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Cour fédérale

 

Federal Court

 

 

Date : 20120119


Dossier : IMM-3218-11

Référence : 2012 CF 72

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 19 janvier 2011

En présence de monsieur le juge Boivin

 

 

ENTRE :

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

OMAIMA MAKDESI ABBOUD

MARIO ABBOUD

MAYA ABBOUD

MARINA aBBOUD

 

 

 

défendeurs

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, conformément au paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi), d’une décision rendue le 19 avril 2011 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a conclu que les défendeurs avaient droit à l’asile au Canada.

[2]               Le demandeur souhaite que la Cour annule la décision et renvoie l’affaire à un tribunal différemment constitué pour qu’il rende une nouvelle décision.

 

Contexte factuel

[3]               Mme Omaima Makdesi Abboud (la défenderesse principale) et ses trois enfants, Mario Abboud, Maya Abboud et Marina Abboud, sont citoyens de la France et de la Syrie.

 

[4]               La défenderesse principale, ingénieure civile en Syrie, a épousé son mari dans ce pays en 1991. Ils ont eu trois enfants ensemble.

 

[5]               La défenderesse principale déclare qu’elle a subi de la violence physique, psychologique et verbale aux mains de son époux peu de temps après le début du mariage. Elle allègue que son époux maltraitait leurs enfants également.

 

[6]               En 2001, sur l’insistance de son époux, la défenderesse principale et les trois enfants ont quitté la Syrie pour s’établir en Martinique, département français d’outre‑mer, où son mari vivait depuis 1997. Elle maintient que son époux a continué d’être violent après leur réinstallation.

 

[7]               La défenderesse principale prétend avoir vécu un épisode de graves sévices en 2004, après quoi elle a décidé de quitter la maison et de signaler l’incident à la police locale. Elle explique que la police a organisé une séance de médiation entre elle et son époux. Elle précise aussi que comme elle maîtrisait peu le français, son époux a agi comme interprète durant la séance de médiation.

 

[8]               La défenderesse principale soutient que son époux a continué à les maltraiter, elle et ses enfants, entre 2004 et 2008.

 

[9]               Voyant que le comportement de son époux s’aggravait, la défenderesse principale a pris des dispositions pour venir au Canada avec ses enfants le 27 décembre 2008. La famille a demandé l’asile à son arrivée à Montréal.

 

[10]           La demande d’asile a été entendue par la Section de la protection des réfugiés, de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, le 19 avril 2011. La décision et les motifs de vive voix ont été rendus le jour même.

 

La décision faisant l’objet du contrôle

[11]           Dans une brève décision, la Commission a conclu que les éléments essentiels de la demande d’asile étaient l’identité des défendeurs, leur crédibilité, l’existence d’une possibilité de refuge intérieur (PRI) et l’existence de la protection de l’État. En ce qui concerne l’identité et la crédibilité, la Commission a conclu que ces deux éléments avaient été établis de manière satisfaisante.

 

[12]           Relativement à la PRI, la Commission a conclu qu’il n’était « pas évident » qu’une possibilité de refuge intérieur existait. Elle a formulé le commentaire suivant au paragraphe 6 de sa décision :

[…] Selon ce que je comprends du témoignage de la demandeure d’asile, celle-ci n’est pas fortunée, et ses parents non plus. S’ils avaient de l’argent, une somme d’argent inenvisageable, et faisaient des voyages un peu partout dans le monde, comme à Tahiti, en France et dans les Caraïbes, ils pourraient évidemment se tenir loin de l’époux et père hargneux. Ce n’est toutefois pas le cas. Je ne crois pas qu’il existe une véritable PRI, en partie pour le même motif que celui pour lequel la protection de l’État ne pourrait leur être assurée.

 

[13]           Bien qu’elle ait reconnu que la France est une nation démocratique, la Commission a conclu aussi que la défenderesse principale et ses enfants ne pourraient pas obtenir la protection de l’État dans ce pays. Le commentaire formulé au paragraphe 7 des motifs résume l’essentiel de sa conclusion :

En l’espèce, je constate que, dans les faits, la protection que la France pourrait normalement offrir à une Française dans son pays avait disparu et n’existait tout simplement pas pour cette femme, la demandeure d’asile. Il s’agit d’un des deux éléments qui sont ressortis au cours de l’examen de l’agent du tribunal. À la première médiation, l’interprète de la demandeure n’était pas indépendant. L’autre partie, son époux, que je perçois comme un individu très habile, a agi comme interprète; la demandeure d’asile était incapable de savoir ce que le médiateur expliquait à son époux ou, inversement, ce que son époux disait au médiateur. La seule chose qu’elle comprenait était ce que son époux lui disait en arabe.

 

[14]           Par ailleurs, outre le caractère inéquitable de la médiation du fait de l’absence d’un interprète indépendant, la Commission a souligné que la défenderesse principale disposait d’autres recours contre son époux, mais qu’elle ne les connaissait pas ou ne les comprenait pas en raison de sa connaissance insuffisante de la langue française (au paragraphe 8 de la décision). La Commission a donc conclu que la défenderesse principale ne pourrait pas bénéficier de la protection de l’État en France :

Normalement, la protection que l’État est présumé offrir empêcherait le recours à la violence. Dans la présente affaire, je constate qu’il n’existe rien pour l’empêcher, pour les motifs que j’ai déjà exposés et que je répète : il est normalement attendu de ce pays qu’il offre la protection à ses citoyens. Pourtant, vu la capacité linguistique des parties dans la présente affaire […] la protection de l’État de la France n’a pas été offerte à ce moment particulier (paragraphe 9 de la décision).

 

[15]           Enfin, le paragraphe 10 de la décision reflète le point de vue du de la Commission sur l’existence de la protection de l’État en Syrie :

Quant à la Syrie, j’ai déjà mentionné que, puisqu’il s’agit d’une société à prédominance arabe, les femmes ont peu de place pour s’exprimer et pour revendiquer leurs droits. En outre, la police, comme on peut le constater à la lecture des articles qui se trouvent sous l’index du cartable national de documentation, la police croit encore, malgré les récentes modifications législatives dans la plupart de ces pays, que les problèmes familiaux doivent être réglés à la maison, normes habituelles. En fin de compte, cela signifie que c’est l’époux ou le père qui prend les décisions.

 

[16]           La Commission a donc conclu, en dernière analyse, que les défendeurs appartenaient effectivement à un groupe social – celui des épouses violentées – au sens de l’article 96 de la Loi, et elle leur a accordé l’asile au Canada.

 

Les questions en litige

[17]           Les questions soulevées par le demandeur peuvent se résumer à une seule, à savoir si la Commission a omis d’appliquer le critère juridique pertinent relativement à la protection de l’État et à la possibilité de refuge intérieur (PRI).

 

Les dispositions législatives

[18]           Les dispositions suivantes de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés s’appliquent en l’espèce :

Notions d’asile, de réfugié et de personne à protéger

 

 

 

Asile

 

95. (1) L’asile est la protection conférée à toute personne dès lors que, selon le cas :
a) sur constat qu’elle est, à la suite d’une demande de visa, un réfugié ou une personne en situation semblable, elle devient soit un résident permanent au titre du visa, soit un résident temporaire au titre d’un permis de séjour délivré en vue de sa protection;

b) la Commission lui reconnaît la qualité de réfugié ou celle de personne à protéger;

 

c) le ministre accorde la demande de protection, sauf si la personne est visée au paragraphe 112(3).

 

 

Personne protégée

 

(2) Est appelée personne protégée la personne à qui l’asile est conféré et dont la demande n’est pas ensuite réputée rejetée au titre des paragraphes 108(3), 109(3) ou 114(4).

Refugee Protection, Convention Refugees and Persons in Need of Protection

 

Conferral of refugee protection

 

95. (1) Refugee protection is conferred on a person when

 

(a) the person has been determined to be a Convention refugee or a person in similar circumstances under a visa application and becomes a permanent resident under the visa or a temporary resident under a temporary resident permit for protection reasons;

(b) the Board determines the person to be a Convention refugee or a person in need of protection; or

(c) except in the case of a person described in subsection 112(3), the Minister allows an application for protection.

 

 

Protected person

 

(2) A protected person is a person on whom refugee protection is conferred under subsection (1), and whose claim or application has not subsequently been deemed to be rejected under subsection 108(3), 109(3) or 114(4).

 

Définition de « réfugié »

 

A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

.

Convention refugee

 

A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

Personne à protéger

 

(1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

Personne à protéger

 

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

 

Person in need of protection

 

(1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

 

Person in need of protection

 

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

 

La norme de contrôle

[19]           Le demandeur soutient que les questions qu’il a soulevées au sujet du bon critère juridique à appliquer pour évaluer l’existence d’une PRI et du critère pertinent relatif à la protection de l’État sont des questions de droit qui doivent être examinées selon la norme de la décision correcte, conformément à la jurisprudence établie (Farias c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1035, [2008] A.C.F. no 1292, aux paragraphes 30 et 31 [Farias]; Cosgun c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 400, [2010] A.C.F. no 458, au paragraphe 30; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339). La Cour souscrit à la position du demandeur.

 

[20]           De plus, la façon dont la Commission a appliqué les critères juridiques susmentionnés aux faits en cause soulève des questions de fait ou des questions mixtes de fait et de droit qui doivent être examinées selon la norme de la décision raisonnable, et ce, selon la jurisprudence pertinente suivante : Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, 372 N.R. 1; Hinzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 171, 362 N.R. 1 [Hinzman]; Navarro c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 358, 169 A.C.W.S. (3d) 626).

 

Les arguments

Position du demandeur

[21]           Le demandeur prétend que la Commission a commis une erreur de fait et de droit en concluant que les défendeurs n’avaient pas accès à la protection de l’État ni à une possibilité de refuge intérieur dans l’un des pays dont ils ont la citoyenneté.

 

Position des défendeurs

[22]           Pour leur part, les défendeurs soutiennent que les conclusions de la Commission étaient parfaitement raisonnables en l’occurrence. Ils font valoir que le demandeur n’a produit qu’une infime partie, choisie avec soin, de la preuve qu’ils ont présentée à la Commission à l’appui de leur demande. Les défendeurs soutiennent en outre que la preuve documentaire soumise à l’examen de la Commission confirme (i) que des femmes sont maltraitées en France; (ii) le traitement infligé à la défenderesse principale et à ses enfants; (iii) que la police martiniquaise n’a porté aucune accusation contre l’époux par suite des sévices graves qu’il a infligés à la défenderesse principale. Les défendeurs soulignent que la police a plutôt organisé une séance de médiation entre la défenderesse principale et son époux.

 

[23]           Les défendeurs prétendent aussi que la Commission a correctement appliqué le critère juridique relatif à la PRI et le bon critère juridique relatif à la protection de l’État.

 

[24]           Les défendeurs allèguent que la Commission a fondé ses conclusions sur leur témoignage et le dossier de preuve au lieu de s’attacher à des points de détail et à une analyse spéculative. Selon eux, bien que le demandeur souhaite que la Cour réévalue la preuve afin d’arriver à une autre conclusion, celle-ci doit faire preuve de déférence à l’égard des conclusions de la Commission.

 

L’analyse

[25]           D’emblée, la Cour rappelle que l’asile est une forme de « protection auxiliaire » qui ne s’applique qu’en l’absence de protection de la part de l’État d’origine (Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, 153 N.R. 321 et Farias, précité, au paragraphe 15). En outre, la Cour a maintes fois déclaré qu’il existe une présomption générale de protection de l’État sauf dans le cas d’un effondrement complet de l’appareil étatique.

 

[26]           En l’espèce, la Cour estime que la Commission a commis des erreurs susceptibles de contrôle pour les raisons qui suivent. 

 

[27]           Premièrement, la Commission n’a pas appliqué le bon critère juridique eu égard à l’existence d’une PRI. La Cour ne peut souscrire au point de vue des défendeurs selon lequel l’analyse déficiente du critère de la PRI n’est qu’un simple point de détail. Comme le demandeur le fait valoir, la jurisprudence pertinente précise qu’une personne ne peut obtenir le statut de réfugié au sens de la Convention s’il existe une possibilité de refuge dans son pays. Il est bien établi que le demandeur d’asile doit d’abord chercher refuge dans une autre partie du (ou des) pays dont il a la citoyenneté avant de venir demander l’asile au Canada. S’il ne le fait pas, le demandeur d’asile porte le lourd fardeau de démontrer qu’il n’existe aucune PRI et qu’il est objectivement déraisonnable dans les circonstances de s’attendre à ce qu’il cherche refuge dans une autre partie de son pays (voir Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (CA), [1994] 1 CF 589, [1993] A.C.F. no 1172 [Thirunavukkarasu]; Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 164, [2000] A.C.F. no 2118 [Ranganathan]; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Kaaib, 2006 CF 870, [2006] A.C.F. no 1106).

 

[28]           En particulier, la Commission a omis d’appliquer les deux volets du critère juridique énoncé dans Thirunavukkarasu, précité, et Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) [1992] 1 CF 706, [1991] A.C.F. no 1256 [Rasaratnam]. Selon ce critère juridique, la Commission doit être convaincue, selon la prépondérance des probabilités : (i) qu’il n’existe aucune possibilité sérieuse que le demandeur d’asile soit persécuté ou exposé au risque d’être soumis à la torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans la région constituant la PRI proposée; (ii) que le demandeur d’asile ne peut raisonnablement, sans difficultés excessives, chercher refuge dans la région constituant la PRI proposée.

 

[29]           Dans sa décision, la Commission n’a pas vérifié s’il existait une PRI en Martinique, en France ou en Syrie. Son analyse reposait uniquement sur des considérations financières. Elle a conclu qu’il n’était « pas évident » qu’une PRI existait parce que les défendeurs ne disposaient pas de ressources illimitées pour faire « des voyages un peu partout dans le monde, comme à Tahiti, en France et dans les Caraïbes ». La Commission a jugé qu’il serait difficile pour les défendeurs de se rendre en France, mais n’a pas tenu compte du fait qu’ils avaient fait le voyage jusqu’au Canada. Par ailleurs, ses conclusions de fait étaient déficientes puisque la France accueille une population diversifiée sur un vaste territoire doté de solides régimes démocratique et juridique.

 

[30]           Deuxièmement, la Cour souligne que la Commission n’a pas appliqué, en l’espèce, le critère pertinent relatif à la protection de l’État. Il est également bien établi dans la jurisprudence qu’il existe une présomption générale de protection de l’État; cette présomption ne peut être réfutée que si le demandeur d’asile présente une preuve « claire et convaincante » que le (ou les) pays dont il a la citoyenneté est incapable de lui fournir une protection ou que la protection offerte est « inefficace » (Ward et Hinzman, précités).

 

[31]           Dans le cas présent, la défenderesse principale a expliqué que la raison pour laquelle elle n’avait pas demandé l’aide de la police en 2008, après avoir été maltraitée par son époux, était qu’elle ne faisait plus confiance à la police par suite de la mauvaise expérience qu’elle avait vécue en 2004. Comme le demandeur, la Cour croit que la Commission a mal appliqué le critère juridique relatif à la protection de l’État, car elle a conclu que, même si une protection de l’État était normalement accessible en France, elle n’avait « pas été offerte à ce moment particulier », c’est‑à‑dire l’épisode en 2004 où la défenderesse principale a demandé l’aide de la police. La Commission a seulement tenu compte de l’unique tentative effectuée par les défendeurs pour obtenir l’aide des autorités de la France et a négligé de situer cette tentative dans le cadre général de l’analyse de la protection de l’État. 

 

[32]           Je souligne à nouveau qu’il n’est indiqué nulle part dans la décision que la Commission a tenu compte de ce critère dans son analyse de la protection offerte par l’État. De plus, la Cour remarque que la Commission n’a pas vérifié si les défendeurs avaient fait des « efforts raisonnables » pour obtenir une protection de l’État avant de venir au Canada. Selon l’arrêt Kadenko c Canada (Solliciteur général) [1996] A.C.F. no 376, 206 N.R. 272 (CAF), le fardeau du demandeur d’asile augmente lorsqu’il est question d’un État démocratique. La Cour a établi que « plus les institutions de l’État sont démocratiques, plus le demandeur doit avoir cherché à épuiser tous les recours qui s’offrent à lui » (Kadenko, précité, au paragraphe 5).

 

[33]           La Commission a également omis de tenir compte des éléments de preuve dont elle disposait. Malgré les arguments intéressants de l’avocat des défendeurs, la Cour ne peut reconnaître, à la lumière de la preuve, que la protection de l’État n’existait pas en France, et ce, pour les raisons suivantes. Il ressort de la preuve que la France prend très au sérieux la question de la violence conjugale, que la violence envers les femmes est illégale dans ce pays et que le gouvernement français applique généralement la loi (dossier du demandeur, pages 45 à 47). De plus, les citoyens français habitant les départements outre‑mer de la France bénéficient des mêmes droits que les citoyens vivant en France (dossier du demandeur, page 58).

 

[34]           Le demandeur fait aussi valoir que la Commission a conclu à tort que les défendeurs n’avaient pas accès à la protection de l’État puisqu’ils n’avaient pu obtenir des services d’interprétation indépendants durant la séance de médiation de 2004. Le demandeur rappelle que la connaissance du français des défendeurs et l’accès limité à l’aide juridique sont deux facteurs non pertinents eu égard au critère objectif de l’existence d’une protection de l’État. Sur ce point, la Cour est également d’accord avec le demandeur et souligne que le FRP de la défenderesse principale a été rédigé en français, qu’il ne contient aucune attestation d’un interprète et qu’il inclue une déclaration attestant que la défenderesse principale possédait une connaissance suffisante du français pour comprendre le contenu du formulaire. La Commission n’a pas tenu compte du degré de maîtrise du français de la défenderesse principale ni de sa capacité d’obtenir une protection de l’État en France. Elle s’est uniquement fondée sur la désillusion des défendeurs quant au service de police de la Martinique à la suite de la séance de médiation de 2004 et sur les difficultés linguistiques pour conclure à l’absence d’une protection de l’État. La Cour conclut que l’incident de 2004 n’est pas suffisant, en soi, pour réfuter la présomption générale de protection de l’État. La Cour rappelle aussi que la protection offerte par l’État n’a pas à être parfaite, seulement adéquate (voir Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Villafranca (CAF), [1992] A.C.F. no 1189, 99 D.L.R. (4th) 334, au paragraphe 7; Baku c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1163, [2010] A.C.F. no 1507, au paragraphe 15; Emile c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1321, [2011] A.C.F. no 1614, au paragraphe 36.)

 

[35]           La Cour estime donc que la Commission a tiré des conclusions de fait déraisonnables quant à la protection offerte par l’État en France, en se fondant sur des facteurs non pertinents et sans tenir compte des éléments de preuve lui ayant été présentés.

 

[36]           Enfin, la Cour concède au demandeur que la Commission a également omis d’évaluer correctement la double citoyenneté des défendeurs en l’espèce.

 

[37]           Bien qu’elle soit sensible à la situation des défendeurs, la Cour doit, à la lumière du droit applicable, annuler la décision de la Commission. Aucune question ne sera certifiée, les parties n’en ayant proposé aucune.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE comme suit :

1.                  Il est fait droit à la demande de contrôle judiciaire.

 

 

2.                  L’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour qu’il rende une nouvelle décision en tenant compte des présents motifs.

 

 

3.                  Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.

 

 

« Richard Boivin »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-3218-11

 

INTITULÉ :                                       LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c. OMAIMA MAKDESI ABBOUD ET AUTRES

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 20 DÉCEMBRE 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            LE JUGE BOIVIN

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 19 JANVIER 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Jessica DiZazzo

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Rezaur Rahman

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LE DEMANDEUR

Cabinet de Rezaur Rahman

Ottawa (Ontario)

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

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