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Cour fédérale

 

Federal Court

 

Date : 20111201


Dossier : T-308-11

Référence : 2011 CF 1399

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 1er décembre 2011

En présence de monsieur le juge Lemieux

 

 

ENTRE :

 

SOCIÉTÉ CANADIENNE DES AUTEURS, COMPOSITEURS ET ÉDITEURS

DE MUSIQUE

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

IIC ENTERPRISES LTD.,

FAISANT AFFAIRE SOUS LE NOM

DE CHEETAH’S NIGHTCLUB

 

 

 

défenderesse

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I.          Introduction et contexte factuel

[1]               Au moyen d’une requête ex parte, la Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (la SOCAN) interjette appel, en vertu de l’article 51 de la Loi sur les Cours fédérales (L.R.C. 1985, ch. F‑7) (la Loi), de l’ordonnance du 21 septembre 2011 rendue par le protonotaire Lafrenière (le protonotaire) qui, sur requête ex parte pour jugement par défaut, a refusé d’accorder à la demanderesse des intérêts avant jugement à compter de la date à laquelle la cause d’action a pris naissance, soit le 1er février 2005, en conformité avec la Court Order Interest Act, RSBC 1996, c 79 (la loi de la C.‑B.). Le protonotaire a accordé à la SOCAN des intérêts avant jugement, mais seulement à compter de la date de délivrance de la déclaration, le 23 février 2011, jusqu’à la date du jugement, le 11 septembre 2011.

 

[2]               L’article 36 de la Loi établit les règles de droit qui s’appliquent en matière d’intérêts avant jugement. Il vise deux cas où des administrés (à l’exclusion de l’État, la question des intérêts avant jugement étant alors régie par la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif (L.R.C. 1985, ch. C‑50)) sont parties à une instance devant les Cours fédérales.

 

[3]               Il y a d’abord le cas où le fait générateur est survenu dans une seule province. Comme nous le verrons, c’est le cas en l’espèce, le fait générateur étant survenu seulement en Colombie‑Britannique. Le paragraphe 36(1) prévoit que, sauf disposition contraire de toute autre loi fédérale, et sous réserve du paragraphe (2), ce sont les règles de droit en matière d’intérêts avant jugement en vigueur dans la province qui s’appliquent alors.

 

[4]               Il y a ensuite le cas où le fait générateur n’est pas survenu dans une province, ou alors où les faits générateurs sont survenus dans plusieurs provinces. Dans ce cas, les paragraphes 36(2) à 36(7) indiquent aux Cours fédérales comment accorder des intérêts avant jugement.

 

[5]               Le protonotaire a donné deux raisons pour expliquer sa décision de ne pas accorder d’intérêts avant jugement à compter de la date à laquelle la cause d’action a pris naissance.

 

[6]               Premièrement, la SOCAN, en qualité de société de gestion visée par la Loi sur le droit d’auteur (L.R.C. 1985, ch. C‑42), pouvait recouvrer – et a effectivement choisi de recouvrer – des dommages‑intérêts préétablis conformément au paragraphe 38.1(4) de cette loi, dont le montant est de trois à dix fois le montant des redevances applicables qui sont payables, « au lieu de se prévaloir de tout autre recours en vue d’obtenir un redressement pécuniaire » prévu par la Loi sur le droit d’auteur.

 

[7]               Deuxièmement, a) la SOCAN n’avait pas établi qu’elle possédait un droit contractuel ou légal d’exiger des intérêts sur des droits de licence en souffrance; b) elle avait considérablement tardé à recouvrer des droits de licence remontant à 2006; c) elle n’avait choisi de recouvrer des dommages‑intérêts préétablis que lorsqu’elle a intenté la présente action en février dernier.

 

[8]               La SOCAN prétend que le protonotaire a commis une erreur en ne lui accordant pas d’intérêts avant jugement à compter de la date à laquelle la cause d’action a pris naissance en 2005. Elle fait valoir que la loi de la C.‑B. ne confère pas au protonotaire le pouvoir discrétionnaire d’accorder ou de refuser des intérêts avant jugement lorsqu’une cause d’action a pris naissance en Colombie‑Britannique et que ces intérêts doivent être accordés à compter de la date à laquelle la cause d’action a pris naissance.

 

[9]               L’article 1 de la loi de la C.‑B. prévoit :

[traduction]

(1) Sous réserve de l’article 2, le tribunal ajoute à tout jugement pécuniaire un montant d’intérêt calculé sur le montant à payer, et ce, au taux que le tribunal estime approprié dans les circonstances, entre la date à laquelle la cause d’action a pris naissance et la date de l’ordonnance.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[10]           L’article 2 de cette loi prévoit :

[traduction]

Le tribunal n’accorde pas d’intérêts en vertu de l’article 1 :

[…]

b) si les parties s’entendent sur la question des intérêts;

[…]

d) si le créancier renonce par écrit au droit de toucher des intérêts; […]

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[11]           Il est bien connu que la SOCAN est une société de gestion visée à l’article 67 de la Loi sur le droit d’auteur; elle est autorisée à octroyer des licences pour l’exécution d’œuvres musicales en public au Canada et à percevoir, en vertu de ces licences, des redevances ou d’autres droits sanctionnés par la Commission du droit d’auteur.

 

[12]           La défenderesse, IIC Enterprises Ltd., exploite un club de divertissement pour adultes appelé Cheetah’s Nightclub, à Kelowna (Colombie-Britannique), où elle présente au public des prestations d’œuvres musicales sous forme de musique enregistrée. Depuis 2005, la défenderesse est autorisée par la SOCAN, aux termes du Tarif 3.C, à exécuter en public dans l’établissement des œuvres musicales faisant partie du répertoire de la SOCAN.

 

[13]           Le Tarif 3.C exige que le titulaire d’une licence déclare chaque année les chiffres applicables à la SOCAN, et il autorise cette dernière ou son mandataire à examiner les livres et les registres du titulaire de licence en tout temps durant les heures de travail normales afin de vérifier les droits que celui‑ci doit payer.

 

[14]           La défenderesse a communiqué à la SOCAN le nombre estimatif de jours d’ouverture de l’établissement et le nombre de places debout et assises autorisé pour les années 2005 et 2006, mais elle n’a transmis aucune donnée depuis. Selon les chiffres estimatifs fournis pour ces deux années, le montant total des droits de licence provisoires que doit la défenderesse pour les années 2005 à 2011 s’élève à 21 628,54 $ (TPS/TVH incluses), dont une somme de 20 383,37 $ n’a pas été payée. La déclaration de la SOCAN a été déposée le 23 février 2011.

 

[15]           Comme il a été mentionné, la SOCAN réclamait à la défenderesse, sous réserve de tout autre recours à sa disposition, la somme de 20 383,37 $, soit le solde du montant estimatif des redevances (droits de licence) payables selon le Tarif 3.C, une comptabilisation détaillée et complète de toutes ces redevances et toutes redevances additionnelles jugées payables à la suite d’une vérification. Subsidiairement, la SOCAN réclamait des dommages‑intérêts préétablis relativement à toutes redevances additionnelles jugées payables à la suite d’une vérification qui n’avaient pas été payées. En outre, elle réclamait expressément des intérêts avant et après jugement. Les intérêts avant jugement réclamés s’élevaient à 8 858,22 $.

 

[16]           La SOCAN a fait état de son choix de recouvrer des dommages‑intérêts préétablis au paragraphe 8 de son avis de requête pour jugement par défaut daté du 12 août 2011. En outre, le montant exact des dommages‑intérêts préétablis réclamés figure dans l’ébauche du jugement. Dans ce document, la SOCAN réclamait la somme de 142 683,52 $, ce qui équivaut à sept fois les droits de licence provisoires de 20 383,36 $ (TPS/TVH incluses) que doit la défenderesse selon le Tarif 3.C pour les années 2005 à 2011. Cette ébauche de jugement prévoyait aussi le paiement de dommages‑intérêts préétablis équivalant à sept fois le montant de tous droits de licence additionnels jugés payables à la suite d’une vérification.

 

II.        Décision du protonotaire

[17]           Le protonotaire a tiré les principales conclusions suivantes :

1.         la défenderesse était en défaut car elle n’a pas déposé une défense après avoir reçu la déclaration via signification à personne;

2.         selon la prépondérance des probabilités, la défenderesse a continué d’exploiter son établissement de 2005 à 2011, années pendant lesquelles des œuvres musicales faisant partie du répertoire de la SOCAN ont été exécutées;

3.         selon les hypothèses raisonnables de la SOCAN, la défenderesse lui doit une somme de 20 383,37 $ représentant des droits de licence provisoires non payés;

4.         compte tenu des facteurs prescrits suivants : a) la bonne ou mauvaise foi de la défenderesse, b) le comportement des parties avant l’instance et pendant celle‑ci, c) la nécessité de créer un effet dissuasif à l’égard de violations éventuelles du droit d’auteur et d) l’absence de facteur atténuant en faveur de la défenderesse, la SOCAN a obtenu, pour les années 2006 à 2011, des dommages‑intérêts préétablis équivalant à six fois les droits de licence provisoires impayés, soit un montant total de 122 300,22 $;

5.         le protonotaire n’a pas ordonné une vérification plus poussée visant à déterminer s’il pourrait y avoir des droits de licence additionnels payables pendant la période de 2006 à 2011 et, en conséquence, il n’a pas ordonné le paiement de dommages‑intérêts préétablis additionnels qui pourraient en découler;

6.         en particulier, il a déterminé que le montant des dommages‑intérêts préétablis qu’il a fixé était justifié en raison de la mauvaise foi de la défenderesse, celle‑ci (1) ayant fait montre d’un mépris total, pendant une longue période, à l’égard des conditions dont était assortie la licence que la demanderesse lui avait accordée, (2) ayant effrontément continué d’annoncer et d’exécuter en public des œuvres musicales faisant partie du répertoire de la SOCAN, (3) ayant fait abstraction de la signification de documents et s’étant soustraite à celle‑ci et (4) ayant poursuivi ses activités après avoir été avisée de la présente action.

 

[18]           Le protonotaire a accordé une grande importance à la nécessité de créer un effet dissuasif à l’égard de violations éventuelles du droit d’auteur en question.

 

[19]           Comme il a été mentionné, le protonotaire a rejeté la demande d’intérêts avant jugement de la SOCAN. Il a expliqué pourquoi au paragraphe 25 de ses motifs :

Selon la SOCAN, la cause d’action relative aux droits de licence de chaque année a pris naissance le 1er février de chaque année car les droits de licence provisoires qui s’appliquaient à chacune des années étaient à payer le 31 janvier de l’année en question, mais ils ne l’ont pas été. Cela est possible, mais les dommages‑intérêts préétablis sont attribués « au lieu [...] de tout autre recours en vue d’obtenir un redressement pécuniaire » prévu par la Loi sur le droit d’auteur. En optant pour des dommages-intérêts préétablis, la SOCAN a essentiellement renoncé à son droit de poursuivre sa réclamation concernant les droits de licence provisoires, ainsi que les intérêts applicables. En bref, la SOCAN ne peut avoir à la fois le beurre et l’argent du beurre.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[20]           Au paragraphe 26 de ses motifs, il donne la deuxième raison pour laquelle il a refusé d’accorder des intérêts avant jugement à compter de la date à laquelle la cause d’action a pris naissance. Ces motifs ont été exposés au paragraphe 7 ci‑dessus.

 

III.       Analyse et conclusion

[21]           Il s’agit d’un appel interjeté à l’encontre de la décision du protonotaire. La norme de contrôle qui s’applique aux ordonnances discrétionnaires d’un protonotaire est bien établie (voir le paragraphe 19 de la décision du juge Décary dans Merck & Co., Inc. c Apotex Inc., 2003 CAF 488, [2004] 2 RCF 459).

 

[22]           Il faut déterminer en l’espèce si la décision du protonotaire était de nature discrétionnaire car il disposait d’une marge de manœuvre lui permettant d’accorder ou non des intérêts avant jugement à compter de la date à laquelle la cause d’action avait pris naissance ou si, comme l’avocat de la SOCAN l’a soutenu, il n’avait aucun pouvoir discrétionnaire et ne pouvait faire autrement que d’accorder des intérêts avant jugement à compter de la date à laquelle la cause d’action avait pris naissance parce que l’affaire doit être tranchée en vertu du droit de la Colombie‑Britannique et que celui‑ci exige que des dommages‑intérêts soient accordés dans un tel cas.

 

[23]           À mon avis, la question fondamentale est une question de droit; c’est la norme de la décision correcte qui s’applique. Voir Merck & Co. c Nu‑Pharm Inc., 2006 CF 853, aux paragraphes 26 à 34.

 

[24]           Je suis disposé à reconnaître que, selon la jurisprudence de la Colombie‑Britannique, un juge doit, sous le régime de la loi de la C.‑B., accorder des intérêts avant jugement à compter de la date à laquelle la cause d’action a pris naissance.

 

[25]           Toutefois, la présente instance se déroule devant la Cour fédérale et est régie par la Loi sur les Cours fédérales.

 

[26]           L’avocat de la SOCAN a raison quand il dit que le paragraphe 36(1) de la Loi sur les Cours fédérales prévoit que, lorsque le fait générateur est survenu dans une province comme c’est le cas en l’espèce, ce sont les règles de droit de cette province qui s’appliquent.

 

[27]           Le législateur a toutefois été clair au paragraphe 36(1) de la Loi sur les Cours fédérales : cette règle s’applique « [s]auf disposition contraire de toute autre loi fédérale ».

 

[28]           La Loi sur le droit d’auteur offre différentes réparations, notamment des dommages‑intérêts ordinaires, des dommages‑intérêts préétablis, la reddition de compte concernant les bénéfices, des dommages‑intérêts putatifs et des intérêts. L’article 38 de cette loi renferme plusieurs dispositions, dont l’une vise expressément les sociétés de gestion comme la SOCAN. Cette disposition prévoit la possibilité d’obtenir des dommages‑intérêts préétablis selon une certaine fourchette en fonction des redevances applicables impayées « au lieu de se prévaloir de tout autre recours en vue d’obtenir un redressement pécuniaire prévu par la présente loi ».

 

[29]           Le protonotaire a pensé que, en optant pour des dommages‑intérêts préétablis, la SOCAN a choisi de ne pas réclamer les droits de licence provinciaux impayés et, du même coup, les intérêts avant jugement sur cette somme. À mon avis, le raisonnement du protonotaire est convaincant et est compatible avec l’objectif poursuivi par le législateur en accordant le choix aux sociétés de gestion. Voir Telewizja Polsat S.A. c Radiopol Inc., 2006 CF 584, [2007] 1 RCF 444.

 


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que l’appel est rejeté.

 

 

« François Lemieux »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                              T-308-11

 

INTITULÉ :                                             SOCIÉTÉ CANADIENNE DES AUTEURS, COMPOSITEURS ET ÉDITEURS DE MUSIQUE c.

                                                                  IIC ENTERPRISES LTD., FAISANT AFFAIRE SOUS LE NOM DE CHEETAH’S NIGHTCLUB

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                       Vancouver

 

DATE DE L’AUDIENCE :                     Le 17 octobre 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                    LE JUGE LEMIEUX

 

DATE DES MOTIFS :                            Le 1er décembre 2011

 

 

COMPARUTIONS :

 

Christopher Wilson

                        POUR LA DEMANDERESSE

 

S.O.

                        POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Bull, Housser & Tupper LLP
Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

                      POUR LA DEMANDERESSE

S.O.

                      POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

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