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Date : 20111103

Dossier : IMM‑1444‑11

Référence : 2011 CF 1257

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 3 novembre 2011

En présence de monsieur le juge Harrington

 

ENTRE :

 

TERHEMBA THOMAS SHASE

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Depuis plus de cinq ans déjà, M. Shase tente d’acquérir un statut officiel au Canada. Il est venu du Nigeria et a demandé à être reconnu comme réfugié. Sa demande a été refusée. Il a ensuite présenté une demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR]. L’agent d’ERAR a conclu qu’il ne serait pas exposé à un risque sérieux s’il devait retourner au Nigeria. Il n’a pas présenté à la Cour une demande de contrôle judiciaire de cette décision. Au début de cette année, il était prêt au renvoi, puisqu’il n’y avait aucun impératif juridique ou administratif susceptible de lui permettre de demeurer au Canada. En fait, l’agente d’exécution de la loi avait l’obligation, aux termes de l’article 48 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés [LIPR], de le renvoyer du Canada « dès que les circonstances le permettent ».

 

[2]               Par l’entremise d’un conseil, M. Shase a demandé un sursis administratif de sa mesure de renvoi jusqu’au dénouement de sa demande de statut de résident permanent fondée sur des considérations d’ordre humanitaire [CH], compte tenu de son union de fait depuis quatre ans avec la mère canadienne de ses deux enfants. Cette demande a été rejetée.

 

[3]               M. Shase a présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de cette décision et, dans l’intervalle, a demandé que lui soit accordé un sursis à sa mesure de renvoi. Le juge Lemieux a accordé un sursis; ses motifs convaincants sont exposés dans la décision 2011 CF 418. L’autorisation a par la suite été accordée. La décision rendue par l’agente d’exécution de la loi fait l’objet du présent contrôle judiciaire. Il s’agit encore une fois d’une affaire où il est question du pouvoir discrétionnaire limité exercé par l’agent d’exécution de la loi aux termes de l’article 48 de la LIPR. Le pouvoir de l’agent s’étend certes aux détails liés aux préparatifs de voyage, mais d’autres facteurs peuvent aussi être pris en compte.

 

[4]               Dans la décision Simoes c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 7 Imm LR (3d) 141, [2000] ACF no 936 (QL), le juge Nadon (maintenant juge de la Cour d’appel fédérale) a déclaré qu’un agent chargé du renvoi peut tenir compte, entre autres, des « demandes fondées sur des raisons d’ordre humanitaire qui ont été présentées en temps opportun et qui n’ont pas encore été réglées à cause de l’arriéré auquel le système fait face ». C’est l’un des facteurs qui a influencé le juge Lemieux, puisqu’il estimait que la demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire avait été présentée en temps opportun.

 

[5]               L’arrêt clé, Baron c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CAF 81, [2009] ACF no 314 (QL), a été rendu par la Cour d’appel fédérale. En plus de faire renvoi à sa décision antérieure, Simoes, précitée, le juge Nadon a souscrit entièrement à la décision Wang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 148, [2001] 3 CF 682, dans laquelle le juge Pelletier (maintenant juge de la Cour d’appel fédérale) a expliqué plusieurs points. Concernant les demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire, le juge Nadon a paraphrasé le juge Pelletier au paragraphe 51 de l’arrêt Baron :

Pour ce qui est des demandes CH, à moins qu’il n’existe des considérations spéciales, ces demandes ne justifient un report que si elles sont fondées sur une menace à la sécurité personnelle.

[Non souligné dans l’original.]

 

[6]               Plus récemment, au paragraphe 43 de l’arrêt Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) c Shpati, 2011 CAF 286, le juge Evans, s’exprimant au nom de la Cour, a fait renvoi au paragraphe 51 de l’arrêt Baron, précité, et il a répété ce qui suit :

Pour ce qui est des demandes CH, à moins qu’il n’existe des considérations spéciales, ces demandes ne justifient un report que si elles sont fondées sur une menace à la sécurité personnelle.

 

[7]               Il a définitivement été établi que le renvoi de M. Shase au Nigeria ne représenterait pas une menace pour sa sécurité personnelle.

 

[8]               En ce qui concerne les motifs d’ordre humanitaire en l’espèce, ils ont trait à son union de fait et au mieux‑être de ses deux enfants.

 

LA DÉCISION DE L’AGENTE D’EXÉCUTION DE LA LOI

[9]               Le juge Lemieux ne disposait pas du dossier du tribunal lorsqu’il a accordé le sursis. Ce dossier a seulement été produit après que l’autorisation eut été accordée. Il indique que la demande de résidence permanente, avec parrainage du conjoint, n’a pas été faite en temps opportun, en ce sens qu’elle aurait pu être faite des années plus tôt. Il ne peut être reproché aux représentants de Citoyenneté et Immigration de ne pas avoir rendu une décision au sujet d’une demande qui, au mieux, venait tout juste d’être présentée.

 

[10]           Les notes rédigées par l’agente d’exécution de la loi, sur lesquelles repose sa décision, indiquent que : (1) M. Shase était prêt au renvoi, (2) la décision d’ERAR était négative, (3) à ce moment‑là, les enfants habitaient avec leur mère à Kuujjuaq, dans le Nord du Québec, (4) il n’y avait aucune preuve attestant un soutien financier, et (5) il détenait un certificat de sélection délivré par la province de Québec, mais il était valide jusqu’en 2014. En outre, il ne pouvait pas bénéficier d’un sursis administratif parce qu’il avait été convoqué à une entrevue préalable au renvoi avant de présenter sa demande de résidence permanente.

 

[11]           Le dossier dont disposait l’agente d’exécution de la loi, et celui dont je dispose, comporte quelque 265 pages. Bien qu’il existe une présomption selon laquelle l’agente d’exécution de la loi a lu tout le matériel dont elle était saisie, cette présomption peut être réfutée si le dossier contient des documents qui contredisent la décision. Ainsi que l’a déclaré le juge Evans (maintenant juge de la Cour d’appel fédérale) au paragraphe 17 de la décision Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 157 FTR 35, [1998] ACF no 1425 (QL) :

Toutefois, plus la preuve qui n’a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l’organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l’organisme a tiré une conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » : Bains c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 63 F.T.R. 312 (C.F. 1re inst.). Autrement dit, l’obligation de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve en question au regard des faits contestés. Ainsi, une déclaration générale affirmant que l’organisme a examiné l’ensemble de la preuve ne suffit pas lorsque les éléments de preuve dont elle n’a pas discuté dans ses motifs semblent carrément contredire sa conclusion. Qui plus est, quand l’organisme fait référence de façon assez détaillée à des éléments de preuve appuyant sa conclusion, mais qu’elle passe sous silence des éléments de preuve qui tendent à prouver le contraire, il peut être plus facile d’inférer que l’organisme n’a pas examiné la preuve contradictoire pour en arriver à sa conclusion de fait.

 

[12]           Ainsi, plus la preuve qui n’a pas été mentionnée expressément et analysée dans les motifs de l’agente est importante, plus la Cour pourra être disposée à inférer de ce silence que l’agent a tiré une conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments de preuve » à sa disposition.

 

[13]           Le pouvoir discrétionnaire doit être exercé relativement à la documentation qui se trouve dans le dossier. Il est inconcevable que l’agente d’exécution de la loi ait pris en compte ce qui s’y trouvait réellement.

 

[14]           L’épouse de M. Shase est une Inuite du Nord du Québec. Leur séparation était temporaire, car il devait demeurer à Montréal conformément aux conditions de sa mise en liberté (conditions qui, semble‑t‑il, ont maintenant été levées). Le fait que son épouse soit retournée dans le Nord du Québec afin de travailler n’a pas annulé les autres éléments de preuve au dossier selon lesquels M. Shase était le principal soutien des enfants.

 

[15]           Selon le dossier, M. Shase s’est vu accorder la garde exclusive des deux enfants à un moment donné, mais les deux parents ont maintenant cette garde. Il ressort d’un rapport très révélateur, préparé par les Centres de la jeunesse et de la famille Batshaw, que l’épouse de M. Shase était suicidaire et instable. M. Shase lui‑même était déprimé parce qu’elle n’avait pas, à ce moment‑là, présenté de demande de parrainage. Il s’agit ici d’une question de sensibilisation aux réalités culturelles, parce qu’il est allégué qu’une femme inuite ne pouvait croire que les autorités expulseraient son époux hors du pays.

 

[16]           Il a été fait mention que l’épouse de M. Shase était très impulsive et qu’elle faisait des choix personnels sans tenir compte de sa famille ou des répercussions néfastes sur ses enfants. Elle a besoin de l’aide d’un professionnel et [traduction] « d’être guidée pour prendre des décisions responsables pour elle‑même et sa famille. »

 

[17]           Comme l’a souligné le juge Lemieux, il est vrai que M. Shase n’a pas bénéficié d’un sursis administratif, mais cela n’enlève rien au fait que la politique vise à prévenir certaines difficultés. J’ai ainsi déclaré au paragraphe 14 de la décision Collins c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 660, [2008] ACF no 835 (QL), dans le cadre d’une requête en sursis :

En ce qui concerne la catégorie des époux et des conjoints de fait au Canada, le gouvernement a pour principe de s’efforcer « d’éviter que les époux et les conjoints de fait qui vivent ensemble au Canada subissent le préjudice résultant de leur séparation ». Il atténue ainsi une partie des irritants que comporte nécessairement une séparation. Le fait que M. Ugochukwu soit visé par une subtilité de la loi ne signifie pas automatiquement que l’agent qui aurait été correctement mis au courant des faits n’aurait pas accordé la suspension réclamée.

 

[18]           La situation s’est améliorée, mais elle est pratiquement vouée à l’échec si M. Shase devait maintenant être renvoyé. Pour reprendre les termes de la décision Nguyen c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1629, [2004] ACF no 1967 (QL), qui portait sur le contrôle judiciaire d’une décision CH, le renvoi de M. Shase constituerait une perte non seulement pour lui mais aussi pour nous tous.

 

[19]           Je conclus que la décision n’est pas raisonnable. Comme dans Wang, Baron et Shpati, des « considérations spéciales » ont été complètement ignorées.

 


ORDONNANCE

 

POUR LES MOTIFS EXPOSÉS,

LA COUR ORDONNE :

1.                  la demande de contrôle judiciaire, qui vise la décision en date du 1er mars 2011 par laquelle une agente d’exécution a refusé de reporter la mesure de renvoi en attente du dénouement d’une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, présentée du Canada avec le soutien de l’époux, est accueillie;

2.                  l’affaire est renvoyée à un autre agent d’exécution de la loi pour qu’il rende une nouvelle décision;

3.                  il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.

 

 

 

« Sean Harrington »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑1444‑11

 

INTITULÉ :                                                   SHASE c MSPPC

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 25 octobre 2011

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                   LE JUGE HARRINGTON

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 3 novembre 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Stewart Istvanffy

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Me Lisa Maziade

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Stewart Istvanffy

Avocat

Montréal (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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