molano s’est rendu aux bureaux des droits de la personne et du procureur dans cette région du pays en compagnie de son avocat, Pedro Nel Jiminez Restrepo, et sur ses conseils, pour déposer un rapport concernant les faits touchant son intégrité physique.

 

De cette façon, je tiens à déclarer, en ma qualité de conjointe de fait, que je me suis rendue dans les bureaux mentionnés ci‑dessus pour demander une copie du rapport, et que l’on m’a déclaré que ces documents n’existaient pas.

 

 

Étant donné que la SPR disposait d’éléments de preuve indiquant que ces documents existaient, bien qu’on ne lui ait pas soumis les documents eux‑mêmes, la conclusion selon laquelle il n’existait aucune preuve susceptible de corroborer l’identité des attaquants était déraisonnable.

 

[37]           La conclusion de la SPR selon laquelle la maison de sa sœur n’a pas été attaquée par les FARC ou les paramilitaires était également déraisonnable parce qu’elle faisait abstraction de la preuve qu’il avait déjà été persécuté par ces groupes. Le demandeur mentionne les lettres (dossier du tribunal, p. 87 à 92) émanant du FESTRAM, du Comité permanent de défense des droits de la personne et du prêtre de la Cathédrale Métropolitaine de Villavicencio, rédigées entre le 5 avril et le 15 mai 2009, qui confirment qu’il a été obligé de quitter le pays parce qu’il était la cible d’attaques. Étant donné que ces lettres n’ont pas été mentionnées dans la décision et qu’il s’agit d’éléments de preuve contredisant la conclusion tirée par la SPR, le demandeur soutient, se fondant sur Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425, que la Cour ne peut que déduire que la SPR n’en a pas tenu compte.

 

[38]           Le demandeur affirme que la conclusion de la SPR selon laquelle il ne serait pas exposé à un risque supérieur à celui que court la population générale était déraisonnable. La preuve documentaire soumise à la SPR, sous la forme des UNHCR Eligibility Guidelines for Assessing the International Protection Needs of Asylum‑Seekers from Colombia, démontre que les syndicalistes comme le demandeur courent un plus grand risque que d’autres d’être ciblés par les FARC ou les paramilitaires. La SPR a écarté cet élément de sorte que sa conclusion selon laquelle le demandeur n’est pas une personne à protéger au sens de l’article 97 était déraisonnable.

 

Le défendeur

            La décision de la SPR est raisonnable

 

[39]           Le défendeur soutient que la décision de la SPR est raisonnable compte tenu de l’ensemble de la preuve dont celle‑ci disposait.

 

[40]           Le défendeur s’appuie sur la décision Hemmati c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2008 CF 383 pour affirmer que la SPR est la mieux placée pour se prononcer sur la crédibilité, et que ses conclusions sur la crédibilité méritent que l’on fasse preuve de retenue. Étant donné que la SPR a eu la possibilité d’observer le demandeur à l’audience, il n’y a pas lieu de modifier ses conclusions quant à son manque de crédibilité. La SPR a conclu que le demandeur n’était pas crédible, c’est‑à‑dire que rien ne justifie d’accueillir sa demande d’asile. La décision Jarrah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2002 CFPI 180 étaye cette position.

 

[41]           Le défendeur fait valoir que la SPR s’est fondée sur le fait que le demandeur est retourné en Colombie en 2000 pour arriver à sa conclusion. Le demandeur a également été incapable d’identifier ses agresseurs de 2001 et n’a soumis aucune preuve documentaire permettant d’identifier les auteurs de l’attaque perpétrée contre la maison de sa sœur.

 

ANALYSE

 

[42]           Le demandeur a décidé de contester les conclusions tirées par la SPR quant à sa crédibilité dans la mesure où elles portent sur une crainte subjective et objective.

 

[43]           Ce n’est pas une tâche facile parce que la Cour a toujours pensé que la SPR était la mieux placée pour se prononcer sur la crédibilité, et qu’il y a lieu de faire preuve d’un degré élevé de retenue en ce qui a trait à ses décisions en cette matière. Voir, par exemple, Hemmati, précité, aux paragraphes 39 et 41, où le juge Orville Frenette a déclaré :

M. Hemmati a plaidé des éléments de crédibilité et d’invraisemblance qui constituent le fondement de la décision de la Commission. Les conclusions tirées sur ces questions relèvent de la compétence de la Commission qui, forte de l’expérience qu’elle possède en la matière est la mieux placée pour se prononcer sur ces éléments.

 

[…]

 

Il convient de faire preuve d’un degré élevé de retenue en ce qui a trait aux conclusions tirées en matière de crédibilité parce que la Commission a l’avantage d’entendre et d’observer les témoins et de tenir compte de leurs intérêts (Aguebor c. (Canada) Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1993), 160 N.R. 315, [1993] A.C.F. no 732, (QL) (C.A.F.)).

 

Le fait qu’il soit demeuré en Colombie de 1980 à 1992

 

[44]           La SPR a conclu que le « long séjour [du demandeur] en Colombie après 1980, lorsqu’il a commencé à craindre les FARC et les milices paramilitaires, indique l’absence d’une crainte subjective de persécution de la part de ces dernières ».

 

[45]           Le demandeur estime que cette conclusion est déraisonnable parce qu’il n’avait personnellement fait l’objet d’aucune menace avant cette agression. Avant cet événement, il n’avait aucune raison de vouloir s’enfuir. Il me semble toutefois qu’il existait suffisamment d’éléments de preuve pour étayer les conclusions de la SPR sur ce point. Le demandeur a déclaré dans son FRP qu’il avait beaucoup de raisons d’avoir peur dans les années 1980. Il affirme que [traduction] « ses problèmes ont commencé dans les années 1980; de nombreux membres du parti UP ont été brutalement assassinés pendant cette période par les groupes terroristes, les FARC et les paramilitaires ». En outre, plusieurs personnes ont tout simplement disparu. Il fait expressément référence à des personnes qu’il avait connues pendant cette période, lesquelles vivaient dans la province de Meta et avaient été assassinées. Il affirme également dans son FRP que [traduction] « étant syndicaliste et membre du parti Union Patriotica, la situation était très dangereuse pour nous ». Dans une lettre présentée au soutien de cette affirmation, le président du FESTRAM dit :

[traduction] [Le demandeur] était un dirigeant syndicaliste et civique populaire à partir de 1979 dans la province de Meta.

 

[Le demandeur] a été la cible de menaces et d’attaques criminelles à plusieurs reprises de la part de groupes illégaux (les paramilitaires). Ces groupes ont suscité un sentiment de panique chez de nombreux dirigeants et ils en ont tué un grand nombre.

 

 

[46]           Compte tenu de cette preuve, je ne pense pas que l’on puisse dire que la conclusion de la FRP, selon laquelle le « long séjour [du demandeur] en Colombie après 1980, lorsqu’il a commencé à craindre les FARC et les milices paramilitaires, indique l’absence d’une crainte subjective de persécution de la part de ces dernières », est déraisonnable. Cependant, il ressort clairement de la décision que ce long séjour en Colombie n’est qu’une « indication » et n’est pas déterminant. Les autres éléments de preuve et conclusions jouent un rôle important.

 

L’omission de demander l’asile en Argentine

 

[47]           Il me semble que la SPR n’a pas considéré que l’omission de la part du demandeur de demander l’asile en Argentine était un facteur négatif dans son analyse de la crainte subjective. La SPR semble avoir accepté, au paragraphe 13 de la décision, que « le demandeur d’asile n’a pas demandé l’asile ni cherché à obtenir des renseignements au sujet de l’asile, car il pouvait y entrer, y vivre et en sortir à tout moment, à sa guise ».

 

Les voyages entre l’Argentine et la Colombie

 

[48]           La SPR conclut que les « voyages continus [du demandeur] entre l’Argentine et la Colombie, le pays où il craindrait d’être persécuté, indiquent l’absence d’une crainte subjective de persécution en Colombie ».

 

[49]           La SPR a rejeté l’explication fournie par le demandeur au sujet de ces voyages pour les motifs suivants :

Le témoignage du demandeur d’asile selon lequel il est demeuré caché pendant qu’il se trouvait en Colombie n’est pas raisonnable puisqu’il y menait des activités; il ne pouvait donc pas demeurer caché dans ce pays.

 

En outre, les éléments de preuve documentaire présentés par le demandeur d’asile indiquent qu’un certain nombre de personnes qui avaient fait le même travail que lui ont été assassinées en Colombie de 1992 à 2000. Par conséquent, le tribunal n’est pas convaincu qu’il était sécuritaire pour lui de se rendre souvent en Colombie; sa crainte subjective de persécution en Colombie n’était donc pas fondée.

 

 

[50]           À cet égard, la SPR récapitule la preuve de façon erronée. À l’audience, le demandeur a déclaré qu’il pouvait retourner en Colombie sans crainte parce qu’il résidait « en différents endroits avec différents membres de sa famille […] ». En d’autres termes, il n’est pas demeuré caché; il se déplaçait pour son travail et demeurait chez différents membres de sa famille.

 

[51]           En outre, cette conclusion négative au sujet de la crédibilité est également fondée sur la preuve documentaire traitant des personnes qui ont été tuées en Colombie et qui exerçaient le même genre de travail que le demandeur. Ces éléments n’ont toutefois pas pour effet de contredire l’affirmation du demandeur selon laquelle il pouvait retourner en Colombie parce qu’il se déplaçait constamment et résidait chez différents membres de sa famille.

 

Le retour en Colombie en 2000

 

[52]           La SPR a également estimé que le « retour du demandeur d’asile en Colombie au mois de janvier 2000 indique également l’absence d’une crainte subjective de persécution dans ce pays puisqu’il craignait d’être persécuté dans le pays où il était retourné ». La SPR a rejeté l’explication du demandeur pour la raison suivante :

Son explication selon laquelle il est revenu en Colombie parce que les FARC et les milices paramilitaires l’avaient oublié n’est pas raisonnable, étant donné qu’il a déclaré, dans l’exposé circonstancié de son FRP, y être retourné en raison de la crise économique sévissant en Argentine.

 

 

[53]           Dans son FRP, le demandeur déclare :

[traduction]

Nous craignions d’être tués, c’est la raison pour laquelle j’ai emmené ma famille en Argentine […] Les années ont passé et nous y avons habité; nous nous sentions en sécurité en Argentine. Je suis retourné en Colombie à cause de la crise économique qui sévissait en Argentine.

 

 

[54]           En d’autres termes, c’est la crise économique qui a incité le demandeur à retourner en Argentine. Sans cette crise, il n’aurait pas tenté de retourner en Colombie, parce que sa famille se sentait en sécurité en Argentine. Toutefois, dans le même paragraphe de son FRP, le demandeur explique également : [traduction] « Je pensais que les guérilleros et les paramilitaires nous avaient oubliés. »

 

[55]           Les motifs économiques sont à l’origine de son retour, mais cela ne contredit pas son explication selon laquelle il est revenu en Colombie parce qu’il pensait que les membres de la guérilla et les paramilitaires l’avaient oublié. La simple mention par le demandeur qu’il était retourné pour des raisons économiques, sans autre explication, aurait constitué une indication d’absence de crainte subjective. Ce n’est pas la preuve dont disposait la SPR.

 

[56]           Pour étayer davantage sa conclusion, la SPR ajoute ce qui suit, au paragraphe 16 de sa conclusion :

De plus, au moment où le demandeur d’asile a décidé d’y retourner, les éléments de preuve documentaire indiquent qu’un certain nombre de personnes membres du parti UP ont été tuées ou ont disparu en Colombie. Par conséquent, le tribunal n’est pas convaincu que le demandeur d’asile est revenu en Colombie parce que les FARC et les milices paramilitaires avaient oublié les gens comme lui. Le tribunal est d’avis que le demandeur d’asile y est retourné, car il y avait une crise économique en Argentine; sa crainte subjective de persécution en Colombie n’était donc pas fondée.

 

 

[57]           La preuve documentaire en question est détaillée dans une note de bas de page figurant au paragraphe 16, soit [traduction] « 6 pièce c‑2, pages 24 à 36 ». Il n’y a pas d’autre indication quant à ce sur quoi repose la conclusion de la SPR. J’ai lu la référence en question et je n’y vois rien qui étaye la conclusion de la SPR. La SPR est tenue de formuler de façon claire et intelligible ses conclusions en matière de crédibilité. Voir Vila c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2005 CF 415, par. 5, Sandhu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] ACF no 500, par. 2, et Wilanowski c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 371. Ce point n’est pas clair. J’estime donc que la conclusion de la SPR au sujet de l’absence de crainte subjective découlant du retour du demandeur en Colombie n’est pas étayée par la preuve et est déraisonnable. Voir Hatami c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] ACF no 402, par. 23 à 25, Kazi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 178, par. 23, et Tameh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2003 CF 1468, par. 24.

 

[58]           Dans la note de bas de page 6, la SPR renvoie aux pages 24 à 36 de la pièce C‑2 – les documents présentés par le demandeur. Il s’agit de quatre documents, accompagnés de leur traduction, soit : une carte concernant un certain Carlos Kovacs, un ensemble de photographies de membres de l’UP, un article de journal au sujet de quatre personnes qui ont disparu en 1996 et un jugement du Premier tribunal de la famille de Meta.

 

[59]           Il est difficile de savoir exactement ce que la SPR veut dire lorsque, dans le passage cité ci‑dessus au paragraphe 53, elle dit : « à un moment le demandeur d’asile a décidé d’y retourner ». Le retour en question fait référence au fait que le demandeur a quitté l’Argentine pour se rendre en Colombie en 2000. Ce qui n’est pas clair, c’est si la SPR fait effectivement référence au moment où le demandeur est retourné en Colombie quand elle parle du « moment où le demandeur d’asile a décidé d’y retourner » ou à un autre moment où il se trouvait en Argentine et a décidé de rentrer en Colombie. Si c’est cette dernière hypothèse qui est la bonne, le dossier ne contient aucun élément permettant d’établir le moment auquel il a effectivement pris cette décision.

 

[60]           Le premier élément de preuve auquel fait référence la note de bas de page 6 est la carte concernant Carlos Kovacs qui se trouve à la page 24 de la pièce C‑2. Je ne vois pas comment cet élément peut étayer la conclusion de la SPR selon laquelle des gens étaient assassinés au moment où le demandeur a décidé de retourner en Colombie. Cette carte indique que M. Kovacs a été assassiné en 1988, soit avant que le demandeur ait quitté pour la première fois l’Argentine pour se rendre en Colombie (en 1992). Il ne peut avoir pris la décision de retourner en Colombie en 1988, puisqu’il n’était pas encore parti. De plus, un assassinat commis en 1988 ne saurait démontrer que des personnes étaient encore tuées ou disparaissaient en 2000.

 

[61]           Le deuxième élément de preuve auquel renvoie la note de bas de page 6 est une série de photographies de [traduction] « victimes d’un génocide politique contre l’Unión Patriótica », qui commence à la page 26 de la pièce C‑2. Il y a cinq pages de photographies accompagnées de noms, mais le document n’indique pas en quoi ces personnes sont des victimes. L’emploi du mot « génocide » laisse clairement entendre qu’elles ont été tuées, mais il n’y a aucune date associée aux noms et aux photographies; il est impossible de savoir à quel moment les personnes dont les noms figurent sur cette liste sont mortes. Des références ou des renvois à des articles, à la fin de la liste, laissent croire que celle‑ci n’a pas été établie avant 2006, mais on est loin de pouvoir dire que ces personnes étaient mortes au moment où le demandeur est retourné en Colombie. Je ne pense pas que cette liste puisse étayer la conclusion de la SPR.

 

[62]           Le troisième élément de preuve semble être un article de journal daté du 11 septembre 1998, intitulé « Toujours disparues » à la page 32 de la pièce C‑2. Il y est question de quatre personnes dont on n’a plus entendu parler après le 26 décembre 1996. Cet élément ne saurait non plus étayer la conclusion de la SPR, puisque ces disparitions seraient survenues environ trois ans avant que le demandeur retourne en Colombie. Il est possible que la SPR ait pensé que le demandeur avait décidé de retourner en Colombie avant 2000, ce qui pourrait renforcer la pertinence de cet article, mais elle n’est pas expressément arrivée à cette conclusion. En outre, l’article ne fait aucunement allusion à l’UP, de sorte que le lien avec [traduction] « des personnes du parti UP » est au mieux ténu. Une des personnes mentionnées dans l’article, Nelson R. Mira, porte un nom semblable à celui d’une personne dont parle le demandeur dans son exposé circonstancié du FRP. Cela dit, dans le FRP, cette personne est qualifiée de « collègue », de sorte qu’on ne sait pas si elle faisait partie des membres de l’UP dont les assassinats et disparitions témoignent du fait que, d’après la SPR, le demandeur n’avait pas de crainte subjective de persécution.

 

[63]           Le quatrième élément de preuve, à la page 36 de la pièce C‑2, est un jugement du Premier tribunal de la famille de Villavicencio, Meta, en Colombie, portant que Jorge Enrique Hurtado Riveros est présumé décédé pour cause de disparition. Le jugement, prononcé le 6 février 2006 ou le 21 juin 2006, (il est difficile de savoir laquelle de ces deux dates est la date officielle du jugement) précise que la date du décès présumé de M. Riveros était le 12 août 1996. Je ne vois pas comment cet élément peut étayer la conclusion selon laquelle des personnes étaient assassinées et disparaissaient en 2000, surtout que le demandeur affirme dans son FRP que M. Riveros a disparu le 13 août 1994. Que la date exacte soit 1996 ou 1994, ce document ne peut pas avoir l’effet que lui attribue la SPR. En outre, ce document ne fait aucune allusion à l’UP et, tout comme Nelson R. Mira dont il est question dans l’article de journal, M. Riveros est qualifié de « collègue » dans le FRP du demandeur.

 

[64]           La SPR a également conclu que le demandeur n’avait pas de crainte subjective de persécution parce qu’il est retourné dans un pays où les gens étaient tués et disparaissaient à l’époque à laquelle il y est retourné (ou à laquelle il envisageait d’y retourner). La preuve à laquelle fait référence la SPR n’étaye pas, à mon avis, la conclusion selon laquelle des gens étaient tués ou disparaissaient à cette époque.

 

            Les incompatibilités au sujet de l’attaque subie en janvier 2001

 

[65]           Une des conclusions clés de la SPR se trouve aux paragraphes 17 à 19 de la décision :

Dans l’exposé circonstancié de son FRP et son témoignage, le demandeur d’asile a indiqué être redevenu membre du syndicat FESTRAN lorsqu’il est revenu en Colombie. L’exposé circonstancié de son FRP indique que, peu après son retour, au mois de janvier 2001, il a été agressé et torturé. Pour répondre aux questions de la conseil, il a indiqué que, au mois de janvier 2001, il a été enlevé et torturé par les FARC. Cependant, dans l’exposé circonstancié de son FRP et en réponse aux questions du tribunal, il a indiqué qu’il ne savait pas qui l’avait enlevé et torturé au mois de janvier 2001.

 

Lorsqu’il a été demandé au demandeur d’asile d’expliquer ces incompatibilités, il a admis que les personnes qui l’avaient enlevé portaient des vêtements civils et qu’elles ne s’étaient pas identifiées. Les éléments de preuve documentaire de diverses sources, y compris le rapport médical, ne mentionnent pas qui avait enlevé et torturé le demandeur d’asile au mois de janvier 2001.

 

Selon les éléments de preuve présentés, le tribunal n’est pas convaincu que le demandeur d’asile a été enlevé et torturé par les FARC ou les milices paramilitaires au mois de janvier 2001. Il est d’avis que ce dernier a lié l’incident du mois de janvier 2001 aux FARC pour appuyer sa demande d’asile. Par conséquent, le tribunal estime que ce n’était pas les FARC ni les milices paramilitaires qui l’avaient enlevé et torturé au mois de janvier 2001.

 

 

[66]           Un examen de la transcription et du FRP ne laisse voir aucune incompatibilité. Au paragraphe 9 de son FRP, le demandeur affirme :

[traduction] Je ne savais pas de quel groupe il s’agissait, soit les paramilitaires, soit les FARC. Ils m’ont mis un sac sur la tête et ont commencé à me torturer; mes mains étaient liées et ils m’ont emmené quelque part.

 

 

[67]           Lorsque la conseil lui a demandé à l’audience quels étaient les groupes qu’il craignait en Colombie, il a répondu « la guérilla et les paramilitaires ». Lorsqu’on lui a demandé quel était le groupe de guérilla qu’il craignait, il a mentionné « les FARC », et ce, parce qu’il [traduction] « s’agit du groupe de guérilla le plus important, les autres ayant été démantelés ».

 

[68]           Lorsque la conseil lui a demandé comment il savait que c’étaient les FARC qui l’avaient torturé, il a répondu clairement qu’il n’avait pas voulu dire qu’il savait que c’étaient les FARC qui l’avaient torturé parce qu’il a déclaré : [traduction] « Qui d’autres que les membres de la guérilla et les paramilitaires portent des armes lourdes, vous savez, aussi puissantes? »

 

[69]           Lorsque la conseil lui a encore posé la question : « Mais qu’est‑ce qui vous a fait conclure qu’ils étaient membres des FARC? » Il a répondu encore une fois :

[traduction]
Parce que ces deux organisations étaient celles qui avaient tué des centaines – ou des milliers de membres de mon parti.

 

 

[70]           Une lecture de la transcription révèle que le demandeur :

a.                   a mentionné dans l’exposé circonstancié de son FRP qu’il ne savait pas qui l’avait enlevé et torturé en janvier 2001. Il a dit que c’étaient soit les paramilitaires soit les FARC et, à l’audience, il a expliqué pourquoi il le pensait;

b.                  n’a pas mentionné à sa conseil qu’il avait été enlevé par les FARC. Sa version est compatible avec le fait que c’étaient soit les FARC soit un groupe paramilitaire à cause des armes qu’ils possédaient.

 

[71]           La preuve n’étaye pas la conclusion de la SPR selon laquelle il y avait des incompatibilités entre le FRP du demandeur, les réponses fournies aux questions de la SPR et les réponses fournies à sa conseil. Le demandeur a toujours dit qu’il avait été enlevé et torturé soit par les FARC soit par les paramilitaires.

 

[72]           En outre, la SPR tente de justifier sa conclusion par le fait que les « éléments de preuve documentaire de diverses sources, y compris le rapport médical, ne mentionnent pas qui avait enlevé et torturé le demandeur d’asile ».

 

[73]           Il n’est guère surprenant que le rapport médical ne contienne pas ces renseignements, étant donné qu’on y indique qu’au départ le demandeur n’avait aucun souvenir de ce qui lui était arrivé. Il ne comprenait pas les questions qui lui étaient posées à l’hôpital : [traduction] « le patient est confus, il ne répond pas aux questions ». Le rapport médical ne peut donc étayer la conclusion que le demandeur ne savait pas qui l’avait torturé, laquelle conclusion semble constituer une évaluation négative de la crédibilité faite à partir de ce que la preuve ne démontre pas, ce qui est déraisonnable. Voir Mahmud c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] ACF no 729, par. 11. En outre, la « preuve documentaire » mentionnée par la SPR comprend des documents émanant du Comité permanent de défense des droits de la personne, de l’Archidiocèse de Villaviceusio et du FESTRAM, dans lesquels il est mentionné que le demandeur a fait l’objet de menaces à sa vie de la part de groupes terroristes et de paramilitaires, ce qui appuie en fait la version du demandeur quant aux personnes qui l’ont attaqué et l’ont torturé; il est déraisonnable que la SPR ne les ait pas mentionnés ou examinés.

 

[74]           Plusieurs autres conclusions de la SPR ne résistent pas à l’examen. Je pense toutefois que je dois dire maintenant que je pense que le demandeur a démontré que la décision contenait une erreur susceptible de contrôle. La SPR avait des raisons de se poser des questions, étant donné que le demandeur a tardé à quitter la Colombie, mais l’accumulation des erreurs que j’ai mentionnées ci‑dessus rend la décision déraisonnable.

 

[75]           La conseil a convenu qu’il n’y a pas de question à certifier, ce à quoi la Cour souscrit.  


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE :

 

1.                                          La demande est accueillie. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour réexamen.

2.                                          Il n’y a aucune question à certifier.

 

 

« James Russell »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑1202‑11

 

INTITULÉ :                                                   MAURO WILLIAM SANCHEZ MOLANO

 

                                                                        ‑   et   ‑

 

                                                                        LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 7 septembre 2011

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LE JUGE RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 2 novembre 2011

 

 

COMPARUTIONS :

 

Alesha A. Green

 

DEMANDEUR

 

Khatidja Moloo

 

DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

The Law Office of Alesha A. Green

Avocate

Toronto (Ontario)

 

DEMANDEUR

 

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

 

DÉFENDEUR

 

 

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