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Date : 20111107

Dossier : IMM‑2596‑11

Référence : 2011 CF 1269

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 7 novembre 2011

En présence de M. le juge Mandamin

 

 

ENTRE :

 

SHAFFIRA SHAH

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Shaffira Shah (la demanderesse) demande le contrôle judiciaire de la décision, en date du 3 mars 2011, par laquelle une agente d’examen des risques avant renvoi (l’agente) a refusé la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (CH) qu’elle avait présentée du Canada en vertu de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

 

[2]               La demanderesse est originaire de Trinité‑et‑Tobago. Elle est arrivée au Canada à l’âge de 18 ans, s’est mariée et est devenue résidente permanente. Après avoir été abandonnée par son conjoint en 1979, elle a dû élever seule leurs trois filles. Sa relation avec son conjoint avait été marquée par beaucoup de violence et, malgré leur séparation, la demanderesse a trempé dans un stratagème de fraude qu’il avait échafaudé. En 1994, elle a été reconnue coupable d’avoir fraudé l’aide sociale.

 

[3]               La demanderesse a perdu son statut de résidente permanente aux termes d’une décision rendue en 1999 par la Section d’appel de l’immigration (la SAI) par suite de sa déclaration de culpabilité au criminel. L’exécution de la mesure de renvoi prononcée contre elle a toutefois été suspendue en raison de sa situation personnelle. Elle a été par la suite reconnue coupable de nombreuses infractions de vol à l’étalage et, aux termes d’une audience tenue en 2006 par la SAI, sa demande de sursis à l’exécution de son renvoi a été refusée en raison de ses récidives. À la suite de la décision rendue en 2006 par la SAI, on a diagnostiqué des problèmes de santé mentale chez la demanderesse, qui a commencé à suivre une thérapie pour traiter son problème de vols à l’étalage à la société Elizabeth Fry. On lui a également versé des prestations d’invalidité parce qu’elle avait été jugée inapte au travail en raison de ses problèmes de santé mentale.

 

[4]               En 2006, la demanderesse a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (la demande CH). Elle a également demandé un permis de séjour temporaire dans l’espoir de devenir admissible à une réhabilitation pour ses infractions de vol à l’étalage. L’agente de réexamen a rejeté la demande CH et n’a pas examiné la demande de permis de séjour temporaire.

 

[5]               Pour les motifs qui suivent, je fais droit à la demande de contrôle judiciaire.

 

Contexte

 

[6]               La demanderesse est née à Trinité‑et‑Tobago le 11 mai 1955. Au cours de son enfance, elle a été battue et violentée par son père alcoolique. Elle s’est enfuie au Canada en 1973, à l’âge de 18 ans. Elle a rencontré Ahmed Shah, qu’elle a épousé en 1975. Ils ont eu trois enfants ensemble : Sandy, Charlene et Sabrina, nées respectivement en 1974, 1977 et 1979.

 

[7]               La demanderesse habite avec ses filles et s’occupe aussi de ses petits‑enfants, Aidan, âgé de onze ans, et Tristan, âgé de deux ans et demi. Elle n’a pas de famille à Trinité et elle n’est retournée dans son pays d’origine qu’une seule fois en 38 ans pour assister aux funérailles de son père. Sa mère, ses trois frères et deux de ses sœurs vivent aux États‑Unis, tandis qu’une autre de ses sœurs habite à Brampton, en Ontario.

 

[8]               La demanderesse a été parrainée par son mari et a obtenu la résidence permanente au Canada en 1978. Malheureusement, son mari était, comme son père, un alcoolique qui la battait violemment. Un jour, il lui a mis un couteau sous la gorge devant ses enfants. Il a quitté le domicile familial en 1979, mais il a gardé le contact avec la demanderesse. En 1994, il est retourné à Trinité. Elle n’a plus jamais entendu parler de lui. Elle n’a jamais reçu d’aide financière depuis son départ ni même depuis leur séparation.

 

[9]               Après s’être séparée de son mari en 1979, la demanderesse a commencé à recevoir des prestations d’aide sociale pour subvenir à ses besoins et à ceux de ses trois enfants. Après leur séparation, son mari a acheté deux immeubles dont il a inscrit le titre de propriété au nom de la demanderesse. Il percevait des loyers de ces immeubles, mais n’en remettait aucune partie à la demanderesse. Même si elle ne recevait pas d’argent, la demanderesse s’est rendue complice du stratagème et elle a été reconnue coupable, en 1994, de fraude du fait qu’elle recevait des prestations d’aide sociale alors qu’elle tirait un revenu des immeubles en question. Elle a été condamnée à une peine de 18 mois d’emprisonnement.

 

[10]           Comme elle avait été condamnée à une peine d’emprisonnement de plus de six mois, la demanderesse a fait l’objet d’une mesure d’expulsion en 1998. Saisie de l’appel de cette décision, la SAI a toutefois accepté la recommandation conjointe du ministre et de la demanderesse et a ordonné un sursis à l’exécution de la mesure d’expulsion.

 

[11]           La demanderesse a été reconnue coupable de vol et de possession de marchandises volées, infractions qui résultent de ses vols à l’étalage. En juillet 2003, malgré le fait qu’elle avait fait l’objet de trois déclarations de culpabilité au criminel depuis le sursis à l’exécution de sa mesure de renvoi en 1999, le sursis a été prorogé pour une autre période de trois ans. En mai 2006, la demanderesse avait été reconnue coupable de quatre autres infractions de vol et d’intrusion en violation des conditions du sursis.

 

[12]           Comme la demanderesse poursuivait ses activités criminelles et qu’elle n’avait pas respecté les conditions du sursis, la SAI a refusé de proroger le sursis en mai 2006. La SAI a conclu que la demanderesse était une voleuse à l’étalage récidiviste : elle ne s’était pas réadaptée au cours des six années pendant lesquelles elle avait eu l’occasion de le faire après le sursis à l’exécution de la mesure de renvoi dont elle faisait l’objet et n’avait pris aucune mesure constructive en ce sens.

 

[13]           À la suite de la décision rendue en 2006 par la SAI, on a diagnostiqué chez la demanderesse une dépression sévère et un trouble panique pour lequel elle a commencé à se faire traiter. Elle a également commencé à participer au programme de prévention du vol à l’étalage et de la fraude ainsi qu’au programme destiné aux victimes de violence offerts par la société Elizabeth Fry du Canada. En novembre 2008, le Tribunal de l’aide sociale de l’Ontario a également jugé que la demanderesse était atteinte de graves troubles mentaux, en l’occurrence d’une dépression majeure et d’un trouble anxieux, et a conclu qu’elle était inapte au travail en raison de ses problèmes de santé mentale. La demanderesse a commencé à toucher des prestations d’invalidité.

 

[14]           En février 2009, la demanderesse a déposé une demande de résidence permanente fondée sur des raisons d’ordre humanitaire. Le même mois, l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) lui a ordonné de se présenter en vue de son renvoi en mars 2009. À la suite de diverses procédures qui se sont échelonnées sur une période de près de deux ans, le défendeur a, le 9 novembre 2010, accordé un sursis ministériel à l’exécution de la mesure de renvoi jusqu’à ce qu’une décision soit rendue au sujet de la demande CH. D’autres observations ont été soumises au sujet de cette demande le 17 novembre 2010 et la demande a finalement été examinée le 2 mars 2011.

 

[15]           L’agente a rejeté la demande de la demanderesse. Cette décision a été communiquée à la demanderesse le 5 avril 2011. La demanderesse a présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire le 19 avril 2011, et la demande d’autorisation a été accueillie par la juge Gauthier le 3 août 2011.

 

Décision contestée

 

[16]           L’agente a commencé par énoncer le critère approprié dans le cas d’une demande CH : il incombe à la demanderesse de démontrer que, compte tenu de sa situation personnelle, le fait pour elle de devoir demander un visa de résident permanent de l’extérieur du Canada selon la procédure habituelle lui causerait des difficultés qui seraient :

 

i)          soit inhabituelles (en ce sens qu’il s’agirait de « difficultés non anticipées par la Loi ou son Règlement ») et injustifiées (en ce sens qu’elles seraient le résultat de circonstances indépendantes de la volonté de la demanderesse);

 

ii)         soit excessives (en ce sens que les difficultés en question auraient des répercussions excessives sur la demanderesse en raison de sa situation personnelle).

 

 

[17]           Selon l’agente, les motifs d’ordre humanitaire invoqués par la demanderesse reposaient sur les facteurs suivants : son degré d’établissement au Canada, les rapports et les liens personnels qu’elle entretenait à Trinité et au Canada et les risques que comporterait son retour à Trinité eu égard à son état de santé. L’agente a apprécié ces facteurs par rapport à l’interdiction de territoire pour criminalité.

 

Établissement au Canada

 

[18]           L’agente a relevé que la demanderesse avait été une femme au foyer de 1974 à 1997, qu’elle avait travaillé de 1997 à 2001 et qu’elle avait ensuite aidé à élever son petit‑fils jusqu’en septembre 2008 avant de commencer, en novembre 2008, à recevoir de l’aide financière en vertu du Programme ontarien de soutien aux personnes handicapées. Selon l’agente, aucun élément de preuve ne tendait à démontrer que la demanderesse s’était intégrée à la société ou avait cherché à améliorer ses compétences depuis son arrivée en 1973 et, malgré le fait que de nombreuses lettres avaient été écrites par des amis pour l’appuyer, aucune de ces lettres ne démontrait l’existence de liens suffisamment étroits pour conclure que la rupture de ces liens entraînerait des difficultés excessives.

 

Relations et liens personnels à Trinité et au Canada

 

[19]           Après avoir examiné les lettres soumises par les trois filles de la demanderesse et par sa sœur de Brampton, l’agente a conclu que, même si la demanderesse dépendait dans une large mesure de ses enfants, elle avait établi des liens solides tant avec ses enfants qu’avec ses petits‑enfants, de sorte qu’il serait dans l’intérêt supérieur de ses petits‑enfants d’assurer la présence physique de leur grand‑mère, mais que ces facteurs ne l’emportaient pas sur les nombreuses déclarations de culpabilité au criminel dont la demanderesse avait fait l’objet sur une très longue période de temps d’une trentaine d’années.

 

[20]           L’agente a conclu que si la demanderesse devait retourner vivre à Trinité, on pourrait raisonnablement présumer qu’elle pourrait compter sur l’appui financier et affectif et l’aide de sa famille au Canada et qu’elle serait en mesure d’utiliser les compétences et l’expérience professionnelles qu’elle avait acquises au Canada pour se trouver un emploi et un lieu où habiter.

 

[21]           L’agente a conclu qu’il existait des motifs raisonnables de croire que la demanderesse pourrait continuer à entretenir sa relation avec sa famille, même à distance, et que l’intérêt supérieur de ses petits‑fils n’était pas suffisant pour l’emporter sur les facteurs négatifs associés avec son interdiction de territoire pour criminalité. L’agente a par conséquent conclu que les éléments relevant de ce facteur d’appréciation ne créeraient pas de difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives.

 

Risques que comporterait un retour à Trinité et préoccupations d’ordre médical

 

[22]           L’agente a relevé les propos suivants de l’avocate de la demanderesse : [traduction] « Les difficultés auxquelles serait confrontée Mme Shah en raison surtout du très grand isolement dans lequel elle se retrouverait à Trinité, les répercussions que cette situation aurait sur sa santé mentale et qui pourraient même la conduire au suicide, ainsi que les risques auxquels elle serait exposée du fait de la criminalité locale et de la présence de son ex‑mari sont suffisamment graves pour justifier un sursis, par la Cour fédérale, à l’exécution de la mesure de renvoi jusqu’à ce qu’une décision soit rendue sur la demande CH ».

 

[23]           L’agente a signalé que l’ex‑mari de la demanderesse était décédé et qu’il ne présenterait plus de risque pour elle (il est mort après la présentation de la demande CH). L’agente a signalé qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour penser que la demanderesse serait personnellement ciblée par des criminels à son retour et que les risques généraux auxquels tous les habitants de ce pays sont exposés n’équivalaient pas à des difficultés que l’on pourrait qualifier d’inhabituelles et injustifiées ou excessives.

 

[24]           Sur la question de l’isolement, l’agente a estimé qu’on pouvait raisonnablement présumer qu’au moins une partie des connaissances et des membres de la famille que possédait la demanderesse dans la région dans laquelle elle avait grandi y habitaient encore. L’agente a reconnu que la demanderesse n’avait ni maison, ni famille immédiate ni emploi ou quoi que ce soit d’autre qui l’attendait à son retour, mais elle a estimé qu’on pouvait raisonnablement présumer que ses filles l’aideraient à se réinstaller, que la demanderesse ne retournait pas dans un lieu où la culture ou la langue rendrait impossible sa réintégration et qu’il n’existait par ailleurs pas suffisamment d’éléments de preuve pour conclure que la demanderesse ne serait pas en mesure de se trouver un lieu où habiter.

 

[25]           L’agente a pris acte du diagnostic d’anxiété et de dépression majeure dont la demanderesse faisait l’objet, des préoccupations exprimées par les membres de sa famille et par les médecins au sujet de son renvoi du Canada et du fait qu’elle ne recevrait plus les soins médicaux et la thérapie dont elle bénéficiait au Canada ainsi que des préoccupations exprimées quant à la possibilité pour elle d’obtenir le même type de soins à Trinité. L’agente a conclu toutefois qu’aucun élément de preuve objectif n’avait été soumis pour justifier la conclusion que les mêmes types de thérapie et de médicaments ne lui seraient pas offerts à Trinité ou ne lui seraient pas accessibles, d’autant plus que ses médecins actuels n’avaient pas d’expertise en ce qui concerne les services médicaux offerts à Trinité.

 

Interdiction de territoire pour criminalité

 

[26]           L’agente a commencé par relater les antécédents criminels de la demanderesse, y compris sa déclaration de culpabilité pour fraude, qui était à l’origine de la mesure d’expulsion prise contre elle, ainsi que les nombreuses déclarations de culpabilité subséquentes pour vol qui la rendaient interdite de territoire pour criminalité. L’agente a ensuite pris acte des remords exprimés par la demanderesse et des démarches qu’elle avait entreprises pour changer en suivant une thérapie et en consultant des médecins.

 

[27]           L’agente a signalé que la demanderesse avait récidivé même après avoir commencé à suivre une thérapie et que les accusations les plus récentes pour vol remontaient au 24 mai et au 1er octobre 2009. L’agente a conclu que, malgré le fait qu’elle pouvait compter sur un réseau d’appui familial, sur une thérapie et sur des médicaments, la demanderesse avait continué à voler. L’agente a conclu que la demanderesse n’avait pas soumis suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer qu’elle subirait des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives à un point tel que ces difficultés devaient l’emporter sur son interdiction de territoire pour criminalité.

 

Conclusion

 

[28]           L’agente a conclu que les observations soumises par la demanderesse ne démontraient pas que sa situation personnelle faisait en sorte que l’obligation qui lui était faite d’obtenir un visa de résident permanent de l’extérieur du Canada constituait une difficulté inhabituelle et injustifiée ou excessive et, par conséquent, l’agente a estimé qu’il n’existait pas de raisons d’ordre humanitaire suffisantes pour approuver la demande.

 

Dispositions législatives applicables

 

[29]           La Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, dispose :

11. (1) L’étranger doit, préalablement à son entrée au Canada, demander à l’agent les visas et autres documents requis par règlement. L’agent peut les délivrer sur preuve, à la suite d’un contrôle, que l’étranger n’est pas interdit de territoire et se conforme à la présente loi.

 

 

11. (1) A foreign national must, before entering Canada, apply to an officer for a visa or for any other document required by the regulations. The visa or document may be issued if, following an examination, the officer is satisfied that the foreign national is not inadmissible and meets the requirements of this Act.

 

[…]

 

24. (1) Devient résident temporaire l’étranger, dont l’agent estime qu’il est interdit de territoire ou ne se conforme pas à la présente loi, à qui il délivre, s’il estime que les circonstances le justifient, un permis de séjour temporaire — titre révocable en tout temps.

 

 

 

[…]

 

25. (1) Le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui est interdit de territoire ou qui ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

...

 

24. (1) A foreign national who, in the opinion of an officer, is inadmissible or does not meet the requirements of this Act becomes a temporary resident if an officer is of the opinion that it is justified in the  circumstances and issues a temporary resident permit, which may be cancelled at any time.

 

 

25. (1) The Minister must, on request of a foreign national in Canada who is inadmissible or who does not meet the requirements of this Act, and may, on request of a foreign national outside Canada, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.

 

 

[30]           La Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7 prévoit ce qui suit :

18.1(4) Les mesures prévues au paragraphe (3) sont prises si la Cour fédérale est convaincue que l’office fédéral, selon le cas :

 

[…]

 

d) a rendu une décision ou une ordonnance fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose;

18.1(4) The Federal Court may grant relief under subsection (3) if it is satisfied that the federal board, commission or other tribunal

 

 

(d) based its decision or order on an erroneous finding of fact that it made in a perverse or capricious manner or without regard for the material before it;

 

 

Questions en litige

 

[31]           À mon avis, les questions en litige en l’espèce sont les suivantes :

1.   L’agente a‑t‑elle fait défaut de fournir des motifs suffisants pour expliquer pourquoi les facteurs d’ordre humanitaire ne l’emportaient pas sur l’interdiction de territoire pour criminalité de la demanderesse?

 

2.   Compte tenu de la preuve soumise par la demanderesse, la décision de l’agente de rejeter la demande CH de la demanderesse était‑elle raisonnable?

 

3.   L’agente a‑t‑elle commis une erreur en appliquant les critères relatifs aux demandes d’ERAR prévus aux articles 96 et 97 de la LIPR à la demande CH de la demanderesse?

 

4.   L’agente a‑t‑elle commis une erreur en n’examinant pas la demande de séjour temporaire de la demanderesse?

 

Norme de contrôle

 

[32]           La Cour suprême du Canada a déclaré, dans Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, qu’il n’existe que deux normes de contrôle : la norme de la décision correcte, dans le cas des questions de droit, et celle de la décision raisonnable, dans le cas des questions mixtes de fait et de droit et des questions de fait. La Cour suprême a également précisé que, lorsque la norme de contrôle a déjà été arrêtée, il n’est pas nécessaire de reprendre l’analyse de la norme de contrôle.

 

[33]           La norme de contrôle appropriée dans le cas de la décision de l’agente de refuser une demande CH est celle de la décision raisonnable (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, 174 DLR (4th) 193, aux paragraphes 57 à 62).

 

[34]           Le caractère adéquat ou non des motifs est une question d’équité procédurale, contrôlable selon la norme de la décision correcte (Siddiqui c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 989, 74 Imm LR (3d) 181, au paragraphe 17 [Siddiqui]).

 

[35]           Le fait de ne pas appliquer la bonne analyse à une demande CH constitue une erreur de droit qui justifie un contrôle judiciaire (Sha’er c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 231, 60 Imm LR (3d) 189, au paragraphe 15 [Sha’er]).

 

[36]           Enfin, le défaut d’examiner une demande de permis de séjour temporaire présentée par un demandeur a été considéré dans des décisions antérieures comme une erreur de droit ou une erreur dans l’application régulière de la loi, deux types d’erreurs qui sont assujetties à la norme de contrôle judiciaire de la décision correcte (Dhandal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 865, 82 Imm LR (3d) 214, aux paragraphes 11 à 17 [Dhandal]; Lee c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1461, 60 Imm LR (3d) 62, au paragraphe 18 [Lee]).

 

Analyse

 

1. L’agente a‑t‑elle fait défaut de fournir des motifs suffisants pour expliquer pourquoi les facteurs d’ordre humanitaire ne l’emportaient pas sur l’interdiction de territoire pour criminalité de la demanderesse?

 

[37]           La demanderesse affirme que l’agente a tout simplement conclu que les facteurs d’ordre humanitaire ne l’emportaient pas sur les facteurs négatifs associés avec son interdiction de territoire pour criminalité sans fournir de motifs ou d’analyse à l’appui de sa conclusion. Elle soutient qu’elle se retrouve dans une situation où elle ignore les raisons pour lesquelles sa demande a été refusée, ce qui équivaut à une violation de son droit à l’équité procédurale.

 

[38]           Pour sa part, le défendeur fait valoir que les motifs indiquent que la conclusion tirée par l’agente s’explique par le caractère grave et continu de la criminalité de la demanderesse et que rien ne permet de croire que la demanderesse changera.

 

[39]           Après avoir examiné les décisions Siddiqui et Kandhai c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 656, 81 Imm LR (3d) 144 [Kandhai], citées par la demanderesse à l’appui de sa thèse, j’estime qu’elles portaient sur des faits différents de ceux de la présente espèce.

 

[40]           Dans Siddiqui, l’agent n’avait tenu compte que des facteurs d’ordre humanitaire positifs avant de conclure qu’ils ne créeraient pas de difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives. De même, dans Kandhai, l’agent avait cité les arguments formulés par les demandeurs au sujet des circonstances qui leur étaient favorables, pour ensuite se contenter de conclure que ces facteurs n’étaient pas suffisants pour justifier l’octroi d’une exemption, sans expliquer sa conclusion. En l’espèce, l’agente a examiné les facteurs qui militaient en faveur de l’octroi de l’exemption demandée et a exprimé ses réserves et expliqué pourquoi la plupart de ces facteurs n’étaient pas suffisants pour qu’elle conclue que les difficultés justifiaient l’octroi de l’exemption demandée.

 

[41]           Je dis « la plupart » parce qu’il y a un aspect du comportement criminel de la demanderesse que l’agente n’a pas examiné. La société Elizabeth Fry est un organisme qui offre de l’aide dans le cadre de son programme de prévention du vol à l’étalage et de la fraude et de son programme destiné aux victimes de violence. Il s’agit d’un organisme crédible qui jouit d’une bonne réputation, comme en fait foi la nature des services qu’il offre pour diminuer les comportements criminels et aider les victimes de traumatismes imputables à la violence.

 

[42]           La demanderesse a suivi une thérapie à la société Elizabeth Fry, qui a soumis trois lettres datées respectivement du 1er août 2007, du 4 décembre 2008 et du 7 décembre 2009. Ces lettres étaient utiles pour aider l’agente à se prononcer sur la santé mentale et le comportement criminel de la demanderesse.

 

[43]           Dans un texte très bref, les lettres expliquent que l’habitude de la demanderesse de commettre des vols à l’étalage s’explique probablement par ce qu’on appelle la « cleptomanie », qui se définit comme une maladie mentale faisant suite à des violences et des traumatismes physiques et psychologiques.

 

[44]           Suivant l’auteur, le vol à l’étalage doit être perçu comme une maladie qu’il convient de traiter au moyen d’une thérapie axée sur le traitement des traumatismes et qui propose des stratégies d’adaptation pour faire face aux comportements à l’origine des vols à l’étalage. L’auteur, qui est le thérapeute de la demanderesse, explique que la propension au vol à l’étalage tend à augmenter lors des périodes de stress et que la demanderesse commet moins de vols à l’étalage depuis qu’elle suit une thérapie. Il déclare que la demanderesse aura besoin d’une thérapie pour traiter ses traumatismes pendant encore plusieurs années.

 

[45]           Enfin, l’auteur s’est renseigné auprès du consulat de Trinité‑et‑Tobago au Canada ainsi qu’auprès du ministère des Services sociaux de Trinité. Aucun de ces organismes n’a été en mesure de lui fournir des renseignements sur la possibilité de suivre de telles thérapies à Trinité.

 

[46]           J’estime que cet aspect ne se rapporte pas vraiment à l’appréciation des facteurs d’ordre humanitaire dans le contexte de comportements criminels, étant donné que c’est à la demanderesse qu’il appartient de se comporter en citoyenne respectueuse des lois, mais il s’agit d’une considération nécessaire lorsqu’on aborde la question de la santé mentale de la demanderesse.

 

[47]           En ce qui concerne les rapports et les liens personnels que la demanderesse entretient à Trinité et au Canada, l’agente a effectivement conclu qu’il serait raisonnable de conclure que la demanderesse pourrait compter sur un soutien financier et affectif et sur l’aide de sa famille au Canada pour l’aider à se trouver un emploi à Trinité ainsi qu’un endroit où vivre. L’agente a également conclu qu’il existait des motifs raisonnables de croire que la demanderesse conserverait ses liens avec ses enfants et ses petits‑enfants, même à distance. De plus, pour apprécier les risques que comporterait un renvoi à Trinité et les préoccupations d’ordre médical associées, l’agente a examiné les questions précises soulevées par la demanderesse, en l’occurrence, le danger que constituerait la présence de son ex‑mari et de criminels locaux, son isolement possible et son état de santé.

 

[48]           L’agente a examiné chacun de ces éléments à tour de rôle et a expliqué pourquoi ils ne constituaient pas des difficultés suffisamment graves. Enfin, l’agente a apprécié les facteurs positifs qui militaient en faveur de la demanderesse à la lumière de ses antécédents criminels et de son incapacité à cesser son comportement malgré le fait qu’elle avait demandé de l’aide et suivait une thérapie.

 

[49]           Dans Siddiqui, la juge Mactavish a adressé la mise en garde suivante : [traduction] « la Cour doit éviter d’interpréter une décision comme celle‑ci de façon microscopique ou de citer un mot ou une phrase hors contexte dans le but de déceler une erreur de l’agent » (Siddiqui, précité, au paragraphe 12).

 

[50]           Je conclus que la décision de l’agente permet à la demanderesse de savoir pourquoi sa demande a été refusée.

 

2. Compte tenu de la preuve soumise par la demanderesse, la décision de l’agente de rejeter la demande CH de la demanderesse était‑elle raisonnable?

 

[51]           La demanderesse affirme que l’agente a ignoré les éléments de preuve médicaux indiquant que son renvoi du Canada augmenterait les probabilités que la demanderesse se suicide. La demanderesse fait allusion à trois rapports établis par son psychiatre ainsi qu’à une lettre de son médecin traitant qu’elle a joints à sa demande CH, qui faisaient tous état de ses problèmes de santé et des répercussions d’un renvoi.

 

[52]           Le défendeur soutient que la preuve médicale a été examinée de façon appropriée, que la question de savoir s’il existait un risque de suicide indépendamment des questions d’accès à des traitements médicaux à Trinité ne ressort pas du dossier et il reproche à la demanderesse de tenter de modifier l’idée‑force de ses observations à la lumière des motifs de l’agente.

 

[53]           Le défendeur affirme qu’à défaut de preuve démontrant que la demanderesse ne pouvait accéder à des traitements médicaux, l’agente avait le droit de conclure que rien ne prouvait l’existence de difficultés excessives. Le défendeur affirme en outre que la demanderesse n’a pas démontré l’existence de problèmes graves qui permettraient de douter du caractère raisonnable de la décision de l’agente, ajoutant que les éléments de preuve présentés sous forme de lettres rédigées par des membres de la famille n’obligeaient pas l’agente à faire droit à la demande.

 

[54]           Le psychiatre de la demanderesse a fortement recommandé de ne pas renvoyer la demanderesse [traduction] « étant donné que cette mesure aurait des répercussions très fâcheuses pour [elle] et n’entraînerait qu’une aggravation de son état et d’autres souffrances », ajoutant que [traduction] « le traitement que la demanderesse reçoit au Canada serait interrompu abruptement, de sorte qu’il y aurait un risque plus élevé que la patiente réagisse ou tente de se suicider » et que [traduction] « son retour à Trinité, où elle ne pourrait compter vraiment sur l’appui de sa famille contrairement à celui sur lequel elle peut compter au Canada depuis les nombreuses années où elle y habite, serait préjudiciable à son bien‑être mental et aggraverait ses symptômes en plus d’augmenter ses risques de comportements suicidaires ». Le médecin traitant de la demanderesse a également affirmé que [traduction] « si elle devait être contrainte de retourner à Trinité, ses problèmes psychiatriques empireraient en raison du stress et du traumatisme occasionnés par son expulsion ».

 

[55]           Il ressort des motifs de l’agente que la question du risque de suicide a été soulevée. L’agente a relevé l’argument de l’avocate de la demanderesse suivant lequel les difficultés évoquées, y compris [traduction] « les répercussions que cette situation aurait sur [la] santé mentale [de la demanderesse] et qui pourraient même la conduire au suicide », étaient suffisamment sérieuses pour justifier le sursis à l’exécution de la mesure de renvoi par la Cour fédérale jusqu’à ce qu’une décision soit rendue sur la demande CH. Lorsqu’elle a examiné cette question précise relative aux difficultés, l’agente a pris acte du diagnostic d’anxiété et de dépression majeure de la demanderesse et a mentionné les préoccupations exprimées par la demanderesse, sa famille et les médecins au sujet de son renvoi, compte tenu du fait que ce renvoi l’empêcherait de continuer à suivre la thérapie et à recevoir les soins médicaux dont elle avait bénéficié au Canada.

 

[56]           Dans son analyse très brève subséquente, l’agente a toutefois signalé qu’elle ne disposait d’aucun élément de preuve permettant de penser que la demanderesse ne pourrait bénéficier de la même thérapie et des mêmes médicaments à Trinité ou qu’elle n’y aurait pas accès. L’agente a conclu que les médecins de la demanderesse n’avaient pas d’expertise [traduction] « en ce qui concerne la nature, la qualité ou le type de services médicaux qui existent à Trinité ». L’agente n’a nulle part examiné la question du risque de suicide causé par le renvoi lui‑même ou la séparation physique de la demanderesse d’avec sa famille.

 

[57]           Dans P.M.D. c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 97, [2011] ACF no 114 [P.M.D.], qui portait sur une situation semblable, la Cour a conclu que l’agent ne pouvait se contenter d’examiner l’existence de soins de santé mentale dans le pays visé. L’agent devait également se demander si faire subir une telle épreuve au demandeur entraînerait des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives. Son omission d’aborder cette question rendait sa décision déraisonnable.

 

[58]           J’estime que, compte tenu du fait qu’elle disposait d’éléments de preuve lui permettant de penser que le renvoi lui‑même créait un risque de suicide, il ne suffisait pas à l’agente de se contenter de voir s’il existait des services médicaux dans le pays où la demanderesse devait être renvoyée. L’agente devait également se demander si faire subir une telle épreuve à la demanderesse en la renvoyant, avec les risques de suicide associés à un tel renvoi, l’exposerait à des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives. J’adopte le raisonnement suivi par la Cour dans P.M.D. et je conclus que le défaut de l’agente d’examiner cette question rend sa décision déraisonnable.

 

[59]           Lorsqu’elle a examiné de façon générale les problèmes de santé mentale de la demanderesse, l’agente a expliqué qu’on ne lui avait soumis aucun élément de preuve démontrant que le même type de thérapie ou de médicaments ne serait pas offert ou accessible à Trinité, ajoutant que les médecins actuels de la demanderesse n’étaient pas des experts aptes à se prononcer sur les services médicaux offerts à Trinité.

 

[60]           Contrairement à ce qu’elle prétend, l’agente avait en mains les lettres dans lesquelles la société Elizabeth Fry précisait qu’elle s’était renseignée et que ni le consulat de Trinité‑et‑Tobago ni le ministère des Services sociaux de Trinité n’avaient pu affirmer que les mêmes thérapies ne seraient pas disponibles pour la demanderesse à Trinité.

 

[61]           La demanderesse conteste également la conclusion de l’agente suivant laquelle elle serait en mesure d’utiliser ses compétences et l’expérience de travail qu’elle avait acquises au Canada pour obtenir du travail à Trinité. La demanderesse fait valoir qu’à la lumière de la conclusion du Tribunal ontarien de l’aide sociale suivant laquelle elle était une personne atteinte de troubles mentaux importants et d’une incapacité, la conclusion de l’agente était déraisonnable.

 

[62]           Je suis d’accord pour dire qu’il était déraisonnable de la part de l’agente de déclarer que la demanderesse [traduction] « serait en mesure d’utiliser les compétences et l’expérience professionnelles qu’elle avait acquises au Canada pour se trouver un emploi et un endroit où vivre à Trinité ». Pour ce qui est des compétences et de l’expérience de travail, l’agente songeait vraisemblablement à l’année où la demanderesse avait travaillé pour Sunshine Carpet et aux quatre années où elle avait travaillé comme peintre pour un fabricant et distributeur de produits de sécurité industriels. L’agente a fait fi d’éléments de preuve démontrant clairement que l’invalidité dont souffrait la demanderesse limitait grandement son aptitude à travailler, notamment des conclusions suivantes tirées par le Tribunal ontarien de l’aide sociale :

 

[traduction] La capacité de [la demanderesse] de fonctionner dans un milieu de travail est considérablement restreinte par les graves déficiences dont elle est atteinte : elle a peur de marcher à l’extérieur par crainte de tomber; elle se sent constamment fatiguée et impuissante. Elle a essayé de travailler, mais son employeur l’a laissée partir parce qu’on lui avait dit qu’elle travaillait trop lentement. Elle n’a aucune connaissance en informatique et elle n’a pas réussi à apprendre comment utiliser un ordinateur en raison de ses déficiences cognitives. Elle a du mal à lire et elle ne peut rester assise plus d’une demi‑heure avant de ressentir le besoin de bouger. Elle est sujette à de fréquentes crises de larmes.

 

Le Tribunal ontarien de l’aide sociale a conclu que la demanderesse était une personne qui était atteinte de déficiences suffisamment graves pour la rendre inapte au travail et lui a accordé des prestations d’invalidité.

 

[63]           Le médecin traitant de la demanderesse a également fait la remarque suivante : [traduction] « en raison de son état de santé, je ne crois pas qu’elle serait en mesure de se trouver du travail à Trinité ». Pourtant, l’agente a pour une raison ou pour une autre complètement ignoré ces éléments de preuve.

 

[64]           Enfin, la demanderesse conteste la conclusion qu’on [traduction] « pouvait raisonnablement présumer qu’au moins une partie des connaissances et des membres de la famille que [la demanderesse] possédait dans la région dans laquelle elle avait grandi habitaient encore à Trinité ». La demanderesse mentionne deux lettres écrites par ses filles qui avaient été soumises en preuve à l’agente et qui indiquaient clairement que la demanderesse n’avait plus de famille ou d’amis à Trinité.

 

[65]           Il n’y a aucun élément de preuve qui appuie la conclusion tirée par l’agente au sujet de l’éventuel isolement de la demanderesse à Trinité. Il faut se rappeler qu’elle a quitté Trinité à l’âge de 18 ans, il y a quelque trente‑huit ans. Dans quel quartier ou dans quelle région la demanderesse a‑t‑elle grandi? Ce quartier existe‑t‑il encore? Est‑ce que les mêmes membres de sa famille ou amis y vivent encore? Dans l’affirmative, seraient‑ils en mesure de l’aider ou prêts à le faire? On ne dispose tout simplement d’aucun élément de preuve à ce sujet. Pour arriver à cette conclusion douteuse, l’agente a fait fi du témoignage sans équivoque donné par les deux filles de la demanderesse suivant lequel cette dernière n’avait ni famille ni amis à Trinité.

 

[66]           Vu ce qui précède, j’estime que la conclusion tirée par l’agente au sujet de la possibilité de suivre une thérapie à Trinité et des risques d’isolement était déraisonnable.

 

3. L’agente a‑t‑elle commis une erreur en appliquant les critères relatifs aux demandes d’ERAR prévus aux articles 96 et 97 de la LIPR à la demande CH de la demanderesse?

 

[67]           La demanderesse affirme que l’agente a appliqué le mauvais critère légal, en l’occurrence celui qui est prévu aux articles 97 et 122 de la LIPR, ce qui constituerait une erreur justifiant l’intervention de notre Cour.

 

[68]           Le défendeur est d’avis que l’analyse de l’agente était appropriée et que, même si elle n’a pas repris le libellé exact employé en matière d’ERAR, l’agente qualifiait simplement la nature des difficultés auxquelles la demanderesse affirmait qu’elle serait exposée. Le défendeur affirme que l’agente a correctement examiné les éléments de preuve relatifs au risque de manière à déterminer si la demanderesse serait confrontée à des difficultés à Trinité et que l’agente s’est contentée de signaler que la demanderesse n’avait pas prétendu qu’elle serait en danger en raison de la présence de criminels déterminés et n’avait fait qu’exprimer ses craintes au sujet de la situation générale qui existait à Trinité‑et‑Tobago.

 

[69]           Les règles de droit relatives à cette question ont été énoncées par le juge Pinard dans Rebaï c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 24, 67 Imm LR (3d) 191, au paragraphe 7, [Rebaï] :

Lors d’un ERAR, la question qui se pose est celle de savoir si le demandeur serait personnellement exposé au risque d’être soumis à la torture ou à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités (Sahota c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 651, [2007] A.C.F. no 882 (1re inst.) (QL)). Dans une demande CH, la question principale est de savoir si l’obligation voulant que le demandeur présente sa demande de résidence permanente à partir de l’étranger lui causerait des difficultés inhabituelles, injustes ou indues (Sha’er c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2007), 60 Imm. L.R. (3d) 189, [2007] A.C.F. no 297 (1re inst.) (QL)). Le risque auquel est exposé le demandeur doit être évalué comme un facteur menant à la décision (Sahota, précité). Bien qu’il puisse adopter les conclusions de fait tirées dans l’ERAR, l’agent doit examiner ces facteurs à la lumière du critère de risque moins rigoureux applicable aux décisions relatives aux demandes CH, soit « la question de savoir si les facteurs de risques peuvent être assimilés à des difficultés inhabituelles, injustifiées et excessives » (Gallardo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 554, [2007] A.C.F. no 749 (1re inst.) (QL). 898, [2005] A.C.F. no 1112 (1re inst.) (QL)).

 

 

[70]           En l’espèce, il faut se demander si l’agente a appliqué la bonne analyse pour répondre aux préoccupations formulées par la demanderesse au sujet du taux de criminalité à Trinité, et plus précisément à Port of Spain. Sur ce point, l’agente a entrepris l’analyse suivante :

[traduction]

La demanderesse s’est dite préoccupée par le taux de criminalité à la hausse à Trinité. Elle n’a toutefois pas présenté d’éléments de preuve objectifs suffisants pour démontrer qu’elle serait personnellement ciblée par des criminels à son retour à Trinité. Je reconnais qu’il existe un problème de criminalité à Trinité; toutefois, à cet égard, j’estime que la situation et les difficultés que la demanderesse craint sont les mêmes que celles auxquelles d’autres personnes sont confrontées de façon générale dans ce pays.

 

[…]

 

La demanderesse ne vit pas à Trinité depuis 37 ans et elle n’a pas soumis suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer qu’elle serait personnellement menacée ou ciblée par des criminels à son retour là‑bas. Bien que le renvoi de la demanderesse à Trinité l’exposerait personnellement à certaines difficultés et bien que je reconnaisse que la situation n’est pas toujours favorable dans ce pays, je ne crois pas que les difficultés auxquelles elle serait exposée seraient inusitées et injustifiées ou excessives. J’estime que la demanderesse n’a pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour indiquer que son retour à Trinité l’exposerait à un risque qui constituerait des difficultés inusitées et injustifiées ou excessives. [Non souligné dans l’original.]

 

 

[71]           L’agente a clairement appliqué le bon critère pour parvenir à sa conclusion finale. Toutefois, l’analyse à laquelle l’agente s’est livrée pour arriver à cette conclusion pose problème, d’autant plus qu’elle était axée sur les risques personnels auxquels la demanderesse serait exposée. L’analyse commence en signalant d’entrée de jeu que la demanderesse n’avait pas soumis suffisamment d’éléments de preuve objectifs pour démontrer qu’elle serait personnellement ciblée. L’agente a ensuite reconnu qu’il existait un problème de criminalité à Trinité, tout en estimant que les difficultés auxquelles la demanderesse serait exposée étaient les mêmes que celles auxquelles doit faire face toute personne vivant dans ce pays. Après avoir cité un rapport sur la situation à Trinité, l’agente a de nouveau affirmé que la demanderesse n’avait pas soumis suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer qu’elle serait personnellement menacée ou ciblée. Il s’agit de la seule analyse à laquelle l’agente s’est livrée avant de tirer sa conclusion finale.

 

[72]           L’agente a écarté tous les éléments de preuve relatifs à la situation à Trinité ainsi que les faits pertinents indicatifs des difficultés en appliquant incorrectement une norme qui obligeait la demanderesse à démontrer qu’elle serait personnellement ciblée ou menacée. Notre Cour a jugé qu’une telle approche était incorrecte et susceptible de contrôle (Sahota c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 651, [2007] ACF 882 [Sahota], Sha’er, précité).

 

[73]           Je conclus que l’agente a appliqué une norme plus exigeante que celle qu’il convient d’appliquer dans le cas des décisions CH, en obligeant de façon incorrecte la demanderesse à établir qu’elle serait exposée à un risque personnel plus grave que celui auquel sont exposées les autres personnes à Trinité. Le critère du risque causant des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives ne se limite pas aux risques personnels auxquels la vie ou la sécurité de l’intéressé seraient exposées et l’agente a, en l’espèce, omis d’examiner comme elle le devait si le problème général de la criminalité constituait effectivement, dans les circonstances de l’espèce, des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives. Ce faisant, elle a commis une erreur susceptible de contrôle (Aboudaia c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1169, au paragraphe 17, Rebaï, précité; Sahota, précité; Sha’er, précité).

 

4. L’agente a‑t‑elle commis une erreur en n’examinant pas la demande de séjour temporaire de la demanderesse?

 

[74]           La demanderesse affirme qu’un permis de temporaire peut être demandé en cas de refus de la demande CH lorsque l’agent estime que le demandeur devrait être autorisé à demeurer au Canada de façon temporaire, par exemple pour demander une réhabilitation lorsqu’il a fait l’objet d’une déclaration de culpabilité au criminel, ainsi qu’il est précisé dans le Guide no 5 relatif au traitement des demandes au Canada, à l’article 5.22. La demanderesse signale qu’elle a demandé un permis de séjour temporaire et qu’elle aurait été admissible à une réhabilitation dans un délai maximal de trois ans après l’obtention de son permis de séjour temporaire.

 

[75]           Le défendeur affirme que rien ne justifiait de délivrer un permis de séjour temporaire à la demanderesse, étant donné que celle‑ci n’avait pas franchi la première étape, soit l’approbation de sa demande CH.

 

[76]           Toutefois, le Guide no 5 relatif au traitement des demandes au Canada prévoit que, dans certains cas, il peut être approprié de délivrer un permis de séjour temporaire même si la demande CH a été rejetée, par exemple lorsque « l’agent ne croit pas que les considérations d’ordre humanitaire justifient l’octroi d’une dispense, mais estime que le demandeur devrait être autorisé à demeurer temporairement au Canada, peut‑être pour lui permettre de demander une réhabilitation à l’égard d’une déclaration de culpabilité ».

 

[77]           Notre Cour a jugé que, lorsqu’un demandeur présente une demande de permis de séjour temporaire, celle‑ci doit être examinée et que le défaut de l’examiner constitue une erreur susceptible de contrôle. Dans Japson c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 520 [Japson], la Cour s’est penchée sur le défaut d’un agent de rendre une décision au sujet d’une demande de permis de résidente temporaire à la suite du rejet d’une demande CH. Même s’il n’existe aucun motif justifiant de délivrer un permis de séjour temporaire, l’agent doit indiquer qu’il a examiné la demande (Japson, au paragraphe 25; Lee, précité, aux paragraphes 16 et 18; Dhandal, précité, au paragraphe 17).

 

[78]           La demanderesse a demandé un permis de séjour temporaire dans sa première demande CH, dans la lettre qu’elle a adressée le 23 décembre 2009 à CIC et dans les observations complémentaires fondées sur les raisons d’ordre humanitaire qu’elle a formulées le 17 novembre 2010. Or, l’agente n’a pas examiné cette demande.

 

[79]           Le défaut de l’agente d’examiner la demande de permis de séjour temporaire constitue une erreur susceptible de contrôle.

 

Conclusion

[80]           Pour les motifs qui précèdent, l’affaire doit être renvoyée à un autre agent d’immigration pour qu’il la réexamine et qu’il tienne compte de la demande de permis de séjour temporaire en plus de la demande CH.

 

[81]           La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

 

[82]           Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

 

 


JUGEMENT

 

LA COUR rend le jugement suivant :

 

1.                  La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

 

2.                  L’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour qu’il la réexamine et qu’il tienne compte de la demande de permis de séjour temporaire en plus de la demande CH.

 

3.                  Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

 

 

« Leonard S. Mandamin »

Juge

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑2596‑11

 

 

INTITULÉ :                                                   SHAFFIRA SHAH c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Toronto (Ontario)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 1er novembre 2011

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LE JUGE MANDAMIN

 

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 7 novembre 2011

 

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Katherine Ramsay

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Lorne McClenaghan

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Katherine Ramsay

Avocate

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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