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 Date : 20111212


Dossier : IMM-2236-11

Référence : 2011 CF 1456

Ottawa (Ontario), le 12 décembre 2011

En présence de monsieur le juge Martineau 

 

ENTRE :

 

SESEYSOTHEA KEO

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

         MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le demandeur recherche l’annulation d’une décision de la Section d’appel de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (le tribunal), rejetant l’appel qu’il a logé en vertu du paragraphe 63(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi), à l’encontre du refus d’un agent des visas d’accorder la demande parrainée de résidence permanente de son épouse.

 

[2]               Un bref rappel des faits s’impose.

 

[3]               Le demandeur est un citoyen d’origine Cambodgienne âgé de 31 ans. Il a déjà été marié (1997-2003) à une citoyenne du Cambodge qu’il a parrainée pour venir au Canada, mais le couple a divorcé un an après l’obtention de la résidence permanente de la première épouse. Il s’agit du premier mariage pour la seconde épouse du demandeur, qui est âgée de 26 ans.

 

[4]               C’est par l’entremise de sa mère que le demandeur dit avoir connu sa seconde épouse. La mère du demandeur connaissait depuis longue date les grands-parents de sa future épouse, qu’elle dit avoir rencontrée en janvier 2005 lors d’un séjour au Cambodge. Mail il faudra attendre l’été 2006 pour que le demandeur prenne contact avec sa future épouse pour la première fois. Après avoir conversé ensemble au téléphone, le couple s’échange des photos. Le 11 septembre 2006, le demandeur, accompagné de sa mère, voyage au Cambodge pour rencontrer sa future épouse et célébrer les fiançailles.

 

[5]               Le mariage des deux époux a eu lieu au Cambodge le 1er mars 2007. Leur mariage est reconnu par les autorités du Cambodge et apparemment plusieurs invités y ont assisté. Depuis, le demandeur qui est propriétaire d’un dépanneur familial à Montréal, est retourné au Cambodge en septembre 2008, octobre 2009 et octobre 2010. Plusieurs photos du couple (incluant des membres de leurs familles) lors de la cérémonie du mariage et dans des lieux publics à l’occasion d’autres séjours au Cambodge ou à l’extérieur (Macao) ont été déposées devant le tribunal, de même que les preuves d’achat de billets d’avion et de cartes d’appel notamment.

 

[6]               La crédibilité a été au cœur de l’exercice de la compétence des deux instances spécialisées s’étant prononcées à l’égard de l’authenticité de la relation conjugale et des intentions véritables du couple.

 

[7]               D’une part, l’agent des visas a rendu une décision négative le 31 janvier 2008 après avoir interviewé l’épouse du demandeur et relevé un certain nombre de problèmes au niveau de la connaissance que le père de l’épouse avait de la situation antérieure du demandeur. D’autre part, les 10 juin 2010 et 8 février 2011, le demandeur, sa mère et son épouse (cette dernière par voie téléphonique) ont témoigné lors de l’audition de novo devant le tribunal. Dans sa décision en date du 25 février 2011 rejetant l’appel, le tribunal s’appuie sur plusieurs contradictions dans la preuve testimoniale et documentaire (notamment les formulaires) pour conclure que le mariage n’a pas été conclu de bonne foi, d’où la présente demande de contrôle judiciaire.

 

[8]               Essentiellement, il n’a pas été établi à la satisfaction de l’agent des visas et du tribunal que le mariage des époux est authentique et ne vise pas principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège aux termes de l’article 4 du Règlement sur l'immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le Règlement). Il s’agit d’une question mixte de droit et de fait faisant appel à l’expertise spécialisée du décideur (Khera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 632 au para 7 (Khera).

 

[9]               En pareil cas, l’examen de la Cour se limitera « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l'appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit », sachant qu’« il peut exister plus d’une issue raisonnable » : Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 59; Zheng c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 432 au para 18 (Zheng); Bustamante v Canada (Minister of Citizenship and Immigration), 2011 FC 1198 au para 20.

 

[10]           Soulignons que l’article 4 du Règlement a été modifié entre la date où la demande de l’épouse du demandeur a été refusée par l’agent des visas et la date de l’audience devant le tribunal. En janvier 2008, cette disposition se lisait comme suit :

4.  Pour l’application du présent règlement, l’étranger n’est pas considéré comme étant l’époux, le conjoint de fait, le partenaire conjugal ou l’enfant adoptif d’une personne si le mariage, la relation des conjoints de fait ou des partenaires conjugaux ou l’adoption n'est pas authentique et vise principalement l’acquisition d’un statut ou d'un privilège aux termes de la Loi.

 

4.  For the purposes of these Regulations, a foreign national shall not be considered a spouse, a common-law partner, a conjugal partner or an adopted child of a person if the marriage, common-law partnership, conjugal partnership or adoption is not genuine and was entered into primarily for the purpose of acquiring any status or privilege under the Act.

Mes soulignés

 

[11]           Comme on peut le constater, l’article 4 du Règlement se réfère : 1) à l’authenticité de la relation; et 2) aux intentions des personnes impliquées. Or, la jurisprudence a toujours considéré que l’utilisation du mot « et » (« and ») signifie que ces deux éléments doivent coexister pour exclure l’étranger de la catégorie du regroupement familial au sens du paragraphe 12(1) de la Loi : Khan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1490 au para 5; Das c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 189 au para 19; et Paulino c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 542 au para 19. Du reste, il existe un lien étroit entre les deux éléments mentionnés à l’article 4 du Règlement, de sorte que le manque d’authenticité du mariage établit une présomption que celui-ci vise principalement acquisition pour l’étranger d’un statut ou d’un privilège prévu par la Loi : Sharma c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1131 aux paras 17‑18; Kaur c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 417 aux paras 15-16.

 

[12]           Dans sa version actuelle, en vigueur depuis le 30 septembre 2010, le paragraphe 4(1) du Règlement fonde maintenant l’exclusion de l’étranger en regard d’un critère disjonctif :

4.  (1) Pour l’application du présent règlement, l’étranger n’est pas considéré comme étant l’époux, le conjoint de fait ou le partenaire conjugal d’une personne si le mariage ou la relation des conjoints de fait ou des partenaires conjugaux, selon le cas :

 

a) visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la Loi;

 

b) n’est pas authentique.

 (1) For the purposes of these Regulations, a foreign national shall not be considered a spouse, a common-law partner or a conjugal partner of a person if the marriage, common-law partnership or conjugal partnership

 

 

(a) was entered into primarily for the purpose of acquiring any status or privilege under the Act; or

 

(b) is not genuine.

Mes soulignés

 

[13]           La modification apportée à l’article 4 du Règlement n’est pas de nature cosmétique, l’utilisation des termes « selon le cas » dans la version française et du terme « or » dans la version anglaise ne laisse place à aucun doute : il suffit que l’un ou l’autre des deux éléments (authenticité du mariage et intentions des parties) ne soit pas rencontré pour que l’exclusion du nouveau paragraphe 4(1) du Règlement s’applique.

 

[14]           Quoiqu’il en soit, les deux parties conviennent que l’analyse de la raisonnabilité de la décision rendue par le tribunal doit se faire en fonction de l’ancien article 4, puisque de fait, l’agent des visas a rendu sa décision sous l’ancienne version de cette disposition. En l’espèce, il n’est pas reproché au tribunal de ne pas avoir considéré les deux éléments de l’article 4 du Règlement, mais plutôt d’avoir rendu une décision déraisonnable dans son ensemble.

 

[15]           Il incombe d’abord à l’auteur d’une demande de résidence permanente dans la catégorie du regroupement familial, en l’espèce l’époux parrainé, de prouver que son mariage est reconnu comme légitime dans le pays où il a été contracté (paragraphe 16(1) de la Loi). Un mariage qui est légalement reconnu dans le pays où il a été contracté est aussi reconnu au Canada la plupart du temps. Voir le Guide opérationnel de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC), OP 2- Traitement des demandes présentées par des membres de la catégorie du regroupement familial (le Guide).

 

[16]           On parle quelquefois de « mariage arrangé » pour décrire un ensemble de situations pouvant infiniment varier d’un pays ou d’une culture à l’autre. Dans le cas où les époux sont contraints à se marier dans le pays d’origine, on peut se demander si en l’absence de consentement de l’un ou l’autre des époux, un tel mariage serait reconnu au Canada, tout comme dans le cas des mariages bigames et polygames qui ne sont pas légalement reconnus dans notre pays. Ici, ce dont il est question, c’est plutôt un mariage où les futurs époux ne se connaissaient pas auparavant mais qui étaient désireux de se marier dans le pays d’origine de l’épouse après avoir fait connaissance par l’entremise de membres de leurs familles respectives. La légalité du mariage n’est pas en cause ici, c’est plutôt son « authenticité » et l’ « intention » des époux.

 

[17]           Rappelons que la Loi et le Règlement ne fournissent pas de définition de « mariage », et qu’un mariage arrangé ou une union de fait ne poseront pas problème aux fins de l’application de l’article 4 du Règlement en autant que le couple vit une relation « conjugale », c’est-à-dire qu’il s’agit d’une relation « authentique ». Toutefois, « la Commission doit veiller à ne pas se reporter à des attentes qui reflètent davantage les valeurs associées à un mariage occidental. De par sa nature, un mariage arrangé, quand il est perçu à travers une lentille culturelle nord-américaine, semblera inauthentique » : Gill c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2010 CF 122 au para 7 (Gill); Abebe c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 341 au para 34 (Abebe).

 

[18]           Un mariage a pu être célébré selon toutes les formes légales exigées, n’empêche, l’agent des visas ou le tribunal peuvent refuser d’en reconnaître les effets aux fins de l’application de la Loi et du Règlement s’ils concluent que le mariage n’a pas été contracté de « bonne foi », et ce même si l’expression « mariage non-authentique » n’est pas utilisée dans leurs motifs de décision. Voir Vézina c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 900 au para 14 (Vézina). En effet, ce que les lois en matière d’immigration ne reconnaissent pas, ce sont les cas où les deux époux sont complices d’une duplicité (mariage non-authentique) et/ou que l’intention des époux ou de l’un des époux vise principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège (même si l’autre partenaire peut y trouver son compte). Dans d’autres juridictions, on décrira quelquefois ces unions comme des mariages « blancs » ou « gris », alors qu’au Canada, l’expression « mariage de convenance » est utilisée dans le Guide.

 

[19]           Par conséquent, qu’il s’agisse d’un mariage conventionnel, d’un mariage arrangé ou d’un autre type de relation conjugale, il est essentiel de retrouver dans la relation du couple un engagement mutuel à une vie commune à l’exclusion de toute autre relation conjugale. L’interdépendance physique, émotive, financière et sociale des époux va de pair, car après tout, dans toutes cultures et traditions, au delà des engagements religieux s’il en est, du point de vue de ses effets civils, le mariage est avant tout un contrat à durée indéterminée obligeant les époux à s’aider mutuellement et à contribuer aux charges du mariage à proportion de leurs facultés respectives, ce qui inclut bien entendu l’activité au foyer de l’un ou l’autre des époux et même des deux.

 

[20]           D’ailleurs, dans l’arrêt M c H, [1999] 2 RCS 3, au paragraphe 59, la Cour Suprême du Canada s’est référée aux critères que l’on retrouve dans Molodowich c Penttinen (1980), 17 RFL (2d) 376 (C. dist. Ont.) pour inclure les relations « semblables à un mariage ». On parlera d’« union conjugale » à partir de caractéristiques généralement acceptées : soit le partage d’un toit, les rapports personnels et sexuels, les services, les activités sociales, le soutien financier, les enfants et aussi l’image sociétale du couple. Toutefois, ces éléments peuvent être présents à des degrés divers et tous ne sont pas nécessaires pour que l’union soit tenue pour conjugale. On retrouve le même genre de critères dans le Guide.

 

[21]           On peut s’attendre que la relation conjugale d’un couple légalement marié ou celle d’un couple en union de fait présentera le même genre de caractéristiques. Ceci dit, lorsque le mariage a été contracté à l’étranger et que l’un des époux demeure dans son pays d’origine en attendant que l’autre conjoint le parraine pour venir résider de façon permanente au Canada, comment satisfaire les autorités qu’il ne s’agit pas d’un mariage de convenance?

 

[22]           Il n’existe pas un mode d’analyse unique. Par exemple, l’envoi d’argent, la mise en commun de ressources financières, l’existence de comptes conjoints, l’achat de propriétés au nom des deux conjoints, sont certainement indicatifs d’un soutien ou d’une interdépendance au niveau financier. On peut également vérifier comment les conjoints se comportent l’un envers l’autre et vis-à-vis les autorités de leurs pays respectifs. Ont-ils des enfants? S’offrent-ils mutuellement du soutien lorsqu’ils sont malades? S’offrent-ils des cadeaux? Voyagent-ils ensemble? Vivent-ils sous le même toit lorsqu’ils se retrouvent dans le pays d’origine du conjoint étranger? Comment communiquent-ils lorsqu’ils sont séparés et à quelle fréquence?

 

[23]           Bien entendu, la crédibilité est un aspect primordial de l’analyse par l’agent ou le tribunal de l’authenticité d’une relation. Il est notamment permis d’examiner les circonstances et la durée de la fréquentation ainsi que le mariage proprement dit (lieu de la célébration, genre de mariage, présence d’invités). Par exemple, la cérémonie du mariage était-elle conforme aux croyances et à la culture des conjoints? Au-delà des photos montrant la cérémonie ou les conjoints dans des lieux publics, y a-t-il des preuves que les conjoints ont véritablement vécu ensemble à quelque moment que ce soit après leur mariage et leur voyage de noces?

 

[24]           La jurisprudence confirme qu’il n’existe aucun critère particulier ou ensemble de critères déterminés pour évaluer l’authenticité d’un mariage ou d’une relation et que le poids relatif à accorder à chacun de ceux-ci appartient exclusivement à l’agent ou au tribunal (Ouk c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 891 au para 13; Zheng, précité au para 23; Khan, précité au para 20).

 

[25]           Par exemple, dans Khera, précité, la Cour a jugé qu’il était raisonnable d’examiner la durée de la relation des époux avant le mariage, leur différence d’âge, leur ancien état matrimonial et civil, leur situation financière et d’emploi respective, leurs antécédents familiaux, leur connaissance respective du vécu de l’autre, leur langue, leurs intérêts respectifs, leurs liens familiaux au Canada et les tentatives faites dans le passé par la personne parrainée pour venir au Canada.

 

[26]           De la même manière, la Cour a décidé dans Zheng, qu’on ne pouvait reprocher au tribunal d’avoir considéré les circonstances entourant la rencontre des époux, la proposition de mariage ou encore l’existence d’un facteur d’attraction qui inciterait l’épouse parrainée à s’établir au Canada, et ce, en dépit de l’existence d’éléments matériels de preuve (tels que des factures de téléphone, des correspondances écrites ou des virements de fond effectués entre les époux) qui étaient à première vue favorables.

 

[27]           Enfin, le tribunal est présumé avoir pris en compte tous les éléments de preuve dont il disposait en vue de rendre sa décision (Florea c Canada Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1993] ACF 598 (CAF); Lai c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 125 au para 90 (CAF), et le simple fait de ne pas faire état de toute la preuve ne suffit pas pour renverser la présomption (GV c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 900 au para 19; Wiesehahan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 656 aux paras 45-46).

 

[28]           En l’espèce, le demandeur soumet aujourd’hui que le tribunal a fait défaut d’analyser l’ensemble de la preuve et que son analyse quant à la bonne foi du mariage est déraisonnable, de sorte qu’il y a lieu de casser sa décision et retourner l’affaire pour un nouvel examen.

 

[29]           Premièrement, le demandeur prétend que la décision contestée ne tient pas compte des facteurs pertinents et que le tribunal accorde un poids démesuré à des aspects anodins de la relation des époux, tels que le moment où la mère du demandeur a rencontré la future épouse pour la première fois, les dates et la séquence des conversations entre les époux et leurs familles respectives, ou encore le nombre de photos ou la fréquence des appels que les époux ont échangés avant de se rencontrer.

 

[30]           Deuxièmement, le demandeur reproche au tribunal d’avoir négligé le fait qu’il s’agissait d’un mariage arrangé et que les familles respectives des époux se connaissent depuis longue date. Il soumet que le tribunal a adopté une logique et un raisonnement nord-américains, sans tenir compte du contexte culturel et des pratiques au Cambodge dans son appréciation de la preuve.

 

[31]           Troisièmement, le demandeur reproche au tribunal d’avoir tiré une inférence négative du fait qu’il avait déjà été marié et avait parrainé sa première épouse, également du Cambodge, laquelle avait divorcé seulement un an après l’obtention par celle-ci de la résidence permanente au Canada. Le demandeur explique que ses parents n’étaient pas d’accord avec ce premier mariage, et que le tribunal aurait dû trouver son explication suffisante.

 

[32]           La présente demande de contrôle judiciaire doit être rejetée. Le tribunal est maître des faits; il est donc important de lire la décision du tribunal dans son ensemble pour en saisir toute l’essence et les subtilités. Même si un autre décideur peut interpréter les faits différemment, la conclusion du tribunal selon laquelle le demandeur ne s’est pas acquitté du fardeau de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que son mariage à sa nouvelle épouse est authentique et ne vise pas principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège aux termes de la Loi, appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, précité au para 47).

 

[33]           Les reproches à l’effet que le tribunal n’a pas tenu compte de l’ensemble de la preuve et qu’il s’est fondé sur des critères non pertinents pour arriver à cette conclusion sont injustifiés. Il était loisible au tribunal de donner peu d’importance à certains éléments matériels (billets d’avion, nombreuses photos, cartes d’appel, etc.) compte tenu des problèmes de crédibilité relevés dans la décision. Contrairement à ce que soumet le demandeur, le tribunal n’a pas procédé à une analyse microscopique de la preuve. Le problème c’était plutôt l’insuffisance des explications fournies au niveau d’aspects essentiels ayant trait aux circonstances exactes de leur rencontre, de l’organisation des fiançailles et du mariage, de la cohabitation au Cambodge et du maintien à distance de leur relation conjugale.

 

[34]           D’une part, sauf la mention de quelques détails ponctuels (l’achat des bagues), le demandeur, sa mère et son épouse n’ont pas pris la peine d’expliquer au tribunal comment, selon la tradition en vigueur au Cambodge, un mariage est « arrangé », alors qu’ici le demandeur avait plus de 30 ans, vivait déjà au Canada depuis quelques années, avait déjà été marié et était un divorcé. Ainsi, le demandeur ne saurait reprocher aujourd’hui au tribunal d’avoir ignoré ou occulté le fait qu’il s’agit d’un « mariage arrangé ». En revanche, tant dans Abebe, précité, que dans Gill, précité, le tribunal n’avait pas mis en doute la crédibilité du témoignage des appelants, ce qui permet de distinguer ces deux affaires du cas sous étude.

 

[35]           D’autre part, les inférences négatives du tribunal sont appuyées par la preuve au dossier et son raisonnement  n’est pas arbitraire ou capricieux dans les circonstances.

 

[36]           Par exemple, le tribunal note que le témoignage du demandeur à l’effet que sa mère a rencontré sa future épouse lors d’un voyage au Cambodge en 2005, contredit sa déclaration dans le questionnaire du répondant, selon laquelle cette première rencontre a plutôt eu lieu le 11 septembre 2006 soit à l’occasion des fiançailles. Le demandeur explique que sa mère a possiblement rencontré sa future épouse chez ses grands-parents lors de précédents voyages au Cambodge. Alors pour quelle raison la mère du demandeur lui a-t-il seulement parlé de la jeune femme le 3 mars 2006, soit un an plus tard? Le tribunal pouvait raisonnablement écarter l’explication selon laquelle le demandeur venait de divorcer et qu’il n’avait pas l’intention de se remarier.

 

[37]           Qui plus est, dans son témoignage, le demandeur dit avoir parlé avec sa future épouse pour la première fois au téléphone le 15 juin 2006. Pourtant, dans le questionnaire du répondant, c’est plutôt le 18 août 2006 qui est indiqué comme étant la date de leur première rencontre. Le demandeur explique que la date indiquée est plutôt celle à laquelle il a échangé des photos avec son épouse. Du reste, les versions des époux au sujet des photos échangées en août 2006 présentent également certaines divergences. Le demandeur dit avoir envoyé cinq ou six photos de lui dans son dépanneur alors que son épouse parle plutôt de deux photos qui semblent avoir été prises dans un hôtel. Rappelons qu’il incombe aux époux de s’assurer que l’information contenue dans les formulaires sont véridiques, complètes et exactes, d’autant plus qu’ils ont eu tout le temps pour y apporter des modifications nécessaires.

 

[38]           Mais il y a plus; les circonstances entourant la proposition de mariage sont également nébuleuses. Selon le formulaire rempli par l’épouse, ce n’est pas la mère du demandeur qui a parlé de mariage avec ses grands-parents, comme le demandeur l’indique dans son témoignage, mais ce sont plutôt leurs parents respectifs qui se sont contactés par téléphone en août 2006 et ce n’est que par la suite que les époux se sont parlé au téléphone. Pourtant, le demandeur dit qu’il a pris contact avec son épouse le 15 juin 2006. Le tribunal pouvait ne pas croire le demandeur lorsqu’il suggère qu’il s’agissait d’une simple erreur.

 

[39]           Le moment où l’épouse du demandeur et ses parents ou grands-parents ont appris l’existence du divorce du demandeur est également problématique, tout comme les circonstances entourant le moment et les circonstances de la rencontre du demandeur avec sa première épouse. Était-ce en 1995 ou deux ans plus tard en 1997?

 

[40]           En effet, la demande parrainée d’établissement de la première épouse du demandeur est refusée une première fois mais l’appel de ce refus est accueilli par le tribunal. Or, contrairement à son témoignage antérieur à l’occasion du premier appel où le demandeur avait mentionné qu’il était en relation amoureuse avec sa première épouse depuis 1995, lors de l’audience de la présente demande il a témoigné que ce fut lors d’un voyage au Cambodge en juillet 1997 qu’il a rencontré sa première épouse pour la première fois et qu’il l’a mariée une semaine plus tard contre la volonté des parents.

 

[41]           Le paiement des alliances échangées par les futurs époux a également soulevé un sérieux questionnement. Selon le demandeur, chaque époux a payé pour son alliance. Par contre, l’épouse dit que c’est sa mère qui a payé la bague du demandeur et que la mère du demandeur a payé la sienne. Ainsi confronté, le demandeur explique que son épouse a répondu de cette façon parce que dans la culture cambodgienne c’est la mère de chacun des époux qui paie la bague de l’autre. Puis le demandeur modifie son témoignage : c’est plutôt lui qui a payé les deux alliances car il voulait montrer à son épouse qu’il en avait les moyens financiers. D’ailleurs, contrairement à son épouse, le demandeur avait dit que sa mère avait accompagné le couple au marché pour acheter les bagues, mais il n’avait jamais indiqué que la mère de son épouse y était également présente. Le tribunal pouvait raisonnablement considérer que la crédibilité des époux était entachée.

 

[42]           De surcroît, le tribunal trouve également suspect que les époux aient célébré leurs fiançailles moins d’un mois après l’échange des photos et se soient mariés neuf mois suivant la date à laquelle ils se sont parlés au téléphone pour la première fois. La rapidité même des événements ayant mené au mariage tend à démontrer que le mariage a été célébré à des fins d’immigration, ce qui est une conclusion que permet la preuve au dossier.

 

[43]           N’empêche, le tribunal a considéré les séjours du demandeur au Cambodge et semble reconnaître que les époux ont passé du temps ensemble au Cambodge et ailleurs. Toutefois, le tribunal ne croit pas que les époux aient cohabité ensemble, ni qu’il s’agit d’une relation authentique tel qu’expliqué dans ses motifs. En ce qui a trait aux cartes d’appel, le tribunal a jugé que cette preuve n’est pas en soit concluante car il est impossible de vérifier quand et par qui ces appels ont été faits.

 

[44]           Ainsi, le tribunal doute que le demandeur ait cohabité avec son épouse lors de son dernier voyage de trois mois au Cambodge, et ce bien qu’il ait témoigné avoir toujours habité chez son épouse lors de ses séjours là-bas. En effet, le tribunal considère que l’absence de connaissance de chacun des époux sur les éléments de base de la vie quotidienne de l’autre n’est pas compatible avec l’allégation qu’ils ont vécu ensemble.

 

[45]           Par exemple, le demandeur explique que son épouse a pris deux jours de congé pendant les trois mois qu’il est demeuré au Cambodge, alors que son épouse dit qu’elle en avait pris dix. D’autre part, l’épouse du demandeur croit que c’est le frère du demandeur qui s’occupe du dépanneur à Montréal pendant son séjour au Cambodge, alors que selon le demandeur c’est plutôt sa belle-sœur qui s’en occupe. À une autre occasion, le tribunal relève dans sa décision que selon son épouse, le demandeur lui a parlé de son divorce lors de leur première conversation téléphonique en juin 2006, alors qu’elle a mentionné à l’agent d’immigration qu’elle l’a plutôt appris lorsqu’ils se sont échangés des photos, soit en août 2006.

 

[46]           Les conclusions de fait mentionnées plus haut ne sont pas déraisonnables et la Cour ne peut intervenir pour substituer sa propre évaluation de la preuve à celle du tribunal.

 

[47]           Pour ces motifs, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée. Aucune question d’importance générale n’a été proposée par les parties et aucune ne sera certifiée par la Cour.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question n’est certifiée.

 

« Luc Martineau »

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-2236-11

 

INTITULÉ :                                       SESEYSOTHEA KEO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               17 novembre 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DES MOTIFS :                      12 décembre 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Serge Silawo

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Me Émilie Tremblay

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Me Serge Silawo

Montréal (Québec)

POUR LE DEMANDEUR

 

 

Myles J. Kirvan,

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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