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Cour fédérale

 

Federal Court

 

Date : 20111123


Dossier : T-378-11

Référence : 2011 CF 1347

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 23 novembre 2011

En présence de madame la juge Snider

 

 

ENTRE :

 

ANTHONY SINANAN

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le demandeur, M. Anthony Sinanan, est devenu un résident permanent du Canada en 1998. Il a travaillé à l’étranger pendant de longues périodes depuis l’époque de son établissement. Il a présenté sa demande de citoyenneté le 17 avril 2009. Dans sa demande, il a divulgué qu’au cours de la période de quatre ans qui avait précédé sa demande, il avait été physiquement absent du Canada pendant 876 jours. Autrement dit, il avait été présent au Canada pendant seulement 584 jours, soit 511 jours de moins que les 1 095 jours de résidence requis.

 

[2]                Dans sa demande de citoyenneté ainsi qu’au cours de deux entrevues, le demandeur a communiqué de nombreux renseignements et documents relatifs à son « établissement » au Canada. Aux termes d’une décision datée du 24 décembre 2010, une juge de la citoyenneté a conclu que le demandeur n’avait pas satisfait à l’exigence en matière de résidence prévue à l’alinéa 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C-29 (la Loi sur la citoyenneté ou la Loi). Dans sa décision, la juge de la citoyenneté a affirmé qu’elle s’était appuyée sur le critère d’analyse du juge Muldoon dans la décision Re Pourghasemi (1993), 62 FTR 122, 39 ACWS (3d) 251 (1re inst.) (Re Pourghasemi), dans laquelle le juge Muldoon avait statué qu’au titre de l’alinéa 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté, un citoyen éventuel devait établir une présence physique au Canada pendant 1 095 jours en tout au cours des quatre ans qui précédaient une demande de citoyenneté.

 

[3]               Le demandeur interjette appel de cette décision en vertu du paragraphe 14(5) de la Loi sur la citoyenneté. Les appels interjetés en vertu de cette disposition sont instruits au moyen d’une demande fondée sur le dossier dont disposait le juge de la citoyenneté, et ils sont régis par les dispositions des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles) qui visent les demandes : alinéa 300c) des Règles.

 

[4]               Le demandeur soutient que la juge de la citoyenneté a commis une erreur en appliquant [TRADUCTION] « aveuglément » le critère quantitatif énoncé dans la décision Re Pourghasemi, sans se demander s’il pourrait y avoir d’autres critères de résidence aux fins de l’acquisition de la citoyenneté qui seraient tout aussi valables et plus appropriés. Dans ses observations, le demandeur ne soutient pas que la juge de la citoyenneté était tenue de procéder à l’analyse qualitative exposée dans la décision Re Papadogiorgakis, [1978] 2 CF 208, 88 DLR (3d) 243 (1re inst.) (Re Papadogiorgakis), puis étoffée dans la décision Re Koo (1992), [1993] 1 CF 286, [1992] ACF no 1107 (1re inst.) (Re Koo). En fait, le demandeur admet qu’il existe deux critères, mais il soutient que la juge a commis une erreur en omettant de justifier sa décision de recourir au critère quantitatif, compte tenu des circonstances de l’espèce.

 

[5]               La citoyenneté est attribuée au demandeur qui satisfait aux critères énoncés à l’article 5 de la Loi sur la citoyenneté. Une certaine période de résidence est requise. Selon l’alinéa 5(1)c), la personne qui demande la citoyenneté doit démontrer qu’elle a, dans les quatre ans qui ont précédé la date de sa demande, résidé au Canada pendant au moins trois ans en tout. La Loi sur la citoyenneté ne comporte aucune définition des mots « résident » et « résidence ».

 

[6]               Au fil des ans, la Cour fédérale a donné son adhésion à trois modes d’interprétation des mots « résident » et « résidence » utilisés dans la loi. Pour simplifier les choses, on peut regrouper en deux catégories les trois courants jurisprudentiels : « l’approche quantitative » et « l’approche qualitative ». Le critère énoncé dans la décision Re Pourghasemi, précitée, appliqué par la juge de la citoyenneté en l’espèce, fonde l’approche quantitative et consiste à se demander si le demandeur a été physiquement présent au Canada pendant 1 095 jours au cours des quatre dernières années. Ce critère est celui de la « présence physique ». L’approche qualitative a été exposée dans la décision Re Papadogiorgakis, précitée, puis étoffée dans la décision Re Koo, précitée. Le critère dans la décision Re Koo, utilisé pour la première fois par la juge Reed, permet au juge de la citoyenneté d’analyser six facteurs en vue d’établir si le demandeur a « centralisé son mode d’existence » au Canada et satisfaisait ainsi à l’obligation de résidence, et ce, même s’il y a été présent moins des 1095 jours requis.

 

[7]               Dans la décision Lam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1999), 164 FTR 177, 87 ACWS (3d) 432 (1re inst.), le juge Lutfy a relevé les divergences sur ce point qui existaient dans la jurisprudence et a conclu que, si un juge de la citoyenneté adhérait à l’une ou l’autre des trois écoles jurisprudentielles contradictoires et appliquait correctement aux faits d’espèce les principes de l’approche privilégiée, sa décision ne devrait pas être annulée.

 

[8]               Au cours des 12 années écoulées depuis la décision Lam¸ les divergences au sein de la Cour n’ont pas été résolues. Au cours des deux dernières années, certains de mes collègues ont tenté de rallier la Cour à l’un ou l’autre des critères. Dans la décision Canada (Citoyenneté et Immigration) c Takla, 2009 CF 1120, 359 FTR 248, le juge Mainville a statué que l’approche qualitative devrait être le seul critère. Par contraste, dans la décision Martinez-Caro c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 640, 98 Imm LR (3d) 288 (Martinez-Caro), le juge Rennie a procédé à une analyse minutieuse de la question de l’interprétation législative appropriée de l’alinéa 5(1)c) de la Loi et a conclu que le critère de la présence physique était le seul critère correct.

 

[9]               À mon avis, la question a fait beaucoup de chemin dans le sens d’une résolution avec la décision Martinez-Caro, précitée, de mon collègue le juge Rennie. Sa décision diffère des autres décisions citées, parce que, pour la première fois, un juge de la Cour a procédé à une analyse rigoureuse de l’alinéa 5(1)c) en appliquant des principes modernes bien établis d’interprétation des lois. Le juge Rennie a conclu qu’une application des principes d’interprétation des lois amenait à retenir le critère de la présence physique, et non l’approche qualitative. Bien que je puisse ergoter sur son choix de la norme de contrôle de la décision correcte, son analyse et sa conclusion sont convaincantes. J’adopte ses motifs et sa conclusion quant à cette question.

 

[10]           Le demandeur soutient qu’une jurisprudence récente de la Cour étaye sa position selon laquelle la juge de la citoyenneté a commis une erreur en omettant d’expliquer pourquoi elle avait choisi le critère de la présence physique plutôt que le critère énoncé dans la décision Re Koo. En particulier, le demandeur cite la décision Cardin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 29, 95 Imm LR (3d) 57, au paragraphe 18 (Cardin), et la décision El Ocla c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 533, [2011] ACF no 667, au paragraphe 19 (El Ocla).

 

[11]           Selon moi, les décisions Cardin et El Ocla n’imposent pas d’obligation au juge de la citoyenneté de motiver son choix de critère. Suivant l’interprétation que je leur donne, ces décisions affirment qu’il sera déraisonnable d’appliquer le critère de la présence physique dans certaines circonstances. Quoi qu’il en soit, ces affaires se distinguent toutes deux de la présente espèce.

 

[12]           Dans la décision Cardin, la juge Mactavish a conclu que la demande de citoyenneté de M. Cardin avait été rejetée parce que le juge de la citoyenneté avait expressément conclu que ses absences du Canada signifiaient qu’il ne s’était pas suffisamment « canadianisé » (Cardin, précitée, au paragraphe 13). Après avoir examiné les éléments de preuve dont disposait le juge de la citoyenneté, la juge Mactavish a conclu que le raisonnement qui justifiait l’application du critère de la décision Re Pourghasemi ne s’appliquait pas en l’espèce; c’est-à-dire que les faits ne permettaient pas de conclure que M. Cardin n’était pas devenu « canadianisé ». Contrairement à ce que le demandeur a soutenu, la décision de la juge Mactavish n’était pas fondée sur une obligation incombant au juge de la citoyenneté de justifier son rejet du critère de la décision Re Koo. Dans la présente affaire, la juge de la citoyenneté n’a pas fondé sa décision sur une conclusion selon laquelle le demandeur n’était pas devenu « canadianisé ». Ainsi, l’affaire Cardin se distingue de la présente espèce.

 

[13]           La décision El Ocla, précitée, repose en grande partie sur les faits de cette espèce. Dans cette affaire, il ne manquait que 99 jours à M. El Ocla pour satisfaire à l’exigence de 1 095 jours. En outre, M. El Ocla, professeur permanent d’une université canadienne, s’était établi de nombreuses manières importantes. Compte tenu de ces faits, le juge Barnes a conclu que le juge de la citoyenneté avait commis une erreur en appliquant le critère de la présence physique. Les faits de l’affaire dont je suis saisie sont beaucoup moins convaincants.

 

[14]           En outre, il convient de noter que la juge de la citoyenneté n’a fait abstraction d’aucun des éléments de preuve relatifs à l’établissement de l’appelant au Canada. Les notes de la juge, contenues dans le dossier certifié du tribunal, sont détaillées, et elles traduisent avec justesse les faits qui lui avaient été présentés ainsi que son avis sur les éléments de preuve. Les notes font ressortir certaines réserves au sujet des éléments de preuve qui vont au-delà d’un simple calcul de jours. La juge s’est clairement interrogée sur la nature de l’établissement du demandeur au Canada, et elle a notamment formulé les observations suivantes :

 

·        [TRADUCTION] « depuis [le] début, a toujours travaillé à l’étranger, [à] Trinidad, [en] Syrie, [en] Algérie – n’a jamais établi [de] carrière professionnelle au Canada »;

 

·        [TRADUCTION] « a toujours passé ses vacances à Trinidad […] lien plus important avec Trinidad qu’avec le Canada ».

 

Ainsi, si la juge de la citoyenneté avait une quelconque obligation de motiver son choix de critère (et je ne crois pas qu’elle en avait une), ses notes révèlent pourquoi elle a seulement appliqué le critère de la présence physique.

 

[15]           Dans la mesure où le juge Barnes a conclu, dans la décision El Ocla, précitée, au paragraphe 19, qu’un juge de la citoyenneté commet une erreur lorsqu’il applique le critère de la présence physique, je ne suis tout simplement pas d’accord pour dire qu’il s’agit là d’une interprétation juste de la loi. Je préfère soit l’analyse et les conclusions du juge Rennie dans la décision Martinez-Caro, selon lesquelles le critère correct (et donc le seul critère) est celui de la présence physique, soit l’analyse et les conclusions du juge Lutfy dans la décision Lam, selon lesquelles l’un ou l’autre critère peuvent être appliqués.

 

[16]           L’application de la décision Martinez-Caro aux faits de la présente affaire mène directement à la conclusion que la juge de la citoyenneté a appliqué le critère correct aux faits qui lui avaient été présentés. La question de savoir si la juge aurait dû justifier son choix ne se pose pas, puisque le critère quantitatif est le seul critère correct. En l’espèce, la décision indique clairement que la juge de la citoyenneté adoptait l’interprétation selon laquelle l’alinéa 5(1)c) exige une présence physique. La seule question que la juge de la citoyenneté avait à trancher était donc de savoir si le demandeur avait été présent physiquement au Canada pendant 1 095 jours. Il ne manquait pas que quelques jours au demandeur; la preuve démontre qu’il a seulement été présent au Canada pendant 584 jours au cours de la période de quatre ans qui a précédé sa demande de citoyenneté.

 

[17]           En appliquant la décision Lam aux faits de la présente affaire, selon la norme de la décision raisonnable, je conclurais qu’il était acceptable que la juge de la citoyenneté ait recours au critère de la présence physique, et qu’elle l’a appliqué de manière raisonnable aux faits.

 

[18]           En somme, il n’y a aucune erreur susceptible de contrôle. Que ce soit selon la norme de la décision raisonnable ou selon celle de la décision correcte, la juge de la citoyenneté n’a pas commis d’erreur en appliquant le critère de la présence physique aux faits qui lui avaient été présentés. En outre, la juge de la citoyenneté n’était nullement tenue d’expliquer pourquoi elle appliquait le critère de la présence physique plutôt que le critère qualitatif de la décision Re Koo.

 

[19]           Pour ces motifs, l’appel sera rejeté.

 


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que l’appel de la décision de la juge de la citoyenneté est rejeté.

 

 

« Judith A. Snider »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Christian Laroche, LL.B.

Juriste-traducteur et traducteur-conseil


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-378-11

 

INTITULÉ :                                       ANTHONY SINANAN c. MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’MMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 22 novembre 2011

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LA JUGE SNIDER

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 22 novembre 2011

 

 

COMPARUTIONS :

 

Greg Willoughby

 

POUR LE DEMANDEUR

Khatidja Moloo-Alam

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Greg Willoughby

Avocat

London (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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