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Date : 20120105


Dossier : IMM-4116-11

Référence : 2012 CF 18

[traduction française certifiée, non révisée]

Ottawa (Ontario), le 5 janvier 2012

En présence de monsieur le juge O’Keefe

 

 

ENTRE :

JOSE LUIS URBINA ORTIZ
MAGDALENA GUTIERREZ DE URBINA
MADELINE URBINA GUTIERREZ
JOSE LUIS URBINA GUTIERREZ
CRUZ CELESTE URBINA GUTIERREZ

 

demandeurs

 

et

 

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE
ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La Cour est saisie d’une demande présentée en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 (la Loi), sollicitant le contrôle judiciaire de la décision du 17 juin 2011 par laquelle un agent de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) (l’agent) a refusé de reporter le renvoi des demandeurs du Canada en attendant l’issue de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. L’agent a conclu que les motifs justifiant un tel report étaient insuffisants.

 

[2]               Les demandeurs sollicitent l’annulation de la décision de l’agent et le renvoi de l’affaire à un autre agent pour nouvel examen.

 

Contexte

[3]               Le demandeur principal est Jose Luis Urbina Ortiz. Il a les liens de parenté suivants avec les autres demandeurs : Magdalena Gutierrez De Urbina est son épouse; Madeline Urbina Gutierrez, sa fille; Jose Luis Urbina Gutierrez, son fils; et Cruz Celeste Urbina Gutierrez, sa fille.

 

[4]               Les demandeurs sont tous citoyens du Mexique. Le demandeur principal et son épouse ont un bébé, Estafania, née au Canada le 18 octobre 2010. Cette enfant est sous surveillance médicale en raison de complications survenues à la naissance et parce qu’elle souffre d’une dysplasie de l’articulation de la hanche.

 

[5]               Le demandeur principal travaillait au Mexique comme fermier dans un ranch. Les demandeurs possédaient également un lot sur une terre dont ils avaient hérité et qui est restée vacante pendant plusieurs années. En 2003, ils ont décidé de commencer à la cultiver, mais ont découvert en l’inspectant une importante culture de marijuana. Ils ont signalé leur découverte aux autorités mexicaines qui l’ont passée au feu le 28 décembre 2003. Les demandeurs ont ensuite réalisé qu’elle avait été plantée par le cartel de la drogue des Zetas. Ces derniers se sont vengés en incendiant leur maison en janvier 2004. Peu après, l’enfant demanderesse Madeline a été victime d’une tentative d’enlèvement, mais a réussi à se réfugier dans un magasin voisin. Toutefois, lorsque les demandeurs se sont rendus au commissariat pour signaler l’incident, Madeline a reconnu une des connaissances du policier comme étant l’un des hommes qui avaient essayé de l’enlever.

 

[6]               Craignant le cartel des Zetas, les demandeurs ont déménagé dans une autre ville du Mexique. Talonnés par les membres du cartel, ils ont décidé de fuir le pays. Leur première tentative pour entrer aux États-Unis en avril 2004 ayant échoué, ils ont été renvoyés au Mexique. En avril 2005, ils ont cherché une seconde fois à fuir le Mexique après avoir aperçu des membres du cartel dans la ville où ils venaient de s’installer. Ils ont réussi et ont vécu illégalement aux États-Unis pendant presque trois ans.

 

[7]               En octobre 2008, le gouvernement américain a commencé à poursuivre activement les immigrants illégaux. Craignant d’être renvoyés au Mexique, les demandeurs ont fui vers le Canada : ils sont entrés au pays le 5 novembre 2008 et ont présenté une demande d’asile qui a été rejetée le 25 mars 2010. Une demande d’ERAR subséquente a aussi été rejetée le 7 octobre suivant. Les demandeurs n’ont pas sollicité le contrôle judiciaire de la décision relative à l’ERAR.

 

[8]               À l’automne 2010, la Dre Celeste Thirlwell, psychiatre, a évalué l’épouse du demandeur principal, Magdalena, et leur fille aînée, Madeline. Elle a conclu que ces deux demanderesses souffraient de troubles de stress post-traumatique (TSPT) et de dépression grave dus à leurs expériences passées et à leur crainte d’être renvoyées au Mexique.

 

[9]               Le 2 novembre 2010, les demandeurs ont déposé une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, mais en raison d’erreurs administratives, celle-ci a été retournée en décembre 2010 puis soumise à nouveau avec tous les formulaires requis le 9 février 2011. Elle est actuellement pendante.

 

[10]           Le 6 avril 2011, CIC a reçu une demande de report du renvoi de la demanderesse Magdalena faisant valoir que son bébé souffrait d’un problème à la hanche. Cette demande a été refusée le 16 avril 2011.

 

[11]           Le 10 juin 2011, CIC recevait la demande des demandeurs pour faire reporter leur renvoi en attendant l’issue de leur demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Y figuraient les lettres de la Dre Thirlwell décrivant l’état psychologique des demanderesses Magdalena et Madeline. Le 17 juin 2011, l’agent a rejeté la demande de report des demandeurs. La date de renvoi a été fixée au 3 juillet 2011.

 

[12]           Le 27 juin 2011, les demandeurs ont obtenu un sursis à l’exécution de leur renvoi en attendant l’issue de la présente demande de contrôle judiciaire.

 

La décision de l’agent

[13]           L’agent a rejeté la demande de report des demandeurs dans une lettre datée du 17 juin 2011. Les notes de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) font partie de la décision de l’agent et expliquent les motifs de ce refus; elles figurent au dossier.

 

[14]           L’agent a d’abord examiné les observations concernant Estefania Urbina, la fille des demandeurs née au Canada. En se référant aux notes de l’ASFC figurant au dossier relativement à la première demande de report présentée pour ce nourrisson le 6 avril 2011, il fait observer qu’aucun document n’avait été soumis à l’appui de la déclaration du médecin selon laquelle Estefania ne pouvait quitter le pays qu’à l’âge de 18 mois ou jusqu’à ce que ses soins soient complétés. L’agent a souligné que de nombreux parents vivant au Mexique pouvaient les aider à s’occuper de l’enfant, et a donc conclu que les renseignements fournis dans la première demande de report ne faisaient état d’aucun préjudice immédiat et irréparable.

 

[15]           En ce qui concerne la seconde demande de report, l’agent a pris acte des éléments de preuves additionnels soumis en rapport avec Estefania, notamment le délai d’attente à l’hôpital Shriner du Mexique et des publications sur sa maladie. Il a toutefois précisé que celles-ci rapportaient un grand nombre d’issues favorables, ce qui était d’autant plus encourageant compte tenu des soins qu’Estefania avait déjà reçus.

 

[16]           L’agent a fait remarquer que la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire complète avait été déposée deux ou trois mois seulement avant la demande de report. De plus, la famille avait déjà bénéficié d’un sursis prolongé au Canada afin que les enfants puissent terminer leur année scolaire et que les parents puissent obtenir des titres de voyage pour Estefania. Un permis de travail avait également été octroyé à l’un des membres de la famille. C’était là un avantage supplémentaire que peu de personnes menacées de renvoi se voient accorder. L’agent a estimé, dans ces circonstances, qu’un report n’était pas justifié.

 

[17]           Comme la famille avait exprimé le désir de retourner volontairement au Mexique, l’agent a également précisé qu’ils avaient acheté des billets d’avion pour Cancún, une ville située loin de leur domicile initial. Or, leur demande de report du renvoi portait à croire qu’ils n’avaient peut-être plus l’intention de se conformer volontairement à la mesure de renvoi : dans ce cas, l’exécution de la mesure serait nécessaire.

 

[18]           L’agent a observé que la famille était consciente qu’elle pouvait demander à la Cour fédérale d’examiner la décision relative à l’ERAR, mais qu’elle ne l’avait pas fait. Les membres de la famille savaient également qu’il était possible de demander un permis de travail depuis le Mexique, mais rien n’indique qu’ils aient cherché à se prévaloir de cette option.

 

[19]           L’agent a souligné que les enfants demandeurs semblaient eu avoir de bons résultats scolaires, aux États-Unis et au Canada, ce qui témoignait d’après lui de leur capacité à s’adapter aux systèmes éducatifs de différents pays, dont celui du Mexique. Par ailleurs, le long délai entre leur entrevue initiale et leur date de retour donne à penser qu’ils ont eu amplement le temps de se préparer en vue du départ.

 

[20]           L’agent a souligné que la famille était pleine de ressources et que le demandeur principal avait eu un emploi au Mexique avant leur départ. Il a fait remarquer que l’intérêt supérieur des enfants leur tenait très à cœur et qu’ils veilleraient bien sur eux au Mexique. L’agent a conclu qu’il était dans l’intérêt supérieur de ces enfants de rester avec leurs parents. Cependant, en ce qui concerne Estefania et ses problèmes médicaux, c’était à eux de décider s’il était préférable qu’elle reste au Canada ou qu’ils prennent des dispositions pour qu’elle soit soignée au Mexique.

 

[21]           Enfin, l’agent a été sensible aux problèmes de santé mentale de la mère demanderesse et de sa fille aînée, soulignant qu’aucun médicament ne leur avait été prescrit, mais qu’on leur avait recommandé des groupes de soutien. L’agent a estimé que les demanderesses pouvaient probablement trouver ce genre de groupes au Mexique et qu’elles avaient eu le temps au Canada de s’informer de la manière dont elles pouvaient se prévaloir de ces ressources. De plus, l’agent a fait remarquer que neuf mois s’étaient écoulés depuis la rédaction des lettres de la psychiatre, et que la famille aurait pu effectuer d’importants préparatifs et recherches pour assurer la transition de retour au Mexique.

 

[22]           Pour l’agent, il était aussi fort possible que de nombreuses personnes souffrant des mêmes problèmes, à l’égard desquels des psychiatres ont émis ou auraient pu émettre des avis analogues, n’aient pas connu d’issues défavorables. En outre, il lui a paru invraisemblable que la psychiatre, ou tout autre médecin, puisse déterminer avec une certitude absolue l’issue de la présente affaire, car cela revient à [traduction] « pouvoir prédire l’avenir et connaître toutes les variables qui influeront sur l’issue ». Des documents plus récents n’ayant pas été soumis au sujet des problèmes de santé mentale des demanderesses, l’agent a conclu que la situation pouvait s’être stabilisée plutôt que détériorée.

 

[23]           Pour ces motifs, l’agent a rejeté la demande de report des demandeurs en attendant qu’il soit statué sur leur demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

 

Questions en litige

[24]           Selon les demandeurs, la question en litige est la suivante :

1.                  L’agent a-t-il commis une erreur de droit lorsqu’il a rejeté la demande de report pour le renvoi des demandeurs?

[25]           Je formulerais les questions en litige comme suit :

1.                  Quelle est la norme de contrôle applicable?

2.                  L’agent a-t-il commis une erreur en ne reportant pas le renvoi des demandeurs jusqu’à ce qu’il ait été statué sur leur demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire?

 

Les observations écrites des demandeurs

[26]           Les demandeurs soutiennent que la décision d’un agent de renvoi relative à une demande de report doit être soumise à la norme de la raisonnabilité. Ce type de décision ne commande que peu de retenue.

 

[27]           Les demandeurs font valoir qu’ils ont demandé un report en attendant qu’une décision soit rendue relativement à leur demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Cette demande reposait sur des éléments de preuve crédibles et convaincants établissant qu’un renvoi entraînerait un préjudice psychologique irréversible pour la demanderesse Madeline, et exposerait sa mère, la demanderesse Magdalena, à un risque sérieux d’effondrement psychologique, voire de suicide.

 

[28]           Pour les demandeurs, il est établi en droit qu’un agent de renvoi commet une erreur s’il ne tient pas compte du préjudice qu’un renvoi immédiat causera sur la santé mentale des demandeurs ou sur celle des enfants. Ils ajoutent que l’agent a commis une erreur susceptible de contrôle en exigeant que la psychiatre réponde à une norme stricte de certitude absolue pour ce qui est de ses prédictions touchant le bien-être mental des demanderesses.

 

[29]           Par ailleurs, les demandeurs avancent que la conclusion de l’agent selon laquelle les demanderesses auront probablement accès à un groupe de soutien pour les femmes et les enfants au Mexique, repose sur deux erreurs susceptibles de contrôle. Premièrement, la psychiatre a bien indiqué que pour se remettre du traumatisme qu’elle a subi, il ne suffira pas à Magdalena de participer à des groupes de soutien. Elle devra être [traduction] « assurée d’être soustraite à l’expulsion » et il sera nécessaire que [traduction] « ses enfants victimes de traumatisme suivent une thérapie ». Deuxièmement, la psychiatre a conclu catégoriquement que le préjudice que subirait la demanderesse Madeline en cas de retour serait [traduction] « irréversible ». Aucun groupe de soutien ne pourra mettre le Mexique à l’abri des enlèvements généralisés qui sont notoires dans ce pays. Par conséquent, renvoyer la demanderesse Madeline au Mexique [traduction] « compromettrait son développement ».

 

[30]           Les demandeurs contestent également la conclusion de l’agent selon laquelle la situation de la demanderesse Madeline s’était peut-être stabilisée, plutôt que détériorée, dans les huit mois qui se sont écoulés depuis la lettre de la psychiatre. Ils estiment qu’elle repose sur des suppositions et que rien ne donnait à penser que son état se serait détérioré parce qu’elle se trouve pour le moment [traduction] « dans un pays sûr ».

 

[31]           En résumé, les demandeurs soutiennent, en regard des faits précis de la présente affaire, que les circonstances ne permettaient pas, au sens du paragraphe 48(2) de la Loi, de les renvoyer.

 

Les observations écrites du défendeur

[32]           Le défendeur soutient que les questions touchant aux faits, au pouvoir discrétionnaire ou aux politiques, ou qui font intervenir des enjeux juridiques inextricablement liés à des considérations factuelles, commandent l’application de la norme de contrôle de la décision raisonnable.

 

[33]           Le défendeur prétend que la décision de l’agent était raisonnable. Il souligne le caractère récent du dépôt de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire des demandeurs ainsi que l’absence de preuve établissant qu’une décision était imminente.

 

[34]           Pour le défendeur, la demande des demandeurs repose essentiellement sur la nécessité de statuer sur la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire avant le renvoi. Or, c’est ignorer le régime et les dispositions de la Loi, laquelle prévoit clairement que le renvoi est la règle et le report l’exception. Par ailleurs, le pouvoir discrétionnaire dont jouit l’agent de renvoi pour reporter l’application de cette mesure que lui confère l’article 48 de la Loi est extrêmement limité. Il n’y entre aucune obligation d’effectuer une mini-appréciation des facteurs relatifs à la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire tels que l’intérêt supérieur de l’enfant.

 

[35]           Au moment de rendre sa décision, l’agent peut tenir compte de circonstances personnelles impérieuses ou spéciales. Cependant, le défendeur soutient qu’en l’espèce, les demandeurs n’ont pas établi que des circonstances particulières rendaient nécessaire le report de leur renvoi. La simple existence d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire ne justifie pas en soi de reporter un renvoi ou d’y surseoir.

 

[36]           Le défendeur fait néanmoins remarquer que l’agent a examiné les lettres de la psychiatre soumises par les demandeurs. Comme aucune preuve à l’effet contraire n’avait été présentée, l’agent a toutefois conclu que les demanderesses pouvaient probablement bénéficier d’un soutien au Mexique et que les nouveaux éléments de preuve étaient insuffisants pour montrer que leur état mental s’était détérioré ou qu’elles risquaient de subir un préjudice psychologique immédiat. Comme rien n’indiquait qu’elles avaient reçu des traitements pour améliorer leur santé mentale, l’agent pouvait raisonnablement conclure que la preuve relative au préjudice allégué par les demandeurs était lacunaire.

 

Réponse écrite des demandeurs

[37]           Les demandeurs soutiennent en réponse que, contrairement aux observations du défendeur, l’agent n’a pas jugé que les documents qu’ils avaient présentés étaient muets sur la question de savoir si les demanderesses avaient cherché à recevoir un traitement de santé mentale. Par ailleurs, ils avaient présenté une preuve d’expert établissant amplement le caractère immédiat, grave et irréversible du préjudice subi par la demanderesse Madeline, dont la portée va bien au-delà des conséquences générales inhérentes au renvoi.

 

Analyse et décision

[38]           Première question

Quelle est la norme de contrôle applicable?

Lorsque la jurisprudence définit la norme de contrôle applicable à la question particulière dont la Cour est saisie, le tribunal de révision peut l’adopter (voir Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 57).

 

[39]           Les deux parties conviennent que la décision d’un agent de renvoi concernant une demande de report appelle la norme de la raisonnabilité. La jurisprudence a établi qu’il s’agissait de la norme de contrôle applicable à ce type de décisions (voir Cortes c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 78, [2007] ACF no 117, aux paragraphes 5 et 6; appel rejeté dans 2008 CAF 8, [2008] ACF no 22; et Turay c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CF 1090, [2009] ACF no 1369, au paragraphe 15).

 

[40]           Lorsqu’elle examine la décision de l’agent suivant la norme de la raisonnabilité, la Cour ne doit intervenir que si ce dernier est parvenu à une conclusion qui n’est pas transparente, justifiable et intelligible et n’appartient pas aux issues acceptables compte tenu de la preuve dont il disposait (voir Dunsmuir, précité, au paragraphe 47; et Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] ACS no 12, au paragraphe 59). Comme l’a affirmé la Cour Suprême dans l’arrêt Khosa, précité, [traduction] « il n’appartient pas aux cours de révision de substituer l’issue qui serait à son avis préférable, pas plus que de soupeser à nouveau les éléments de preuve » (au paragraphe 59).

 

[41]           Deuxième question

L’agent a-t-il commis une erreur en ne reportant pas le renvoi des demandeurs jusqu’à ce qu’il ait été statué sur leur demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire?

Le pouvoir de l’agent de renvoi de reporter l’application de cette mesure découle du paragraphe 48(2) de la Loi, lequel prévoit :

L’étranger visé par la mesure de renvoi exécutoire doit immédiatement quitter le territoire du Canada, la mesure devant être appliquée dès que les circonstances le permettent. [Non souligné dans l’original.]

 

 

[42]           Cette disposition crée pour le défendeur l’obligation concrète d’exécuter une mesure de renvoi valide. Le pouvoir discrétionnaire de l’agent de reporter le renvoi jusqu’à ce que les circonstances le permettent est limité (voir Baron c Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, 2009 CAF 81, [2009] ACF no 314, au paragraphe 49). Il est également restreint par l’étendue et la pertinence des renseignements qui lui sont présentés (voir Griffiths c Canada (Solliciteur général), 2006 CF 127, [2006] ACF no 182, au paragraphe 30).

 

[43]           En l’absence de considérations spéciales, le fait qu’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire soit en instance ne suffit pas, en règle générale, pour justifier un sursis, à moins qu’il n’existe une menace à la sécurité personnelle (voir Ramada c Canada (Solliciteur général), 2005 CF 1112, [2005] ACF no 1384, au paragraphe 3; et Wang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 3 CF 682, [2001] ACF no 295, au paragraphe 45). Le juge Pierre Blais s’est exprimé comme suit dans ses motifs concordants, dans l’arrêt Baron, précité, au paragraphe 87 :

Les demandes CH ne sont pas censées faire obstacle aux mesures de renvoi valides. Lorsque l’ERAR révèle que le demandeur ne serait exposé à aucun risque s’il retournait dans son pays d’origine, on s’attend à ce que le demandeur présente ses demandes de résidence permanente ultérieures de son pays d’origine.

 

 

[44]           Par ailleurs, l’agent de renvoi ne peut examiner qu’un nombre limité de facteurs lorsqu’il évalue une demande de report. En général, ces demandes ne doivent être accueillies que dans les cas « où le défaut de différer ferait que la vie du demandeur serait menacée, ou qu’il serait exposé à des sanctions excessives ou à un traitement inhumain » (voir Wang, précité, au paragraphe 48).

 

[45]           Les agents de renvoi ne sont pas en mesure d’évaluer toute la preuve susceptible d’être pertinente dans le cadre d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire (voir Ramada, précitée, au paragraphe 7). Ils peuvent cependant déterminer s’il existe de bonnes raisons de retarder le renvoi, par exemple la capacité de voyager d’une personne,  la nécessité d’honorer d’autres engagements comme des obligations scolaires, ou des circonstances impérieuses telles que des considérations d’ordre humanitaire (voir Ramada, précitée, au paragraphe 3). Les agents peuvent aussi réfléchir à la possibilité de remédier aux conséquences du renvoi en réadmettant le demandeur une fois la demande pendante approuvée (voir Wang, précitée, au paragraphe 48).

 

[46]           Pour ce qui est des enfants concernés, leur intérêt immédiat doit être traité équitablement et avec sensibilité (voir Joarder c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 230, [2006] ACF no 310, au paragraphe 3). Cependant, les agents de renvoi « ne [sont] pas tenu[s] d’effectuer un examen approfondi de l’intérêt supérieur des enfants avant d’exécuter la mesure de renvoi » (voir Baron, précité, au paragraphe 57).

 

[47]           Dans le cas qui nous occupe, l’agent a formulé plusieurs observations avant d’évaluer la preuve psychiatrique. L’agent a souligné qu’aucun médicament ne leur avait été prescrit, mais que les groupes de soutien leur avaient été recommandés. Il a estimé que les demanderesses pouvaient probablement trouver de tels groupes au Mexique, et qu’elles pouvaient effectuer des recherches en ce sens avant leur départ. La déclaration la plus controversée de l’agent est la suivante :

[Traduction]

Sans restreindre la portée des déclarations figurant dans la lettre rédigée par la Dre Thirlwell, j’estime qu’il est très possible que de nombreuses personnes souffrant des mêmes problèmes, à l’égard desquels des psychiatres ont émis ou auraient pu émettre des avis analogues, n’aient pas connu d’issues défavorables et, même dans le cas inverse, il me paraît invraisemblable que la Dre Thirlwell, ou tout autre médecin, puisse déterminer avec une certitude absolue l’issue de la présente affaire ou celle d’autres affaires, car cela reviendrait à pouvoir prédire l’avenir et à connaître toutes les variables qui influeront sur l’issue.

 

 

[48]           Comme aucun autre document plus récent n’avait été soumis au sujet des problèmes de santé mentale, l’agent a conclu que la situation pouvait s’être stabilisée plutôt que détériorée.

 

[49]           Les demandeurs font valoir que l’agent a commis une erreur pour les raisons suivantes :

1.                  il n’a pas tenu compte du préjudice pour la santé mentale des demanderesses;

2.                  il a exigé que la psychiatre réponde à une norme stricte de certitude absolue quant à sa prédiction concernant le bien-être mental des demanderesses;

3.                  il a tenu pour acquis l’existence de groupes de soutien au Mexique, alors que la psychiatre avait clairement indiqué que de ces groupes ne suffiraient pas à aider la demanderesse Magdalena ou la demanderesse Madeline;

4.                  il a conclu que la situation de la demanderesse Madeline pouvait s’être stabilisée dans les neuf mois qui s’étaient écoulés depuis la lettre de la psychiatre.

 

[50]           Il faut examiner les lettres de la psychiatre pour évaluer le bien-fondé des observations du demandeur. La psychiatre a écrit deux lettres différentes pour les demanderesses Magdalena (datée du 27 septembre 2010) et Madeline (datée du 16 octobre 2010). Ces lettres faisaient état de son évaluation du fonctionnement psychologique et émotionnel de chacune ainsi que des effets potentiellement préjudiciables de leur renvoi du Canada.

 

[51]           Dans la lettre concernant Magdalena, la psychiatre déclare qu’elle était [traduction] « rongée de peur pour l’avenir de sa famille », depuis le rejet de leur demande d’asile. La demanderesse était [traduction] « terrifiée à l’idée que sa famille puisse être expulsée », ce qui avait [traduction] « gravement compromis son fonctionnement mental ». Elle était donc aux prises avec des problèmes de mémoire, de concentration, de sommeil et de dépression. Cependant, [traduction] « [e]lle nie avoir des idées suicidaires ou des symptômes psychotiques » et a reçu un diagnostic de TSPT et d’épisode dépressif grave. Ces affections rendaient nécessaire une [traduction] « thérapie cognitivo-comportementale pour la dépression », et la psychiatre de préciser que la demanderesse [traduction] « tirerait profit de réunions de groupes de soutien pour les femmes et les enfants ayant subi un traumatisme ». Elle estime également que la demanderesse se remettrait sans difficulté si elle n’était plus exposée à d’autres traumatismes. Or, son renvoi au Mexique aurait justement cet effet, il entraînerait des dommages psychologiques et émotionnels irréversibles, aggraverait encore la précarité de son état mental actuel, nuirait probablement à sa capacité de remplir son rôle de mère et l’exposerait [traduction] « à un grave risque d’effondrement psychologique, voire de suicide ».

 

[52]           La lettre de la psychiatre concernant la demanderesse Madeline indique qu’elle avait de la difficulté à dormir et à se concentrer. D’après l’examen de son état mental, elle [traduction] « paraissait nettement stressée et anxieuse ». Cependant, elle a nié [traduction] « avoir des idées suicidaires ou des symptômes psychotiques ». Tout comme sa mère, la demanderesse Madeline a reçu un diagnostic de TSPT et d’épisode dépressif majeur. La crainte de voir sa famille éventuellement expulsée [traduction] « a gravement compromis son fonctionnement mental ». La psychiatre a souligné que [traduction] « son état exige une thérapie cognitivo-comportementale pour la dépression », et qu’[traduction] « [e]lle tirerait profit d’une thérapie destinée aux enfants ayant été victimes de traumatismes ». La psychiatre a conclu que les chances de la demanderesse étaient bonnes si elle était autorisée à rester au Canada. Inversement, son retour au Mexique l’exposerait à un traumatisme additionnel, entraînerait des dommages psychologiques et émotionnels irréversibles, la mettrait physiquement en danger, nuirait à son état mental actuel et compromettrait son développement. En conclusion, la psychiatre déclare qu’en cas de renvoi, [traduction] « l’état [de la demanderesse] se détériorera, ses souffrances seront plus grandes et elle risquera sérieusement l’effondrement psychologique et émotionnel. »

 

[53]           Dans le cadre d’un contrôle judiciaire, le pouvoir discrétionnaire des agents de renvoi ne doit être remis en question que s’« ils ont omis de tenir compte d’un facteur important ou commis une erreur grave dans l’évaluation de la situation de la personne visée par une mesure de renvoi » (voir Ramada, précitée, au paragraphe 7).

 

[54]           Les demandeurs laissent entendre dans leurs observations que l’agent s’est considérablement mépris sur l’état mental de deux des demandeurs et sur la gravité des effets que l’expulsion aurait sur eux.

 

[55]           Dans la décision LYB c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 462, [2009] ACF no 1058, la Cour a clairement affirmé que [traduction] « un décideur n’ayant pas qualité d’expert commet une erreur lorsqu’il rejette sans raison une preuve d’expert de nature psychologique » (au paragraphe 46). C’est toutefois à l’agent qu’il revient de pondérer la preuve médicale, ce qui ne soulève pas de question grave si ses remarques sur le traitement décrit sont correctes (voir Padda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1081, [2003] ACF no 1353, au paragraphe 12).

 

[56]           La question essentielle est donc de savoir si l’agent a rejeté les lettres de la psychiatre sans raison ou s’il ne leur a accordé qu’un poids négligeable. Bien que la déclaration controversée (citée plus haut) fasse craindre que l’agent, qui n’est pas un expert, ait qualifié un pronostic médical de [traduction] « capacité à prédire l’avenir », j’estime que dans l’ensemble, il s’agit davantage d’une question de pondération de la preuve que d’un rejet pur et simple.

 

[57]           L’agent s’est appuyé sur le fait que le principal traitement recommandé pour les deux demanderesses était la participation à des groupes de soutien. Un examen des lettres de la psychiatre révèle qu’une thérapie cognitivo-comportementale pour la dépression était également suggérée. Cependant, rien n’indique que les demanderesses aient cherché à recevoir de tels traitements, bien que la demande de report ait été déposée plus de huit mois après la rédaction de ces lettres. Ce fait est notable, puisqu’il est établi dans la jurisprudence que le pouvoir discrétionnaire d’un agent de renvoi se limite à l’étendue et à la pertinence des renseignements qui lui sont présentés (voir Griffiths, précitée, au paragraphe 30).

 

[58]           Les lettres font état du risque psychologique accru auquel s’exposeraient les deux demanderesses en retournant au Mexique. Cependant, en gardant à l’esprit que le pouvoir discrétionnaire des agents de renvoi d’octroyer un report est limité, la déférence est de mise à l’égard de la conclusion de l’agent selon laquelle ce risque psychologique accru n’équivaut pas à ce que « la vie du demandeur [soit] menacée, ou qu’il [soit] exposé à des sanctions excessives ou à un traitement inhumain » (voir Wang, précitée, au paragraphe 48).

 

[59]           En résumé, j’estime que les demandeurs n’ont pas démontré qu’une erreur susceptible de contrôle avait été commise. Dans l’ensemble, la décision de l’agent était transparente, justifiable et appartenait aux issues possibles acceptables compte tenu de la preuve dont il disposait. Je rejette donc la présente demande de contrôle judiciaire.

 

[60]           Aucune des parties n’a souhaité me soumettre une question grave de portée générale aux fins de certification.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit rejetée.

 

 

 

« John A. O’Keefe »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.


ANNEXE

 

Dispositions législatives pertinentes

 

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch. 27

 

48. (1) La mesure de renvoi est exécutoire depuis sa prise d’effet dès lors qu’elle ne fait pas l’objet d’un sursis.

 

(2) L’étranger visé par la mesure de renvoi exécutoire doit immédiatement quitter le territoire du Canada, la mesure devant être appliquée dès que les circonstances le permettent.

 

72. (1) Le contrôle judiciaire par la Cour fédérale de toute mesure — décision, ordonnance, question ou affaire — prise dans le cadre de la présente loi est subordonné au dépôt d’une demande d’autorisation.

 

48. (1) A removal order is enforceable if it has come into force and is not stayed.

 

 

(2) If a removal order is enforceable, the foreign national against whom it was made must leave Canada immediately and it must be enforced as soon as is reasonably practicable.

 

72. (1) Judicial review by the Federal Court with respect to any matter — a decision, determination or order made, a measure taken or a question raised — under this Act is commenced by making an application for leave to the Court.

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :                                         IMM-4116-11

 

INTITULÉ :                                       JOSE LUIS URBINA ORTIZ

                                                            MAGDALENA GUTIERREZ DE URBINA

                                                            MADELINE URBINA GUTIERREZ

                                                            JOSE LUIS URBINA GUTIERREZ

                                                            CRUZ CELESTE URBINA GUTIERREZ

 

                                                            - et -

 

                                                            LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

                                                            ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 15 DÉCEMBRE 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE O’KEEFE

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 5 JANVIER 2012

 

COMPARUTIONS :

 

Hilary Evans Cameron

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Margherita Braccio

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Downtown Legal Services

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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